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Foucault, le droit, la norme

p. 171-176


Texte intégral

1En 2007-2008, j’avais consacré un article et un séminaire à la question de la place qu’occupe la normativité dans la pensée de Foucault. Ma thèse était que cette question est chez lui soit éludée ou contournée, soit ramenée à celle de la normalité et de la normalisation (Foucault comprenant toujours la norme à partir du « normal », et refusant de ce fait d’accorder un quelconque crédit à l’idée d’une normativité au sens où l’entendent les juristes ou la philosophie morale). Je n’ai pas changé d’avis ; simplement, j’admets aujourd’hui qu’il y a chez le Foucault des derniers cours le projet pas totalement abouti de définir les contours d’un nouveau type de normativité, destiné à structurer les « conduites de soi », et qu’on peut à partir de cette évolution vers une position normative (ou métanormative, si on veut, puisque le propos de Foucault n’est évidemment pas de prescrire des règles éthiques) projeter une nouvelle lumière sur le traitement foucaldien du droit qui, on le verra, ne se borne pas à ces considérations sur le vieux droit de la souveraineté et le système du contractualisme. Pour autant, je ne m’accorde pas avec certains commentaires tentant d’établir que la vision foucaldienne du droit n’est pas si réductrice et négative qu’on le croit ; je pense ici, notamment, à une contribution de Mathieu Potte-Bonneville sur « Foucault et le droit1 », qui soutient qu’il y a chez Foucault une double référence au droit, négative et positive, selon qu’il s’agit du passé ou de l’avenir, et au livre de Marcio Alves da Fonseca, Michel Foucault et le droit2, dont la thèse est qu’il ne s’agit pas pour Foucault de disqualifier le droit mais de le penser « différemment ».

2Un des effets de la vision foucaldienne « classique » de la normativité (le réseau normatif n’est, au mieux, qu’une pièce d’un dispositif de pouvoir) est la présentation peu charitable qui est faite du droit dans les textes des années 1970, avant Surveiller et punir (par exemple dans le cours de 1973, La société punitive) et surtout après, et en particulier dans les cours de 1976 (« Il faut défendre la société »), 1978 (Sécurité, territoire, population) et 1979 (Naissance de la biopolitique) : le droit, et c’est très significatif, se voit très fréquemment associé l’adjectif qualificatif « vieux » ; il est, de ce fait, d’un autre temps, un temps qui n’est plus le nôtre. Étrangement, Foucault a en commun avec un de ses principaux adversaires, le marxisme, une dépréciation constante du droit. Par exemple, dans le cours de 1976, Foucault est en quête d’un modèle alternatif à « la conception juridique et libérale du pouvoir politique3 », c’est-à-dire en fait (équivalence qui à mes yeux ne va nullement de soi) au contractualisme. Cette alternative à ce « vieux système » qui « s’articulerait autour du pouvoir comme droit originaire que l’on cède, constitutif de la souveraineté, et avec le contrat comme matrice du pouvoir politique4 », Foucault la cherche alors dans l’idée selon laquelle « le pouvoir, c’est la guerre5 », et dans la symbolique de la « guerre des races » ; il va rapidement abandonner cette piste, mais cela ne modifiera pas son diagnostic sur le « vieux système » du droit. On doit discuter bien sûr la réduction de ce que Foucault nomme la « théorie du droit6 » au contractualisme, compris comme une doctrine qui « ne connaissait que l’individu et la société7 ». Mais peut-être Foucault veut-il dire que le contractualisme (qui est évidemment bien plus divers et dissonant que Foucault ne le prétend : Hobbes n’est pas Rousseau, Locke n’est pas Kant) est seul à avoir prétendu concevoir le pouvoir en termes juridiques ? Une telle affirmation est d’autant moins évidente que Foucault lui-même va souligner, dans Naissance de la biopolitique, que le libéralisme, à qui le paradigme contractualiste est étranger, accorde une place importante, même si elle n’est pas fondatrice, au droit, puisqu’il prétend « faire sortir de la véridiction du marché la juridicité de l’État8 ». Toujours est-il que Foucault est convaincu que « le droit » – lui-même ramené au schéma contrat/souveraineté –, s’il a pu avoir une certaine vraisemblance au moins en tant que discours, c’est-à-dire, s’il a pu produire des effets de vérité dans le contexte de l’absolutisme, n’a plus de pertinence ni explicative, ni discursive à l’ère des disciplines et de la biopolitique des populations ; d’où cette phrase que l’on retrouve dans différents contextes : « Nous sommes entrés dans une phase de régression du juridique9 » ; ou encore : « Nous vivons dans une société qui est en train de cesser d’être une société juridique », puisque « nous sommes […] dans un monde disciplinaire, nous sommes dans un monde de la régulation10 ». Il me semblait, il me semble toujours, que pour Foucault, au moins pour le Foucault des années 1970, « le droit » est une chose du passé : on doit acter « l’importance croissante prise par le jeu de la norme au détriment du système juridique de la loi11 ». Cette opposition de la norme (entendue non pas au sens des juristes, mais comme un instrument de normalisation) et du droit ou de la loi est une constante chez Foucault ; et il paraît considérer, bien que les formulations varient un peu d’un texte à l’autre, que la norme et le droit forment un système de vases communicants : s’il y a « progrès » de la normalisation, il y a régression du juridique, puisque la « société de la norme » se distingue de la « société de la loi12 » et s’y oppose.

3Diverses critiques peuvent être adressées à la vision foucaldienne, assez schématique, du « vieux droit ». On peut par exemple discuter la périodisation historique qui l’accompagne (elle est peut-être fantaisiste, mais elle a un sens dans le projet théorique qui est celui de Foucault) : le « vieux droit » et la thématique du contrat auraient dominé le discours sur la société du Moyen Âge à la fin de l’âge classique et constitueraient le cœur de la doctrine classique de la souveraineté (Hobbes). Et on peut aussi contester l’idée suivant laquelle cette conception juridique du pouvoir n’aurait été remise en question de manière décisive (car le discours lui aussi très ancien de la « guerre » n’en est que le contrepoint sur mode mineur) qu’à travers les deux vagues successives du développement des technologies disciplinaires à partir du xviie (ou du xviiie) siècle et de la naissance, au xixe siècle (ou au xviiie : Foucault est assez fluctuant dans ses découpages), de la « biopolitique » ou du biopouvoir13. Je vais traiter des deux aspects simultanément, car il me semble qu’ils font système et dessinent, même dans ce qu’ils ont de contestable, la cohérence du propos de Foucault sur le droit.

4On peut aussi s’étonner de la thèse selon laquelle le « vieux droit de la souveraineté » aurait régné sans partage du Moyen Âge au xviie-xviiie siècle : elle efface, intentionnellement, la césure que l’on situe ordinairement au xvie siècle, avec « l’invention » par Bodin du concept proprement moderne de l’État souverain. Consciemment, Foucault se démarque de cette périodisation, parce qu’il récuse la thèse qui en est corrélative : la « modernité » naît avec l’État souverain, et cette naissance est liée au découplage du théologique et du politique (la fameuse « sécularisation ») imposé par le dissentiment religieux et par la formation de l’économie-monde. Cette présentation usuelle des choses ne convient pas à Foucault, car elle fait la part trop belle au droit dans la généalogie de la modernité. Du coup, révisant tacitement la « chronologie » de Les mots et les choses, Foucault soutient que le « vieux droit » est d’origine médiévale et que la véritable rupture avec le schéma juridique de la souveraineté s’opère à partir du xviiie-xixe siècle avec le développement des technologies disciplinaires et du biopouvoir, mais aussi avec la constitution d’un paradigme économique à bien des égards alternatif du paradigme juridique précédemment dominant. On pourrait dire – au demeurant, Foucault le dit dans le cours de 1979 – que la naissance d’une société civile au sein de l’État, et pour une part contre lui, est ce qui signe la péremption de la théorie de la souveraineté : de fait, c’est bien « la société » ou le social qui est le terrain des technologies disciplinaires et de la « biopolitique de l’espèce humaine », et c’est elle aussi qui appelle la naissance de ces deux nouveaux « savoirs d’opposition » (d’opposition à une vision statocentrée du monde social) que sont l’économie politique et la sociologie. Si la société (civile) est « matrice permanente de pouvoir politique14 », c’est parce qu’elle est le terreau sur lequel naissent des figures non étatiques et non juridiques du pouvoir et du savoir, des types de gouvernement qui ne sont pas réductible au schéma juridico-politique dont la théorie standard du contrat était le paradigme. Il ne s’agit pas de prétendre que, pour Foucault, la société de discipline ou la gestion biopolitique des populations seraient un « progrès » par rapport au « vieux schéma juridique » ; à bien des égards, ce sont des formes d’asservissement nouvelles et insidieuses, car moins visibles, qu’elles favorisent, en même temps d’ailleurs que de nouvelles pratiques de libération (les résistances, les « illégalismes » de Surveiller et punir, par exemple15). Mais ce que leur avènement montre à ses yeux, c’est l’impossibilité de penser la société à partir du droit. La « régression du juridique » n’est au fond que la révélation tardive de quelque chose qui de toujours était vrai mais restait inaperçu : les « grandes structures juridico-politiques d’une société », y compris les « droits de l’homme », ne sont jamais un principe d’explication suffisant. Il s’agit, même si le mot n’y est pas, d’une superstructure. C’est ainsi que je comprends un passage de Surveiller et punir où Foucault expose le « versant obscur » du grand récit juridique des droits de l’homme, à savoir la constitution du réseau des micropouvoirs disciplinaires ; il se termine ainsi :

Le contrat pouvait bien être imaginé comme fondement idéal du droit et du pouvoir politique ; le panoptique constituait le procédé technique, universellement répandu, de la coercition. […] Les Lumières qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines16.

5On entend la visée démystificatrice du propos. À l’heure où se développe la religion des droits de l’homme, il s’agit d’indiquer que leur triomphe (ou plutôt le triomphe du discours normatif des droits de l’homme) a un prix : l’instauration d’une société disciplinaire. Mais, outre que l’exacte corrélation des deux phénomènes n’est pas véritablement montrée (à mon avis, la réflexion ultérieure de Foucault sur le libéralisme est une tentative de réponse à cette objection), on peut se poser la question suivante : de ce que les « droits de l’homme » ne méritent peut-être pas la dévotion naïve dont ils font parfois l’objet, doit-on forcément conclure à la péremption du droit comme système normatif offrant un référentiel global à l’État et à la société (et ici on ne peut pas réduire le droit à la « théorie du contrat », qui n’en est qu’une pièce) ? Il me semble qu’en voulant légitimement, sur la base d’une critique du paradigme jusnaturaliste, révéler la face sombre de la thématique des droits de l’homme, Foucault a peut-être jeté le bébé (la possibilité d’une normativité qui ne soit pas un simple habillage des rapports de force sociaux) avec l’eau du bain (l’idéologie libérale-républicaine).

6 Pourtant, on ne peut pas limiter le propos de Foucault sur le droit à sa présentation cavalière (et orientée par des buts théoriques bien précis) du « vieux droit de la souveraineté ». On peut en effet constater que dans d’autres textes, mais qui ne portent pas sur le droit moderne, Foucault est capable de faire preuve d’une attention vigilante à la conceptualité, fût-elle de l’ordre du mythème, et aux enjeux théoriques du droit. Je pense ici, en particulier, aux analyses remarquables qu’il a développées à plusieurs reprises, à partir du cours de 1971 (Leçons sur la volonté de savoir), sur le droit et, comme l’a nommé Louis Gernet, le « pré-droit » dans la société grecque archaïque, et où il s’efforce avec patience de montrer le réseau qui se forme entre dikè, dikaion, themis, thesmos, nomos chez Hésiode ou chez Sophocle. Je pense aussi au commentaire d’Œdipe roi dans une des conférences sur La vérité et les formes juridiques (1973) – analyse qu’il reprend, mais dans une optique qui anticipe déjà sur le « deuxième déplacement » annoncé dans l’Introduction de L’usage des plaisirs, celui qui conduit de l’étude des dispositifs de savoir-pouvoir à celle des « techniques de soi17 ». Je pense enfin à l’analyse des rapports entre dikazein et krinein dans les cours donnés à Louvain en 1981 sous le titre Mal faire, dire vrai. On trouve dans ces textes de superbes analyses de la façon dont se constitue un univers de représentations juridiques normatives, même si, c’est vrai, le mot « droit » n’apparaît pas ou très peu dans un tel contexte. On a ici affaire à un autre Foucault, bien plus attentif à la texture fine des textes et des concepts, comme il l’est par ailleurs dans les cours des années 1980 sur la constitution éthique de la subjectivité. Ici, bien qu’il soit pourtant très vieux, le droit n’est pas « vieux »… Ce qui confirme l’hypothèse selon laquelle ce à quoi, dans le droit, Foucault est réfractaire n’est pas tant l’idée même d’une normation (et non d’une normalisation !) des pratiques que les formes qu’elle a prises – ou qu’il croit qu’elle a prises – dans le contexte particulier de l’État moderne.

Notes de bas de page

1 M. Potte-Bonneville, « Foucault et le droit », intervention au groupe d’études « La philosophie au sens large », dirigé par Pierre Macherey, 8 janvier 2003, http://stl.recherche.univlille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/Macherey20022003/PotteBonneville.html (consulté le 8 février 2016).

2 M. Alves da Fonseca, Michel Foucault et le droit [2002], Paris, L’Harmattan, 2014.

3 M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, éd. M. Bertani et A. Fontana, Paris, Seuil/Gallimard, 1997, p. 14.

4 Ibid., p. 17.

5 Ibid., p. 16.

6 Ibid., p. 218.

7 Ibid.

8 Id., Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, éd. M. Senellart, Seuil/ Gallimard, 2004, p. 96.

9 Id., La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 190.

10 Id., « Les mailles du pouvoir » [1981], dans Dits et Écrits II. 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 1017-1018.

11 Id., La volonté de savoir, op. cit., p. 189.

12 Id., « Crise de la médecine ou crise de l’antimédecine ? » [1976], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 50. Propos légèrement différent dans « L’extension sociale de la norme » [1976], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 75 : « Nous sommes entrés dans un type de société où le pouvoir de la loi est en train non pas de régresser, mais de s’intégrer à un pouvoir beaucoup plus général : en gros, celui de la norme. »

13 Voir le résumé de ces trois « étapes » dans M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 215 et suiv.

14 Id., Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 307.

15 Voir Id., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 261 et suiv., ici p. 282 : « Si l’opposition juridique passe bien entre la légalité et la pratique illégale, l’opposition stratégique passe entre les illégalismes et la délinquance. »

16 Id., Surveiller et punir, op. cit., p. 223-224.

17 M. Foucault, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 12 et suiv.

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