Foucault dans les études des frontières et des migrations
p. 141-146
Texte intégral
1Les études des frontières et des migrations sont parmi les domaines où Michel Foucault est actuellement le plus « utilisé ». D’un point de vue général, cela n’est pas très étonnant, car les migrations et les frontières ont été – dans les deux dernières décennies – un domaine crucial d’élaboration théorique et d’investigation critique, aussi bien que d’activisme politique, et qu’il est difficile de penser à la théorie critique contemporaine sans prendre en considération le rôle majeur qu’y joue Foucault : sa pensée (sa fameuse « boîte à outils ») fournit justement une série d’outils conceptuels qui ont été « utilisés » aussi en dehors des champs qu’il a analysés et de manière indépendante par rapport à ses « objets de recherche ». Bien qu’il soit possible de trouver ici et là quelques réflexions de Foucault sur les migrations et sur la mobilité, il convient en effet de souligner que les frontières et les migrations n’ont pas constitué pour lui un objet d’étude significatif. Ce n’est pas étonnant, car l’expression « les frontières et les migrations » elle-même pointe une conjoncture politique dont la portée capitale a émergé seulement après la mort de Foucault, comme cela a été récemment mis en lumière dans un dossier très intéressant paru dans la revue Materiali foucaultiani1.
2Bref, on peut dire que dans les « époques de migrations » précédentes, l’étude des migrations n’impliquait pas nécessairement l’étude du problème des frontières. Cela est vrai par exemple pour la grande migration transatlantique de la fin du xixe siècle aussi bien que pour l’époque de ceux qu’on a appelés les guestworkers dans l’Europe de l’Ouest après la Deuxième Guerre mondiale, à l’apogée du fordisme. Si l’on prend en considération les travaux pionniers de la Chicago School of Sociology au début du xxe siècle ou les nombreuses investigations mainstream, militantes et même révolutionnaires consacrées aux migrations en Europe pendant les années 1960 et 1970, on peut voir aisément que la question des frontières était loin d’y jouer un rôle important. Elle y était plutôt virtuellement absente.
3La situation a changé de manière dramatique ces dernières années. Et cela non pas seulement parce que plusieurs frontières dans le monde (de la Méditerranée aux territoires de frontière entre les États-Unis et le Mexique, pour ne prendre que deux exemples) sont devenues des lieux de ce qu’avec Achille Mbembe on appelle désormais « nécropolitique2 ». De manière plus générale, comme plusieurs chercheurs l’ont montré, dans les deux dernières décennies nous avons été les témoins à la fois d’une multiplication et d’un vacillement des frontières, qui ont conduit à une situation dans laquelle le passage de frontière ne peut plus être considéré comme un événement qui a temporellement lieu une seule fois et qui marque le début de l’expérience migratoire d’un individu particulier. Il faut se souvenir du slogan des Latinos Struggles aux États-Unis : We did not cross the border, the border crossed us. Indépendamment des références historiques concrètes de ce slogan (la guerre entre États-Unis et Mexique des années 1840 et le traité de Guadeloupe Hidalgo de 1848), celui-ci saisit bien la pénétration des frontières à l’intérieur d’espaces politiques formellement unifiés, ainsi que les implications tout à fait concrètes de ce processus pour la vie d’une multitude croissante de sujets. Ces implications sont loin d’être limitées aux migrants. Elles reflètent plutôt des transformations (et aussi des déformations) profondes de l’espace même de la citoyenneté, et en particulier de l’articulation entre citoyenneté, travail et marché du travail.
4Les chercheurs engagés à présent dans l’étude critique des frontières et des migrations reviennent à Foucault précisément pour essayer de comprendre cette conjoncture politique inédite, dont l’émergence mérite d’être analysée dans les termes de ce que Foucault lui-même définissait comme une nouvelle « problématisation », c’est-à-dire « l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives » qui la fait entrer « dans le jeu du vrai et du faux et [la] constitue comme objet pour la pensée3 ». Cela signifie sans aucun doute comprendre les nouveaux défis que posent les migrations contemporaines et jeter un peu de lumière sur la réalité de domination et d’exploitation dont les migrants font l’expérience. Mais cela signifie aussi saisir des transformations plus générales du panorama politique global, dans la mesure notamment où des processus d’assujettissement et de subjectivation s’y trouvent impliqués. Et je pense que les études critiques des frontières et des migrations les plus intéressantes et les plus stimulantes, parmi celles qui s’appuient sur des « outils » foucaldiens, ne sont pas celles qui soulignent les processus d’exclusion (songeons, par exemple, aux nombreux travaux sur les camps de détention qui s’inspirent de la lecture de la « biopolitique » et de la « vie nue » proposée par Giorgio Agamben dans Homo sacer4). Foucault lui-même a critiqué de manière très intelligente le concept d’exclusion dans la première leçon de son cours au Collège de France de 1972-1973, La société punitive, où il a mis en lumière que la notion d’exclusion ne permet pas de mener une analyse des luttes, des rapports et des opérations spécifiques du pouvoir « à partir de quoi précisément se fait l’exclusion5 ».
5Cela ne signifie pas bien entendu que violence et exclusion ne méritent pas une analyse critique et une dénonciation politique, au contraire ! Mais si l’on veut comprendre la violence et l’exclusion qui s’abattent sur les migrants dans le monde contemporain, il convient d’interroger la profonde déstabilisation des codes sociaux et politiques de l’inclusion. En d’autres termes, en reprenant un problème qui a été brillamment discuté par Étienne Balibar (en lien aussi avec le cours de Foucault sur Les anormaux6), il convient d’interroger la construction du « corps étranger » depuis la perspective de son inclusion différentielle, et plus généralement il convient d’interroger la multiplication et les transformations de la figure de l’« étranger » du point de vue de la multiplication et des transformations (ou de l’explosion) de la figure du « citoyen ». La limite qui sépare ces deux figures a été récemment mise à l’épreuve et contestée par des chercheurs qui ont essayé de repenser de manière cohérente l’étude des frontières à l’aune des réflexions de Foucault sur la nature productive du pouvoir. Après avoir été traditionnellement considérée comme une limite « négative » (il suffit de songer à l’image puissante du mur), la frontière émerge dans les études critiques récentes comme un champ de tensions, constitué – pour reprendre encore une fois les termes de Foucault – par les luttes, les rapports et les opérations spécifiques du pouvoir. À l’intérieur de ce champ de tensions, la production de l’espace et de la subjectivité est toujours à l’œuvre.
6 L’un des aspects cruciaux de cette redéfinition des frontières a été la tentative de déplacer le regard de la primauté du contrôle et de la « réification » des frontières aux pratiques concrètes de mobilité et de migration, toujours tressées de tensions et de luttes. L’insistance foucaldienne sur l’implication réciproque du pouvoir et de la résistance a fourni à ce propos un arrière-plan théorique important. De même, l’usage du concept de gouvernementalité dans plusieurs études critiques des frontières et des migrations témoigne de cette insistance sur le rôle constitutif des luttes et des résistances, qui est trop souvent mise entre parenthèses dans d’autres travaux. Des chercheurs comme, par exemple, Martina Tazzioli et William Walters ont contribué de manière vraiment décisive aux études des frontières et des migrations à travers leur usage du concept de gouvernementalité, mais ils ont aussi élaboré une lecture nouvelle et originale de ce même concept, en contribuant de manière significative aux études foucaldiennes7. L’implication de la subjectivité des migrants dans les assemblages changeants de la gouvernementalité qu’ils mettent en lumière prend toujours la forme de l’implication d’une subjectivité insubordonnée. La limite qui sépare « coercition » et « consentement » est loin de se brouiller dans le cas des migrants – quand au contraire ce brouillement est devenu un lieu commun dans beaucoup de Governmentality Studies, par exemple dans les travaux récents de Nikolas Rose8. Ce qui émerge des analyses de la gouvernementalité (ou, plus précisément, de la gouvernementalisation) des frontières et des migrations, c’est donc la profonde instabilité de la gouvernementalité elle-même qui, d’une part, est obligée de faire face au défi de la turbulence et de l’autonomie des migrations et qui, d’autre part, demande sans cesse l’intervention d’un autre type de pouvoir – que l’on peut appeler souveraineté.
7En lisant les Governmentality Studies contemporaines, on a souvent l’impression d’être confronté à une narration de l’infinie répétition d’une série de variations nuancées de la même version de la subjectivité – celle du sujet libéral entrepreneurial qui est dominante dans les sociétés capitalistes avancées. Les études critiques de la gouvernementalité des frontières et des migrations reconnaissent l’importance d’un concept tel que celui de « capital humain » dans l’élaboration des politiques migratoires et des régimes des frontières sur différentes échelles géographiques. Comme les lecteurs de Naissance de la biopolitique le savent, Foucault lui-même a mis en lumière l’importance des migrations – de « la capacité pour un individu de se déplacer, et en particulier la migration9 » – parmi les éléments qui constituent le concept néolibéral de capital humain. La rhétorique contemporaine et les programmes de migration management sont des manières d’implémenter ce concept. L’« ordre de mobilité » hautement différencié et flexible que cette rhétorique et ces programmes essaient de produire, de façon cohérente par rapport au fantasme d’une migration just-in-time et to-the-point, possède des implications très concrètes pour le panorama migratoire dans plusieurs lieux du monde. Mais ce qu’il est nécessaire de souligner, ce sont encore une fois les limites du migration management, ses points aveugles, ses ratages, ses interruptions et ses fractures. C’est souvent à ce niveau que la biopolitique néolibérale devient nécropolitique.
8Comme je l’ai montré dans un livre que j’ai récemment publié avec Brett Neilson10, utiliser le concept marxien de force de travail au sein de la discussion critique de la gouvernementalité des frontières et des migrations peut nous aider à sauver le caractère antagoniste de la production de subjectivité qui est liée à des concepts néolibéraux tels que celui de « capital humain ». D’autres chercheurs travaillent au même projet (je ne mentionnerai que le nom de Nicholas De Genova11). Pour le dire de manière très simple, parler de force de travail nous rappelle que, au sein des sociétés capitalistes, il ne peut pas y avoir une seule version de subjectivité, ce qui m’amène à quelques remarques conclusives sur la vexata quaestio de la relation entre Foucault et Marx. J’ai montré avec Brett Neilson que l’émergence même du concept de biopolitique chez Foucault peut être reconduite à son dialogue souterrain avec Marx. En prenant en considération Les mailles du pouvoir, la fameuse conférence donnée en 1976 à l’université de Bahia12, nous observons que la distinction que Foucault y élabore entre les technologies de pouvoir « anatomo-politiques » et « biopolitiques » correspond de manière exacte aux deux volets du concept marxien de force de travail : le « corps vivant » produit en tant que « porteur » de la force de travail et la puissance humaine générale indiquée par le concept – ou, depuis un autre point de vue, l’expérience individualisée du travailleur et sa vie dans la réalité de la coopération sociale.
9Il s’agit d’une perspective très intéressante pour l’analyse des différentes technologies de pouvoir qui s’exercent sur les migrants à l’intérieur de plusieurs espaces de frontière dans le monde contemporain. En même temps, on peut relever que le concept marxien de force de travail a joué un rôle important dans les analyses théoriques et historiques menées par Foucault en vue de la rédaction de Surveiller et punir. La publication récente de La société punitive jette une lumière nouvelle sur ce rôle. Ce que Foucault illustre ici, sur fond d’un dialogue intense avec le travail d’E.P. Thompson à propos de la « constitution » de la classe ouvrière, c’est précisément la constitution historique de la force de travail en tant que marchandise. L’étude des différentes formes de l’« illégalisme populaire » qui ont entrecroisé les processus de prolétarisation entre le xviiie et le xixe siècle, en Europe, conduit Foucault à se concentrer sur la mobilité en tant que pratique subjective de refus, en tant que revendication matérielle de liberté qui anticipe des formes plus ou moins collectives et organisées, « jusqu’à celle des grèves13 ». Il s’agit d’une magnifique politisation des pratiques « subalternes » de mobilité et de migration, qui devance les développements récents de la recherche historique14 et met en même temps en lumière l’importance cruciale de la mobilité en tant que champ de lutte dans la fabrication de « sujets productifs15 » à partir des « porteurs » de la force de travail. Utiliser cette rencontre Foucault-Marx à propos du concept de force de travail comme une incitation à développer et approfondir davantage l’originalité des concepts de gouvernementalité et de biopolitique employés dans plusieurs études critiques des frontières et des migrations constitue une tâche théorique dont les implications sont susceptibles de résonner bien au-delà de ces domaines spécifiques d’analyse.
Notes de bas de page
1 Voir « Forum : Foucault, migrazioni e confini », dir. L. Cremonesi, O. Irrera, D. Lorenzini, M. Tazzioli, Materiali foucaultiani, 3, 2013, p. 149-213 (interventions de Nicholas De Genova, Brett Neilson et William Walters).
2 Voir A. Mbembe, « Nécropolitique » [2003], Raisons politiques, 21/1, 2006, p. 29-60.
3 M. Foucault, « Le souci de la vérité » [1984], dans Dits et Écrits II. 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 1489.
4 Voir G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue [1995], Paris, Seuil, 1997.
5 M. Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France. 1972-1973, éd. B. E. Harcourt, Paris, Seuil/Gallimard, 2013, p. 5.
6 Id., Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, éd. V. Marchetti et A. Salomoni, Paris, Seuil/Gallimard, 1999.
7 Voir M. Tazzioli, Spaces of Governmentality. Autonomous Migration and the Arab Uprisings, Londres, Rowman & Littlefield, 2014, et W. Walters, Governmentality. Critical Encounters, New York, Routledge, 2012.
8 Voir N. Rose, The Politics of Life Itself. Biomedicine, Power, and Subjectivity in the Twenty-first Century, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. 74.
9 M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, éd. M. Senellart, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, p. 236.
10 Voir S. Mezzadra, B. Neilson, Border as Method, or, the Multiplication of Labor, Durham, Duke University Press, 2013.
11 Voir N. De Genova, « The Deportation Regime. Sovereignty, Space, and the Freedom of Movement », dans N. De Genova, N. Pentz (dir.), The Deportation Regime, Durham, Duke University Press, 2010, p. 33-65.
12 Voir M. Foucault, « Les mailles du pouvoir » [1976], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 1001- 1020.
13 M. Foucault, La société punitive, op. cit., p. 194.
14 Voir par exemple Y. Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, Puf, 1998.
15 Voir P. Macherey, « Le sujet productif », 10 mai 2012 (http://philolarge.hypotheses.org/1245, consulté le 28 janvier 2016).
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Ce livre est cité par
- Braunstein, Jean-François. (2023) Historiographies of Science Handbook for the Historiography of Science. DOI: 10.1007/978-3-030-99498-3_14-1
- Nigh, Amy. Erlenbusch-Anderson, Verena. (2020) How method travels: genealogy in Foucault and Castro-Gómez. Inquiry. DOI: 10.1080/0020174X.2020.1762726
- Clements, Niki Kasumi. (2021) Foucault’s Christianities. Journal of the American Academy of Religion, 89. DOI: 10.1093/jaarel/lfab024
- Blanco, Azucena G.. (2023) Foucault on Raymond Roussel: The Extralinguistic Outside of Literature. Theory, Culture & Society, 40. DOI: 10.1177/0263276420950458
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