Introduction
Pointillisme méthodologique et force des idées
p. 7-17
Texte intégral
1Il n’y a pas de pur « faire de l’histoire de la philosophie », car chacun lit lesté du poids de ses lectures1. Tout historien de la philosophie, nourri au lait enrichi de sa culture, se définit par rapport à une tradition interprétative, un legs de commentaires, un héritage de méthodes qui viennent se greffer sur le corpus de l’auteur ou du thème à analyser, même quand ils n’ont pas de rapport direct avec lui et font corps avec lui, au point parfois de faire écran et de venir se substituer à lui.
2Faire de l’histoire de la philosophie, c’est donc toujours d’une certaine manière défaire ce qui a été fait, ou du moins le parfaire, voire le refaire à sa manière. Il n’y a donc pas de faire pur, de faire inaugural, y compris lorsque l’on s’exerce au doute radical. Outre le fait qu’elle consiste en un défaire, la pratique de la tabula rasa ne saurait instaurer un faire premier, un faire original, une self-made histoire de la philosophie. Elle peut obéir à une stratégie épistémologique ponctuelle pour se dépouiller le plus possible des préjugés et des présupposés ou correspondre à une posture rhétorique destinée à souligner la nouveauté d’un procédé, mais elle n’a pas de réelle consistance ontologique, car le sujet pensant, quand bien même il le voudrait, ne saurait se déprendre en permanence de lui-même et s’auto-créer comme vierge à chaque instant.
3De ce point de vue, il n’y a pas de différence entre faire de la philosophie et faire de l’histoire de la philosophie, car jamais il ne peut y avoir de création ex nihilo. C’est pourquoi il n’y a pas lieu d’accuser la distinction entre philosophie et histoire de la philosophie, car non seulement l’histoire de la philosophie est une manière de pratiquer la philosophie, mais toute philosophie est une histoire de la philosophie parce qu’elle se constitue spatio-temporellement ; elle charrie le poids d’un passé et se définit avec et contre lui. La philosophie a beau se vouloir en apesanteur historique, elle est tout entière dans l’histoire. Qu’elle s’efforce de l’oblitérer pour se prétendre radicalement nouvelle ne change rien à l’affaire, elle naît dans un contexte donné, se situe dans un champ de pensée avec lequel elle doit composer ou qu’elle doit décomposer pour produire de l’inédit.
4Dès lors la question n’est pas tant comment faire l’histoire de la philosophie ?, mais comment la défaire ?, en tout ou partie pour pouvoir penser autrement. Une telle démarche implique une connaissance du champ de forces intellectuelles et des pratiques en vigueur, non seulement de leurs limites, mais aussi de leurs efficiences, car il ne s’agit pas de défaire pour défaire.
5Pour ce qui me concerne, en tant qu’historienne de la philosophie du xviie siècle, il importait d’abord de prendre acte de l’état du champ des études spinozistes, marqué par la pratique d’une lecture structuraliste des textes visant à mettre au jour l’architectonique des systèmes et à dégager la logique d’une pensée, l’articulation organique de ses concepts, puis de me situer face au travail monumental de commentateurs qui s’imposent comme des références incontournables et incontournées. On lit Spinoza à travers les lunettes de Gueroult, de Deleuze, de Matheron, au point parfois que l’on récite du Deleuze, du Gueroult ou du Matheron, plutôt que de parler de Spinoza. Sans doute ces commentateurs fournissent-ils des longues vues et ont-ils largement favorisé la compréhension et la diffusion de la pensée de Spinoza au xxe siècle. Toutefois, les instruments de pensée les plus utiles finissent par s’émousser lorsque l’on en fait un usage servile et que l’on se borne à gérer un patrimoine en héritiers dociles et tranquilles ou en gardiens du temple hostiles aux écarts. Ainsi, ce qui est une aide peut se commuer en obstacle. Dès lors comment polir ses propres lentilles et apprendre à voir de ses propres yeux ?
6Ma stratégie de lecture n’a jamais consisté dans le bris bruyant d’idoles, ni dans la récusation pure et simple de pratiques qui ont largement fait leurs preuves, mais plutôt dans un déplacement de l’attention, un changement de focalisation qui rejaillit sur l’interprétation d’ensemble. Si l’architectonique des systèmes permet de dégager la structure d’une pensée et d’esquisser les grandes lignes d’interprétation, il faut en revenir aux points qui composent ces lignes. Ainsi la première règle de ce que j’ai appelé le pointillisme méthodologique est le retour au texte, à son lexique propre. Il faut voir ce qui est écrit exactement, prêter une attention aux mots, à leur présence ou à leur absence et pas simplement aux idées générales véhiculées. Les termes ne sont pas interchangeables. C’est dans le mot que nous pensons, dit très justement Hegel. C’est la plus petite unité de sens, de sorte que mettre un mot à la place de l’autre n’est pas indifférent.
7Le pointillisme méthodologique conduit alors à s’interroger aussi bien sur les raisons de la présence de ce terme-ci que de l’absence de ce terme-là pour en dégager toutes les implications. Il permet de tester la pertinence ou la fausseté d’une interprétation d’ensemble et d’ouvrir la voie vers de nouvelles investigations. Le mot fonctionne ainsi comme une norme aussi bien du discours que du discours sur le discours. La tâche de l’historien de la philosophie pointilliste n’est évidemment pas de faire un commentaire mot à mot en aveugle, mais de prendre appui sur la lettre et de s’en servir comme d’un pivot pour retracer l’esprit d’ensemble voilé ou enseveli sous les grandes machines interprétatives. Le mot, comme grain de sable dans l’urètre du chameau, qui vient freiner l’ardeur des cavaliers conceptuels, signaler la fausse route, et dessiner une nouvelle piste.
8Pour illustrer l’efficience et le caractère opératoire du pointillisme méthodologique, je prendrai deux types d’exemples, fondés respectivement sur la présence puis sur l’absence de termes, permettant de remettre en cause des interprétations généralement admises.
9Partons d’abord de la thèse de Deleuze largement reprise et abondamment citée dans les commentaires selon laquelle il n’y a pas de bien et de mal chez Spinoza, mais seulement du bon et du mauvais. Elle tire Spinoza du côté de Nietzsche, en fait un pourfendeur des valeurs, contempteur des notions de bien et de mal, sauf que si l’on regarde de près les textes, les affinités électives entre les deux philosophes sont loin d’être aussi évidentes qu’elles paraissent.
10Il est faux, en effet, de dire que Spinoza critique les notions de bien et de mal pour leur substituer le bon et le mauvais. Il n’y a pas, d’un côté, le bien et le mal, pris comme des substantifs et, de l’autre, le bon et le mauvais, pris comme des adjectifs, car pour quiconque se penche attentivement sur le texte, ce sont toujours les mêmes termes bonum et malum qui sont employés. Or bonum et malum en latin peuvent être soit des substantifs, soit des adjectifs. Donc ou bien on traduit bonum et malum par bon et mauvais et l’on adopte cette traduction, aussi bien pour les notions confuses critiquées que pour leur redéfinition par Spinoza, ou bien on traduit par bien et mal et on maintient le substantif dans les deux cas. Rien n’autorise à parler de bien et de mal, lorsque les notions sont critiquées, et de bon et de mauvais, lorsqu’elles sont reprises.
11Une lecture attentive du texte nous enjoint au contraire de garder les mêmes termes dans les deux cas. En effet, dans la préface de l’Éthique IV, après avoir écrit que « Bonum et Malum, le bien et le mal [ou le bon et le mauvais] ne désignent non plus rien de positif dans les choses, j’entends considérées en soi et ils ne sont rien d’autre que des manières de penser », Spinoza ajoute : « Pourtant, malgré cela, nous devons conserver ces vocables [vocabula]. » Il maintient donc les mêmes termes et il va les redéfinir autrement2. Si Spinoza opère une désubstantialisation des notions de bien et de mal et cesse de les considérer comme des réalités en soi, il ne les congédie pas pour autant ; il n’est donc pas légitime de parler à son propos de philosophie par-delà bien et mal et de dire qu’il abolit la morale au profit d’une éthique.
12Cette attention au mot permet de déjouer les mécanismes interprétatifs spontanés et la tendance à ramener à tout prix l’inconnu à du connu, à le réduire d’emblée à des schèmes de pensée familiers voilant l’étrangeté d’une doctrine, ses tensions et sa charge déconcertante de nouveauté.
13C’est pourquoi réciproquement, le pointillisme méthodologique implique une prudence, voire une méfiance à l’égard de l’introduction de termes ou de qualificatifs qui visent à caractériser une doctrine et qui ne figurent pas expressément dans le texte. Il conduit également à s’interroger sur l’absence de certains concepts communément utilisés pour expliciter une doctrine et à se demander si le recours à ces concepts, absents du corpus, n’est pas une solution de confort, biaisant la lecture et freinant les investigations approfondies au profit d’une classification facile et rassurante à bon compte. Il en va ainsi bien souvent des grandes étiquettes apposées à un système, rangé comme une affaire classée dans la catégorie du monisme, du dualisme, de l’idéalisme, du matérialisme, etc. La pratique du pointillisme méthodologique invite alors à se pencher sur les grands absents, repris en chœur et qui paraissent aller de soi.
14C’est le cas, par exemple, du concept de « parallélisme psychophysique », qui a arrêté mon attention parce qu’il est totalement absent du corpus spinozien. Spinoza considère certes que « l’esprit et le corps, c’est un seul et même individu que l’on conçoit tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue3 ». Se fondant sur la proposition VII de la partie II qui établit que « l’ordre et la connexion des idées est le même [idem est] que l’ordre et la connexion des choses », les commentateurs en sont venus à assimiler l’identité à une forme de parallélisme entre la chaîne des idées et la chaîne des choses et à concevoir l’union psychophysique et la corrélation entre les états physiques et les états mentaux sur la base de ce schéma, vu que l’esprit et le corps sont unis comme une idée à son objet4. Cette doctrine dont la paternité incombe à Leibniz5, est souvent présentée comme l’expression de la pensée de l’auteur de l’Éthique, bien qu’elle soit importée rétrospectivement dans son système où, prise à la lettre, elle ne figure pas.
15Martial Gueroult, tout en soulignant que dans la proposition VII, « il s’agit là, entre les deux ordres, moins d’un parallélisme que d’une identité6 », reprend néanmoins la formule leibnizienne à son compte et déduit l’existence non seulement d’un parallélisme extra-cogitatif régissant les rapports entre les idées et les choses hors de la pensée, mais aussi d’un parallélisme intra-cogitatif qui comporte deux formes, selon qu’il exprime l’identité entre l’enchaînement des idées et celui des causes dans l’attribut pensée ou l’identité de l’enchaînement des idées prises comme objets d’autres idées, et les idées des idées7.
16Or, si le terme de « parallélisme » est d’un usage commode, dans la mesure où il exprime bien l’idée d’une correspondance entre les modes des attributs excluant toute interaction et toute causalité réciproque, il s’accompagne inévitablement de représentations fâcheuses qui nuisent à la compréhension de l’unité des attributs et de l’union de l’esprit et du corps chez Spinoza. L’assimilation de l’identité entre l’esprit et le corps à un système de parallèles conduit à penser la réalité sur le modèle d’une série de lignes similaires et concordantes qui, par définition, ne se recoupent pas. Cette représentation de l’ordre du réel réduit la Nature à un plan dans lequel se juxtaposent une pluralité, voire une infinité de lignes non sécantes. Or, l’ordre est un, comme le fait valoir le scolie de la proposition VII de l’ÉthiqueII. Dès lors la doctrine du parallélisme ne restitue pas l’idée d’unité présente dans la conception spinoziste, car elle introduit une forme de dualisme et de pluralité irréductibles. Elle reste extrêmement réductrice et prête à malentendus. Elle présuppose des homologies et des correspondances biunivoques entre les idées et les choses, l’esprit et le corps, et conduit à penser les diverses expressions modales selon un schéma linéairement identique. Hormis leur position dans l’espace, les lignes parallèles sont similaires et interchangeables. Tout se passe alors comme si la Nature était condamnée à une perpétuelle répétition du même dans chaque attribut. Cette doctrine conduit à penser l’unité comme uniformité et elle masque la spécificité de chaque attribut. L’idée de parallélisme incite à la recherche d’une traduction systématique des états corporels en états mentaux, et réciproquement. Or s’ils vont de pair, ils ne s’expriment pas nécessairement à parité8.
17L’examen attentif du texte révèle qu’il n’est pas nécessaire d’importer ce mot qui charrie des idées fausses pour nommer et identifier la conception spinoziste, car l’auteur de l’Éthique lui-même s’est chargé de cette tâche et a fourni un concept précis pour exprimer sa thèse connue sous le nom de parallélisme : celui de l’égalité. Plus exactement, Spinoza affirme que « l’effort ou puissance qu’a l’esprit pensant est égale à et par nature va de pair [aequalis et simul natura] avec l’effort, ou puissance qu’a le corps en agissant9 ». Lorsqu’il veut expliquer que l’ordre des idées des affections dans l’esprit va de pair avec celui des affections du corps et constitue une seule et même chose, il recourt soit à l’adjectif aequalis soit à l’adverbe simul, soit aux deux à la fois. Le pointillisme méthodologique invite donc à écarter désormais le terme de « parallélisme » pour se focaliser sur la signification précise des termes utilisés. L’attention portée à l’absence littérale de l’expression parallélisme psychophysique produit donc des effets heuristiques en obligeant à revoir les rapports corps/esprit et à rouvrir les investigations concernant la diversité des modes d’expression psychophysiques écrasée sous l’uniformité de parallèles interchangeables.
18Somme toute, le pointillisme méthodologique est un instrument anti-spectral. Il traque les fantômes cachés dans les mots, qui charrient toujours à leur insu un imaginaire, une histoire. Il faut donc leur rendre leur véritable chair dans le corps du texte, et l’expurger des fantasmes qui le hantent ou des béquilles importées dont il peut fort bien se passer. Un texte, c’est d’abord une présence, c’est la voix de ceux qui se sont tus, mais qui ont parlé et écrit avec ces mots-ci et sans ces mots-là. Respectons-les et efforçons-nous d’abord de les entendre, sans chercher à les traduire dans notre langage comme s’ils étaient infirmes et indigents. Héritage de mots, héritages d’idées, dit-on souvent, mais il faudrait compléter : introjection de mots, introjection d’idées. Le pointillisme est une voie de recherche mais n’a rien d’un dogme ou d’une norme impérative à respecter. Il consiste à partir de l’hypothèse que la présence ou l’absence de tel ou tel terme sont significatives et qu’il faut interroger leur raison d’être. Il ne postule pas que tous les termes et concepts étrangers sont anachroniques ou déplacés, mais avant de les plaquer sur un texte, il est nécessaire de se demander s’il n’y a pas un concept qui en tient lieu, et si leur importation permet vraiment de mieux faire saillir l’efficience d’une pensée. Le pointillisme méthodologique fonctionne comme les équations à une ou plusieurs inconnues. Sans dépendre d’une interprétation préalable, il permet d’établir le départage entre les interprétations possibles et celles qui ne le sont pas. En un mot, il s’agit de traquer la présence comme l’absence, sans pour autant faire la chasse aux infidélités.
LA FORCE DES IDÉES
19Les idées, en effet, ont leur vie propre ; elles continuent de persévérer dans leur être, tant que rien ne vient les détruire. Elles s’affirment, résistent et se déforment à travers leur reformulation et leur interprétation. Il est des infidélités fécondes, des contresens spéculativement géniaux, de sorte qu’il ne s’agit pas de se comporter en censeurs au nom de la rigueur. Une étude raisonnée des idées englobe donc aussi bien leurs modes de production et d’expression que leurs modes de réception et de transformation au cours du temps. L’histoire de la philosophie, par conséquent, ne s’arrête pas aux portes du siècle qui a vu naître un système ou une doctrine ; elle inscrit les idées dans des chaînes de pensée embrassant aussi bien leurs antécédents que leurs conséquents. C’est pourquoi le pointillisme méthodologique, loin de concevoir le punctum textuel sur lequel se focalise l’attention comme séparé du contexte, invite à le ressaisir au sein d’une dynamique des idées, de lignes de force.
20Nul sans doute mieux que Spinoza n’a perçu cette puissance active des idées et son cortège indéfini d’effets. Le monde intellectuel n’est pas un monde à part ; il obéit aux mêmes lois que celles qui règnent dans la nature en général, lois selon lesquelles toutes les choses sont des modes exprimant de manière précise et déterminée la puissance de la substance et produisant des effets à proportion de leur essence. Les choses possèdent une vis existendi et elles s’efforcent toutes, autant qu’il est en elles, de persévérer dans leur être10. Elles affirment leur existence et résistent autant qu’elles peuvent à ce qui pourrait les détruire. Les idées, en tant que modes de pensée, n’échappent pas à la règle. De la même manière que Dieu est « chose pensante11 », elles sont choses intellectuelles ou mentales qui se posent et s’opposent à la destruction en fonction de leur puissance.
21C’est la théorie universelle du conatus qui permet en dernière instance de comprendre pourquoi Spinoza congédie la doctrine cartésienne du jugement fondée sur l’activité d’une volonté qui donne ou refuse son assentiment aux idées que l’entendement lui représente. Nul besoin d’une volonté pour affirmer ou nier une idée, puisque l’idée elle-même enveloppe sa propre affirmation ou négation à proportion de sa puissance. Il n’est ainsi pas nécessaire de concevoir une volonté par laquelle l’esprit affirme que les trois angles du triangle sont égaux à deux droits. En effet, l’idée du triangle implique cette propriété et enveloppe donc en elle-même l’affirmation selon laquelle la somme de ses angles est égale à 180 degrés.
22En vertu de sa nature adéquate ou inadéquate, l’idée affirme plus ou moins de réalité, est éternelle ou périssable et persiste plus ou moins longtemps, au gré des rencontres, des confrontations et des réfutations. On peut à partir de là comprendre pourquoi d’une manière générale, Descartes mis à part, Spinoza n’éprouve guère le besoin de polémiquer longuement avec d’autres philosophes en les citant nommément. Les idées en fonction de leur nature s’accordent ou sont en lutte en elles-mêmes et par elles-mêmes, sans qu’il y ait besoin d’un auteur pour les soutenir et les affirmer. Il n’y a pas de combat d’auteurs, il n’y a que des combats d’idées. Pas de polémique personnelle, car les idées concordent ou discordent entre elles. L’idée vraie, nous dit Spinoza, est norme d’elle-même et du faux de même que la lumière manifeste à la fois elle-même et les ténèbres12.
23Cette force des idées est certes fonction de leur puissance intrinsèque, de leur valeur de vérité en soi, de leur sphère d’extension et de compréhension. Ainsi l’idée vraie du cercle a moins de force que l’idée vraie de Dieu, car elle contient moins de réalité et offre moins de matière à penser. Toutefois, l’efficience des idées ne se mesure pas seulement à leur essence formelle et à leur caractère adéquat. D’une part, il faut tenir compte de l’efficace de l’imaginaire et de la positivité des fictions qui stimulent d’autant plus la réflexion qu’elles se donnent comme des fables et qu’elles incitent à prolonger les investigations au lieu de s’endormir parfois dans la certitude du vrai jusqu’à l’oublier. Descartes n’écrivait-il pas à Chanut : « La connaissance de la vérité, c’est comme la santé de l’âme, lorsqu’on la possède on n’y pense plus13. » D’autre part, l’idée vraie se heurte à la résistance d’affects contraires que sa seule présence ne suffit pas à dissiper. L’idée vraie, en tant que vraie, est impuissante si elle ne s’accompagne pas d’affects joyeux susceptibles de contrebalancer la force des passions. La force des idées n’est donc pas seulement de nature intellective mais affective. Par conséquent, l’historien de la philosophie sagace se doit d’appréhender cette charge affective charriée par les idées aussi bien que leur teneur intellectuelle.
24À cela, il faut ajouter qu’une idée reçue, fût-elle vraie, reste une idée reçue et se change en idole lorsqu’elle se coupe des démonstrations qui la légitiment et la vivifient. Les disciples sont redoutables dès lors qu’ils deviennent des dévots de la pensée et transforment les enseignements du maître en dogmes qui asphyxient la vérité. Penser la force des idées, ce n’est donc pas seulement mesurer leur degré de fausseté ou de validité, c’est appréhender leur aptitude à produire des effets, à enfanter aussi bien des monstres théoriques que de nouvelles vérités selon que les esprits les comprennent ou se méprennent. Une histoire de la philosophie ayant pour objet la force des idées se doit ainsi de cerner comment elles s’affirment, résistent, s’imposent ou faiblissent à travers la confrontation avec d’autres pensées, la réception ou l’accueil différenciés qui leur sont réservés au cours des siècles et des années. Elle doit prendre en compte les erreurs et torsions opérées à la faveur des rencontres inopinées et des récupérations orchestrées, se pencher sur l’usage des idées et la manière dont elles continuent à irriguer la pensée. La force des idées vient nourrir la vie de l’esprit permettant d’articuler histoire de la philosophie et philosophie, à travers la production et l’usage de concepts réinvestis dans le champ de la pensée contemporaine14.
25Les études réunies dans le présent ouvrage expriment ce double mouvement du pointillisme méthodologique et des lignes de force qui caractérise ma pratique de l’histoire de la philosophie. Dans la première partie, il s’agit d’analyser plus particulièrement la composition des corps, à l’épreuve de cette méthode. Étant donné que l’attribut exprime l’essence de la substance, il est possible de concevoir la Nature tout entière à partir d’un attribut, comme le fait valoir le scolie d’Éthique II, VII. Si nous expliquons la Nature à partir de l’étendue, nous allons alors la concevoir comme une composition de corps à l’infini. Spinoza met, en effet, en place une théorie des individus ou corps composés à partir des corps très simples, qui vont entrer à leur tour dans la composition de corps de plus en plus complexes. Il devient alors possible de penser des genres d’individus qui se composent les uns des autres et « si nous continuons encore ainsi à l’infini, nous concevrons facilement que la nature tout entière est un seul Individu, dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de manières sans que change l’individu tout entier ». Vue sous cet angle, la réalité peut donc être appréhendée dans son intégralité comme composition de corps.
26C’est pourquoi la première partie examine le mode de constitution des corps ainsi que leurs corrélats mentaux, corps et esprit en général, corps animal, corps propre, corps politique, en se focalisant sur des points de détail, la présence ou l’absence de termes ou d’expressions, qui ont un impact sur la compréhension de la doctrine et dont l’analyse va permettre de la voir autrement. S’arrêter sur l’adverbe « tantôt » (chap. 1) et se demander ce que veut dire Spinoza lorsqu’il affirme que « l’esprit et le corps, c’est un seul et même individu que l’on conçoit tantôt [jam] sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue15 » ; s’interroger sur l’âme des bêtes (chap. 2), qui est l’idée de leur corps, ou sur le passage d’un certain corps à notre corps, mettant en jeu l’émergence d’un corps propre (chap. 3), ou encore sur le passage du communicable au commun révélateur d’un changement de doctrine (chap. 4). Comprendre la formation du corps politique en se penchant sur le statut problématique du concept d’état de nature (chap. 5), en s’attardant sur le desiderium de vengeance d’un tort subi en commun, qui entre mystérieusement dans sa constitution (chap. 6) ou sur les contraintes exercées sur la liberté de pensée et d’agir (chap. 7). Autant d’exemples montrant le pointillisme à l’œuvre dans la pensée du corps et permettant de parcourir l’ensemble de la doctrine en la retraçant à partir de ces incises. Dans la deuxième partie, il s’agit de penser la force des idées spinozistes au cours de l’histoire en s’interrogeant sur les types de lectures de l’œuvre et les diverses pratiques d’histoire de la philosophie. Avant d’en venir à l’examen des interprétations de sa pensée à travers les siècles et de ses usages contemporains, il convenait de se pencher d’abord (chap. 8) sur les propres pratiques de Spinoza, en tant que lecteur des Principes de la philosophie de Descartes et auteur d’un ouvrage d’histoire de la philosophie sur ce sujet. La seconde partie analyse ainsi la force des idées selon une triple logique :
une logique de la confrontation, notamment avec Descartes ou encore Pascal (chap. 9) ;
une logique de la réception, partagée entre fascination et répulsion dans les milieux catholiques français au xixe siècle (chap. 10), ou prenant la forme admirative de la recherche d’un pionnier chez Damasio (chap. 11) ;
une logique de l’usage, pour penser l’actualité politique (chap. 12) ou encore les transclasses et la non-reproduction sociale (chap. 13).
27En un mot, il s’agit de penser Spinoza à l’œuvre, tel que ses textes, à la lettre, opèrent encore et toujours sur nos esprits.
Notes de bas de page
1 Ce texte reprend en partie une communication donnée le 8 décembre 2015 à la Sorbonne dans le cadre du séminaire du CHSPM, « Comment fait-on l’histoire de la philosophie ? ».
2 E, IV, définitions 1 et 2.
3 E, II, XXI, scolie.
4 E, II, XIII.
5 Voir les Considérations sur la doctrine d’un esprit universel [1702], § XII, Gerh., Phil. Schr., VI, p. 533 : « J’ai établi un parallélisme parfait entre ce qui se passe dans l’âme et entre ce qui arrive dans la matière, ayant montré que l’âme avec ses fonctions est quelque chose de distinct de la matière, mais que cependant elle est toujours accompagnée des organes de la matière, et qu’aussi les fonctions de l’âme sont toujours accompagnées des fonctions des organes, qui leur doivent répondre, et que cela est réciproque et le sera toujours. »
6 Spinoza, L’âme, Paris, Aubier, 1974, p. 64.
7 Ibid., p. 66 et suiv.
8 Pour plus de précisions, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, C. Jaquet, L’unité du corps et de l’esprit chez Spinoza, Paris, Puf, 2015 [2e éd.].
9 E, III, XXVIII, dem.
10 Voir E, III, VI.
11 E, II, I.
12 Voir E, II, XLIII, scolie.
13 Lettre DXLIX à Chanut du 31 mars, 1649, A T, V, p. 327.
14 C’est ainsi, par exemple, que ma réflexion dans Philosophie de l’odorat (Paris, Puf, 2010) a pu se nourrir de la définition d’une culture des plaisirs et d’une sagesse corporelle accordant une place au nez et à l’usage des odeurs dans le scolie de la proposition XLV de l’Éthique IV : « Il est, dis-je, d’un homme sage de se refaire et de se recréer en mangeant et buvant de bonnes choses modérément, ainsi qu’en usant des odeurs, de l’agrément des plantes vertes, de la parure, de la musique, des jeux qui exercent le corps, des théâtres, et des autres choses de ce genre dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. »
15 E, II, XXI, scolie.
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