La parrêsia et la force perlocutoire
p. 273-284
Texte intégral
1Dans cet article j’explorerai la possibilité d’étudier la parrêsia en tant qu’acte de langage spécifique, et cela non pas tant pour construire une « théorie » des énoncés parrèsiastiques que pour réfléchir sur l’opportunité de redéfinir la vérité (et non pas simplement la parole, ou les mots) comme une force éthico-politique1. Je m’inspirerai notamment des analyses que Stanley Cavell a consacrées à ce qu’il appelle « énoncé passionné » (passionate utterance), en développant l’idée austinienne de l’« effet perlocutoire » – c’est-à-dire, ce que l’on fait non pas en disant quelque chose, mais plutôt par le fait de dire quelque chose2 – afin de proposer une analyse de la parrêsia du point de vue de l’effet ou de la force perlocutoires.
2L’« esprit » de cette analyse n’est pas – me semble-t-il – si éloigné de celui d’un projet qui traverse d’un bout à l’autre l’œuvre même de Foucault, qui s’est intéressé depuis les années 1960 à l’étude des énoncés, non pas dans leur structure interne, mais en tant qu’événements et du point de vue de leur fonctionnement et de leurs effets. En 1967 déjà, dans une lettre à Daniel Defert, Foucault affirme que les philosophes anglo-américains lui ont permis de comprendre comment traiter les énoncés dans leur fonctionnement concret3, et la même année, lors d’une conférence prononcée à Tunis, en s’appuyant entre autres sur les travaux de John L. Austin, il précise que l’analyse du discours ne peut pas être réduite au simple repérage des règles linguistiques qui président à la combinaison de ses éléments, car « le discours est quelque chose qui déborde nécessairement la langue4 ». C’est ainsi que Foucault, dans les années 1970, arrive à concevoir le discours comme un « champ stratégique », une « bataille », l’affrontement de plusieurs « forces5 ». Il serait donc impossible de saisir tous les enjeux de son étude de la parrêsia sans tenir compte de son intérêt philosophique constant pour ce genre d’analyse stratégique des discours6.
3Dans le premier chapitre de Philosophie. Le jour d’après demain, Cavell introduit son intérêt pour l’intuition de Austin à propos des « pouvoirs de la parole » en se demandant si la théorie austinienne des actes de langage, c’est-à-dire de la parole en tant qu’action, « peut être étendue, en un sens recommencée, afin de proposer une théorie de la parole comme passion7 ». En effet, d’après Cavell, Austin « ne semble pas en mesure de tirer quoi que ce soit du domaine du perlocutoire qui soit comparable à son balisage du domaine de l’illocutoire8 ». En développant cet aspect de la théorie de Austin, Cavell voudrait en outre éclairer le statut des énoncés relevant classiquement de la philosophie morale, par exemple ceux dont parle Alfred J. Ayer dans Language, Truth, and Logic9 : « Tu as mal agi en volant cet argent », « La tolérance est une vertu », « Tu devrais dire la vérité ». Ayer refuse d’attribuer quelque signification que ce soit à ces « propositions éthiques » ou à ces « jugements moraux » (comme il les appelle), car ils « ne se rangent pas sous la catégorie du vrai et du faux » ; au contraire, ils sont d’après lui « de pures expressions du sentiment qui visent à susciter diverses réactions10 ». C’est précisément pour montrer l’absurdité de cette thèse (celle d’un manque de signification de toute proposition n’ayant pas de valeur de vérité) que Austin élabore sa théorie des actes de langage, sans pourtant prendre explicitement en considération les propositions éthiques discutées par Ayer, et surtout sans mettre en question son idée selon laquelle ces propositions ne se rangent pas sous la catégorie du vrai et du faux – une idée que Cavell lui-même n’a pas l’intention de contester.
4Je prendrai au contraire très au sérieux l’idée selon laquelle ces expressions du jugement moral ne se rangent pas sous la catégorie du vrai et du faux, pour mettre en lumière ce qu’il peut y avoir d’authentiquement inédit – et presque de révolutionnaire – dans l’étude de la parrêsia en tant qu’acte de langage. En effet, les énoncés parrèsiastiques possèdent une particularité : la question de leur vérité (qui est bien entendu quelque chose de différent de la question de leur valeur constative, logique ou épistémologique de vérité) constitue une pièce essentielle de l’acte de les énoncer, et elle joue également un rôle capital par rapport au statut éthique du sujet qui les énonce ainsi que par rapport aux conséquences (recherchées ou non) qu’ils produisent. L’analyse de la parrêsia en tant qu’acte de langage vise donc à explorer une « région » spécifique du perlocutoire à travers l’étude d’un genre d’énoncés dont la fonction principale est de manifester le rapport éthique des êtres humains à la vérité.
5Pour essayer de définir cette manière spécifique de dire la vérité qu’est la parrêsia, je proposerai une liste (provisoire et ouverte) de sept conditions nécessaires de l’énoncé parrèsiastique. J’irai par conséquent au-delà de Foucault, car non seulement je mettrai entre parenthèses la dimension essentiellement historique de son étude de la parrêsia, mais j’aimerais aussi présenter mon analyse comme une manière de court-circuiter la centralité de la figure masculine dans les textes philosophiques anciens consacrés à la parrêsia. Les observations qui suivent sur le parrèsiaste devraient donc être prises comme pouvant s’appliquer également à une parrèsiaste – une figure que Foucault évoque seulement deux fois, à propos de deux tragédies d’Euripide : d’une part, lorsqu’il commente la confrontation entre Électre et Clytemnestre dans Électre et, d’autre part, quand il analyse le discours de Créuse dans Ion11.
6Premièrement, dans l’énoncé parrèsiastique (comme dans tout autre acte de langage dont l’effet principal est perlocutoire), l’interlocuteur est libre de répondre de n’importe quelle manière à l’énoncé : il n’y a pas de « convention » qui joue ici, et cela marque une différence nette par rapport à l’énoncé performatif, ou mieux par rapport à tout acte de langage dont l’effet principal est illocutoire, c’est-à-dire (d’après Austin) conventionnel, et donc d’une certaine manière connu et réglé d’avance – même si, bien entendu, l’échec est toujours possible. L’énoncé parrèsiastique détermine au contraire une situation ouverte, ou plutôt ouvre la situation et rend possible un certain nombre d’effets qui ne peuvent pas être connus d’avance. Par conséquent, la première condition nécessaire de l’énoncé parrèsiastique est le caractère indéterminé des effets de l’énoncé.
7 De cela dérive une deuxième différence que Foucault met en lumière entre la parrêsia et l’énoncé performatif : si, d’une part, dans un énoncé performatif (ou mieux, pour qu’un énoncé performatif soit heureux, pour que son effet illocutoire se « réalise »), le statut social ou institutionnel du sujet de l’énonciation est crucial, car celui qui parle doit avoir le statut qui lui permet, en prononçant son énoncé, d’opérer ce qui est énoncé, d’autre part, ce qui caractérise l’énoncé parrèsiastique, c’est que le sujet y « fait valoir sa propre liberté d’individu qui parle12 ». La deuxième condition nécessaire de l’énoncé parrèsiastique consiste donc dans la liberté du locuteur, dans la liberté de celui qui prononce l’énoncé.
8Or, quand Pierre Bourdieu, dans Ce que parler veut dire, insiste (justement) sur le fait que la force illocutoire des expressions ne saurait être trouvée dans les mots mêmes, dans lesquels elle est seulement indiquée ou mieux représentée, mais qu’il faut plutôt la chercher dans les conditions institutionnelles et sociales de leur utilisation, il semble tirer de cette observation difficilement contestable une conséquence exagérée lorsqu’il affirme, « contre toutes les formes d’autonomisation d’un ordre proprement linguistique, que toute parole est produite pour et par le marché auquel elle doit son existence et ses propriétés les plus spécifiques13 », ou que « le pouvoir des paroles n’est autre chose que le pouvoir délégué du porte-parole, et ses paroles […] sont tout au plus un témoignage et un témoignage parmi d’autres de la garantie de délégation dont il est investi14 ». L’étude de l’énoncé parrèsiastique permet de montrer les limites non seulement du réductionnisme linguistique dénoncé par Bourdieu, mais aussi de son réductionnisme sociologique : le pouvoir des mots s’étend en effet au-delà de la force illocutoire et peut briser les règles du marché social auxquelles, selon Bourdieu, les mots se conforment ou se soumettent toujours. Un seul exemple, parmi plusieurs possibles, suffira : dans la tragédie d’Euripide Ion, Créuse, après avoir été séduite par Apollon, se trouve confrontée au refus du dieu de dire vrai ; elle vainc alors la honte et trouve le courage de l’accuser. Ainsi, contre la voix silencieuse du dieu de Delphes, Créuse élève sa voix à elle15, une voix dont la légitimité n’est garantie par aucune condition institutionnelle ou sociale, une voix qui est – dit Foucault – une « revendication ». Il s’agit, en d’autres termes, d’un « acte de parole » par lequel « on proclame l’injustice en face d’un puissant qui a commis cette injustice, alors que soi on est faible, abandonné, sans puissance16 ». On voit ainsi que le pouvoir de l’énoncé parrèsiastique ne peut pas être réduit aux conditions institutionnelles et sociales qui caractérisent le contexte d’énonciation, car le propre de la parrêsia est précisément de contester et de renverser – du moins en partie – ces conditions. Dans Ce que parler veut dire, Bourdieu affirme que « seul un soldat impossible (ou un linguiste “pur”) peut concevoir comme possible de donner un ordre à son capitaine17 ». Cependant, Diogène de Sinope, quand il ordonne à Alexandre, le roi de Macédoine, de s’ôter de son soleil, n’est ni l’un ni l’autre : il est un parrèsiaste.
9Troisièmement, il convient de noter que l’énoncé parrèsiastique prend souvent la forme d’un énoncé analogue aux propositions éthiques dont parle Ayer. Par exemple, Platon qui fait une leçon à Denys, le tyran de Syracuse, en affirmant devant lui et toute sa cour que les tyrans ne sont pas courageux, que la vie des justes est bienheureuse et que celle des injustes est malheureuse18 – Platon fait usage de parrêsia parce qu’il prononce ces jugements moraux en face de quelqu’un qui a une raison pour se sentir mis en question par eux, et mis en question d’un point de vue éthique, c’est-à-dire dans son êthos, dans sa manière de se conduire et de vivre. La troisième condition nécessaire de l’énoncé parrèsiastique est donc la suivante : l’énoncé doit être prononcé intentionnellement en face de (ou il doit être adressé à) quelqu’un qui a une raison pour se sentir critiqué, par ce même énoncé, dans sa conduite, dans son êthos. J’appellerai critique cette troisième condition de l’énoncé parrèsiastique.
10Quatrièmement, et par conséquent, un énoncé est parrèsiastique seulement s’il est utilisé dans des circonstances telles que le fait de le prononcer va ou peut ou doit entraîner des conséquences coûteuses pour le locuteur. Foucault décrit cette condition fondamentale de l’énoncé parrèsiastique dans les termes de l’ouverture d’un espace de risque pour le locuteur – un risque, précise-t-il, « indéterminé ». Il est facile de comprendre comment cela s’applique à l’exemple de Platon, qui prononce son discours parrèsiastique en face du tyran et risque ainsi sa vie :
Lorsqu’on se trouve dans une situation comme celle-là, le risque est en quelque sorte extrêmement ouvert, puisque le caractère, la forme illimitée du pouvoir tyrannique, le tempérament excessif de Denys, les passions qui l’animent, tout cela peut mener aux pires effets, et en l’occurrence effectivement à la volonté de faire mourir celui qui a dit la vérité19.
11Mais cette condition s’applique aussi à des cas plus ordinaires, plus quotidiens, par exemple à une conversation entre deux amis : il s’agit alors de prendre au sérieux l’idée de Pierre Hadot selon laquelle tout dialogue véritable est « un combat, amical, mais réel20 », et donc la possibilité d’écroulement, de rupture, toujours inscrite en son cœur. Comme l’explique Foucault, « le parrèsiaste est quelqu’un qui prend un risque », mais ce risque n’est pas toujours un risque de mort :
Quand, par exemple, vous voyez un ami mal agir et que vous prenez le risque de le mettre en colère parce que vous lui dites qu’il a tort, vous êtes un parrèsiaste ; vous ne risquez pas votre vie, mais vous pouvez le blesser, et votre amitié peut en souffrir21.
12Bref, la parrêsia est un genre d’énoncé qui ouvre systématiquement, même à l’intérieur d’une conversation amicale, un espace de risque indéterminé, qui peut aller jusqu’à la rupture irréparable du rapport entre les deux interlocuteurs. En d’autres termes, ce que l’on risque en utilisant la parrêsia dans une conversation amicale, et en mettant ainsi en question l’êthos de notre interlocuteur, c’est précisément notre amitié, notre vie ensemble. C’est pourquoi, en cinquième lieu, l’énoncé parrèsiastique requiert toujours une certaine dose de courage de la part du locuteur, qui décide d’utiliser la parrêsia intentionnellement, volontairement, conscient du risque qu’elle ouvre : ainsi, « au cœur de la parrêsia, on ne trouve pas le statut social, institutionnel du sujet, on y trouve son courage22 ». Risque et courage constituent la quatrième et la cinquième condition nécessaire de l’énoncé parrèsiastique.
13Il est d’ailleurs significatif que Foucault insiste sur ces caractéristiques de l’énoncé parrèsiastique pour en souligner de manière très nette la différence par rapport à la « démarche démonstrative », c’est-à-dire par rapport à ce qu’en 1974, dans Le pouvoir psychiatrique, il avait appelé « vérité-démonstration » ou « vérité-connaissance23 ». Plus précisément, Foucault soutient que « dans le cheminement d’une démonstration qui se fait dans des conditions neutres il n’y a pas parrêsia, bien qu’il y ait énoncé de la vérité, parce que celui qui énonce ainsi la vérité ne prend aucun risque24 ». Cependant, cette opposition entre la vérité que manifeste la parrêsia et la vérité-démonstration n’est pas absolue : en effet, comme Foucault l’explique tout de suite, en évoquant bien entendu le cas de Galilée, si l’énoncé de la vérité est un élément dans une démarche démonstrative mais qu’en même temps il constitue aussi « un événement irruptif, ouvrant pour le sujet qui parle un risque non défini ou mal défini », alors on peut le considérer comme parrèsiastique (si toutes les autres conditions sont également respectées). Au contraire, il n’y a jamais de parrêsia si on n’envisage l’énoncé de la vérité que « comme un élément dans une démarche démonstrative25 ».
14La sixième condition nécessaire de l’énoncé parrèsiastique a trait à la distance fondamentale qui sépare la parrêsia de la rhétorique (et de tous les arts du discours en général) : la parrêsia, en effet, est une manière de parler par définition non artificielle. L’énoncé parrèsiastique doit être direct, clair et transparent, il doit être un peu comme le « degré zéro » de la rhétorique. Sénèque, dans la Lettre 75 à Lucilius, insiste très clairement sur ce caractère essentiel de la parrêsia : comme dans une conversation « en tête à tête », qui serait « sans apprêt et d’allure facile », les lettres de Sénèque sont censées n’avoir « rien de recherché, rien d’artificiel ». Au contraire, écrit Sénèque, « [s]’il était possible, j’aimerais à te laisser voir mes pensées plutôt qu’à les traduire en langage26 ». La parrêsia montre, laisse voir à l’interlocuteur les pensées du parrèsiaste, sans qu’elles soient embellies par un style élégant ou altérées à travers des artifices oratoires : il s’agit « de transmettre purement et simplement la pensée, avec le minimum ornemental qui est tolérable avec cette transparence27 ». On peut donc appeler transparence la sixième condition nécessaire de l’énoncé parrèsiastique.
15Enfin, il faut aborder la délicate question de la vérité. La septième condition nécessaire de l’énoncé parrèsiastique pourrait en effet être dénommée « condition alèthurgique », car elle indique le fait que dans et à travers la parrêsia se produit une manifestation de la vérité – et ce n’est pas un hasard si, au début de son cours au Collège de France de 1984, Foucault inscrit l’étude du franc-parler, de la parrêsia comme modalité du dire-vrai, dans le domaine plus général de l’analyse des formes « alèthurgiques », en définissant l’alèthurgie comme « la production de la vérité, l’acte par lequel la vérité se manifeste28 ». Mais on doit soigneusement éviter toute tentation d’interpréter cette manifestation de la vérité à l’aune de nos catégories habituelles, de notre conception logico-scientifique de la vérité : le point de vue de ce que Foucault, dans Le pouvoir psychiatrique, appelle vérité-démonstration ou vérité-connaissance ne pourrait être appliqué à la parrêsia sans en déformer radicalement la signification. En effet, l’énoncé parrèsiastique ne possède aucune valeur de vérité. Et pourtant, dans le cas de la parrêsia, on ne peut pas se débarrasser de la question de la vérité si aisément, en affirmant tout simplement que l’énoncé parrèsiastique ne possède aucune valeur de vérité, comme si la valeur (constative, logique ou épistémologique) de vérité était la seule question qu’il est possible ou légitime de poser à propos de la vérité d’un énoncé.
16Pour qu’un énoncé soit considéré comme parrèsiastique, il est essentiel que le locuteur croie réellement à sa vérité. Mais cela ne suffit pas, car le parrèsiaste ne « croit » pas seulement à la vérité de son énoncé : dans l’acte verbal de l’énoncer – et de l’énoncer courageusement, puisqu’il sait qu’en l’énonçant il ouvrira pour lui-même un espace de risque indéfini –, le parrèsiaste se lie à la vérité qu’il attribue à son énonciation. C’est pourquoi la parrêsia n’est pas une simple question de sincérité. Mais cela ne suffit pas encore, car le parrèsiaste croit non pas simplement à la vérité « théorique » de son énoncé, mais aussi et avant tout à sa vérité « pratique », et il manifeste cette croyance dans et à travers son êthos, sa manière de se conduire et de vivre. Comme l’écrit Sénèque dans sa Lettre 75 à Lucilius, « tout ce qu’il m’adviendra de dire, je le pense, et […] non content de le penser, je l’aime », et ensuite :
Voilà le point essentiel de [mes propos] : dire ce que l’on pense, penser ce que l’on dit, faire que le langage soit d’accord avec la conduite. Il a rempli ses engagements, celui qui, à le voir et à l’écouter, se trouve le même29.
17Foucault, dans la conférence qu’il prononce à l’université de Grenoble en mai 1982, commente de façon très exhaustive cet aspect qu’il considère comme le cœur de ce qui constitue la parrêsia : la parrêsia, affirme-t-il, est « la présence, chez celui qui parle, de sa propre forme de vie rendue manifeste, présente, sensible et active comme modèle dans le discours qu’il tient ». En d’autres termes, le parrèsiaste « dit ce qu’il pense non pas en ce sens qu’il dirait quelles sont les opinions qu’il a, non pas en ce sens qu’il dirait ce qu’il croit vrai, mais en disant ce qu’il aime, c’est-à-dire en montrant quel est son propre choix, sa proairesis30 ». Le parrèsiaste s’implique dans la vérité qu’il dit, et il le fait non seulement en risquant une amitié ou sa propre vie afin de dire ce qu’il pense, mais aussi en montrant l’harmonie qui existe entre son logos et son bios, c’est-à-dire entre ce qu’il pense et ce qu’il dit et, en même temps, entre ce qu’il dit et sa manière d’agir et de vivre.
18C’est notamment sur ce point que Foucault insiste dans son analyse de la parrêsia socratique : c’est l’« homophonie » entre ce que dit Socrate et sa manière de vivre qui constitue le trait distinctif, la marque de sa parrêsia, dans l’Apologie ainsi que dans le Lachès – la vie de Socrate étant le basanos, la « pierre de touche » de la vérité de son discours31. Il est pourtant significatif que ce point émerge, quoique d’une façon légèrement différente, déjà au moment de l’opposition que Foucault trace entre l’énoncé parrèsiastique et l’énoncé performatif : « Le statut du sujet de l’énonciation », explique-t-il, est « indispensable pour l’effectuation d’un énoncé performatif », mais « peu importe, pour qu’il y ait énoncé performatif, qu’il y ait un rapport en quelque sorte personnel entre celui qui énonce et l’énoncé lui-même ». En d’autres termes, peu importe si le président de la séance est indifférent vis-à-vis d’elle, si elle « le barbe tout à fait ou s’il somnole » : en disant « la séance est ouverte », il aura de toute façon ouvert la séance. Au contraire, dans la parrêsia, cette indifférence vis-à-vis de la relation qui existe entre le locuteur et l’énoncé n’est pas possible, car l’énoncé parrèsiastique est « l’affirmation que ce vrai que l’on dit, on le pense, on l’estime, et on le considère effectivement soi-même authentiquement comme authentiquement vrai32 ». L’énoncé parrèsiastique requiert donc une certaine constitution éthique du locuteur qui, en prononçant son discours, se lie en même temps et par là même à ce discours, en affirmant : « Je suis celui qui a dit cette vérité33 » – ce qui signifie non seulement que le parrèsiaste est prêt à assumer sur lui-même les conséquences de son discours, mais aussi qu’il est impliqué dans la vérité de ce qu’il dit précisément parce que et dans la mesure où il se montre conforme à ce qu’il affirme. Son êthos ou son bios « vérifient » son logos à travers l’harmonie qui s’établit entre eux. C’est ainsi que Foucault peut présenter la parrêsia comme une éthique – « l’éthique du dire-vrai, dans son acte risqué et libre34 ».
19Bien entendu, la lecture que Foucault propose ici de Austin est un peu limitée, voire biaisée, car Austin, dans Quand dire, c’est faire, reconnaît qu’il y a des performatifs (« Je vous félicite », « Je vous exprime mes condoléances », « Je vous conseille de… », « Je promets », etc.) qui, pour être heureux, supposent « chez ceux qui recourent à [la procédure] certains sentiments, pensées ou intentions », c’est-à-dire une certaine forme de sincérité35. De ce point de vue, on pourrait dire que la condition Γ.1 établie par Austin à propos des performatifs correspond au « premier degré » de la condition alèthurgique de l’énoncé parrèsiastique – c’est-à-dire le fait qu’il soit essentiel, pour qu’un énoncé puisse être considéré comme parrèsiastique, que le locuteur croie réellement à sa vérité. Cependant, cette condition ne suffit pas pour définir la vérité dont il est question dans la parrêsia, car pour qu’il y ait parrêsia il faut que l’implication du sujet dans la vérité de son énoncé aille au-delà de la simple sincérité, de la simple correspondance entre ce qu’il pense et ce qu’il dit. La vérité manifestée dans et par l’énoncé parrèsiastique, en effet, est une force perlocutoire qui ouvre, pour le locuteur, un espace de risque indéterminé et qui, en même temps, le constitue en tant que « statue visible de la vérité36 » qu’il énonce. En d’autres termes, l’homophonie entre le logos et le bios du locuteur n’est pas seulement une condition « en amont » de l’énoncé parrèsiastique, mais aussi et surtout une conséquence de ce genre d’énoncé, qui a des « effets de retour » sur le locuteur lui-même (sur son êthos) car, « en produisant l’événement de l’énoncé, le sujet modifie, ou affirme, ou en tout cas détermine et précise quel est son mode d’être en tant qu’il parle ». Dans la parrêsia, l’énoncé et l’acte d’énonciation affectent donc le mode d’être du locuteur : c’est pourquoi Foucault affirme que l’analyse de la parrêsia relève de la « dramatique » et non pas de la « pragmatique » du discours vrai37.
20Ainsi, l’étude de l’énoncé parrèsiastique met en lumière l’opportunité (et peut-être la nécessité) d’opérer une radicale redéfinition – ou tout de même un élargissement – de la vérité du côté de la force perlocutoire. Elle nous montre notamment qu’il est possible de poser le problème de la vérité non seulement au niveau de l’acte locutoire (le vrai et le faux étant définis, dans ce cas, par des règles constatives, logiques ou épistémologiques) et au niveau de l’acte illocutoire (grâce au déplacement austinien du couple vrai/faux en direction du couple heureux/malheureux38), mais aussi au niveau de l’acte perlocutoire, où la vérité est à concevoir comme une force éthico-politique qui n’a rien de conventionnel et qu’il ne faudrait donc pas confondre avec la force illocutoire. L’analyse de la parrêsia dans la perspective de l’effet perlocutoire met donc en lumière un genre d’énoncés qui ne sont ni vrais ni faux (d’un point de vue constatif, logique ou épistémologique), mais dont la vérité joue tout de même un rôle essentiel pour le locuteur dans l’acte d’énonciation. Disons mieux : la vérité qui est essentielle pour définir la parrêsia, la vérité requise par la condition alèthurgique, ne relève pas du concept constatif, logique ou épistémologique du vrai, bien qu’elle puisse être vraie aussi d’un point de vue constatif, logique ou épistémologique. Galilée, en démontrant que la terre tourne autour du soleil, produit un énoncé sans aucun doute « vrai » d’un point de vue épistémologique et, pourtant, ce n’est pas sa valeur épistémologique de vérité qui le rend un énoncé parrèsiastique ; c’est plutôt le risque que Galilée accepte de courir en le publiant qui le rend tel. La vérité constituant une condition nécessaire de l’énoncé parrèsiastique doit donc être évaluée d’un point de vue essentiellement « stratégique » : elle est une force qui s’inscrit dans un champ de bataille et qui vise à critiquer et à mettre radicalement en question l’êthos de l’interlocuteur du parrèsiaste, en l’incitant ainsi à modifier ses opinions et sa conduite.
21De ce point de vue, il serait sans doute possible d’affirmer qu’une parrêsia « heureuse » est une parrêsia qui conduit à l’établissement d’un « pacte parrèsiastique39 » : l’interlocuteur accepte d’écouter réellement la vérité que le parrèsiaste lui dit sans se mettre en colère, sans le menacer, sans rompre leur rapport réciproque, mais en cherchant au contraire à transformer la critique reçue en une auto-critique « constructive ». En revanche, une parrêsia « malheureuse » serait celle qui n’arrive pas à être écoutée et qui ne parvient donc pas à agir sur l’êthos de l’interlocuteur. Cependant, dans ce cas, il ne faudrait pas parler d’« échec » de la parrêsia, car l’établissement d’un pacte parrèsiastique ne fait pas partie des conditions nécessaires de l’énoncé parrèsiastique, dont le but n’est pas de persuader ou de convaincre (la parrêsia n’est jamais moralisatrice), mais de permettre à la vérité de faire irruption dans une situation donnée, et cela au prix de l’ouverture d’un espace de risque indéterminé pour le locuteur. L’irruption de la vérité est donc à la fois le but (le seul but véritable) et une des conditions nécessaires de l’énoncé parrèsiastique – c’est pourquoi il convient de redéfinir cette vérité comme un événement : dans la parrêsia, la vérité est une vérité-foudre, une vérité-éclair, qui institue entre le locuteur et l’interlocuteur un rapport non pas de connaissance, mais de choc (pour reprendre l’expression que Foucault utilise dans Le pouvoir psychiatrique40). C’est pourquoi la vérité manifestée dans et par l’énoncé parrèsiastique peut se produire seulement dans la rencontre – ou l’affrontement – de deux ou plusieurs individus : ce n’est pas une vérité intime, que l’on « découvre » à l’intérieur de nous-mêmes, ni une vérité scientifique, rationnelle, c’est-à-dire au fond domestiquée. Elle est une force éthico-politique qui se mesure au réel et aux effets qu’elle est capable d’y produire. Le problème qu’il convient de poser à propos de la parrêsia n’est donc pas exactement celui du « pouvoir des mots41 », mais bien plutôt celui du pouvoir de la vérité.
Notes de bas de page
1 Sur ce thème, voir également D. Lorenzini, « Performative, Passionate, and Parrhesiastic Utterance : On Cavell, Foucault, and Truth as an Ethical Force », Critical Inquiry, 41/2, 2015, p. 254-268.
2 Voir J. L. Austin, Quand dire, c’est faire [1962], Paris, Seuil, 1970, p. 109 et suiv.
3 Voir M. Foucault, lettre inédite à D. Defert [1967], citée dans Dits et Écrits I. 1954-1975, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 40.
4 Id., « Structuralisme et analyse littéraire » [1967], Les Cahiers de Tunisie, 39/149-150, 1989, p. 38-39.
5 M. Foucault, « Le discours ne doit pas être pris comme… » [1976], dans Dits et Écrits II. 1976- 1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 123-124.
6 Sur ce thème, voir l’excellent article de J. Benoist, « Des actes de langage à l’inventaire des énoncés », Archives de philosophie, 79/1, 2016, p. 55-78.
7 S. Cavell, Philosophie. Le jour d’après demain [2005], Paris, Fayard, 2011, p. 22.
8 Ibid., p. 24.
9 A. J. Ayer, Language, Truth, and Logic [1936], Londres, Gollancz, 1947.
10 S. Cavell, Philosophie. Le jour d’après demain, op. cit., p. 22-23. Voir également ibid., p. 176-178.
11 Voir M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, éd. F. Gros, Paris, Seuil/Gallimard, 2008, p. 125-135, et Discours et vérité suivi de La parrêsia, éd. H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Paris, Vrin, 2016, p. 120-123, 131 et 139-145.
12 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 63.
13 P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 75.
14 Ibid., p. 105.
15 Voir M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 116.
16 Ibid., p. 123-124.
17 P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit., p. 72.
18 Voir M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 48-49.
19 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 60.
20 P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, nouv. éd. rev. et augm., Paris, Albin Michel, 2002, p. 45.
21 M. Foucault, Discours et vérité, op. cit., p. 83.
22 Id., Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 63.
23 Voir Id., Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, éd. J. Lagrange, Paris, Seuil/Gallimard, 2003, p. 235 et suiv.
24 Id., Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 60-61.
25 Ibid., p. 61.
26 Sénèque, Lettre 75 à Lucilius, citée dans M. Foucault, « La parrêsia » [1982], dans Discours et vérité, op. cit., p. 52-53.
27 M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, éd. F. Gros, Paris, Seuil/Gallimard, 2001, p. 387.
28 M. Foucault, Le courage de la vérité. Cours au Collège de France. 1984, éd. F. Gros, Paris, Seuil/ Gallimard, 2009, p. 4-5.
29 Sénèque, Lettre 75 à Lucilius, citée dans M. Foucault, « La parrêsia », art. cité, p. 53.
30 M. Foucault, « La parrêsia », art. cité, p. 52 et 54.
31 Voir par exemple Id., Discours et vérité, op. cit., p. 198-205, et Id., Le courage de la vérité, op. cit., p. 68-84, 113-143 et 147-153.
32 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 61-62.
33 Ibid., p. 62.
34 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 64.
35 J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 69.
36 M. Foucault, Le courage de la vérité, op. cit., p. 284.
37 Id., Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 65-66.
38 Voir J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 148.
39 Sur cette notion, voir M. Foucault, « La parrêsia », art. cité, p. 29 et 54 ; Id., Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 149-150, 160-161 et 187 ; Id., Discours et vérité, op. cit., p. 120-123 ; Id., Le courage de la vérité, op. cit., p. 13-14.
40 Voir M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 237.
41 J. Butler, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif [1997], Paris, Éditions Amsterdam, 2004.
Auteur
Chercheur postdoctoral en philosophie au centre Prospéro de l’université Saint-Louis Bruxelles. Il est notamment l’auteur de Éthique et politique de soi. Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire (Vrin, 2015) et de La force du vrai. De Foucault à Austin (Le Bord de l’eau, 2017).
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