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L’alternative wébérienne

Sciences sociales, éthique et philosophie dans le dernier Foucault

Traduit par Judith Revel et Arianna Sforzini (trad.)

p. 261-272


Texte intégral

1Dans mon article, j’aimerais m’intéresser à une série de questions qui se posent dès lors qu’on s’intéresse à Foucault, à sa pensée et à son rapport à l’histoire et aux sciences sociales. J’entends ici par ce dernier terme l’ensemble des savoirs de la politique, des institutions et du sujet qui ne se réfèrent pas immédiatement au (seul) champ philosophique et à ses séries d’auteurs.

2Je commence par une prémisse. Je pense qu’il faut travailler à partir de l’archive des textes foucaldiens en faisant attention à éviter un double risque.

3D’un côté, celui de faire de Foucault un Auteur – un risque qui est évidemment enraciné dans une nouvelle vague d’études foucaldiennes, et qui est nourri par la publication incessante de textes, cours, matériaux et inédits qui sont proposés aux chercheurs. C’est là, bien entendu, une opération importante, je n’entends pas le nier, qui a été prise en charge de manière admirable par une nouvelle génération de chercheurs et qui a permis, par exemple en Italie, de tirer Foucault hors de l’oubli dans lequel il avait trop rapidement été relégué à la fin des années 1970. Mais c’est une opération qui selon moi peut aussi, paradoxalement, en vertu d’une sorte d’hétérogénèse des fins, déboucher sur une « monumentalisation » de Foucault et sur sa réduction à un simple chapitre de l’histoire de la philosophie – au sens le plus académique du terme.

4De l’autre côté, et je crois qu’on a là un risque tout aussi important, il s’agit d’éviter d’ab-user de la philosophie foucaldienne, d’en extrapoler des styles et des formules pour en faire un usage autre : sans doute pas un usage impropre – parce que le « propre » n’existe pas, mais un usage fondé sur un forçage des choix foucaldiens, en particulier celui de continuer à faire de la philosophie, et de ne jamais décréter son abandon, ou son inutilité par rapport à d’autres champs d’enquête ou d’autres disciplines. Je me réfère ici à la manière dont Foucault est parfois utilisé – d’ailleurs de manière conforme aux indications que Foucault lui-même nous a laissées –, en sciences humaines, politiques et sociales1.

5Éviter ces deux risques est selon moi possible. C’est possible en repensant, exactement comme Foucault s’est trouvé en position de le faire, la philosophie elle-même, la consistance et l’autonomie de ses archives, les limites à l’intérieur desquelles la philosophie a fini par définir pour elle-même son propre périmètre en tant que savoir universitaire – parce que c’est précisément nécessaire pour faire l’épreuve de ces limites, et pour tenter de les franchir. Dans le sillage d’une pensée qui ne nous offre pas seulement une « boîte à outils » à utiliser selon notre bon plaisir, il s’agit de tenter un mouvement de va-et-vient entre l’intérieur même de la philosophie (avec ses séries d’auteurs, ses canons, ses styles, les téléologies à partir desquelles l’histoire de la philosophie accumule et relance son sens) et son extérieur. Un extérieur fait de processus, de pratiques, de conflits ; un dehors qui, si la philosophie est capable d’en relever le défi, sera la véritable mesure de son avancée et de sa capacité de tenue.

6Dans cette perspective, Foucault peut être étudié simultanément comme philosophe et comme déstabilisateur radical du statut de la philosophie en tant que savoir. Il nous offre l’un des exemples les plus radicaux de ce que j’aimerais appeler une politique de la philosophie. Une politique de la philosophie capable de rompre l’inertie d’une tradition qui, de fait, est aussi celle dans laquelle je me situe – celle de la philosophie politique en particulier –, et la séparation entre théorie et pratique sur laquelle elle a historiquement construit et reproduit son statut d’institution moderne du savoir. Avec Foucault, le savoir cesse de se décliner à la troisième personne, comme cela se produit en revanche quand le récit de la philosophie égrène les moments d’une prétendue impersonnalité de la raison, et que le discours, une fois tout rapport avec le réel interrompu, prend en charge une universalité qui ne lui appartient pourtant pas. Quand Foucault parle de « journalisme » philosophique2, c’est exactement à ce mouvement de va-et-vient qu’il fait référence, me semble-t-il : un va-et-vient qui décentre la philosophie par rapport à ses propres prétentions de compréhension de la réalité et l’installe bien plutôt à l’intérieur de la réalité elle-même en tant que procédure de véridiction positionnée, qui dissout l’illusion de l’universalité de sa parole tout en conservant de la philosophie – même si elle en a déhiérarchisé le rôle et la fonction par rapport au système des savoirs –, la spécificité et la compétence.

7Seule la philosophie en effet, en tant qu’interrogation et enquête capable de considérer comme problème le mouvement même de la pensée au moment précis où celui-ci s’effectue, peut considérer le présent comme un devenir et la pensée elle-même comme une activité, comme une pratique. Seule la philosophie peut rapporter à la fois le présent et la pensée à une productivité immanente et sans sujet : que l’on se place du côté des « objets » de la pensée – concepts, catégories, savoirs : rien ne demeure immobile ou transcendantal par rapport à la pratique, et tout est au contraire déterminé comme un effet de cette même pratique, et en particulier de ce que l’on pourrait définir comme le « schématisme » du conflit ; ou bien que l’on se place du côté du « sujet » qui pense, qui apparaît comme constitué par les processus qui le traversent, et qui peut à son tour agir sur eux comme localisation ou comme force. Foucault affirme :

En réalité, ce que je veux faire, et là réside la difficulté de la tentative, consiste à opérer une interprétation, une lecture d’un certain réel, qui soit telle que, d’un côté cette interprétation puisse produire des effets de vérité et que, de l’autre, ces effets de vérité puissent devenir des instruments au sein de luttes possibles. Dire la vérité pour qu’elle soit attaquable. Déchiffrer une strate de réalité de manière telle qu’en émergent les lignes de force et de fragilité ; les points de résistance et les points d’attaques possibles, les voies tracées et les chemins de traverse. C’est une réalité de luttes possibles que je cherche à faire apparaître. […] L’effet de vérité que je cherche à produire réside dans cette manière de montrer que le réel est polémique3.

8Je pense que c’est là une question décisive et c’est autour de cette question que j’aimerais construire cette brève intervention.

9Première étape : il y a un moment spécifique où la philosophie (et la philosophie seulement, je le répète) se pose le problème de ce mouvement. On le sait, il s’agit de cet arc tendu, en quoi consistent les Lumières radicales, de Kant à Nietzsche. Foucault y revient en permanence pendant les années de cours au Collège de France4. Entre Kant et Nietzsche, la pensée est entièrement assignée au présent, elle est resémantisée sous la forme d’un diagnostic, et reformulée comme une attitude. C’est-à-dire comme une éthique. Déstabiliser la philosophie signifie exactement, en ce sens-là, remonter vers la césure qui a historiquement – entre Descartes et Hobbes, pourrait-on dire – délié la pensée de la pratique, et conçu cette dernière comme à la fois extérieure et comme dépendante de la fonction d’orientation et de direction dont la pensée elle-même se réserve le monopole. Le champ des sciences sociales – et en particulier : de la sociologie – émerge dans le cadre d’une science de réalité qui pense les processus et les phénomènes comme s’ils étaient posés immédiatement en face du sujet qui se les représente ; et il se légitime – dans l’histoire de l’institutionnalisation de la sociologie comme discipline par rapport à la philosophie et au droit – en tant que savoir susceptible d’un regard à la fois plus précis et plus aigu sur le monde concret, alors que l’abstraction de la philosophie ou du droit en serait incapable. Avec Kant et Nietzsche, Foucault est au contraire celui qui affirme non seulement que la vérité est de ce monde-ci, en replaçant sans aucun reste le sujet même qui pense dans l’immanence de processus qui sont pourtant considérés par les sciences sociales (dans leur formulation la plus rudimentaire) comme une pure extériorité, mais que c’est la vérité elle-même qui est l’enjeu d’une pratique qui s’offre comme condition et comme chance de subjectivation.

10Deuxième étape : j’ai parlé d’une politique foucaldienne de la philosophie. Je ne me réfère pas – ou pas seulement – au sens objectif du génitif, c’est-à-dire à la manière dont la philosophie a été encadrée et institutionnalisée par rapport au système des savoirs académiques ou universitaires – processus dont il est facile de faire la critique –, mais à la manière dont la philosophie peut prendre en charge une tâche directement politique dès lors qu’elle aura accepté de se présenter – et de se présenter à elle-même – comme une pratique ; mieux : comme une pratique située5. Dire, comme le fait Foucault, que la vérité appartient à ce monde, cela signifie paradoxalement qu’il n’existe aucun « dehors » par rapport aux jeux de pouvoir (et donc qu’il n’existe pas une position privilégiée et protégée à partir de laquelle « juger » la réalité), et que la philosophie est un savoir « puissant » parce que seul capable de prendre en charge un effet de vérité, surtout si celui-ci concerne le sujet (dans la mesure où ce sujet peut prendre en charge sa situation et son être irréductiblement « positionné6 »). La philosophie est une pratique de subjectivation, et précisément pour cela c’est une éthique et une politique. Mieux : une éthique du travail intellectuel et une politique de la vérité.

11Je crois que c’est là la question qui est au centre des dernières recherches de Foucault. Le « courage de la vérité » est la formule au travers de laquelle Foucault nomme cette responsabilité radicale de soi que toute personne qui pense, écrit ou enseigne dans une époque « sans Dieu et sans prophètes » doit endosser en problématisant le statut des savoirs et son propre « métier » – sans quoi il ne sera qu’un « petit prophète privilégié et payé par l’État ». Je tire ces citations d’une conférence faite en 1919 par Max Weber7, un auteur dont je pense qu’il est à la base des recherches foucaldiennes sur le gouvernement de soi. Et je crois que ce n’est en rien un hasard si l’homme « véritablement musical au sens religieux » que la conférence évoque, celui qui montre qu’il est capable d’« affronter de manière virile » (männliche erträgen) le destin de vivre le temps vidé de l’Entzauberung capitaliste, évoque d’une certaine manière l’accord dorique du Lachès8 platonicien : cet accord entre « paroles et actions » à partir duquel s’harmonise la vie de celui qui a le courage d’affronter l’épreuve de la philosophie, et qui oriente toute la lecture foucaldienne du dialogue platonicien9.

12Troisième étape : tout cela constitue-t-il seulement le prolongement d’une simple rhétorique de l’engagement intellectuel ? Je ne le crois pas. Quand Foucault thématise son propre rôle en tant qu’« intellectuel spécifique », il problématise radicalement le statut de la parole. Il le fait, me semble-t-il, non seulement en vertu du refus de l’intenable position de surplomb qui est pourtant nécessaire s’il faut défendre la fonction de l’intellectuel comme porte-parole, ou comme représentant, de l’universel, mais il le fait aussi en donnant un sens nouveau, et différent, à la notion de critique10. À nouveau : il s’agit d’un mouvement de va-et-vient entre extérieur et intérieur de la philosophie, qui utilise les sciences sociales aussi (la sociologie, l’économie, la science politique, le droit) comme moteur d’un savoir en situation et de la situation11.

13Travailler à une « ontologie du présent » signifie pour Foucault rendre visibles les lignes de fuite qui le traversent. Cela signifie, en particulier à la fin des années 1970, prendre comme indicateur de la mobilité du présent les transformations qui marquent les nouveaux équilibres institutionnels dont la politique se dote pour répondre aux processus de subjectivation qui refusent la représentation politique, les partis, et l’idée même de la conquête du pouvoir. C’est l’idée même d’innovation, de création et d’expérimentation politique portée par les mouvements sociaux de ces années-là, ce que Foucault veut assumer et conserver comme « le signe caractérisant » – je n’utilise pas une référence kantienne par hasard – d’une nouvelle phase post-souveraine et post-représentative de la politique12.

14L’introduction, dans l’analytique du pouvoir foucaldienne, de la notion de gouvernementalité, me semble faire exactement allusion à cela. À savoir : au mouvement sur la base duquel, pour répondre à des résistances biopolitiques dans lesquelles il en va de la politisation du quotidien, des corps et du désir, le pouvoir déconstitutionnalise et désouverainise ses propres dispositifs et affronte le « gouverné » comme ce sujet qui est impossible à assimiler à partir des classiques formules identitaires de la représentation politique.

15Foucault revient à de nombreuses reprises sur ce point au début des années 1980. La théorie politique moderne est obsédée par le pouvoir. Et elle travaille – de Hobbes à Kant – à exorciser la domination en identifiant le sujet et le souverain. Ce sont là des choses bien connues : l’idée moderne de démocratie représentative parachève ce projet au niveau constitutionnel. Quand Foucault récupère le thème et le lexique du « gouvernement », et qu’il le fait en remontant vers la césure de la modernité par laquelle l’État est défini comme une « simple péripétie » du gouvernement13, non seulement il renoue avec la longue durée, qui devient également décisive dans les recherches sur l’herméneutique du sujet et sur le gouvernement de soi, mais il décroche le gouvernant et le gouverné du pacte de solidarité identitaire qui les liait au travers du concept moderne de peuple.

16Les mouvements sociaux auxquels Foucault assiste – et auxquels souvent il participe14 – sont totalement externes à la philosophie, mais ils sont encore plus étrangers à la philosophie de l’État, de la souveraineté et de la représentation politique (« La critique de la démocratie est le véritable dépassement du xxe siècle15 », a récemment affirmé Mario Tronti »). Ils mettent en évidence un processus destituant et installent le « gouverné » (l’habitant d’un territoire considéré comme un écosystème, un corps indisciplinable et sexué, un désir sauvage de liberté qui nourrit des processus de subjectivation débordants et irréductibles à une quelconque identité ou à la fidélité à tel ou tel parti) face à celui qui gouverne comme le feu d’une ellipse qu’aucun « pouvoir » ne pourra jamais plus dissoudre à l’aide d’une fictio16 comme celle que les catégories modernes du politique réalisent à travers le concept de « peuple souverain ». La figure clé du rapport de gouvernement est décrite par une polarité, une tension, une dimension duelle, et non pas grâce à l’unité qui, par exemple chez Hobbes, est ce à quoi, grâce à la représentation politique, on reconduit une multitude qui demeurerait, autrement, éparpillée. C’est donc une figure qui place l’un en face de l’autre celui qui gouverne et celui qui est gouverné, sans que ceux-ci puissent jamais échanger leurs places.

17Je souligne ce point parce qu’il me semble que Foucault utilise le terme « gouvernementalité » non seulement pour nourrir une généalogie de la politique – une généalogie bien différente de celle qui a été stérilisée par le dispositif juridico-souverainiste moderne de neutralisation du conflit, et qui coïncide avec la gouvernementalisation du pouvoir que de nombreux théoriciens néoconservateurs, précisément dans les années 1970, appelaient de leurs vœux pour répondre à la crise de la démocratie17 –, mais aussi pour renouveler totalement l’usage philosophique de la notion de critique.

18Ce qui est ici en jeu, c’est la « parrêsia du gouverné », comme le précise Foucault en 198418. Dans et hors de la philosophie, disais-je. La parrêsia est un terme qui appartient au lexique philosophique et théologique, comme tout le monde le sait19. Mais Foucault le récupère et le retravaille, me semble-t-il, dans une double direction. D’un côté, sous le signe de Weber, il s’agit de mettre en évidence cette puissance de subjectivation que la philosophie conserve quand elle est capable de se soustraire aux rites et aux liturgies du travail salarié à l’université ou dans les institutions de recherche. La philosophie comme preuve de cohérence ; la philosophie prise au sérieux, comme tâche, comme engagement quotidien et comme vérification de la cohérence entre les mots et les actions de celui ou de celle qui prend la parole devant à un public, et face au pouvoir. De l’autre côté, la parrêsia entendue comme pratique collective, multitudinaire, résistante – pour caractériser la prise de parole qui impose au gouvernement de rendre raison de ce qu’il fait, en affrontant des dissidences et des formes de désobéissance qui ne peuvent pas être récupérées par le biais de la représentation politique (la fidélité au parti, lorsque le parti gouverne), du réalisme politique (attitude cynique : « alors dis-moi toi ce que je dois faire », par laquelle celui qui gouverne se soustrait à la responsabilité qui l’oblige en la reversant sur celui qui le critique), ou sanctionnées en utilisant de manière réactive le code binaire légal/illégal.

19Il ne revient pas au gouverné de gouverner. Et c’est la conscience de cette transformation de la politique, résultat d’une ontologie de l’actualité, que Foucault tente jusqu’aux derniers écrits. C’est cette conscience qui rétroagit sur la formulation non seulement d’une analytique du pouvoir entièrement décrochée du dispositif de souveraineté, mais également sur une politique de la philosophie pour laquelle le courage de la vérité devient la prise de responsabilité de la pratique, l’engagement direct dans les péripéties du monde, l’enquête, la généalogie fonctionnelle avec ses effets sur le présent qu’on habite.

20Le dernier Foucault travaille jusqu’à sa mort sur la philosophie, mais à partir de problèmes et perspectives qu’il reprend d’une lecture des procès historiques et sociaux que d’autres savoirs ont saisis en premier et dont les dynamiques rétroagissent immédiatement sur les dispositifs de la pensée : sur les concepts, les catégories, les interprétations que Foucault « invente » pour relancer – comme la flèche de la pensée dont parle Nietzsche repris par Deleuze – cette éthique du travail intellectuel qu’est la philosophie.

21En ce sens, la critique change de fonction de manière drastique. Elle n’est désormais plus exercée à partir d’un universel et ordonnée à un sujet, mais depuis une situation concrète à laquelle celui qui pense est lié, et qui est subjectivée dans une prise de parole collective. Je crois que c’est en ce sens-là que Foucault pense une philosophie « hors d’elle », « intégralement historique » parce que structurée comme une généalogie de l’actualité ; et « entièrement politique » parce que la politique est le champ à l’intérieur duquel peut seulement se déterminer une véridiction20.

22Une politique de la philosophie est, en ce sens, une politique de la subjectivation. Je faisais allusion il y a peu à un geste qui remonte à la scission entre État et société dont s’est nourri le cycle des sciences sociales. Il me semble tout aussi vrai que, avec elle, il s’agit de réarticuler également la scission entre théorie et pratique sur laquelle s’est édifié le système moderne des savoirs de la politique. Le « trip » grec de Foucault naît de manière assumée de cette nécessité de dépasser le geste inaugural de la modernité. Ce qui est à nouveau remis à l’ouvrage, c’est la notion antique de praxis entendue comme réseau de relations éthiques, politiques, communicationnelles, à l’intérieur desquelles la vie humaine est valorisée – en reprenant la classique définition aristotélicienne de l’homme comme vivant politique et doté de faculté de parole –, si la vie humaine devient le substrat d’une puissance d’action et d’interaction spécifiquement connotée de manière linguistique, affective et cognitive21.

23Mais il n’est ici question que d’Aristote. Pour les stoïciens, qui intéressent beaucoup plus Foucault (et Deleuze par ailleurs), l’homme est un koinonikon zoon, un être naturellement ouvert à une dynamique « constituante ». Une dynamique constituante de relations tendanciellement susceptibles de s’étendre à tout le cosmos.

24J’ouvre ici une parenthèse : il vaudrait la peine de remarquer que, pour les stoïciens, le contenu d’une proposition, ce que cette proposition signifie, n’est jamais la référence à un objet (défini ou conceptualisé, cas des universels de la pensée, renvoi aux Formes), mais le rapport par lequel s’exprime une activité ou une action. Un arbre, pour reprendre un exemple souvent cité, n’est pas vert. En effet, dans ce cas, le jugement dériverait de l’application de catégories ou de concepts où l’on prédique l’être. L’« arbre verdoie » : expression verbale conjuguée qui exprime, à travers un lekton incorporel, un mode d’être dans l’immanence de son activité22. Exactement comme dans le cas de l’arbre, l’homme n’est pas un animal koinonikon selon une logique de l’attribution, mais un animal qui koinonei, qui, en vertu d’un élan qui l’active depuis la base de sa propre systasis vitale, fait le commun, l’étend, l’institutionnalise, le « juridicise », selon une perspective multiplicatrice et active qui considère les humains – les hommes, les femmes, les ouvriers, les esclaves, selon une série anthropologico-politique que seuls les stoïciens et les cyniques se risquent à mobiliser – comme égaux, poussés à la socialisation de soi par l’impulsion qui les incite à chercher le profitable, et comme philosophes naturels tendanciels dans le processus de la cosmopolis universelle.

25Quand Foucault revient aux Grecs, il me semble qu’il le fait non seulement parce qu’il est poussé par la généalogie de la gouvernementalité, mais également pour retrouver une couche de discours pour lequel la vie tout court est pensée et pratiquée de manière politique, et la scission moderne entre citoyen et sujet, entre subjectum et subjectus, entre public et privé, ne s’est pas encore produite, n’a pas encore cours.

26Max Weber, dans la partie de la Sociologie de la religion consacrée à l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme – un texte auquel Foucault se réfère explicitement en quelques occasions – écrit :

Alors que, dans le catholicisme, la rédaction d’un journal religieux dans lequel les fautes, les tentations et les progrès faits dans la Grâce servait la complétude de la confession et fournissait au « directeur de l’âme » la base pour son autoritaire direction du Chrétien, ou plus souvent encore, de la Chrétienne, le Chrétien réformé « se prenait le pouls » tout seul23.

27Quand donc Weber écrit ces lignes, c’est comme s’il offrait à l’interprétation de Foucault les deux différentes options à partir desquelles penser le thème du gouvernement et les pratiques de subjectivation : celle qui concerne l’obéissance, et donc le sujet gouverné, et celle qui concerne en revanche les formes d’ascèse intramondaine comme pratiques de véridiction et de constitution de soi. Le pastorat, d’un côté, une Grèce ipermoderne de l’autre, filtrée par Weber et Goethe, à la hauteur du xxie siècle24.

28Quand Foucault, en particulier dans son cours sur L’herméneutique du sujet, fait référence à l’askêsis stoïcienne comme pratique de véridiction – « l’askêsis n’est pas une manière de soumettre le sujet à la loi ; l’ascèse est une manière de lier le sujet à la vérité25 », écrit-il –, il a d’une certaine manière décentré sa propre analyse des techniques de soi – qui correspondaient à la définition d’un régime d’obéissance (les pratiques juridico-confessionnelles de la publicatio sui et de l’exagoreusis du monachisme chrétien26) –, en direction du lexique médico-thérapeutique qui est celui de l’expression wébérienne « se prendre le pouls tout seul ». En direction, par conséquent, d’une askêsis intramondaine, qui utilise les exercices spirituels (la méditation, l’écriture, les exercices remémoratifs) comme des pratiques de vérification constante du degré de possession et de contrôle qui constituent le sujet en en décentrant paradoxalement l’autoréflexion par rapport au paradigme de l’autoconscience.

29L’askêsis – non pas un renoncement mais un principe d’intensification de la subjectivité – est un ensemble de pratiques à travers lesquelles l’individu peut acquérir et assimiler la vérité en la transformant en un principe d’action permanente. C’est ainsi que la vérité devient praxis, éthique (« l’alêtheia devient ethos27 », écrit en 1982 Foucault dans le texte d’un séminaire tenu à l’université du Vermont). Cette forme d’ascèse entièrement interne au monde (innerweltlische Askese, comme l’appelle Weber), à laquelle il ramène une part importante de la généalogie du sujet dans l’Antiquité, ne mutile pas l’expérience, ni ne comporte d’abdication : « Elle ne réduit pas : elle équipe, elle dote28. » Elle coïncide avec une préparation à la vie et aux événements qui la constituent. Hê biotikê, l’appelle Marc Aurèle.

30Cela me semble un élément significatif. Non par amour de la philologie – je le rappelais au début de cette intervention, étudier Foucault comme un auteur ne m’intéresse pas. Mais je crois que ce mouvement de va-et-vient de la philosophie à la philosophie, en passant par un « dehors », est important. Un dehors qui est fait aussi bien de processus historiques et sociaux – à l’intérieur desquels seulement une éthique intellectuelle de la « problématisation » peut être relancée – que d’archives et de textes (pas seulement philosophiques au sens « disciplinaire » du terme : c’est par exemple le cas de Weber), et qui impose à la philosophie un seuil à franchir pour pouvoir instituer son propre champ et déstabiliser le cadre de sa propre autoréférentialité.

31Un style de recherche et d’écriture, sans nul doute. Une subjectivation de la pratique philosophique, également. Une éthique du « gouvernement de soi », enfin, dans cet ensemble de vicissitudes que la philosophie se découvre être aussi, une fois qu’elle a été irrévocablement prise dans le tourbillon du monde.

Notes de bas de page

1  Voir parmi d’autres : T. Besley, Counseling Youth. Foucault, Power and the Ethics of Subjectivity, Westport, Bergin & Garvey, 2002 ; D. Hook, Foucault, Psychology and the Analytics of Power, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007 ; M. Galzigna (dir.), Foucault, oggi, Milan, Feltrinelli, 2008 ; M. Power, « Foucault and Sociology », Annual Review of Sociology, 37, 2011, p. 35-56 ; Th. Lemke, Biopolitics. An Advanced Introduction, New York, New York University Press, 2011 ; A. Skornicki, La grande soif de l’État. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015.

2  M. Foucault, « Pour une morale de l’inconfort » [1979], dans Dits et Écrits II. 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 783.

3  Id., « Précisions sur le pouvoir. Réponses à certains critiques » [1978], dans Dits et Écrits I. 1954-1975, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 633.

4  Il suffit de rappeler ici M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 1381-1397, ainsi que la leçon inaugurale (5 janvier 1983) du cours Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, éd. F. Gros, Paris, Seuil/Gallimard, 2008, p. 3-39.

5  Voir P. Cesaroni, S. Chignola (dir.), Politiche della filosofia. Istituzioni, soggetti, discorsi, pratiche, Rome, DeriveApprodi, 2016.

6  Voir M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » [1977], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 158.

7  M. Weber, Wissenschaft als Beruf [1919], dans Schriften 1894-1922, éd. D. Käsler, Stuttgart, Kröner, 2002, p. 474-511.

8  Platon, Lachès, 188d.

9  M. Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France. 1983-1984, éd. F. Gros, Paris, Seuil/Gallimard, 2009, p. 109-143 (leçon du 22 février 1984).

10  Très importante à ce propos est la conférence de M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? », dans Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, éd. H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Paris, Vrin, 2015, p. 33-70.

11  Pour une interprétation différente de ce même sujet, voir B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013.

12  Voir M. Foucault, « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité » [1982], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 1565.

13  Id., Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, éd. M. Senellart, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, p. 253. Voir Ph. Büttgen, « Théologie politique et pouvoir pastoral », Annales. Histoire, sciences sociales, 62/5, 2007, p. 1129-1154.

14  Voir Ph. Artières, M. Potte-Bonneville, D’après Foucault. Gestes, luttes, programmes, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.

15  M. Tronti, Dello spirito libero. Frammenti di vita e di pensiero, Turin, Il Saggiatore, 2015, p. 64 (nous traduisons).

16  Pour l’histoire conceptuelle de la fictio représentative, voir H. Hofmann, Repräsentation. Studien zur Wort- und Begriffsgeschichte von der Antike bis ins 19. Jahrhundert, Berlin, Dunker & Humblot, 1990.

17  Je me réfère à M. Crozier, S. Huntington, J. Watanuki, The Crisis of Democracy. Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York, New York University Press, 1975.

18  M. Foucault, « Une esthétique de l’existence » [1984], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 1553.

19  Voir M. Gigante, « Filodemo sulla libertà di parola », dans Ricerche filodemee, Naples, Maccharoli, 1969, p. 41-61 ; A. Momigliano, « La libertà di parola nel mondo antico », Rivista storica italiana, 1971, p. 499-524 ; et le livre que Michel Foucault suit du plus près (avec celui de Marcello Gigante) : G. Scarpat, Parrhesia. Storia del termine e delle sue traduzioni in latino, Brescia, Paideia, 1964.

20  Voir M. Foucault, « Qu’est ce-que les Lumières ? », art. cité, p. 1500.

21  Aristote, Politique I, (A), 2, 1253a.

22  É. Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, Vrin, 1962 [3e éd.].

23  Aber während es im Katholizismus dem Zweck der Vollständigkeit der Beichte diente oder dem « directeur de l‘âme » die Unterlage zu seiner autoritären Leitung des Christen bzw. (meist) der Christin bot, « fühlte sich » der reformierte Christ mit seiner Hilfe selbst « den Puls » (M. Weber, Schriften zur Religionssoziologie, Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalsmus, Tübingen, Mohr, 1988, II, Die Berufsethik des asketischen Protestantismus, II. 1, Die religiösen Grundlage der innerweltlichen Askese, p. 123 ; nous traduisons).

24  Goethe est cité dans Wissenschaft als Beruf. Voir P. Hadot, N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels, Paris, Albin Michel, 2008.

25  M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, éd. F. Gros, Paris, Seuil/Gallimard, 2001, p. 330.

26  Voir Id., Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France. 1979-1980, éd. M. Senellart, Paris, Seuil/Gallimard, 2012, p. 220 et suiv.

27  Id., « Les techniques de soi » [1982], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 1613.

28  Id., L’herméneutique du sujet, op. cit., p. 306.

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