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Foucault, ou l’obligation de la liberté

p. 185-191


Texte intégral

1Le titre de ma contribution est un clin d’œil un peu ironique à l’existentialisme que je pourrais ainsi déplier : « La pensée de Foucault nous oblige à la liberté. » Pour le dire autrement, la lecture de Foucault, le travail de recherche à partir de Foucault, est et ne peut être qu’une « pratique de liberté », pour reprendre ici l’une de ses belles expressions.

2On sait que quelque chose dans le travail de Foucault dissuade la naissance d’une école et déjoue d’avance l’éventuelle mauvaise idée de disciples qui voudraient construire une sorte d’orthodoxie du foucaldisme. Foucault aurait détesté l’existence d’une telle école et l’idée même d’une cohorte de disciples défendant corps et âme une doctrine lui aurait fait particulièrement horreur. En dépit du respect qu’il avait pour Lacan, c’est ce qui lui déplaisait dans le lacanisme. Et l’on pourrait faire la même remarque à propos du marxisme.

3S’appuyer sur des recherches et se servir des analyses de Foucault, c’est évidemment tout autre chose que respecter de façon maniaque une lettre foucaldienne, et ce d’autant plus que cette pensée est essentiellement mouvement. C’est une pensée qui oblige à la liberté, en un sens assez précis : elle nous oblige à instaurer avec elle un rapport libre, du moins si l’on veut à partir d’elle rendre compte de notre actualité. C’est ce qu’avec Pierre Dardot nous avons tenté de mettre en pratique au cours de nos travaux de ces dernières années.

4Un rapport libre à Foucault, un rapport non discipliné, c’est bien la condition de mettre au travail et donc de maintenir encore féconds, de rendre continûment productifs, les concepts qu’il a proposés et mis en circulation. Cette non-discipline ne permet pourtant pas n’importe quel usage des concepts. Il y a sans doute encore des obligations dans ce rapport non discipliné : la métaphore de la « boîte à outils » a ses inconvénients, celui par exemple de croire que l’on peut faire dire n’importe quoi à Foucault en utilisant à tort et à travers certains de ses concepts que l’on trouve ainsi parfois mis à toutes les sauces et utilisés dans tous les sens, même les plus contraires à leur contenu initial. La chose ne serait pas grave si elle ne brouillait la compréhension du sens de la recherche foucaldienne elle-même, si elle ne gommait la logique même du mouvement d’une pensée. Mais c’est sans doute inévitable.

5Ce rapport libre à Foucault signifie également que nous devons considérer son travail dans ses limites propres. Sa recherche ne nous dit pas tout, elle ne suffit pas à traiter de tous les objets, elle n’est en rien une doctrine totale ou totalisante. Elle ouvre des fenêtres, elle crée des angles nouveaux, en un mot elle est libératrice de certains de nos modes habituels de pensée, mais elle ne satisfait en rien un fantasme assez courant qui consisterait à vouloir à tout prix y trouver toutes les réponses à toutes les questions que nous nous posons. En particulier en matière politique, et c’est ce dont je traiterai ici pour dire comment Pierre Dardot et moi-même avons fait usage des travaux de Foucault sur la gouvernementalité et sur le néolibéralisme, et comment nous nous sommes appuyés sur un certain nombre de remarques directes ou indirectes de Foucault pour étudier la pensée de Marx.

6Mais d’abord il convient de préciser que l’une des lignes théoriques les plus importantes que l’on trouve chez Foucault et qui n’est pas indifférente à son propre rapport très libre à Marx a été l’idée constamment tenue par lui selon laquelle nous devenons ce que nos pratiques font de nous, nous sommes ce qu’elles nous permettent de devenir. Et c’est ce qui constitue pour Foucault, comme on sait, l’éthos même de la vie philosophique. Il était vain pour lui de développer une théorie de l’engagement ou de l’émancipation, surtout si une telle théorie n’engage pas à grand-chose et n’émancipe guère sur le plan pratique, mais il importait par contre, comme il le dit un jour, de « confronter ce qu’on pense et ce qu’on dit à ce qu’on fait et ce qu’on est ». Et il ajoutait ceci :

Il m’a toujours importé de lier, d’une façon aussi serrée que possible, l’analyse historique et théorique des relations de pouvoir, des institutions et des connaissances avec les mouvements, les critiques et les expériences qui les mettent en question dans la réalité1.

7S’il est une fidélité avec Foucault qu’il nous faut conserver précieusement, elle est bien dans cette relation entre une analyse critique et des expérimentations pratiques, entre une problématisation théorique et une pratique de subversion et d’alternative. C’est en cela et par cela que Foucault pourra échapper à la stérilisation académique, à toutes les formes de sorbonnisation qui le menacent, surtout maintenant qu’il est en train de devenir un auteur classique.

8Si la pensée de Foucault est bien mouvement ininterrompu, cela nous interdit, pour notre usage, de la fixer dans une lettre, de l’arrêter à un moment de son cours. Issue d’une certaine expérience, d’une certaine époque, elle n’est pas généralisable. Par contre, et c’est très différent, elle est prolongeable, ajustable et modifiable. Elle ne réclame pas seulement d’être éprouvée au regard des situations que nous vivons, comme si elle était une sorte de grille de lecture immobile et inamovible ; elle doit être mise au travail, toujours remise en mouvement, c’est-à-dire prolongée, ajustée et modifiée. Et c’est ce que nous avons cherché à faire à propos du néolibéralisme.

CE QU’IL Y A DE NOUVEAU DANS LE NÉOLIBÉRALISME

9Je n’insisterai ici que sur un point, qui me semble décisif. Dans la conjoncture des années 1990 et du début des années 2000, le néolibéralisme était massivement regardé comme un « retour à Adam Smith », c’est-à-dire comme une résurgence et une répétition du libéralisme économique classique fondé sur le « laissez faire ». Ce qui permettait de le dénoncer comme une sorte d’archaïsme, de passéisme, de régression. Plus encore, sur le plan politique, ce type de critique permettait de restaurer la valeur de l’État national, regardé comme un dernier rempart devant l’offensive des marchés. La parution très tardive (trop tardive même, il faut bien le dire au regard de la conjoncture et de l’importance prise par le néolibéralisme) de Naissance de la biopolitique2 a introduit dans cette doxa antinéolibérale une sorte de rupture décalée, puisqu’elle survenait près d’un quart de siècle après ce cours – une rupture dont il nous fallait exposer toutes les conditions, tous les aspects et toutes les conséquences. Ce que nous avons fait dans La nouvelle raison du monde3.

10Notre démarche ne consistait pas à nous lancer dans une exégèse ou un commentaire du cours enfin publié, mais à prolonger l’excursus de Foucault lorsqu’il a examiné en 1979 différentes formes de libéralisme, dont l’ordolibéralisme allemand et le néolibéralisme américain. Je parle ici d’excursus pour dire combien les cours de Foucault ont ce charme puissant de la liberté, d’une certaine absence de programme. La spécificité historique du néolibéralisme telle que Foucault la met au jour n’était pas dans l’annonce de son programme de travail de cette année-là, pas plus qu’elle ne sera d’ailleurs dans le compte rendu qu’il en donnera.

11Prolonger l’excursus, cela a signifié pour nous accentuer et en quelque sorte systématiser la particularité historique du néolibéralisme à partir d’un certain nombre d’aspects mis en évidence par Foucault : le rôle actif de l’État, la gouvernementalisation de l’État, le ciblage des subjectivités, et surtout le passage d’une problématique de la limite de l’action gouvernementale par le marché à une problématique d’une extension a priori illimitée de la logique de marché par l’action gouvernementale. Ce que nous a apporté Foucault sur ce point pourrait être résumé ainsi : alors que la doxa antinéolibérale interprète les politiques mises en œuvre comme un travail de destruction des règles, de démantèlement des institutions, de libération des forces spontanées du capital et de la finance, Foucault, comme à son habitude et selon son style théorique propre, nous permet de les comprendre comme ce qu’elles sont, à savoir un travail de construction d’institutions et de normes néolibérales.

12Ce que nous avons voulu faire, ce n’était pas de rester absolument fidèles aux propos de 1979 pour comprendre le déploiement des politiques néolibérales qui allait suivre ; c’était de nous appuyer sur la mise en valeur par Foucault des points de rupture et des différences du néolibéralisme contemporain avec le libéralisme pour en saisir l’originalité et donc pour mieux penser les modes de résistance efficaces. Cela supposait une sorte de changement de cible. Le « lieu commun critique » qu’il fallait mettre en question, selon sa formule, était à l’époque la « phobie d’État ». Aujourd’hui le lieu commun critique a complètement changé et pourrait être nommé plutôt « l’innocence de l’État » ou mieux « l’appel à l’État ». Et c’est cet appel à l’État qu’avec les analyses de Foucault, en modifiant la cible, il fallait questionner.

RELIRE MARX À PARTIR DE FOUCAULT

13Nous avons fait un autre usage de Foucault dans notre étude sur la pensée de Marx qui cherche à montrer ses tensions internes. Un usage moins visible, moins central certainement, plus indirect ou marginal mais important.

14On connaît tous les propos de Foucault sur la nécessité de « se débarrasser du marxisme » que les marxistes ne lui ont jamais vraiment pardonnés, ce qu’on peut comprendre. Mais Foucault ne s’est pas contenté de congédier le marxisme, il a même été à certains moments très inspiré par Marx dans son analyse du pouvoir (il suffit de lire son cours sur La société punitive4). Il y a comme un « jeu » de Foucault avec Marx et les marxistes, un jeu de devinettes ou de cache-cache, un jeu de citations masquées, de paraphrases, de clins d’œil.

15Il me semble qu’il faut prendre au sérieux cette idée exprimée ici ou là par Foucault selon laquelle la tâche des intellectuels critiques est une tâche de « libération de Marx ». Il ne s’agit pas de « se libérer de Marx », mais – opération très différente – de « libérer Marx » du marxisme et de la dogmatique de parti. On peut aussi, et c’est ce que nous avons essayé de faire dans nos travaux sur la pensée de Marx, montrer combien Foucault a été remarquablement attentif à cette idée très marxienne selon laquelle, comme je l’ai rappelé plus haut, nous sommes les effets de nos pratiques, nous sommes les produits de notre propre histoire. Et suivant cette ligne de réflexion, à partir des remarques et des analyses de Foucault sur la guerre sociale et sur la lutte des classes, il nous a semblé que nous pouvions mieux souligner la tension que l’on trouve chez Marx lui-même entre la logique très évolutionniste du développement des lois immanentes du capitalisme et la logique de l’affrontement des classes.

16Foucault a pris très au sérieux, sans le crier sur les toits, l’idée marxienne de l’auto-praxis ou de l’autoactivité des hommes en général et du prolétariat en particulier ; il a pris la mesure des écrits politiques de Marx qui identifiaient dans le processus révolutionnaire un mouvement d’autoconstitution et d’autotransformation du prolétariat ; il a souligné la coïncidence entre l’action que l’on mène, les luttes dans lesquelles on est engagé et la production de soi comme individu ou classe, selon une logique de production du sujet par sa propre action, ce qu’il nommera « processus de subjectivation ». C’est beaucoup.

DES CONTRE-CONDUITES AU PROJET D’ÉMANCIPATION

17Suivre Foucault sur certaines de ses traces, c’est bien sûr poursuivre une certaine manière d’analyser les pouvoirs, mais c’est aussi se demander comment des pratiques alternatives, des « contre-conduites » (dont il parle à propos de l’analyse des dissidences religieuses qui ont jalonné notre histoire) peuvent engendrer des manières de vivre et de penser différentes, des types de subjectivités nouvelles. C’est se demander comment, dans les luttes et les mouvements qui s’opposent aux pouvoirs, il n’y a pas seulement « résistance » mais aussi invention, et d’abord invention de soi comme autre. C’est ce qui dans les luttes des années 1960 et 1970 le passionnait, c’est aussi un phénomène qu’il pouvait voir à l’œuvre dans la lutte des classes, ce qu’on oublie parfois quand on veut en faire un auteur modérément politisé et absolument « postmoderne », adepte avant tout de « l’esthétisation de la vie ».

18Mais la question stratégique qui se pose dans notre actualité n’est plus celle des années 1970, c’est-à-dire le développement et l’articulation des luttes dans des secteurs très différents de la société. La grande question de notre actualité est, de nouveau, celle du capitalisme, ou plutôt de son dépassement, c’est-à-dire de la transformation des institutions centrales de notre société.

19Sur ce terrain, la réponse en termes de contre-conduites n’est sans doute pas suffisante, pas plus que celle en termes d’éthique du souci de soi. On sait que Foucault a voulu se défier des grands projets d’émancipation. C’est ce qui ressort du commentaire de l’article de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). Se retourner sur notre actualité, écrit-il, c’est « se détourner de tous ces projets qui prétendent être globaux et radicaux » et qui procèdent de « la prétention à échapper au système de l’actualité pour donner des programmes d’ensemble d’une autre société5 ».

20À toutes les « promesses de l’homme nouveau », il faut préférer « le travail indéfini de la liberté » tel qu’il s’expérimente dans des situations à chaque fois contingentes et toujours nouvelles, « un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté6 ».

21Foucault confiera ainsi, dans un entretien de 1984, avoir « toujours été un peu méfiant à l’égard du thème général de la libération », dans la mesure où il procède peu ou prou de l’idée qu’il existe « une nature ou un fond humain » aliéné et réprimé. Se dessine alors le projet d’une réconciliation de l’homme avec lui-même par la reprise en lui-même de cette nature aliénée. Peu après il précisera : « C’est pourquoi j’insiste plutôt sur les pratiques de liberté que sur les processus de libération7. » Cette insistance sur les « pratiques de liberté » était en elle-même une critique de ces grands projets qui avaient pour condition des formes d’organisation extrêmement coercitives et pour résultats dans l’histoire des régimes étatiques totalitaires. Notre actualité, trente ans plus tard, n’est plus celle-là. Il convient donc de tirer de nouvelles leçons des temps que nous vivons car il nous faut penser à nouveaux frais non pas seulement les « pratiques de liberté » mais aussi le projet d’émancipation, ou plus exactement le lien entre les « pratiques de liberté » et le projet de libération de la domination capitaliste.

22C’est ce que nous apprennent aujourd’hui les pratiques du commun dans leur diversité, spécialement par leur capacité à créer des institutions nouvelles, à se définir elles-mêmes comme collectifs capables de s’auto-gouverner. Pour en rendre compte, les remarques de Foucault sur les communautés gays ouvrent cet horizon8 ; elles doivent être aujourd’hui prolongées. Les mouvements dans le monde qui ont pris les « communs » et le commun comme termes emblématiques et, à certains égards, problématiques, ont ceci de particulier qu’ils ne dissocient pas l’affrontement avec le néolibéralisme et l’institution de nouvelles formes sociales, politiques et économiques.

23Si l’émancipation consiste pour l’homme à se produire lui-même par des pratiques de liberté, nous pourrions dire que la sortie de la domination capitaliste consiste pour une société à se produire elle-même par des pratiques du commun. C’est donc en faisant un pas de côté et un pas en avant par rapport à ce que Foucault pouvait dire dans les années 1970 et 1980 qu’il nous paraît possible et surtout nécessaire de poursuivre le travail intellectuel tel que Foucault le concevait : à la fois travail critique de ce que nous sommes et réinvention de nous-même.

Notes de bas de page

1 M. Foucault, « Politique et éthique : une interview » [1983], dans Dits et Écrits II. 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 1404.

2 Id., Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, éd. M. Senellart, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.

3 P. Dardot, Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010.

4 M. Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France. 1972-1973, éd. B. E. Harcourt, Paris, Seuil/Gallimard, 2013.

5 M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 1393-1394.

6 Ibid., p. 1397.

7 Id., « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » [1984], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 1528-1529.

8 Voir par exemple Id., « De l’amitié comme mode de vie » [1981], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 982-986.

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