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Mal faire, dire vrai : le cas de l’aveu sexuel

p. 224-243


Texte intégral

1Le cours de Michel Foucault intitulé Mal faire, dire vrai1 présente une histoire de l’aveu qui s’échelonne sur un nombre impressionnant de périodes historiques, allant de la Grèce classique jusqu’à l’époque actuelle. Ce cours entreprend une tâche impossible ; il est donc insensé de reprocher au texte ce qu’il omet d’inclure. D’ailleurs, le texte ne prétend pas à l’exhaustivité historique. Son objectif premier est selon moi de repérer un ensemble de modifications concernant la pratique de l’« aveu », modifications par lesquelles véridiction (le « dire vrai ») et juridiction se voient plus étroitement liées dans le cadre de pratiques pénales. À la sixième leçon, Foucault affirme que la pratique de l’aveu s’est répandue et consolidée au Moyen Âge, si bien que les régimes de véridiction sont alors devenus partie intégrante des technologies du sujet. Nous considérerons brièvement comment fonctionne cette intégration ; nous verrons si elle fonctionne comme elle se doit ; nous observerons si un certain dysfonctionnement, voire une certaine désintégration, survient lorsqu’il est question des dynamiques spécifiques de l’aveu sexuel.

2Foucault entame son cours par un questionnement d’ordre général au sujet du problème de la subjectivation : comment un individu se retrouve-t-il lié au pouvoir qui s’exerce sur lui ? Le gouvernement s’exerce à travers la production de formes de pouvoir (discursif et institutionnel) qui établissent les termes par lesquels les individus se constituent eux-mêmes comme sujets de leur conduite. Ces individus sont sujets au sens d’agents, mais ils sont par ailleurs assujettis à une forme de pouvoir par laquelle leur action devient saisissable comme l’action d’un sujet. Ces sujets ne sont pas produits unilatéralement comme l’effet du pouvoir ; on se lie soi-même à des formes de pouvoir imposées. Ainsi, le pouvoir œuvre dans au moins deux directions : il est imposé par une autorité extérieure au sujet et plus puissante que lui ; or cette imposition ne fonctionne que si le sujet se lie lui-même ou elle-même aux termes établis par le pouvoir, et se constitue à travers ces termes. Comment et pourquoi se lie-t-on au pouvoir ? Et de quel type de lien s’agit-il ? Est-on lié à ce discours avant même de poser un de ces actes par lesquels on se lie ? Quelle est l’importance de cet acte réflexif de constitution de soi dans l’opération effective du pouvoir et du discours ? Peut-on également considérer ce que desserrer ces liens signifie ? Est-il possible de se détacher ou de se délier de ces termes ? Cela entraînerait-il un processus de déconstitution de soi comme sujet ? Une telle déconstitution élimine-t-elle la réflexivité, ou s’agit-il d’un autre ordre de réflexivité – un ordre de réflexivité qui remet en cause l’intelligibilité même du sujet ?

3Foucault pose le problème en décrivant la scène d’une promesse brisée : dans les années 1840, une personne délirante rompt la promesse faite à son médecin de ne plus penser à ses hallucinations et de ne plus en parler. Le médecin reproche au patient de ne pas avoir tenu sa promesse ; pour le forcer à désormais la respecter, il lui administre une série de douches glacées. Il lui demande à de nombreuses reprises « êtes-vous fou ? », or le patient se refuse à dire oui. Ce dernier veut continuer à parler de ses hallucinations, refusant ainsi l’injonction. Tant qu’il continuera à parler de ses hallucinations comme si elles étaient vraies (ou sensées), il rompra sa promesse. En faisant abstraction et en niant ses hallucinations, en affirmant explicitement être « fou » – déclarer sa folie devenant un moyen de nier ces hallucinations – il honore la promesse faite à son médecin, concluant par là un pacte social qui met fin à la torture. Ainsi, au moment où le patient nie son délire (ou en fait abstraction), il avoue qu’il est fou. L’instruction reçue est double : désavouer et avouer. Une fois qu’il avoue être fou, il devient ce que Nietzsche appelle un animal ayant le droit de faire des promesses. Sauf qu’il est un homme fou ayant le droit de faire des promesses. En ce sens, il s’inscrit dans un contrat social, ou plutôt dans une version de ce contrat qu’on lui impose de façon coercitive. À l’instant où il obtempère, le patient revendique une nouvelle vérité sur lui-même : « C’est vrai que je suis fou, donc mes hallucinations ne peuvent être considérées comme vraies. » À cet instant, il se conforme à un certain régime de vérité et, ce faisant, se constitue en un sujet intelligible (legible subject). L’acte par lequel il se constitue peut être traduit ainsi : « C’est folie d’affirmer que mes hallucinations sont vraies. » Une vérité s’établit lorsque le patient désavoue un ensemble de convictions qu’il défendait auparavant. Dès lors que le patient revendique les termes du diagnostic pour lui-même, qu’il formule un diagnostic sur lui-même, il se soumet et guérit, ou du moins s’engage dans la voie de la guérison. Il est alors doublement subordonné : à l’autorité tout d’abord, mais aussi au discours de vérité (nous reviendrons sur la manière dont ces deux choses sont liées). Cette subordination s’effectue à travers l’acte d’aveu. Dans les faits, le médecin dit : « Tu dois t’avouer fou ; sitôt que tu auras fait cet aveu, tu seras en voie d’être guéri, car dès lors tu auras renoncé à la véracité de tes hallucinations et, par là même, commencé à opérer dans un régime de vérité différent. »

4Il est important de souligner que Foucault rend compte de cette scène comme suit : « Ce qu’il veut, c’est un acte précis, une affirmation : “Je suis fou”2. » Par cet acte de langage, le patient ne décrit pas l’état provisoire dans lequel il se trouve ; il revêt une identité en même temps qu’il se soumet à une catégorie diagnostique. Cette forme de soumission est étrange en ceci que le sujet s’engage dans un acte de fabrication ou de constitution de soi. À vrai dire, il exécute deux actes à la fois : il se constitue lui-même et il se lie au pouvoir (entendu ici comme le régime de vérité psychiatrique). Il n’accepte pas le diagnostic à contrecœur ; il entreprend de se concevoir dans les termes du diagnostic, comme si toute son intelligibilité sociale était en jeu. Il n’accepte pas seulement le diagnostic comme on accepte les termes d’un contrat, dit Foucault. Le diagnostic fonctionne comme un contrat social qui maintient hors des limites du social tous ceux qui échouent à se constituer dans les termes du contrat. De plus, celui qui se dit fou troque la torture pour l’enfermement thérapeutique : il ne dit pas seulement « je suis fou », il dit aussi « emmenez-moi, vous avez raison de m’emmener ». À cet instant précis, la constitution de soi coïncide avec la soumission absolue.

5D’un côté, le patient apprend à parler de lui d’une certaine manière, en adoptant un ensemble de termes à travers lesquels il articule une compréhension de lui-même. D’un autre côté, parce qu’il se soumet précisément à ces termes, le patient sera interné dans un hôpital psychiatrique. Si les liens entre pouvoir et discours apparaissent ici, c’est parce que le langage ne participe pas seulement à une description de ce que l’on est, mais aussi à une forme d’aveu par laquelle le sujet est constitué. Même si Foucault ne serait pas d’accord avec moi3, j’avance que l’aveu, lorsqu’il est mis au service du pouvoir, est un acte performatif de type illocutoire – un acte qui crée ce qu’il affirme. Cela n’est toutefois possible qu’à condition que les conventions que j’emploie soient celles qui ont été établies comme étant nécessaires à ma constitution. Je ne me constitue pas en sujet en vertu de mon désir ou de ma volonté, mais en vertu des conditions discursives par lesquelles des sujets peuvent se constituer et devenir intelligibles aux yeux de l’autorité. Ces formes d’autorité se distinguent précisément par leur capacité à exclure et incarcérer, à surveiller et à contrôler tous ceux qui demeurent insaisissables (not legible) dans le régime de vérité qui gouverne la formation des sujets. Lorsque je dis que je suis fou, je deviens fou, mais seulement parce que j’accepte (je m’approprie) la perspective du diagnosticien sur ce que je suis. J’adopte ainsi une perspective sur moi-même qui était auparavant extérieure à moi. De cette manière, je deviens une personne folle reconnaissable, et ce, si et seulement si je deviens également celui qui peut diagnostiquer cette folie avec autorité. En effet, je ne peux me nommer sans avoir l’autorité requise ; cette autorité émane non seulement de cette figure d’autorité qui m’oblige à avouer ma folie, mais du régime de vérité qui distingue le fou du sain d’esprit. Si l’aveu est un acte performatif, comme je le propose, il est un acte qui exige un sujet non unitaire – ce qui est rendu possible en restructurant le sujet comme une scène de surveillance interne et de jugement.

6Mais il y a plus. Si l’aveu est compris comme un acte accompli (performed) par une autorité qui existe sous une modalité externe et psychique, alors il faut comprendre l’aveu comme une scène d’adresse (scene of address). Lorsque j’avoue ma folie, je parle à un autre qui est moi-même et qui ne l’est pas à la fois. C’est ce que je dois faire pour être considéré comme quelqu’un qui renonce à sa folie et qui est en voie de guérison. Rappelons qu’à l’issue de l’acte de langage, l’hôpital psychiatrique attend le patient. Cela signifie que l’acte en question comporte à la fois des aspects illocutoires et perlocutoires. Illocutoire, car je suis une personne folle et deviens une personne folle destinée à l’internement ; perlocutoire, car je me soumets à l’enfermement psychiatrique ou à une forme de soin qui est étroitement liée à la coercition. La voix qui avoue sa folie est une voix divisée : elle absorbe la voix du psychiatre (une appellation imposée au départ devient une forme d’autodiagnostic). Cet aveu, entendu comme absorption ou remise en acte (re-enactment) de l’interpellation de l’autre, entraîne l’émergence d’une forme de réflexivité qui a droit à, et sollicite, l’enfermement psychiatrique. C’est, d’une part, à travers son propre acte verbal que la personne se voit incarcérée. D’autre part, ce même acte verbal est le point nodal par lequel un régime de vérité (une forme particulière de pouvoir discursif) conditionne et anime un acte de constitution de soi conforme aux normes spécifiques de la formation du sujet. Ainsi, pour Foucault, un tel régime de pouvoir et de vérité fonctionne précisément quand celui qui est diagnostiqué, jugé ou interpellé se constitue comme identité.

7Foucault fournit à maintes reprises des exemples montrant comment celui ou celle qui finit par avouer ce qu’il ou elle est parle depuis une position d’assujettissement. Que se passe-t-il lorsqu’on examine le problème de l’aveu sexuel, lequel peut ou non être considéré comme relevant de la folie ? Celui qui avoue son amour se constitue-t-il nécessairement en amoureux ?

8Foucault observe « une redondance propre à l’aveu qui apparaît très bien lorsqu’on avoue à quelqu’un qu’on l’aime4 ». Nous ne faisons pas qu’affirmer un état de fait. Nous ne disons pas « il est toujours vrai que je t’aime, au cas où tu te demandais si les choses avaient changé ». On peut bien sûr dire cela, mais à strictement parler, l’acte d’avouer son amour pour quelqu’un (entendu au sens d’une promesse ou d’un serment) n’est selon Foucault ni vrai, ni faux. Il peut être sincère ou non, mais pour Foucault, c’est autre chose. Foucault puise implicitement chez J. L. Austin ici – ce qui d’ailleurs n’a rien d’étonnant. Après tout, quelque chose s’accomplit à travers ces mots. « Je t’aime » n’est bien sûr pas toujours une promesse. Quelqu’un pourrait facilement dire « Je t’aime, mais je ne peux être avec toi. Je suis fort désolé ». Quelqu’un pourrait même dire « Je t’aime, mais j’aime aussi quelqu’un d’autre. Je ne peux donc te faire aucune promesse ». L’énoncé « je t’aime » n’est pas une promesse du tout. Il pourrait être une manière tout à fait sincère de ne rien promettre, tout en demeurant considéré à juste titre comme un aveu. Foucault entrevoit « je t’aime » comme une promesse, mais je ne suis pas certaine que ce soit la même chose qu’un aveu. Maintenons toutefois ce flottement entre la notion d’aveu et celle de promesse, et voyons où cela nous mène. Foucault écrit :

Lorsque la phrase « je t’aime » fonctionne comme aveu, c’est qu’on passe du régime du non-dire à celui du dire en se constituant volontairement comme amoureux par l’affirmation qu’on aime5.

9Un peu plus loin, il fait une affirmation plus générale : « Dans l’aveu, celui qui parle s’oblige à être ce qu’il dit être6. » Et puis : « L’aveu est un acte verbal par lequel le sujet pose une affirmation sur ce qu’il est7. »

10 Je m’interroge sur ce lien entre l’aveu et la constitution de l’identité, car il est possible de dire « je t’aime, mais je ne peux pas être ton amoureux ». Les gens disent continuellement ce genre de choses, certains le disent probablement maintenant quelque part dans le monde, peut-être même ici, dans ce quartier. Le fait que lorsqu’on avoue son amour, on s’avoue soi-même comme identité semble important aux yeux de Foucault ; autrement, on ne saurait comprendre l’effet de l’aveu comme « constitution de soi ». Bien sûr, nous établissons ici une analogie entre l’amoureux et le criminel. Le criminel, en confessant son crime, en avouant publiquement qu’il est bien celui qui a commis le crime, se constitue lui-même en criminel. De manière analogue, la personne qui est dite folle par l’autorité psychiatrique est contrainte d’avouer sa folie et donc, par l’aveu, de devenir « folle ». Je ne suis pas persuadée que l’aveu fonctionne effectivement aussi bien qu’il le devrait. En anglais du moins, dire « je suis fou » (I am mad) est habituellement une manière de parler d’un état ou d’une condition, qui possiblement peut s’installer dans la durée. Quelqu’un peut dire « j’ai été fou pendant des années », ou même « je suis fou de manière intermittente depuis des années », ce qui laisse deviner une maladie intermittente, mais pas exactement une identité continue. Il faut aussi s’interroger sur ce « je » qui dit « je suis fou », car ce n’est pas évident que le « je » devienne complètement fou – c’est-à-dire que le « je » se totalise en une identité lorsqu’il dit « je suis fou ». Sommes-nous sûrs que le « je » devient ce qu’il dit être quand il dit « je suis fou » ? En adoptant la perspective du diagnosticien (celui qui n’est supposément pas fou), le « je » amorce-t-il un diagnostic sur lui-même, imitant et absorbant la voix diagnostique de celui qui n’est supposément pas fou, s’engageant par là dans des variations du discours diagnosticien ? « Oh, c’était mon petit moment “obsessif-compulsif” » ou « attendez, je dois vaincre cette vieille paranoïa pour mieux vous entendre ». Qu’advient-il si la phrase « je suis fou », qui apparemment me détermine ontologiquement une fois pour toutes, est dite avec sarcasme, incrédulité ou agacement ? Que se passe-t-il si le locuteur exprime par là qu’il est parfaitement conscient de la manière dont fonctionne l’attribution de la folie et, se servant de cette copule ontologique, détourne l’attribution de la folie à d’autres fins ? Si l’on se fonde sur un énoncé oral pour montrer que nous sommes contraints de nous constituer comme identité, il faut alors tenir compte également de toutes les intonations et des dimensions phatiques de la langue parlée, de ses formulations dramatiques et rhétoriques, qui peuvent modifier ou contredire la signification apparente d’un énoncé. Et même si l’on prend la parole dans une cour de justice ou un hôpital psychiatrique, on peut répéter ces mêmes mots d’une manière qui exprime un refus d’obéissance.

11Cela survient continuellement chez Shakespeare. Quelqu’un demande à quelqu’un d’autre s’il est fou (la personne interrogée éprouve habituellement un chagrin insupportable). Dans Hamlet, Guildenstern demande à Hamlet s’il est fou. Ce dernier répond : « Je ne suis fou que par vent de nord – nord-ouest ; par vent du sud, je sais reconnaître un faucon d’un héron8. » Hamlet concède ainsi qu’il est fou par intermittences, selon la direction dans laquelle souffle le vent. Il répond par une métaphore, ce qui laisse supposer qu’une certaine distance le sépare de la réalité. Mais sa déclaration vise avant tout à indiquer qu’il est capable de faire des distinctions et qu’il voit clairement les différences perceptuelles : il sait distinguer un faucon d’un héron (il dit I know a hawk from a handsaw). Il sait qu’il ne doit pas se laisser tromper par l’allitération en « h » formée en anglais par les mots hawk et handsaw et croire qu’il s’agit de la même chose. Le nom de Hamlet est bien sûr un « h » qui s’ajoute à la liste. Néanmoins, une association n’est pas une identité, même si Hamlet se tient sur un seuil en ayant recours à une allitération pour nier la folie dont on l’accuse. L’autre exemple tiré de Shakespeare, et cité par Lacan, est celui de Constance dans Le roi Jean : « Je ne suis pas folle ! Ces cheveux que j’arrache sont à moi9. »

12En français et en anglais, l’énoncé « être fou »/being mad peut simplement décrire une situation dans laquelle on se trouve (comme la folie saisonnière d’Hamlet) et non une dimension invariable de ce que l’on est. On connaît cette différence entre le verbe « être » entendu au sens d’un état et « être » au sens d’une identité fixe, une différence rendue en latin par stare/esse et en espagnol par estar/ser, par exemple. Il semble donc que pour accepter ce que Foucault dit ici, il nous faudrait observer comment le discours sur le fait d’être fou passe du stare au esse. C’est peut-être uniquement en raison de l’exigence d’accepter le diagnostic psychiatrique que l’adjectif désigne d’abord un état pour enfin désigner une détermination ontologique qui mérite une forme nominale – une identité. À ce stade, le patient n’est plus seulement destiné à l’enfermement ; il est classifiable. Il appartient à la grande classe des fous et se trouve par conséquent soumis à un ensemble de mesures médicales et sécuritaires.

13Est-il possible d’établir ces analogies entre avouer son amour, sa folie et son crime comme le fait Foucault ? Ces actes de langage deviennent-ils des modes de constitution de soi et d’acquisition d’une identité distincte ? On peut certes être follement amoureux. Parfois, agir sur la base de cet amour (ce qui n’est pas la même chose que d’avouer son amour) peut être criminel. Parfois aussi, même l’aveu de son amour (sans qu’une action ne soit entreprise) peut être criminel. Peut-être qu’en fusionnant ces trois figures en celle de l’homosexuel pathologisé dont l’amour est jugé criminel, l’amour, la folie et le crime en viennent à former une constellation historique que l’on peut comprendre. Le texte de Foucault opère-t-il déjà cette fusion, comme le suggèrent les analogies implicites qu’il établit entre ces trois figures ? Mais si cette fusion particulière ne réunit pas ces termes dans une série d’analogies, avons-nous raison d’accepter ce déplacement ? Si une femme aime une femme et lui avoue son amour, affirme-t-elle par conséquent qu’elle est lesbienne ? Je ne le pense pas. En effet, elle peut simplement faire preuve de flexibilité. Foucault lui-même dit clairement que les actes et les plaisirs n’ont pas à être unifiés dans une seule catégorie identitaire ; que l’identité peut être un piège, même une prison. Dans un entretien donné en mai 1981, il fait remarquer que dans la culture grecque classique, personne ne songerait à « identifier quelqu’un par une forme de sexualité10 ». Il poursuit : « À mon sens, autant il peut être important tactiquement, à un moment donné, de pouvoir dire : “Je suis homosexuel”, autant à plus long terme, dans une stratégie plus large, la question de savoir ce qu’on est sexuellement ne doit plus se poser. Il ne s’agit donc pas d’affirmer son identité sexuelle, mais de refuser à la sexualité et aux différentes formes de sexualité le droit de vous identifier. Il faut refuser l’obligation dans laquelle on serait de s’identifier à travers et par un type de sexualité11. » Nous savons donc que Foucault ne favorise pas cette constitution de soi comme identité, et qu’il voit là une manière de céder du pouvoir au discours dominant au moment même où l’on se constitue comme identité. Cela ne l’empêche pas de parler de nouvelles formes de subjectivité pour les lesbiennes, gays et bisexuels, des formes de subjectivité qui peuvent troubler ces concepts mêmes et leurs interrelations. Dans « Le sujet et le pouvoir », Foucault a cette formule bien connue : « Sans doute l’objectif principal aujourd’hui n’est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes […]. Il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d’individualité qu’on nous a imposé pendant plusieurs siècles12. » Mais, quelles que soient ces nouvelles formes de subjectivité, elles ne se développent pas en réponse à une interrogation inquisitoriale. En effet, elles mettent en acte des formes de refus. Elles sont des manières de participer à la formation d’une volonté politique.

14Si l’aveu implique toujours un désaveu, ce désaveu est implicite ; il ne prend pas la forme d’un acte de langage. Il est une répudiation qui s’approche du « déni » ou de la « dénégation ». Ce désaveu s’actualise à travers l’acte d’aveu. Il ne s’agit pas d’un acte distinct, mais d’une contre-action implicite à l’acte de langage qu’est l’aveu. À l’inverse, le refus de se constituer comme identité peut très bien impliquer la formation d’une subjectivité nouvelle, mais de telle sorte qu’ici la « subjectivité » ne soit pas assimilable à l’« identité ». Tout comme l’aveu et le désaveu forment une double action, une action qui crée et qui nie, la formation d’une nouvelle subjectivité mobilise une autre double action : refuser et former. Comment peut-on faire la différence ? La seule manière est de repérer là où s’opère la régulation de l’identité dans cette scène. Cette exigence de régulation entraîne-t-elle une recherche de conformité ou au contraire un refus ? Et en cas de refus, comment le refus est-il intégré au processus de création et de formation de nouveaux modes de subjectivité qui conservent et entretiennent ce refus comme partie intégrante de la formation du sujet ? Cette distinction peut sembler claire, et parfois elle l’est. Mais pour comprendre comment une constitution de soi conciliante contient en elle-même la possibilité du refus et d’une formation non-identitaire de la subjectivité, il faut revenir à l’acte de l’aveu lui-même.

15Nous pouvons voir que l’« aveu » prend pour Foucault un sens très particulier lorsqu’il affirme que l’acte d’aveu est un acte de constitution de soi, et que la constitution de soi implique d’assumer une identité. Qu’est-ce qui permet à l’aveu de remplir cette fonction ? Peut-il en remplir d’autres ? Renferme-t-il en lui-même la possibilité du refus ? Est-il possible, par exemple, d’accepter l’idée que l’aveu puisse être un acte de constitution de soi (voire un acte de constitution de soi dans les termes du pouvoir) sans pour autant affirmer qu’à travers l’aveu, c’est une identité qui est constituée ? Pourrait-on même s’entendre pour dire que la constitution de soi se réalise toujours par des moyens discursifs qui sont dans une certaine mesure imposés, sans pour autant conclure que l’aveu reproduit les catégories identitaires qui servent les objectifs du contrôle policier qui s’exerce par le diagnostic ?

16Les situations qu’analyse Foucault sont précisément celles où la personne qui avoue ce qu’elle a fait (le criminel), ce qu’elle ressent (l’amoureux) et ce qu’elle est (le fou) accomplit une totalisation d’elle-même devant celui qui lui demande cet aveu. Autrement dit, la constitution de soi en tant qu’identité distincte et pleinement déterminée – comme criminel, homosexuel ou fou – implique de s’abandonner à un discours provenant d’une autorité. Elle doit aussi être comprise comme un mode d’adresse. On avoue ce que l’on a fait, ce que l’on sent ou ce que l’on est à quelqu’un, même si parfois celui-ci est anonyme ou imaginaire. L’aveu est une scène d’adresse : il est adressé à quelqu’un. Plus encore, il est une réponse à une interpellation, une manière de répondre à une situation où l’on fait l’objet d’une adresse : « Oui, vous avez raison, je suis ce que vous dites que je suis. » On concède quelque chose, on lâche prise, on se livre aux mains d’un discours qui confirme l’autorité de celui qui demande à l’avouant de se constituer dans les termes de ce discours. Mais il y a toujours un « tu » qui participe à ce discours, qui devient une figure pour ce discours, une figure anthropocentrique qui te parle, devant laquelle et à laquelle on parle.

17Dans ses derniers travaux, Foucault montre qu’en adoptant le nom, la catégorie, que m’assigne quelqu’un qui tient et applique le discours de pouvoir, je me lie par le fait même à ce nom et à cette vérité identitaire sur ce que je suis. Quelle que soit l’hétérogénéité qui caractérise mon expérience, celle-ci est consolidée et mon expérience devient mon expérience en tant que cette identité que je suis. Cela se produit graduellement et d’au moins deux façons. Je me lie de plus en plus à cette vérité, ce qui signifie que je me trouve de plus en plus consolidée sous cette catégorie. Je deviens progressivement impensable et méconnaissable sans référence à cette vérité. Deuxièmement, l’exigence de l’aveu se répand plus largement dans la société. En conséquence, un nombre croissant de gens agissent comme moi et ainsi cette pratique s’établit en norme déterminant les conditions de reconnaissance sociale. Tout le monde avoue qui il est en tant qu’individu. L’individualité étant une forme résolument sociale, la logique de l’identité est invoquée et reproduite à travers chaque aveu. Ainsi, lorsque j’avoue une identité, je me lie aux autres qui effectuent le même acte sous une contrainte similaire. Je suis donc rarement seul lorsque j’adopte une catégorie discursive – criminel, fou ou homosexuel – car au moment où je l’adopte, comme d’autres le font, cette catégorie se répand et se consolide comme norme. En avouant la justesse du discours par lequel nous sommes nommés, chacun d’entre nous se lie plus étroitement au discours ; ainsi l’acte de langage devient de moins en moins individuel, alors même qu’il produit sur nous ses effets totalisants, et malgré l’importance des coûts individuels. Ce n’est qu’au prix d’une dénégation (de quelque sorte que ce soit) que je deviens une identité : ce « je » érigé en totalité est une continuelle prise en compte de la dénégation, qui est sa condition de possibilité implicite et insistante.

18Nous ne sommes pas tout à fait ici dans le registre hégélien de la « dialectique du maître et de l’esclave », car je ne suis pas uniquement lié à celui qui exige que je me désigne par tel ou tel nom – et que je devienne précisément ce nom – mais je suis néanmoins lié au discours que l’autre m’impose. L’acte de langage est une relation à l’autre (un mode d’adresse, et surtout, une forme de réponse), mais il est aussi l’exemplification et le prolongement d’un discours ; un moment dans la croissance et l’expansion d’un discours. Ce « je » pense qu’il livre la vérité sur lui-même dans un discours identitaire ; il le fait pour satisfaire celui qui m’en fait la demande, pour éviter la torture ou pour obliger le tortionnaire à m’aimer. Mais dès lors, le sujet (et le moment d’aveu du sujet) devient, au prix de son humiliation, un point nodal de la propagation d’un discours. Car je ne fais pas que me lier à un autre qui demande que je m’identifie conformément à ce discours ; je me lie aussi au discours qui, à travers mon aveu, accroît son pouvoir et sa portée. Le pouvoir du discours ne se limite pas au fait d’établir les termes du vrai ; il reproduit cette vérité à travers des actes d’aveu contraignants par lesquels les sujets se constituent eux-mêmes explicitement en ces termes. Le pouvoir du discours repose sur la constitution du sujet, et le sujet ne peut se constituer qu’en acceptant (parfois sous la forme de l’aveu) les termes de ce discours, qui sont, selon Foucault, les termes de l’identité.

19Permettez-moi de récapituler brièvement : j’avoue être toutes ces choses que les autres me demandent d’affirmer être. Cet aveu semble être mon acte, un acte difficile qu’on m’extorque par des formes de menace et de coercition ou plus subtilement par la persuasion. Même si je ne désavoue pas publiquement ce que j’ai été, je dois rejeter cette hétérogénéité afin de me consolider en une identité. Ce rejet est la condition de possibilité de la cathéxis ou du lien que je tisse avec les catégories autoritaires d’identité. Le domaine social du discours ne s’impose pas par le simple fait d’être l’objet d’une adresse et d’avouer à autrui (ou devant autrui) la vérité de ce que je suis. Il faut que je le fasse devant témoin, que je sois entendu, ce qui veut dire que j’entre dans les domaines du visible et de l’audible, lesquels sont déjà structurés par ce qui peut être vu et entendu. Ainsi, l’acte individuel d’aveu prend place dans un discours et dans un champ visuel qui est déjà structuré d’une certaine façon ; l’intelligibilité et l’acceptation de mon aveu dépendent de mon respect de ces structures. Le pouvoir discursif change d’emplacement : d’abord incarné par l’autorité qui exige que je m’approprie ce discours, il se redéploie ensuite sur la scène où j’avoue que ce discours est le mien, où je commence à le verbaliser et à me désigner en ses termes. Mon aveu n’est pas une répétition mécanique. Je m’approprie la voix de l’autre ; je l’absorbe par un mode d’intériorisation qui sépare ma voix, de sorte que je suis à la fois celui qui parle et celui dont on parle. Qui a besoin qu’une autorité externe impose des termes sur sa vie, si la structure du sujet absorbe et réaffirme cette autorité ? Le sujet identitaire convenablement consolidé est le criminel et le juge, le patient et le diagnosticien. Je pose un diagnostic sur moi-même et me condamne, je me conduis à la prison, je me livre à l’hôpital psychiatrique. D’une certaine manière, il semble que l’on fait ici référence à un sujet qui s’élabore et s’agrandit à mesure qu’il absorbe et remet en acte la voix qui impose le discours dominant ; par là, il se constitue en cette identité qu’on lui enjoint d’être. Le sujet s’annonce comme une identité, mais en fait, il est devenu une sorte de scène. Bien que ce soit ma manière de le dire, c’est Foucault qui affirme que l’aveu est de « l’ordre de la dramatique ou de la dramaturgie13 ».

20Après tout, le langage est maintenant plurivoque ; le dédoublement de moi-même que j’effectue pour avouer mon identité indique que je ne peux pas devenir une identité. En effet, les conditions mêmes de l’autodénomination exigent que je ne sois pas celui qui est identifié d’une certaine manière, car autrement celui qui nomme perdrait son pouvoir de nommer. Ce pouvoir ne peut exister que si celui qui nomme n’est pas celui qui est nommé. Celui qui nomme doit intentionnellement se tenir à distance, détaché et séparé, de celui qui est nommé. Autrement dit, c’est désormais le discours social qui se voit articulé dans la structure du sujet – une fonction et un effet de la réflexivité. La structure du sujet est réaménagée en un champ social complexe et performatif ou, en fait, en une scène, une scène résolument plurivocale et polyvalente – une scène qu’on ne peut réduire à l’identité dont elle doit venir à bout. Foucault nous fournit tout ce qu’il faut savoir sur cette division du sujet qui rend possible l’autodénomination, à savoir l’acte de s’avouer comme étant une identité spécifique que l’on est contraint d’adopter. Celui qui est tenu de se constituer lui-même en une identité se voit en fait divisé par l’acte d’aveu – interpellant et avouant par la même occasion, formulant ou acceptant la demande, par alternance ou en simultané – jouant la scène d’adresse obligatoire comme structure du sujet ou ce qu’on peut désigner aujourd’hui comme sa scène psychique. Cette division est à la fois la condition et l’effet de l’acte d’aveu lui-même. Dans ce cas, quelle conséquence entraîne le fait de réussir à se constituer comme identité ? Si, en avouant qui je suis, je me scinde en une scène sociale – une scène à la fois sociale et psychique, une scène de demande et de conformité, de jugement et d’aveu –, cela signifie que mes identités (ou identifications) sont à la fois celles du juge et du jugé. En ce sens, j’échoue à être une identité du fait de mon effort assidu pour respecter les termes de l’identité. Autrement dit, si je m’avoue comme identité, je me divise en deux (au moins), ce qui signifie que j’articule la non-identité que je suis à même l’acte d’aveu. Suivant la modalité de l’interpellation et la réponse, suivant sa mise en acte phatique et rhétorique, les possibilités de fragmentation peuvent se multiplier. Ainsi, s’avouer comme identité implique de se déconstituer (dans le discours) comme identité. Si je dois avouer mon identité, cela signifie clairement qu’elle n’était pas fixée au départ : il y a une complexité qu’il faut réduire et certaines dimensions récalcitrantes du soi qu’on devra répudier. C’est ce que Foucault appelle l’« excès ». Cette identité est constituée à travers des modes de mise en ordre et de désaveu. J’ai avancé l’idée selon laquelle le désaveu ne prend pas toujours la forme d’un acte de langage ; il est le contre-courant qui s’actualise par la déformation et la dénégation, lesquelles conditionnent la possibilité de l’aveu d’identité. Si l’aveu de l’identité dépend du désaveu, comment ce désaveu est-il lié au refus – refus qui est la condition d’une formation différente de la subjectivité ?

21Si le premier Foucault laisse entendre que le discours « produit » simplement et effectivement un sujet, il révise cette formulation à plusieurs reprises à la fin des années 1970 et au début des années 1980. L’idée que le sujet est produit uniquement à travers des pratiques de constitution de soi est une préoccupation constante des écrits de Foucault sur l’éthique (écrits portant sur « le souci de soi »). Ce qui distingue les derniers cours sur le courage de la vérité du cours Mal faire, dire vrai, c’est précisément une préoccupation pour la parole publique et dramatisée qui se déploie dans une scène d’adresse spécifique. Tout comme la parole devient une importante permutation du discours, l’autorité devient une importante dimension du pouvoir. Le discours se voit reproduit et déraillé à travers des scènes d’énonciation.

22Bien sûr, les thèses de Foucault sur la production discursive du sujet ne peuvent être saisies comme une forme de behaviorisme ; la possibilité d’un contre-discours existe toujours et parfois des formes actives de résistance et de refus se manifestent. Réfléchissons au cas de l’aveu sexuel. Ce cas modifie-t-il les termes de cette description ? Nous permet-il de voir comment des contre-discours et des formes de résistance réintègrent la scène du discours et du pouvoir ?

23Pour ce faire, il nous faut introduire trois étapes supplémentaires. Premièrement, pour comprendre l’aveu, il nous faut vraisemblablement comprendre le désaveu (entendu au sens de dénégation). Si l’aveu requiert le désaveu, qu’est-ce qui s’ensuit ? Deuxièmement, nous devons nous attarder sur le fait que l’acte de se lier au pouvoir est le résultat d’une sollicitation, d’une séduction, qui peut être comprise comme une cathéxis – un lien à une autorité (un lien de libido, d’énergie, ou de l’hétérogénéité de la volonté) qui concerne l’amour, et souvent la peur de perdre cet amour. Freud affirme que des formes d’autorité se trouvent renforcées par notre peur de perdre leur amour, et que l’on va jusqu’à accueillir en nous-mêmes (par un mécanisme d’incorporation) « cette autorité inattaquable14 » afin de préserver cette autorité contre toute attaque que l’on pourrait soi-même diriger envers elle. Bien que Foucault ne s’engage pas dans cette direction, il raconte tout de même l’histoire d’Antilokhos, qui permet à Ménélas de recevoir un prix qui lui appartient de juste droit. En fait, Achille accepte de dénoncer cette injustice et renonce au prix. Au dire de Foucault, Antilokhos fait l’aveu suivant : « Et même, si tu veux davantage que [ce prix], moi, je suis disposé à te le donner. Et je suis disposé à te le donner parce que je ne veux pas que toi, Ménélas, tu cesses de m’aimer15. » Quelle est la nature de ce lien, de cet attachement, lorsque l’on accueille en soi l’autorité inattaquable et que l’on peuple nos vies subjectives d’agonismes dramatiques comme ceux-là ? Est-ce de l’amour ou du désir ? Comporte-t-il une dimension sexuelle ? Est-ce que l’« attachement » par lequel nous sommes liés à la subordination et la « de-cathéxis » (ou l’excès) offrent une source possible de refus ? Nous savons que pour Foucault, la sexualité n’est pas la source d’une grande révolte – il exprime clairement cette idée dans La volonté de savoir. Pour autant, cela signifie-t-il que la sexualité ne joue aucun rôle dans l’acte par lequel on se lie à l’autorité ; qu’elle ne joue aucun rôle dans la perspective d’un détachement plus radical et d’une déconstitution du sujet et de son identité ?

24Troisièmement, je pense que pour mieux comprendre comment l’aveu sexuel trouble la scène du pouvoir, il est utile de s’attarder sur la lecture que fait Foucault d’Œdipe. Cela nous amène à la question plus générale de Foucault et de la psychanalyse ; une question que je ne peux qu’effleurer dans les limites de cette article. Les exemples d’aveu cités par Foucault incluent parfois l’aveu de l’amour. Il écrit que l’aveu modifie la relation à ce qui est avoué, indiquant par là que l’acte de langage de l’aveu est relationnel et que l’aveu de l’amour agit sur, et transforme, la relation entre le locuteur et le destinataire. Il écrit : « Avouer son amour, c’est commencer à aimer d’une autre façon », car l’« aveu » n’est pas un véhicule qui transmet l’amour de manière intacte16. Il modifie cet amour, qui dès lors devient un amour avoué, donc très différent de ce qu’il était avant. En fait, c’est ici que les choses se compliquent. Dans cet exemple, on voit comment l’aveu d’amour peut être très différent de l’aveu d’un crime (quoique la chose se complique lorsqu’on avoue des formes d’amour qui sont criminalisées). Dans le cas d’un crime, avouer ce que l’on a fait requiert, en principe, de prendre une distance vis-à-vis du crime. Et si c’était l’inverse ? On peut avouer son crime parce qu’on en est fier, parce qu’on souhaite qu’il soit de notoriété publique qu’on l’a commis, parce qu’on est décidé à récidiver et qu’on compte encourager d’autres personnes à perpétrer ce crime. Dans ce cas-ci, l’acte de langage ne peut être séparé de son instrumentalisation à des fins opposées. Antigone a été punie non pas uniquement pour avoir posé un geste, mais pour l’avoir fait sien, un aveu qui fut considéré comme un affront direct à l’autorité de Créon. L’aveu produit en effet une sorte de contre-discours au moment où il est prononcé : il promeut le crime en l’admettant. De même, on peut avouer son amour au moment même où l’on s’en extrait, ce qui ne remet aucunement en question la sincérité de l’affirmation. « Je t’aime, mais je ne peux pas vivre avec toi ou être ton amoureux », ou « Je t’aime, mais je ne peux pas t’aimer » sont des formulations parfaitement plausibles, quoique douloureuses. Comment expliquer le contre-courant qui traverse l’acte de langage, qui délie en même temps qu’il lie, qui suspend la relation qu’il devrait ratifier, et qui nous empêche de définir l’« identité » de celui qui parle ?

25Dans la deuxième leçon de Mal faire, dire vrai, Foucault fait remarquer qu’Œdipe est « un individu [qui] est porteur de la vérité qui va l’accabler et qu’il a par conséquent à la manifester lui-même, cette manifestation et les procédures de manifestation ne se dérouleront plus du tout dans cette forme de l’agôn17 ». Pour Œdipe, l’acte d’aveu déconstituera son pouvoir politique. Foucault concentre toute son attention sur la véridiction d’Œdipe, sur les conditions qui l’amènent à dire la vérité de ce qui s’est produit. Œdipe ne connaît pas le récit des événements, même si, à un certain niveau, il semble le connaître. La structure dramatique et légale du texte exige que soient présentées des preuves provenant de plusieurs sources et que l’esclave qui a refusé de mettre à exécution l’ordre de tuer l’enfant Œdipe fournisse la preuve qui amènera Œdipe à reconnaître qu’il est celui qui a commis ce crime d’inceste et ce crime de parricide.

26La pièce suit une procédure judiciaire qui vise à forcer la reconnaissance ou l’anagnôriseis. Foucault souhaite montrer qu’il y a deux moments de reconnaissance dans Œdipe roi. Dans le premier, Œdipe est obligé de reconnaître qui il est, c’est-à-dire les relations de filiation établissant qui sont ses parents. Cela importe ici, car s’il n’était pas le fils de Laïos et de Jocaste, il aurait simplement eu des relations sexuelles avec son épouse légitime et tué sur la route un étranger qui refusait de lui céder le passage. Ce meurtre peut être un crime, mais il n’ébranle pas les liens fondateurs entre parenté et société. Savoir qui il est (quelle est sa filiation) reconfigure la relation qu’il entretient avec celle qu’il aime et celui qu’il a tué ; cela transforme par conséquent la nature du crime. Il y a toutefois une deuxième forme d’anagnôriseis que Foucault qualifie d’« individuelle » et qui consiste en « l’émergence de la vérité dans le sujet18 ». On pourrait appeler cette deuxième forme la « prise de conscience » de ce qui s’est déroulé, menant à l’aveu public de ces actes (désormais entrevus comme des crimes très spécifiques). Œdipe refuse de reconnaître ses actes comme étant ces crimes. Mais à mesure que la vérité est produite à travers au moins trois différentes scènes où des preuves sont présentées, Œdipe reconnaît et avoue la vérité. Avant cette pleine reconnaissance, Œdipe persiste dans ses dénégations. Le chœur offre une allégorie de cette situation : « “Je ne puis pas le croire” – à propos de Tirésias –, “je ne puis pas le croire et je ne peux pas le démentir. Que dire ? Je ne sais”19. »

27Œdipe refuse ce qui est dit, mais refuse aussi l’autorité de celui qui porte l’accusation. « Je refuse de parler parce que je ne suis pas obligé de t’obéir » – à cet instant, Œdipe parle à titre de roi. Or c’est l’esclave qui fournit la dernière et plus importante des preuves. Ainsi lorsqu’Œdipe reconnaît son crime, il reconnaît également que celui qui est dépourvu de pouvoir se trouve sous la plus grande contrainte de dire le vrai. Œdipe n’opère donc aucune introspection : il ne cherche pas à découvrir une vérité en lui-même. Il lutte plutôt contre « la production légitime de vérité qui est juridiquement acceptable et qui est effectivement acceptée par le chœur20 ». Dans la pièce, Œdipe cherche lui-même à établir une nouvelle pratique juridique qui fait de l’aveu « une pièce essentielle dans le système judiciaire21 ».

28Mais lorsqu’Œdipe reconnaît que ses actes sont les crimes qui, demeurés impunis, ont propagé la maladie dans la ville, reconnaît-il aussi son identité ? Foucault affirme qu’il la reconnaît, mais on se trouve alors devant une ambiguïté : accepte-t-il l’identité de criminel ? Ou bien est-ce plutôt qu’au moment où il comprend son identité en lien avec sa filiation, il reconnaît qu’en fait ses crimes sont l’inceste et le parricide ? Il semble que la reconnaissance de sa filiation précède et conditionne la reconnaissance de son crime, ou alors elles sont simultanées. Mais il serait difficile de défendre qu’Œdipe se constitue comme identité en lien avec l’interrogatoire qui finalement fournit les preuves de ses crimes. Ses gestes sont redésignés comme crimes seulement parce qu’on apprend qu’Œdipe appartient à une filiation différente que celle qu’il croyait être la sienne.

29Sitôt que l’esclave présente les preuves attestant qu’Œdipe était en fait l’enfant qui n’a pas été tué, qu’il fut au contraire confié à un berger qui l’a élevé, Œdipe réalise qu’il a été cet enfant et donc celui qui a posé ces gestes, désormais entrevus comme crimes. La séquence doit être établie : le témoignage a pris une forme narrative, basée sur des preuves qui peuvent être corroborées. La scène de reconnaissance d’Œdipe étaye-t-elle la théorie de Foucault ? La pièce constitue-t-elle une preuve confirmant cette théorie ? Quelle relation y a-t-il (s’il en existe une) entre la preuve, qui contraint la reconnaissance d’Œdipe en dernière instance, et la preuve offerte par la pièce Œdipe roi, établissant que la théorie foucaldienne de l’aveu est juste ?

30Pour Foucault, l’aveu diffère de la confession ; il apparaît dans le cadre du sacrement de la pénitence, donc pas avant les xie-xiie siècles22. Son institutionnalisation au sein des institutions monastiques correspond au moment historique le plus significatif de son développement. C’est en lien avec des formes d’obéissance que l’« aveu » est saisi comme l’acte par lequel les règles de conduite viennent à « pénétrer tout le comportement23 ». De multiples façons, l’aveu est décrit comme une pénétration totale par celui qui se trouve en position de subordination24. On peut se demander si ce projet de pénétration totale est, en fait, possible ; s’il fonctionnait comme un fantasme irréalisable, voire comme une fantaisie sexualisée du pouvoir, dans le cadre des sacrements de pénitence. Quoi qu’il en soit, Foucault affirme que l’établissement d’un modèle juridique gouvernant le rituel de la pénitence figure parmi les grandes réussites de l’Église aux xiie et xiiie siècles. Ce rituel exige une confession orale (confessio oris), laquelle se caractérise par une libre association et l’obligation de dire ce qui est dans son cœur. Par cette forme de confession, orientée à la fois sur les textes sacrés et les énigmes du soi, la vérité ne se manifeste pas sous une forme entièrement verbale et entièrement juridique. Il devient moins important de donner à voir ses péchés ou ses remords par des gestes corporels ou des expressions faciales – ce qui était un prérequis de l’exomologèse. La révélation de la vérité et la possibilité de contrition dépendent désormais entièrement de l’acte verbal. « L’expression “actus veritatis” est, dit Foucault, une expression relativement tardive que l’on trouve dans les textes du xve siècle25. » Ainsi, l’acte verbal prenait place dans « une structure sacramentaire et à l’intérieur d’une forme entièrement juridifiée26 ». Bien que Foucault cherche ici à nous donner la préhistoire monastique de Freud et de la procédure psychanalytique, il affirme clairement ailleurs que l’analyse textuelle de Freud est issue des traditions juives de lecture talmudique. Or dans le cadre de la vaste histoire qu’il offre dans ces leçons, il montre que la pratique de l’aveu s’est consolidée au Moyen Âge.

31Dans la sixième leçon, Foucault montre que l’aveu comporte des lignes de faille, et qu’il ne fonctionne pas toujours. Bien qu’il ait exposé préalablement comment l’aveu est censé fonctionner, il explique ensuite qu’il n’y avait pas d’« heureuse coïncidence entre l’auteur du crime et le sujet qui avait à en répondre27 ». Le « sujet avouant » s’est révélé être un « encombrant personnage », à la fois indispensable au fonctionnement du système pénal, mais, en même temps, susceptible de le faire échouer. On peut obtenir un aperçu de la relation entre Foucault et la psychanalyse en explorant les questions suivantes : dans quelles conditions l’aveu ne fonctionne-t-il pas ? Qu’en est-il lorsqu’une personne qui n’a pas commis de crime avoue qu’elle a commis un crime, ou lorsqu’une personne admet qu’elle a commis un crime, alors qu’elle en a commis un autre bien plus grave ? Qu’en est-il lorsque les procédures judiciaires se déroulent dans une langue qui n’est pas celle de l’accusé ? Quelles maladresses de traduction surviennent lorsque la conceptualisation du crime n’est pas la même pour les différentes parties ?

32Foucault remarque que le sujet avouant en dit moins qu’il ne le devrait, mais aussi plus que ce qu’on lui demande. Il conclut que « loin d’être […] la clé de voûte du système pénal », la figure du sujet avouant « y a ouvert […] une brèche irréparable28 ». Dans l’ensemble, lorsqu’il décrit l’aveu, Foucault se concentre sur ce qu’il vise, sur la manière dont il devrait fonctionner. Il présente donc l’idéal de la pratique de l’aveu29. Il nous en dit peu sur les dysfonctionnements de cette pratique et la manière dont elle devient une « brèche irréparable » dans le système. Pourquoi est-elle irréparable ? Pourquoi ne peut-elle pas être réparée ? La nécessité de l’aveu pour l’autorité ou, plus généralement, pour l’ensemble du système pénal peut dérailler ou se détériorer lorsque quelque chose échappe à cette procédure, lorsqu’aucune réponse n’est fournie. Ou encore lorsqu’une réponse d’un genre différent est donnée ; autrement dit, dans des cas de non-obéissance. L’aveu doit remplir les « conditions dramaturgiques » : faire une confession ponctuelle ne suffit pas. L’aveu doit être mis en scène, il doit être expliqué. L’intelligibilité causale de l’acte doit être racontée et cette structure narrative doit répondre à certaines attentes dramaturgiques. Or cette même condition dramaturgique recèle toujours un potentiel : celui d’aller dans une autre direction. Si l’acte de langage performatif est, dans une certaine mesure, dramatique, sa mise en scène importe, tout comme les directives de cette dernière et la manière dont le corps du locuteur entre en jeu. Sitôt qu’on avoue un crime, sitôt qu’on avoue son amour pour quelqu’un, celui qui parle dans les termes de l’aveu, celui qui avoue sa culpabilité, son amour ou même sa folie disparaît dans sa forme itérable. Foucault lui-même évoque cette possibilité à la fin de son cours : le problème de l’aveu, c’est qu’il ne vous dit rien. « L’accusé, bien sûr, il a reconnu son crime, il a avoué. Mais sur ce crime, que vous a-t-il dit ? […] Vous n’en savez rien, il n’a rien pu vous dire. [Enfin, en s’adressant à un juge imaginaire] pouvez-vous condamner à mort quelqu’un que vous ne connaissez pas30 ? » Ce qui n’est pas connu, voire inconnaissable, est assuré et sauvegardé par l’acte d’aveu. Cette idée renvoie selon moi au fait que chaque aveu explicite exige une dénégation qui n’apparaît pas toujours sous la forme d’un acte verbalisé explicitement. Cette dénégation devient ce qui empêche la loi de totaliser le sujet, et ce qui empêche le sujet de réussir à se constituer comme identité. Elle désigne la sphère d’un autre mode de désir et un mode de subjectivité qui va au-delà des termes de l’identité. Précisément parce que la loi ne pénètre pas, ne peut pas pleinement pénétrer tous les aspects d’un être, elle produit un sujet qui connaît mieux la loi, et qui est moins connu de la loi – ce qui engendre un sujet dangereux, contre lequel il faut défendre la société.

Notes de bas de page

1 M. Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice. Cours de Louvain, 1981, éd. F. Brion et B. E. Harcourt, Louvain-La-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2012.

2 M. Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 2.

3 « S’agit-il d’un élément performatif ? », s’interroge Foucault, alors qu’il examine la formulation juridique de l’aveu. Comprise comme un « acte verbal constitutif d’une modification dans le réel », la notion de « performativité » échoue à décrire correctement la pratique de l’aveu et ce qu’elle fait (ibid., p. 209). Lorsqu’une personne est condamnée, la scène comporte un élément performatif : déclarée coupable, la personne devient coupable en conséquence de cette déclaration. Cette conception du performatif sous-estime peut-être les conditions sociales dans lesquelles s’effectue la déclaration, mais aussi comment peut s’engager une contestation des conclusions juridiques.

4 M. Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 5.

5 Ibid., p. 6.

6 Ibid. (nous soulignons).

7 Ibid., p. 7.

8 W. Shakespeare, Hamlet, trad. J.-M. Déprats, Tragédies, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 2002, p. 787.

9 Id., Le roi Jean, trad. F.-V. Hugo, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1959, p. 507 : « Je ne suis pas folle ! Ces cheveux que j’arrache sont à moi […]. Je ne suis pas folle… Plût au ciel que je le fusse ! […] Si j’étais folle, j’oublierais mon fils, ou je le prendrais follement pour une poupée. Je ne suis pas folle : je ressens trop bien, trop bien, les tortures variées de toutes mes calamités. »

10 M. Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 254.

11 Ibid.

12 Id., « Le sujet et le pouvoir », dans Dits et Écrits II. 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 1051.

13 M. Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 210

14 S. Freud, Le malaise dans la culture [1930], trad. P. Cotet, R. Lainé et J. Stute-Cadiot, Paris, Puf, 1990, p. 72.

15 M. Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 24.

16 Ibid., p. 6.

17 Ibid., p. 34.

18 M. Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 53.

19 Sophocle, Œdipe roi, cité dans ibid., p. 56.

20 Ibid., p. 70.

21 Ibid., p. 72.

22 Ibid., p. 123.

23 Ibid., p. 137.

24 M. Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit., p. 139-140.

25 Ibid., p. 189.

26 Ibid.

27 Ibid., p. 200.

28 Ibid.

29 Voici par exemple un résumé de sa forme juridique : « [L]’aveu rappelle d’abord et restaure le pacte implicite sur lequel se fonde la souveraineté de l’institution qui juge. Deuxièmement, l’aveu constitue une sorte de contrat de vérité qui permet à celui qui juge de savoir d’un savoir indubitable. Enfin, troisièmement, l’aveu constitue un engagement punitif qui donne sens à la sanction imposée » (ibid., p. 208-209).

30 Ibid., p. 227-228.

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