Sexualité, identité, vérité
p. 195-204
Dédicace
Pour Daniel Defert
Texte intégral
Par jugement du tribunal civil de Saint Jean d’Angély en date du 21 juin 1860, il a été ordonné que l’acte ci-contre serait rectifié en ce sens : que l’enfant y porté sera désigné comme étant de sexe masculin ; et que le prénom d’Abel sera substitué à ceux d’Adélaïde Herculine1.
Elle n’est rien d’autre, elle le garçon-fille, le masculin-féminin jamais éternel, que ce qui passe le soir, dans les rêves, les désirs et les peurs de chacun2.
1On sait l’intérêt que Michel Foucault a porté à la question de l’hermaphrodisme vers la fin des années 1970 : le dossier d’archives rassemblé autour du cas d’Herculine Barbin, publié en 1978, en constitue l’évident témoignage en même temps qu’il concentre d’une certaine façon les enjeux de cette enquête originale sur l’histoire de la sexualité3. Ces enjeux tournent en effet autour de la sexualité en tant que celle-ci constitue un champ de pratiques et de discours soumis à l’action régulatrice ou correctrice de normes (sociales, médicales, juridiques) dessinant, pour un sujet, la forme d’une identité possible. L’hermaphrodisme, avec le caractère d’anomalie qui lui est attaché, constitue de ce point de vue un site de problématisation privilégié des rapports entre sexe, genre et sexualité4 et, par là même, de l’identité sexuelle. Dans le dossier consacré à Herculine Barbin ainsi que dans les dits et écrits qui en ont accompagné la publication5, Foucault déploie ce problème selon deux axes convergents. Le problème de l’identité sexuelle se pose en effet d’abord suivant l’axe de la vérité, en relation avec la question du « vrai sexe », solidaire elle-même d’une interrogation sur les normes du genre telles qu’elles s’élaborent dans leur entrelacement avec des normes médico-juridico-sociales. Mais le nouage entre sexualité, identité et vérité est aussi opéré par Foucault à partir du croisement du discours médical et du récit autobiographique, le journal d’Herculine constituant l’une des pièces maîtresses du dossier publié en 1978. Apparaît ainsi un autre axe de problématisation, l’axe de la discursivité, qui concerne cette fois les régimes d’énonciation de l’identité sexuelle. Ce sont en effet différents régimes d’énonciation du « vrai sexe » qui sont présentés et confrontés l’un à l’autre. Il y a d’abord, au sens normatif de l’expression, un « être dans le vrai » quant au sexe, qui touche, à travers l’assignation à un sexe et un seul, à un contrôle des corps et des sexualités et se traduit par une contrainte forte sur l’identité de genre. Mais il y a également la possibilité, forclose pour Herculine Barbin mais critique voire utopique du point de vue de Foucault, d’un « dire-vrai » quant à cette identité, qui relève en réalité d’un dire et d’un pouvoir-être qui l’on est en vérité.
2Selon l’analyse de Foucault, le cas d’Adélaïde Herculine Barbin appartient à ce vaste mouvement de « médicalisation de l’insolite sexuel6 » qui, à partir du milieu du xixe siècle, correspond à un intérêt nouveau (et marqué) pour l’analyse médico-légale de l’identité dans l’ordre sexuel. Les anomalies sexuelles, leur relation avec des types de perversions identifiées, donc plus généralement le rapport de causalité qui existe entre conformation physique des organes génitaux et pratiques sexuelles, font ainsi l’objet de nombreux mémoires médicaux et de toute une littérature d’expertise témoignant d’une vaste opération de recodage de la question sexuelle dans les termes normatifs d’un discours médico-légal7. Parmi cette littérature médico-légale, Foucault réserve un sort particulier au rapport du docteur Chesnet (qui établit pour la première fois que le « vrai sexe » d’Adélaïde Herculine n’est pas celui que ces prénoms féminins semblent indiquer depuis la naissance) ainsi qu’au mémoire du docteur Ambroise Tardieu, publié en 1874 sous le titre Question médico-légale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels. C’est au mémoire de Tardieu que se trouvent annexés de larges extraits du journal intime d’un certain Abel Barbin, vingt-huit ans, qui s’était suicidé en 1868 dans sa mansarde du quartier de l’Odéon à Paris, après avoir rédigé ses « souvenirs8 ».
ÊTRE DANS LE VRAI QUANT AU SEXE
3L’histoire tragique d’Adélaïde Herculine Barbin, devenue à vingt et un ans Abel Barbin, témoigne de manière exemplaire de ce que l’hermaphrodisme, au sens fort du terme, c’est-à-dire au sens de la juxtaposition anatomique, selon des proportions variables, de deux sexes chez le même individu, n’est plus possible. La prise des normes médico-sociales sur l’identité conduit ainsi à une nouvelle forme de pathologisation de l’hermaphrodisme comme monstruosité d’un type particulier, l’ambiguïté génitale (constatée comme un écart par rapport à la norme, tenue pour naturelle, de la séparation et de la distinction des morphologies sexuelles) étant requalifiée en transgression de genre, en écart par rapport au « vrai sexe » et aux comportements réputés normaux en matière de sexualité9. En somme, si l’hermaphrodisme, au sens premier, paraît relever d’une indécision quant à l’identité sexuelle, le discours médical et le discours juridique s’attachent désormais dans leurs diagnostics et dans leurs verdicts à « traiter » cette indécision en la considérant comme une erreur.
4Une erreur qu’il convient de dissiper – en remontant de la confusion des apparences à une réalité anatomique avérée : c’est l’idée d’un « organe prédominant » à identifier pour lever toute incertitude quant au sexe et réaffirmer la continuité du sexe (biologique) et du genre. L’erreur s’entend ici, sur fond d’ignorance, comme un écart à combler entre le paraître et l’être. Ainsi peut-on lire dans L’Écho rochelais du 18 juillet 1860 ce résumé de l’affaire Barbin, traitée alors par les journaux locaux comme un fait divers édifiant : « Une jeune fille, âgée de vingt-et-un ans, institutrice aussi remarquable par les sentiments élevés du cœur que par une instruction solide, avait vécu, pieuse et modeste, jusqu’à ce jour, dans l’ignorance d’elle-même, c’est-à-dire dans la croyance d’être ce qu’elle paraissait dans l’opinion de tous, bien qu’il y ait eu, pour gens d’expérience, des particularités organiques qui eussent dû faire naître l’étonnement, puis le doute, et, par le doute, la lumière10. »
5Mais cette erreur, il importe aussi, et enfin, de la corriger, afin d’éviter que cette confusion ne donne lieu aux errances coupables et scandaleuses du libertinage, c’est-à-dire que « ces bizarreries, ces mauvaises conformations, ces glissements, ces bafouillages de la nature » ne deviennent « le principe ou le prétexte d’un certain nombre de conduites criminelles11 ». Apparaît alors, avec cette mise en continuité du monstrueux et du criminel, le spectre des comportements « contre nature », allant du travestissement à la luxure. On assiste ainsi au recodage d’une anomalie somatique (deux sexes en un seul individu) dans les termes d’une déviation juridico-morale, impliquant directement le comportement de l’individu et faisant de sa sexualité l’indice de sa personnalité morale et sociale. À l’appui de cette hypothèse, Foucault évoquait déjà dans le cours sur Les anormaux (1974-1975) le cas emblématique d’Anne Grandjean, baptisée fille mais attirée dès l’adolescence par les femmes. Elle finit par changer de prénom (Anne devient Jean-Baptiste) et par se marier. Mais, à la suite d’une dénonciation, sa conduite est finalement reconnue comme étant délictueuse et elle est condamnée à ne plus fréquenter des femmes, donc à ne plus fréquenter que des hommes, ce qui fait d’elle aux yeux de tous (sauf peut-être aux siens, mais qu’importe…) une femme : « Ce qui doit susciter, à propos de la femme Grandjean, ce qui doit provoquer la condamnation […] ce n’est pas le fait qu’elle soit hermaphrodite. C’est tout simplement le fait que, étant une femme, elle a des goûts pervers, elle aime les femmes, et c’est cette monstruosité, non de nature mais de comportement, qui doit provoquer la condamnation12. »
6Cette condamnation d’Anne Grandjean signifie donc deux choses. Elle signifie d’abord qu’il n’est plus possible de défendre sérieusement, devant un tribunal et au titre d’un discours d’expertise médicale, la réalité anatomique de l’hermaphrodisme comme mélange des deux sexes chez un même individu : Vermeil, le défenseur d’Anne Grandjean lors de son procès, a échoué à faire admettre que chez l’accusée, « il y avait mélange des sexes, donc hermaphrodisme vrai », ce qui aurait été en effet la seule manière « de la disculper de la monstruosité morale dont les médecins lui faisaient reproche, dans la mesure où les médecins avaient cessé de reconnaître le caractère monstrueux de l’hermaphrodisme ou avaient cessé de reconnaître qu’il s’agissait d’un mélange effectif des sexes13 ». L’hermaphrodisme est donc devenu impossible14 et cette impossibilité désigne non seulement une aberration par rapport aux distinctions naturelles, anatomiques, des sexes mais par rapport à la naturalité supposée du lien entre sexe et identité de genre.
7Mais, à un autre niveau, ce que signifie la condamnation d’Anne Grandjean – en tant que condamnation à ne plus fréquenter désormais d’autres femmes –, c’est bien que cette identité de genre doit désormais, pour être clairement établie, sans confusion possible, être filtrée par un discours médical qui, au lieu de la neutralité objective qu’on pourrait être tenté de lui prêter, reprend en lui, pour les filtrer à leur tour, normes morales et normes sociales appliquées au domaine de la sexualité. Le rapport du docteur Chesnet, à qui l’évêché de La Rochelle a adressé Adélaïde Herculine Barbin afin qu’il l’examine et se prononce enfin sur son « vrai sexe », est de ce point de vue tout à fait instructif15. Dans son analyse du cas Barbin, Chesnet s’appuie en effet sur une interprétation doublement normative des « vices de conformation des organes génitaux externes ». Il y a d’une part la norme « technique » et discursive de l’examen médical permettant de constater que, chez Herculine, il y a une « prédominance évidente du sexe masculin16 ». Mais cette constatation physiologique doit s’accorder elle-même avec la norme morale du désir, étayée sur l’interprétation de la nature des préférences et des attirances sexuelles de la jeune Herculine – tout comme la condamnation d’Anne Grandjean portait en réalité sur ses penchants homosexuels. Au fond, en articulant et en combinant ces deux niveaux d’interprétation et ces deux régimes normatifs, l’ensemble du discours médical de Chesnet concernant Herculine tend donc à légitimer cette continuité entre sexe, genre et sexualité que, en réalité, il présuppose comme une norme naturelle de comportement. Il y a, dans l’expertise médico-légale, une superposition du registre de la vérité et de celui de la moralité (au sens des « mœurs »), qui aboutit au fond à asseoir l’idée que le diagnostic médical du « vrai sexe » (en l’occurrence, le sexe masculin, trop longtemps et dangereusement dissimulé sous les « apparences du sexe féminin17 ») possède, avant tout, un sens moral qui doit guider l’appréciation juridique, mais aussi commune, des conduites socialement acceptables en matière de sexualité.
8La vérité sur le sexe, la mise en continuité du sexe et du genre, procède donc en réalité d’une analyse normative de la sexualité, au sens des pratiques sexuelles et même des inclinations du désir18. Le discours médico-légal résiste fermement à toute perturbation de la relation univoque (et « normale ») qui doit exister entre genre et désir. Il est ainsi évident que le diagnostic médical du « vrai sexe », en tant qu’il se veut garant des bonnes mœurs et des bonnes pratiques sexuelles, vise en réalité à maintenir en marge de toute vérité et de toute moralité l’homosexualité (masculine ou féminine)19. Même s’il prend la forme d’un discours scientifique, objectivant les caractères du vrai sexe, un tel diagnostic repose donc sur une distinction préalable, et normative, entre le domaine du normal (renvoyant à la différence sexuelle, et aux pratiques hétérosexuelles qui ne cessent d’en confirmer la naturalité) et le domaine sombre et transgressif du pathologique (qui fait fond sur une perturbation de cette différence sexuelle et qui ouvre sur la monstruosité et la dangerosité, sociale et morale, de comportements hors normes).
9Dans ces conditions, le récit de vie d’Herculine se trouve comme réfracté dans la lecture hétéro-normative qu’en proposent le médecin et le juge : on devrait même dire, le médecin, en tant que maître du jugement sur les questions d’identité, c’est-à-dire aussi d’orientation sexuelle. En tout cas, le médecin et le juge sont d’accord pour penser et dire qu’Alexina, éprouvant à l’égard des jeunes filles du couvent « des émotions dont elle avait peine à se défendre20 », ne peut pas et ne doit pas être une vraie femme, puisqu’il semble non seulement interdit, mais proprement impossible que de tels élans homo-érotiques existent dans la nature. Et si elle ne doit ni ne peut être une femme, c’est qu’elle ne peut qu’être un homme, même si elle croit être une femme, même si son corps porte la trace de cette conformation féminine (« Elle a une vulve, des grandes lèvres, un urèthre féminin21… »), même si son discours, le plus souvent et conformément au régime narratif des « souvenirs », s’écrit et continue de s’écrire au féminin. La vérité médico-légale de l’identité sexuelle, l’énonciation du « vrai sexe » se fonde, ainsi, de manière nécessaire et suffisante, sur l’adéquation normative entre préférences sexuelles et assignation de genre.
DIRE ET POUVOIR ÊTRE QUI L’ON EST EN VÉRITÉ
10L’« hermaphrodisme », de l’ordre du descriptif, n’est donc pas une qualification sexuelle suffisante ; il s’agit plutôt, désormais, d’une alternative à trancher. Et, pour trancher en faveur d’un sexe (et d’un seul), le témoignage probant est celui des inclinations, des « goûts » et des « penchants22 » érotiques qui déterminent, en dernière instance, l’identité d’un sujet dans l’ordre sexuel. L’erreur d’assignation de genre, que l’expertise médico-légale a donc pour fonction de rectifier et de corriger une fois pour toutes, tient alors moins à une défaillance du regard qu’à un défaut d’écoute ou à un aveu incomplet : dis-moi qui tu aimes, je te dirai qui tu es en vérité, c’est-à-dire quel est, quel doit être ton « vrai sexe ». L’injonction à dire qui l’on est en vérité est ainsi elle-même prise dans la norme du « vrai sexe », c’est-à-dire reprise dans le discours médico-légal qui énonce ce qu’il en est de l’« être dans le vrai » quant au sexe.
11Ce discours opère par conséquent comme un discours de censure23 qui encadre la production d’un aveu, sur fond de distribution et de hiérarchisation des possibilités d’existence, c’est-à-dire des possibilités d’énonciation, par chaque individu, de son existence. Pourtant, le récit à la première personne que Barbin propose de la vie passée d’Herculine et de sa vie présente d’Abel, livre une autre version des faits. Ce récit, publié à dessein par Foucault en tête du livre-dossier qu’il consacre à Herculine Barbin – comme pour le soustraire à son enchâssement dans le dispositif discursivo-normatif de Tardieu –, permet aussi d’illustrer la mise en échec des stratégies régulatrices du genre par la désassignation du corps à la logique de l’identité sexuelle. En effet, dans « Le vrai sexe », Foucault souligne qu’un tel « récit échappe à toutes les prises possibles de l’identification24 » et que, au lieu de s’écrire à partir de son « vrai sexe » enfin trouvé ou retrouvé, il montre plutôt qu’Herculine Barbin a toujours été « pour elle-même sans sexe certain25 ». Il souligne même que, avant que cette incertitude ne devienne douloureuse et fatale, sous la pression des discours et des décisions médicaux et juridiques réduisant son corps à « un » sexe et sa vie dans les limites de cette sexualité d’état civil, elle aura été un moment délicieuse, notamment lorsque, à l’abri des murs du couvent où elle séjournait, elle vivait cette incertitude sur le mode d’une sorte d’indistinction sexuelle, baignant dans « les limbes heureuses d’une non-identité26 », c’est-à-dire d’une « monosexualité » indifférenciée, au point de vue de laquelle il n’y a pas d’« autre sexe » dans la mesure où il n’y a pas (encore) la norme du « vrai sexe27 ».
12Pourtant, il est clair que le récit d’Herculine-Abel Barbin (ce récit en première personne où il est parfois difficile de savoir qui parle) subit aussi les effets de la loi d’identification de l’individu à son sexe. Il semble marqué avant tout par l’échec et par l’angoisse, que ne rachètent absolument pas le souvenir de la période précédant le passage dans l’univers masculin et l’accès, médicalement et juridiquement certifié, à une identité de genre définie une fois pour toutes, c’est-à-dire aussi définie contre d’autres, désormais forcloses, impossibles à vivre et à dire. Il faut bien reconnaître alors que la certitude médicale, dans sa fonction de censure productrice d’aveu, produit, du côté du sujet, une incertitude et une inquiétude d’ordre « éthique » – en rapport non pas avec les normes prescrites de la morale commune (des « mœurs », qu’on dit « bonnes »), mais avec la conduite immanente de sa propre existence, obligée en quelque sorte à la fois de s’avouer à elle-même son inadéquation aux normes de genre et de vivre avec, voire dans cette inadéquation. La question que se pose Herculine lorsqu’elle devient officiellement, pour l’état civil mais aussi et d’abord aux yeux de tous, « Abel » est en effet la suivante : comment vivre avec ce sexe qualifié de « vrai » et de « fort » mais dont la force et la vérité supposées ne sont d’aucun secours, puisque, au contraire, ils enjoignent au sujet d’occuper, dans l’ordre social, une place qu’il n’a jamais occupée et qu’il ne sait comment occuper28 ? Cette incertitude éthique débouche sur un trouble ontologique du sujet soumis à la vérification et à la véridiction médicales de son identité sexuelle.
13En fait, ce dont Herculine se trouve privée par l’action conjointe de véridiction et de forclusion du discours médico-légal, c’est de la possibilité de faire son deuil de cette part d’elle-même, de cette partie de sa vie où, comme dit Foucault, l’amour n’était pas d’abord une question de genre, mais avant tout une affaire d’« élans, de plaisirs, de chagrins, de tiédeurs, de douceurs, d’amertume, où l’identité des partenaires et surtout celle de l’énigmatique personnage autour duquel tout se nouait étaient sans importance29 ». Ce qui rend, littéralement, la vie d’Herculine impossible est qu’elle reste hantée par la perte de cette vie, de ce savoir et de ce récit de soi qui ont été soumis à la norme, discursive et pratique, du « vrai » sexe.
14Quelque chose, donc, a été défait, une rupture a eu lieu mais, à défaut, pour le sujet concerné, d’être à l’initiative de cette rupture, celle-ci n’est consommée que dans le discours qui l’énonce – pas dans l’existence visée par ce discours de véridiction. Il s’agit bien là du problème rencontré et même vécu (jusqu’à la mort) par Herculine, lorsqu’elle est devenue Abel aux yeux du monde mais qu’il ne peut s’empêcher d’écrire ses « souvenirs » (ceux d’Herculine, dite Alexina), comme pour continuer de se raconter au féminin. Le récit d’Herculine Barbin, récit d’espoirs déçus et d’inquiétudes vives, montre alors que, si la véridiction médico-légale en matière sexuelle n’épuise pas la vérité du sujet, il reste qu’elle en contraint fortement, terriblement, l’existence : en l’assignant justement à un « vrai sexe » et en suscitant le rappel mélancolique, dans l’écriture d’une vie et dans l’aveu d’un échec, de ce qui a été défait, perdu par cette assignation.
Notes de bas de page
1 Herculine Barbin dite Alexina B. [1978], présenté par M. Foucault, Paris, Gallimard, 2014, avec une postface d’É. Fassin, p. 171.
2 M. Foucault, « Le vrai sexe », dans ibid., p. 21.
3 À l’ouverture du dossier constitué par Foucault, se trouvent les précisions suivantes : « Je me suis contenté de réunir quelques-uns des documents principaux qui concernent Adélaïde Herculine Barbin. La question des étranges destinées, qui sont semblables à la sienne et qui ont posé tant de problèmes à la médecine et au droit surtout depuis le XVIe siècle, sera traitée dans un volume de l’Histoire de la sexualité consacré aux hermaphrodites » (ibid., p. 141). Dans le fonds d’archives Foucault déposé à la BNF, on trouve en effet un important dossier consacré aux « Hermaphrodites » (boîte no lXXXII). Ce dossier rassemble les pièces d’archives relatives au cas d’Herculine Barbin, mais il comporte également un manuscrit autographe de 116 feuillets consacré aux hermaphrodites, « ceux qu’on dit réunir en eux les deux sexes… ».
4 Voir E. Dorlin, « Hermaphrodisme », dans D. Lecourt (dir.), Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, Puf, 2004, p. 568-571.
5 La question de l’hermaphrodisme est présente dès les premières leçons du cours de 1975 sur Les anormaux (Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, éd. V. Marchetti et A. Salomoni, Paris, Seuil/Gallimard, 1999) où Foucault, en vue d’étayer le rapport entre anormalité et monstruosité, propose une rapide analyse historique du recodage de la monstruosité de l’hermaphrodisme en « monstruosité de la conduite » au XIXe siècle (voir notamment la leçon du 22 janvier 1975). Par ailleurs, le livre-dossier de Foucault a été publié aux États-Unis avec une introduction, datée de janvier 1980. La traduction française de cette introduction, intitulée « Le vrai sexe », est parue en novembre 1980 dans la revue Arcadie (repris dans Dits et Écrits II. 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 934-942), faisant suite à une intervention (non publiée) de Foucault lors des Journées d’Arcadie (mai 1979). Ce texte est désormais reproduit en tête de la réédition du dossier Herculine Barbin chez Gallimard.
6 M. Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 61.
7 Voir à ce sujet la mise au point de M. Salle, « Une ambiguïté sexuelle subversive. L’hermaphrodisme dans le discours médical de la fin du XIXe siècle », Ethnologie française, 40/1, 2010, p. 123-130.
8 À l’ouverture du dossier qui suit la reproduction des « Souvenirs » d’Herculine-Alexina/ Abel Barbin, Foucault note toutefois qu’une partie du journal manque et il en fournit l’explication suivante : « Tardieu semble avoir reçu le manuscrit complet des mains du médecin, le docteur Régnier, qui avait fait le constat de décès et pratiqué l’autopsie. Il l’a gardé, ne publiant que la partie qui lui paraissait importante. Il a négligé les souvenirs des dernières années d’Alexina – tout ce qui, selon lui, n’était que plainte, récriminations et incohérences. […] Le texte que voici reproduit donc ce qui a été publié par Tardieu en seconde partie de son ouvrage La question de l’identité » (Herculine Barbin dite Alexina B., op. cit., p. 141).
9 E. Dorlin, « Hermaphrodisme », art. cité, p. 570.
10 Cité dans Herculine Barbin dite Alexina B., op. cit., p. 164.
11 M. Foucault, Les anormaux, op. cit., Leçon du 22 janvier 1975, p. 67.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 68 (nous soulignons).
14 « […] les hermaphrodites sont toujours des pseudo-hermaphrodites » (Id., « Le vrai sexe », art. cité, p. 11).
15 Ce rapport, qui figure dans le dossier rassemblé par Foucault (Herculine Barbin dite Alexina B., op. cit., p. 147-150), est paru dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale (1860, t. XIV, p. 170 et suiv.) sous le titre : « Question d’identité ; vice de conformation des organes génitaux externes ; hypospadias, erreur sur le sexe ».
16 Herculine Barbin dite Alexina B., op. cit., p. 150. Notons que le texte de Chesnet renvoie littéralement à l’impossibilité de l’hermaphrodisme (pas d’« hermaphrodisme vrai ») dont il a été question plus haut : « […] nous pouvons à présent conclure et dire : Alexina est un homme, hermaphrodite sans doute, mais avec prédominance du sexe masculin » (nous soulignons). Cet énoncé est révélateur puisque la possibilité même de l’hermaphrodisme n’est avancée que pour être aussitôt, et doublement, contredite par l’assignation manifeste à un sexe, à un seul et vrai sexe, le « sexe masculin » qui ne peut donc être que celui d’un « homme ».
17 A. Tardieu, Question médico-légale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels, cité par Foucault dans Herculine Barbin dite Alexina B., op. cit., p. 146.
18 Nous renvoyons à ce sujet aux analyses de L. Laufer : « À propos d’Herculine Barbin. Le “vrai sexe” », Silène, en ligne : http://www.revue-silene.com/f/index.php?sp=comm&comm_id=26(consulté le 7 février 2016).
19 On peut rappeler que l’ouvrage du docteur A. Tardieu consacré à l’Étude médico-légale des attentats aux mœurs (3e éd., Paris, Baillière, 1859) se proposait l’étude des groupes de faits suivants : « 1o les outrages publics à la pudeur ; 2o le viol et les attentats à la pudeur ; 3o la pédérastie et la sodomie » (p. 1).
20 Rapport du docteur Chesnet, cité par Foucault dans Herculine Barbin dite Alexina B., op. cit., p. 148.
21 Ibid., p. 150.
22 Ibid.
23 Sur le discours de censure comme délimitation du champ du dicible et forclusion de l’indicible, voir J. Butler, Le pouvoir des mots. Politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam, 2004, chap. 4 : « Censure implicite et puissance d’agir discursive », et notre analyse dans « Sujet, pouvoir, discours. De Foucault à Butler, en passant par Bourdieu », Materiali foucaultiani, 4, 2013, p. 149 et suiv.
24 M. Foucault, « Le vrai sexe », art. cité, p. 15.
25 Ibid., p. 17.
26 Ibid.
27 Cette interprétation, par Foucault, du récit d’Herculine Barbin a fait l’objet d’une analyse critique de la part de J. Butler dans Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion (Paris, La Découverte, 2005) : « Foucault, Herculine et la politique de la discontinuité sexuelle » (p. 199- 215). Sur cette discussion de Foucault par Butler, voir la mise au point d’A. Sforzini dans Michel Foucault. Une pensée du corps, Paris, Puf, 2014, p. 68-74.
28 Le journal d’Herculine-Abel Barbin relate ainsi ce passage irréversible d’un sexe à l’autre, consécutif aux examens médico-légaux pratiqués par le docteur Chesnet : « […] le tribunal civil de S… ordonna que rectification fût faite sur les registres de l’état civil, en ce sens que je devais y être porté comme appartenant au sexe masculin en même temps qu’il substituait un nouveau prénom à ceux féminins que j’avais reçus à ma naissance. […] C’en était donc fait. L’état civil m’appelait à faire partie désormais de cette moitié du genre humain, appelée le sexe fort. Moi élevé jusqu’à l’âge de vingt et un ans dans les maisons religieuses, au milieu de compagnes timides, j’allais comme Achille laisser loin derrière moi tout un passé délicieux et entrer dans la lice, armé de ma seule faiblesse et de ma profonde inexpérience des hommes et des choses ! » (Herculine Barbin dite Alexina B., op. cit., p. 113).
29 M. Foucault, « Le vrai sexe », art. cité, p. 16. De ce point de vue, Foucault souligne que la vie au couvent est de fait soustraite aux assignations de genre et aux partages identitaires qu’elles supposent : le couvent fait en effet partie de « ces sociétés fermées, étroites et chaudes, où on a l’étrange bonheur, à la fois obligatoire et interdit, de ne connaître qu’un seul sexe. […] L’autre sexe n’est pas là avec ses exigences de partage et d’identité » (ibid., p. 17).
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Ce livre est cité par
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