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L’éclat de Foucault dans les études (post) coloniales

Trop « prêt-à-porter » ?

p. 107-123


Texte intégral

1Je voudrais parler ici des études coloniales, où Foucault n’a presque jamais mis les pieds, mais qu’il a bouleversées et saturées. En faisant cela, je prends à cœur son insistance sur la parrêsia, sur le franc-parler comme base de la critique de nous-mêmes1. Bertrand Binoche rappelle que le cours de Foucault de 1976, « Il faut défendre la société », n’est pas seulement une « généalogie des généalogies », mais bien le cours qui a pris comme sujet la naissance (pas « l’origine ») du racisme d’État2. Foucault y met en évidence que la première « contre-histoire » a été le discours sur la race3. Aujourd’hui, il serait plus correct de dire que le discours sur la race marche plutôt comme une sous-histoire, une histoire diffractée dans la politique contemporaine.

2On sait que, dans tout le bruit produit autour de la publication de ce premier cours en 1997, l’analyse par Foucault de l’émergence de la race au centre du pouvoir étatique ne fut presque pas remarquée – ni même après. Je ne ferai pas l’analyse de ce texte, ni ne discuterai le lien entre le dernier chapitre de La volonté de savoir et la manière dont « Il faut défendre la société » aborde la guerre des races – je l’ai fait dans Race and the Education of Desire il y a vingt ans, avant que ce cours n’ait été publié4. Je le note plutôt pour signaler que les vues de Foucault sur la race et le racisme ont longtemps été négligées par ses interlocuteurs et ne doivent pas l’être, surtout pour nous qui travaillons sur les ontologies historiques et politiques contemporaines. Je le note aussi pour indiquer ma démarche : elle consiste à traquer des généalogies raciales et coloniales afin d’approcher notre histoire du présent.

3Je vais essayer de retracer l’effet – même l’éclat – foucaldien dans un champ de recherche auquel je participe depuis plus de trente-cinq ans : le terrain – archivistique, ethnographique, analytique et surtout politique – du fait colonial, de l’histoire coloniale, des effets coloniaux qui sont gravés dans notre actualité, qui survolent notre histoire à venir, qui écrasent notre présent – avec des ruptures et des dénivelés.

4Pour moi (comme pour beaucoup d’entre nous), ce parcours était et reste toujours avec, contre et en débat virtuel avec Foucault. Je me réfère à son œuvre dès que je me trouve bloquée devant mon analyse trop nette, ou que je cherche une voie de sortie de mes propres données, en m’efforçant de formuler des questions qui comptent plus que les miennes, des questions qui valent d’être approfondies et mieux posées.

5En revenant sur cette trajectoire, je ne cherche pas à faire voir un parcours personnel. Je le fais plutôt afin de préciser et situer d’où je parle (et où j’étais), moi qui aborde la question du bouleversement que Foucault provoqua dans le champ colonial : des ouvertures et des empêchements, voire des blocages, qui sont le résultat des façons et des moyens par lesquels cet « éclat » de Foucault a refait, a tourné et a façonné les études coloniales depuis le début des années 1980.

6Il y a trois choses que je voudrais faire : (1) examiner la force de cet éclat et la partialité dans laquelle il s’est manifesté, les ouvertures qu’il a animées et légitimées ; donc (2) ne pas reprendre les projets déjà réalisés, mais ceux qui restent suspendus, inachevés, même pas frôlés : ceux qui, selon moi, restent à faire ; (3) regarder (et garder) les méthodes de pensée de Foucault ; se demander comment il faisait face à l’histoire – non pas avec un regard éloigné, mais avec un regard « d’en bas », décalé, scrupuleux (près des corps, des sentiments et des grandes et petites « malices ») – c’est-à-dire à travers la généalogie5.

7Et aussi : je me demande pourquoi nous, qui travaillons sur l’histoire coloniale comme une histoire du présent, devons repenser ce que Foucault nous a montré quant à la question de la continuité et de la rupture en histoire (la première, imaginée comme produisant la répétition des rapports coloniaux ; la seconde, comme produisant des découpes claires, les « étapes » définitives de l’histoire – les deux me paraissent disqualifiées par le travail de Foucault).

8Bien sûr, il y avait un travail de critique de l’histoire coloniale bien avant que Foucault ne nous offre ses outils, avant qu’il ne nous ait introduits à son style de pensée. On avait déjà le lexique puissant et précis de Frantz Fanon, Simone Weil, Jean-Paul Sartre, Albert Memmi, Aimé Césaire, parmi d’autres, qui tous montraient la colonisation non pas comme une « mission civilisatrice » mais comme une mission raciale de surveillance et de violence, déformante autant pour les colonisés que pour l’Europe.

9Mais c’est Foucault, introduit dans les études (post) coloniales en grande partie par Edward Saïd dans L’orientalisme en 1978, qui a complètement changé les thèmes et la scène des questions posées6. Ce ne sont pas seulement des objets de recherche qui ont été transformés grâce à Foucault, mais surtout l’idée que le façonnement d’un objet conceptuel et matériel (comme la sexualité coloniale, le métissage, la race, ou la colonie) est un fait historique et politique fait pour être vu et vécu comme une réalité. Ce sont les « faits » qui devraient être étudiés à partir des conflits et des jeux de pouvoir dans lesquels ils sont formés. Foucault nous a poussés à considérer le savoir, et le détournement du savoir, comme une arme brutale dans la gestion coloniale7.

10Si les études coloniales avant la lettre avaient émergé autour des questions de la domination impérialiste, à partir de Marx et Lénine sur la production du système capitaliste, et à partir de Frantz Fanon, Aimé Césaire, et même Albert Memmi sur la politique coloniale de la race, c’est Foucault qui nous a offert la possibilité d’aborder les jeux de pouvoir dans les lieux qui n’étaient pas encore à ce moment-là imaginés comme des lieux de rapports denses et tendus du pouvoir, des endroits (à proximité des corps des adultes et des enfants) où la peur des Blancs et l’angoisse de la blancheur faisaient de la sécurité coloniale un dispositif central pour la gouvernance coloniale, un dispositif produit à partir d’un imaginaire politique et qui produisait ses objets : des ennemis internes, proches et potentiels, produits dans ses bureaux et ses archives, confirmés par des armes préparées, installés avec des colons et des colonisés, les uns et les autres enfermés par la division d’espaces rigides et l’architecture qui les séparait – et pas moins par les interdictions de demeurer ou de se déplacer –, la mobilité gérée et réglée (mais jamais assez pour surmonter la volonté de ne pas être gouverné)8.

11Ce n’était pas la première fois qu’on avait pensé ces choses, avec ou sans Foucault. Il faut le dire : entre « nous » – les féministes anglophones –, à la fin des années 1970, on avait déjà commencé à parler de la vie coloniale intime, du viol racial, des rapports entrelacés de la race et de la sexualité, toujours déployés au centre de la gouvernance coloniale, tressés dans les interdictions de mariage, les règlements approuvant le concubinage, et, toujours, le souci des enfants métis abandonnés9. Plus important, on avait déjà constaté que les essences raciales et sexuelles, que l’on considérait comme si différentes entre les colonisateurs et les colonisés, n’étaient pas trouvées telles quelles, mais construites dans la politique des pratiques quotidiennes. Si Edward Thompson, dans son livre The Making of the English Working Class, nous a montré que des classes des travailleurs ont été « faites », Foucault nous a aidés à repenser ce que veut dire « être fait » et « refait » dans de nouveaux moments et sur de nouvelles scènes – homme/femme, « Blancs »/ « Européens »/ « indigènes », sujet/subjugué et citoyen (ne)10. Il s’agit de se demander où, quand et comment ces catégories ont été soutenues et déclenchées par des dispositifs mis en œuvre dans l’urgence.

12Jean-François Bert constate que « l’histoire et l’ethnologie […] s’écartent encore pour une bonne part de Foucault […] parce qu’il n’offre aucun mode d’emploi stable, aucune véritable méthode. Il oblige le chercheur de ces disciplines à remettre continuellement en question les évidences acquises11 ». Selon Bert, « l’apport global » de Foucault dans la pratique ethnologique « reste encore en grande partie impensé ». Il a raison pour la France. Mais dans le cas des États-Unis, ce qu’il remarque est à la fois vrai et faux. En fait, aux États-Unis, en ethnologie et même en histoire, Foucault n’a pas été écarté mais, au contraire, trop facilement traité comme une sorte de « prêt-à-porter » : comme s’il nous avait donné une « boîte à outils » complète, sans que le mode d’emploi pose problème (et c’est pour cette raison, parmi d’autres, que je n’aime pas du tout l’idée d’un « usage de Foucault »). Si les ethnologues français se sont éloignés de Foucault (ainsi que les études postcoloniales en France), ce ne fut pas le cas pour nous aux États-Unis, jusqu’au point où l’ethnologue Dominic Boyer nota, exaspéré, qu’une citation de Foucault demeure presque toujours un requisit pour des jeunes chercheurs posant leur candidature pour un poste universitaire en sciences sociales12.

13Tout cela pose beaucoup de problèmes : pour le dire vite, l’usage consiste à citer sans vraiment étudier, et surtout sans retravailler les méthodes foucaldiennes, sans pousser et repousser les concepts. Par exemple, dans les études coloniales, en ethnologie et en histoire, le concept de « discours » reste souvent déployé pour montrer l’unité et la cohésion de la domination coloniale ; le pouvoir y est pris comme « une chose ». Il n’a pas été traité comme un rapport changeant et muable, mais plutôt dans un sens presque exactement opposé à ce concept central de Foucault – vidé de sa description du discours (et du pouvoir) avec sa « ponctualité », « ses découpages » traversés de limites et de distributions denses et fines, détournés par les « inflexions d’une courbe13 ».

14On ne peut pas ne pas sentir la poésie de sa pensée, si belle et si captivante ; mais ce n’est pas que cela qu’il nous donne avec de tels mots : ses mots signalent et ouvrent à de nouvelles méthodes ; ses concepts métaphoriques (et ses métaphores conceptuelles) nous offrent une véritable méthode pour tracer des fils et des filigranes entre les archives coloniales et le présent – des discours entrelacés avec le dit, le non-dit, le sotto voce et l’indicible, qui sont aussi importants que les choses exprimées. Je ne parle pas d’« impensable », comme Michel-Rolph Trouillot l’a proposé pour la révolution haïtienne, dont il a constaté le caractère « impensable » pour les Français14 (au contraire, je vois un refus coupant et collectif qui n’a pas été « impensable », mais trop possible à imaginer). Je parle plutôt de l’« indicible » – et surtout de la distinction entre ce qu’on n’a pas dit, ce qu’on ne peut pas dire, ce qu’on n’a pas le droit de dire, ou ce qu’on n’a pas dit parce que ce n’est pas la peine de le dire, que c’est « trop évident ». De la même façon, le concept de « régime de vérité » n’a pas le sens très fermé qu’on lui donne souvent ; il n’exclut pas le fait que quelque chose puisse être tout à fait pensable alors même qu’il échappe à la possibilité de l’articulation.

15La formule « savoir/pouvoir » (et l’inverse) a à elle seule engendré plus de thèses qu’aucun autre des « bons mots » de Foucault. Peu importe qu’elle ait été un bon mot écrit par Francis Bacon il y a quatre cents ans (Scientia potentia est) ; chez Foucault, cette expression résumait et lançait des recherches historiques et ethnographiques, et touchait à quelque chose de fondamental dans la gestion coloniale, qui se donnait à voir dans les commissions sur « les problèmes » (des indigènes, des métis) ainsi que dans la manière dont les enquêtes ethnologiques, géographiques, démographiques et médicales étaient mises en œuvre et utilisées pour mieux contrôler, diviser et donc gouverner les colonisés.

16On n’avait pas tort de traquer ces rapports (un des mes premiers livres avait pour titre Le savoir charnel et le pouvoir colonial15) ; des recherches furent soigneusement faites sur des réseaux administratifs et scientifiques coloniaux. Mais on devrait s’en méfier, d’autant plus que Foucault nous a avertis de nous méfier des autres termes qui se présentent comme « des synthèses toutes faites ». Les archives coloniales nous montrent un rapport entre le savoir et le pouvoir plus complexe : l’art de gouverner comprend aussi une limite posée au savoir, une compréhension délimitée, un circuit de savoir de la colonie presque jamais direct, filtré toujours par un circuit passant en l’occurrence par les Pays-Bas, et seulement alors « prêt » à être utilisé et apporté dans les colonies. Ne pas savoir, ne pas regarder, détourner les yeux ont été de fait aussi importants qu’établir un savoir méticuleux des choses locales. Donc l’augmentation du pouvoir n’a pas toujours été la conséquence de l’augmentation du savoir ; au contraire, dans les colonies, les Européens ont dû faire attention à ne pas trop savoir ni trop sentir les conditions des subjugués.

17Dans mon propre travail, la méthode de Foucault m’a aidée à repérer la déraison logée au centre et au fond de « la raison » de la gouvernance coloniale, à localiser le point d’appui des violences engendrées aux confins du discours sur la race, là où on peut voir les doutes dans les débats épistémiques et politiques sur le critère de la race, et l’effort exercé pour fixer les mesures les plus efficaces – à partir de la peau, de la langue, des comportements – pour établir une différence raciale claire et nette. J’appelle de telles pratiques « politiques épistémiques » : l’ensemble des discours coloniaux qui ne purent jamais ni maîtriser les dispositions et les sentiments des colons et des colonisés, ni éviter l’instabilité d’un ordre des choses coloniales qui n’était jamais en ordre et qui n’était jamais assez assuré.

18Foucault a bien compris certaines choses qui correspondent précisément aux pratiques coloniales de gestion, très notables dans les archives coloniales des Indes néerlandaises : c’est le fait que la sécurité coloniale réglait la réalité, forgeait la réalité en même temps qu’elle jouait sur l’avenir. Ce n’est pas la raison qui marchait mais, comme Foucault l’a bien compris pour la loi, l’imaginaire. La loi coloniale, a-t-il dit, « ne peut se formuler qu’en imaginant toutes les choses qui pourraient être faites et ne doivent pas être faites16 ». C’est là la forme dominante des archives coloniales elles-mêmes. Ces archives parlent toujours de ce qui pourrait arriver (au conditionnel), en essayant de prévoir les potentialités du pouvoir, le danger du franc-parler, et d’étouffer un désordre qui peut briser ce que l’auteur indonésien Pramoedya Ananta Toer (emprisonné pendant quinze ans) a nommé « la maison de verre17 ».

19Avec Foucault on peut mieux penser l’histoire des concepts coloniaux qui dissimulent leurs scènes de formation. On doit repenser avec lui des termes vides et répandus dans les études postcoloniales : « Il faut les chasser de l’ombre où [ils] règnent18. » Or, « le legs colonial » (souvent traité comme une unité, une donnée et un vestige mort, au passé composé) est un terme qui occulte plus qu’il ne montre. Comme Foucault nous l’a signalé dans L’archéologie du savoir, des termes comme « le legs » sont des « synthèses » faites et déjà fermées qui rendent difficile le repérage des processus historiques, des rapports, des choses, des stratégies – dont certains s’effacent pendant que d’autres durent, se durcissent et se transforment.

20Avec ce que j’appelle une histoire récursive – j’y reviendrai –, j’essaie de penser les « débris coloniaux » non seulement comme un héritage (mal ou bien reçu et vécu), mais comme des luttes vivantes, réactivées et réassemblées ; non comme des monuments d’un passé colonial, mais comme des documents et des matières tangibles et intangibles, violents et sous-jacents dans notre présent. Ce sont des processus qui ne sont pas toujours évidents (nommés autrement et donc difficiles à saisir). Je pense ici aux effets de la concentration des déchets nucléaires dans les réserves indigènes aux États-Unis, aux déformations mentales et physiques des corps de trois générations de Vietnamiens à cause des herbicides pulvérisés sur des milliards d’hectares pendant « la guerre américaine » dans les années 1960 et 1970. Mais je vois ces débris aussi dans la distribution des camps et des colonies dans la géopolitique du monde, dans les liens qui croisent la sécurité coloniale comme concept et comme dispositif avec les régimes de sécurité actuels. Et ces débris se disséminent également dans les distinctions raciales, nommées ou non, qui traversent notre présent19.

21Foucault ne nous montrait pas ces effets, mais c’est lui qui nous a montré un moyen de lier ces effets dispersés, disparates, qui pèsent, comme il l’a dit, « sur nos systèmes nerveux » et dirigent « la dépense de nos énergies ». Il nous a avertis qu’il ne fallait pas croire « à la pérennité des sentiments20 » en disant que chaque sentiment a sa propre histoire. Pour ce qui concerne l’histoire coloniale, cet aperçu est fécond et reste quelque chose qu’il nous laisse comme une tâche à accomplir – voir les sentiments qui font le pouvoir, les sentiments mobilisés et activés qui constituent le fonds du façonnement de l’insécurité. Je pense ici à « la politique de la pitié » (telle qu’elle a été décrite par Luc Boltanski) ou à la compassion pour l’autre, ces sentiments fondamentaux à l’œuvre dans les hiérarchies raciales, dans la gouvernance coloniale – et dans la politique qui nous implique aujourd’hui21.

22Si les concepts foucaldiens de « biopolitique », de « discours », de « gouvernementalité » se retrouvent partout dans le champ de la recherche coloniale, ils sont souvent adoptés d’une façon trop rapide et incorporés de façon trop brutale. La fameuse « boîte à outils » est supposée facilement portable ou, peut-être, pour mieux le dire, « potable » – avalée pour étancher une grande soif.

23Dans le pire des cas, il me semble que Foucault a été approprié et presque transformé, parfois, en fonctionnaliste, pour montrer, par exemple, que la sexualité coloniale « fonctionne » pour le pouvoir, que des prisons et des hôpitaux ne fonctionnent que comme lieux d’assujettissement des colonisés – sans problématiser les catégories sociales, et surtout raciales, qui ne sont jamais aussi figées que cela.

24Il me semble que ce sont ces thèmes qui constituent à présent l’empreinte foucaldienne, davantage que les manœuvres analytiques si fines qui composent ses méthodes et que son style de travail : sa façon de gratter et regratter des archives ou de traiter « un pouvoir confisqué », ou même son traitement d’un événement comme « un rapport de forces qui s’inverse22 ». Il nous a montré pourquoi il faut surtout fixer notre attention sur les « brèches » du sens commun. Bien que Foucault n’ait jamais élaboré la temporalité de ces brèches, selon moi, quelle que soit leur durée – même les brèches vite ouvertes et aussi vite refermées –, elles peuvent nous signaler les moments où « l’évident-ensoi », l’espace d’un instant, ne marche plus. C’est avec Foucault à notre côté que nous pouvons conserver la force et la ténacité nécessaires pour rejeter l’idée d’un discours colonial dominant et d’un discours subjugué des colonisés (malgré la fortune de cette formulation dans les Subaltern Studies depuis longtemps). Foucault nous offre une analytique plus subtile et plus forte : chez lui, le savoir qualifié n’est jamais tout à fait séparé des savoirs disqualifiés – et grâce à cela, le savoir disqualifié peut remonter, ressurgir et prendre sa place comme savoir estimé, possédant une valeur23.

25Si l’Histoire de la folie, Surveiller et punir et La volonté de savoir ont été des textes fondamentaux pour mieux comprendre l’art de la gouvernance coloniale, plus troublants sont les textes qui ont été laissés de côté : L’archéologie du savoir, et surtout l’essai sur Nietzsche et la généalogie. La « généalogie » – qui désigne une méthode radicale – n’est souvent utilisée que comme un autre mot pour remplacer le terme « histoire », tandis que les habitudes de l’histoire conventionnelle demeurent bien en place. Il est difficile de trouver un terme plus souvent invoqué dans les titres des articles et des livres, et même entre chercheurs travaillant avec Foucault. On évoque la « généalogie » comme étant un concept précieux, mais sans préciser ce qu’elle donne et pourquoi elle est une méthode radicale qui bouleverse les choses. En 1971, Foucault écrit que « le savoir n’est pas fait pour comprendre, il est fait pour trancher24 ». Je prends cette phrase comme un appel aux armes politiques et historiques – un appel à couper et trancher ce que nous croyons comprendre et qu’on ne peut pas encore savoir.

26Mais ce manque nous laisse toujours quelque chose à faire : c’est à nous de saisir la généalogie dans tous ses détails pour penser autrement. Dans le domaine de l’histoire, la généalogie peut nous aider afin de retracer la vaste étendue des formations impériales dans « les minuties du savoir », dans les dispositifs que les agents coloniaux ont imaginés, peut-être réalisés, mais qui souvent sont restés suspendus ; dans les échecs, pour les agents de l’empire, à faire venir de nouveaux colons qui n’ont pas voulu se déplacer, dans les politiques supprimées parce qu’elles étaient trop chères à mettre en place. Je pense que ces projets qui n’ont pas été réalisés sont des événements importants, comme le négatif d’une pellicule non développée, où le noir et blanc sont inversés, et qui montre les espoirs et les tensions politiques qui font voir les foyers de problématisation – pas nos problématiques à nous chercheurs, mais celles que les agents et les dirigeants coloniaux articulent, celles qui sont liées par leurs soucis à la fragilité du pouvoir25.

27La généalogie est une méthode parmi d’autres pour attraper des possibilités de refus suspendues, des choses qui ne sont jamais arrivées, pour toucher au plus près des sensibilités activées par la honte, le ressentiment, la peur (toujours construite), ces sensibilités qui ont conduit des systèmes coloniaux vers la violence et des règlements irraisonnés.

28Dans mon propre travail, c’est le fait de penser à la généalogie et à la possibilité de faire ressortir une nouvelle archive impériale qui ne soit pas bornée et limitée par les archives officielles désignées comme « coloniales » qui m’a poussée à envisager une politique et un raisonnement impériaux liant l’histoire des camps et des colonies (pénales, de conquête, agricoles) à un réseau de techniques et de dispositifs plus vastes, bien au-delà de la carte que Foucault assignait à « l’archipel carcéral ».

29Reprenons, autrement, Surveiller et punir. Ce que Foucault désigne au dernier chapitre de Surveiller et punir comme le commencement de notre système punitif, de notre « art de la discipline moderne », a été l’ouverture, en 1840, des portes de la fameuse colonie agricole de Mettray pour les jeunes délinquants et les enfants abandonnés des rues de Paris et de ses environs. C’est vrai que Mettray a été l’une des colonies agricoles les plus connues en Europe, établie par le magistrat Fréderic-Auguste Demetz, qui a été si fier de son institution qu’il a construit un hôtel juste à l’entrée de la colonie pour recevoir des chefs d’État distingués, des philanthropes, des hauts fonctionnaires des services sociaux de toute l’Europe, et même des États-Unis – venus voir la réussite de son laboratoire social et expérimental, fondé sur l’idée de réformer les jeunes gens à travers la discipline de l’âme et du corps, et surtout par le travail agricole et manuel.

30Les historiens français ont déjà beaucoup écrit au sujet de l’histoire de Mettray et en ont fait une partie importante de l’histoire sociale de l’Europe. Foucault a fait la même chose, en déclarant que Mettray constituait la quintessence de son archipel carcéral. Mais Mettray a été plus que cela. Elle a été une partie d’un dispositif plus étendu, plus vaste que l’Europe, un réseau disciplinaire – curatif et coercitif – que Foucault n’a jamais remarqué, le réseau des camps et des colonies établis et du savoir partagé en Algérie, en Nouvelle-Calédonie, aux Pays-Bas, en Guinée française et dans bien d’autres endroits. Les colonies agricoles ont été en même temps les endroits destinés à remplir les colonies d’outre-mer de nouveaux colons, à façonner des colons prêts à travailler manuellement – prompts à travailler et surtout non politisés.

31C’est une longue histoire complexe que je ne peux pas raconter ici. Mais c’est une histoire impériale qui conteste la forme et le contenu de l’archipel carcéral décrit par Foucault. Plus important, c’est une histoire qui met en question l’assignation de Mettray comme un point de transformation dans « les arts de gouverner ». On peut trouver des milliers de pages de documents datant d’avant 1840 – provenant des commissions commandées par l’État, des enquêtes, des visites – où l’on peut retracer les liens forts entre les colonies agricoles, les prisons pénitentiaires et les colonies pénales entre 1820 et 1880. Ces documents nous montrent, par exemple, en Algérie dans les années 1848-1858, les camps et « villages militaires » convertis en « colonies de défrichement », des révoltés exilés en Algérie en 1848 qui sont mis dans des colonies agricoles qui étaient aussi des camps surveillés – des croisements qui montrent des dispositifs fonctionnant entre la colonisation, la séquestration des révoltés et des délinquants, et la formation d’un archipel carcéral qui a été, pour mieux le dire, un archipel impérial et carcéral26.

32C’est en pensant à ce qui va de soi dans les études coloniales – les miennes et celles des autres – que l’on trouve la force de Foucault, en soutien. Il nous permet de comprendre pourquoi il y a eu des endroits assignés comme « quasi impériaux », ou « pas vraiment coloniaux », et à l’aide de quels critères. Certains concepts nous empêchent de voir certains lieux comme les « exceptions » qu’ils ont constituées plutôt que comme la norme.

33Il est frappant, par exemple, de voir que les liens serrés entre Israël, la Palestine et les États-Unis sont, presque sans exception, mis de côté depuis le début des études coloniales, effaçant les liens du pouvoir impérial et du savoir colonial qu’Edward Saïd lui-même a soulignés maintes fois. Les études coloniales étaient davantage prêtes à examiner les cas de l’Inde, de l’Indonésie, des pays africains déjà indépendants, des histoires au « passé composé », passé terminé et qui ne touche pas au nôtre. C’est en pensant avec Foucault et Saïd que l’on peut voir plus clairement un sens commun (c’est-à-dire pas assez interrogé) des études coloniales consistant à éviter les liens politiques avec des réalités proches de nous. Ce sens commun prenait comme « exceptions » des situations coloniales qui sont bien plutôt exemplaires : ces situations où les degrés des droits et de la citoyenneté restent partiaux et flous, ces endroits où les gradations de la souveraineté restent toujours en question et contestées. Foucault doit nous pousser dans les études coloniales et postcoloniales vers la parrêsia – vers le risque de parler au-delà de nos propres zones de confort.

34Je voudrais donc essayer de signaler les domaines qu’il nous a laissés à éclairer, les liens politiques qui restent dans l’ombre. Avec son aide, il s’agit d’aller au-delà de ces domaines, vers les tentatives qu’il a suggérées mais qu’il n’a pas poursuivies lui-même – les aperçus pas encore exploités. Foucault a été étudié plus parce qu’il dégageait de nouveaux espaces à penser (les institutions) que pour le style de sa pensée. Il me semble au contraire qu’il est plus difficile et plus important de penser les choses qui produisent en nous un malaise, celles qui sont trop près de nous-mêmes, dans une « éthique de l’inconfort », dans la direction d’une pratique de critique telle qu’il l’a définie – comme un art de « l’indocilité réfléchie27 ». Avec sa notion de critique, il nous pousse davantage vers des rapports, des endroits, des civilités qu’on imagine devoir être défendus et sécurisés, dans notre actualité – et pas besoin pour cela d’être un soutien de Marine Le Pen.

35La discontinuité et la rupture sont des aspects dominants du lexique analytique de Foucault. On fête son rejet des continuités et de leurs effets lissants, continuités qui marquaient l’histoire braudélienne, une approche que Foucault a critiquée à de nombreuses reprises. Judith Revel nous a conduits plus loin, avec un regard plein d’acuité, en montrant comment sa « pensée du discontinu » doit nous aider à mieux comprendre son analytique ainsi que sa manière de travailler28.

36Mais depuis vingt ans, j’ai été saisie par autre chose dans son travail, par quelque chose qui n’est presque jamais relevé dans les analyses de ses textes : le retour en arrière comme façon de travailler et comme manière de comprendre l’histoire. On pourra prendre par exemple le « souci de soi », soigneusement développé au sujet des Grecs de l’Antiquité mais déjà frappant dans La volonté de savoir, où Foucault décrit une bourgeoisie européenne attentive à cultiver sa différence de goût, de style, de sexualité, et dont le souci marqué est la distinction. Bien sûr, il s’agit d’un « souci de soi » tout à fait différent de celui que Foucault a étudié plus tard, mais la trace de cette pensée est déjà là.

37Il ne s’agit pas que d’un style de travail mais aussi d’une façon de voir et de traiter l’histoire. C’est un aspect subtil et quelquefois difficile à saisir dans son travail historique, et c’est ce que j’appelle une « histoire récursive ». Elle est marquée par quelque chose d’instable, d’irrégulier, même de rugueux : on y trouve des histoires qui se plient sur elles-mêmes et rendent visibles de nouvelles surfaces, de nouvelles combinaisons, des stratégies qui montrent de nouveaux plans. C’est aussi une histoire qui « relanc[e] sans cesse le jeu de la domination29 ». Dans cette perspective, l’histoire n’est pas marquée que par les ruptures, les continuités, les récurrences et les répétitions (que Foucault rejetait avec force). Elle est la recherche et l’explication des processus d’une réinscription partielle, de déplacements modifiés, de récupérations amplifiées.

38On peut le voir clairement dans les archives coloniales. Les formes de la gouvernance coloniale que j’ai rencontrées n’étaient jamais progressives, jamais linéaires ou facilement cumulatives, elles se tournaient et se repliaient sur elles-mêmes : des jeux du pouvoir antérieurs étaient relancés, des documents revivaient pour d’autres buts, et surtout des dispositions face à la race – où les distinctions antérieures étaient reprises, non comme des répétitions mais dans des formes à la fois familières et nouvelles, modulaires et tournantes, liées mais différentes des formes de différence raciale plus anciennes.

39Foucault lui-même a souligné cette approche de l’histoire, à la manière d’une recherche et de façon non directement articulée. Ce style récursif est donc caractérisé à deux niveaux : comme une analytique de l’histoire ainsi que comme une caractéristique de sa manière de travailler et de retravailler ses idées.

40Il y a de nombreux endroits où l’on peut observer ce travail récursif. Prenons La volonté de savoir, où Foucault montre comment une symbolique du sang a été « réanimée » et convertie en une analytique moderne de la sexualité30. Permettez-moi de partager ce que j’ai noté dans Race and the Education of Desire, il y a vingt ans :

Ce n’est pas une question de rupture tout court, mais une question de tension entre la rupture et la récupération. Donc, juste à l’instant où le lecteur est prêt à penser que le thème du sang est en train de disparaître avec l’apparition de la sexualité, Foucault révèle une symbolique du sang comme un discours vivant qui donne son poids à un pouvoir exercé dans un déploiement de la sexualité31.

41Ce processus récursif est plus prononcé dans le cours de 1976 au Collège de France au sujet du racisme et de la biopolitique. Foucault y souligne les processus d’une distillation des discours antérieurs, refaçonnés dans de nouvelles formes. Le « déplacement » de certains éléments, la « conversion » d’autres sont les dynamiques clés. Il nous avertit de ce qu’il ne faut pas attendre (ni une répétition, ni un retour, ni une brèche nette) plutôt qu’il ne nous explique clairement quels rapports vont être convertis et ce qui a dû être déplacé. Dans le cours de 1978, il parle des technologies de la sécurité avec des mots analogues et de la même manière : « Chacune d’entre elles consiste pour une large part en la réactivation et la transformation des techniques juridico-légales et des techniques disciplinaires dont je vous avais parlé les années précédentes32. »

42Peut-être l’exposition la plus claire de ce principe récursif de l’histoire, si souvent mal compris, est-elle exprimée dans la citation suivante :

[V]ous n’avez pas du tout une série dans laquelle les éléments vont se succéder les uns aux autres, ceux qui apparaissent faisant disparaitre les précédents. Il n’y a pas l’âge du légal, l’âge du disciplinaire, l’âge de la sécurité. Vous n’avez pas des mécanismes de sécurité qui prennent la place des mécanismes disciplinaires, lesquels auraient pris la place des mécanismes juridico-légaux. En fait, vous avez une série d’édifices complexes dans lesquels ce qui va changer, […] ce sont les techniques elles-mêmes qui vont se perfectionner, ou en tout cas se compliquer, mais surtout ce qui va changer, c’est la dominante ou plus exactement le système de corrélation [entre les trois]33.

43Il est très frappant de lire ce passage, non pas parce que cela contredit ce que Foucault a souvent dit, mais parce que c’est presque exactement l’inverse de la façon dont son analytique a été traitée : en bref, comme une série de découpages si sévères qu’il ne reste aucune trace des techniques anciennes dans les nouvelles techniques. Or on peut voir ici la vraie force de son concept de dispositif : ce n’est pas une technique (ce qu’il a souvent souligné). Un dispositif n’est pas une chose – un outil de la domination (comme le comprennent de nombreuses études coloniales) –, mais un nouveau réseau, une réponse à une urgence, une recombinaison de ce qui domine et de ce qui recule (n’étant plus efficace) dans l’art de gouverner34. Comme Deleuze l’a aussi noté, chez Foucault,

discursives ou non, les formations, les familles, les multiplicités sont historiques. Ce ne sont pas seulement des composés de coexistence, […] ; et quand une nouvelle formation apparaît, avec de nouvelles règles et de nouvelles séries, ce n’est jamais d’un coup, en une phrase ou dans une création mais en « briques », avec des survivances, des décalages, des réactivations d’anciens éléments qui subsistent sous les nouvelles règles35.

44C’est à partir de cette méthode récursive, qui se plie sur elle-même, que nous trouvons une autre façon de faire l’histoire coloniale et de voir comment les grilles d’intelligibilité raciales, les régimes de vérité de la sécurité, sont construits avec des rétentions et des déformations, des réfractions et des recombinaisons qui dissimulent certains éléments tout en rendant d’autres plus forts et plus dominants. C’est à partir de cette méthode récursive qu’on peut penser avec Foucault et profiter des nuances de ses analyses en traquant les plis coloniaux dans notre présent.

45Foucault ne nous a pas laissé un formulaire méthodologique mais plutôt une manière de prêter attention à ce qu’il ne faut pas faire et pourquoi. Il nous avertit de ce qu’on perd si on ne s’arrête pas devant les détails, devant certains moments où le sens commun d’une politique, d’une société, d’un rapport bien établi tout à coup ne marche plus, quand le sens commun de celui qui domine et de celui qui est dominé, de celui qui gouverne et des règles pour le faire sont soudainement mis en question. Foucault a décrit un événement historique comme le moment où « un rapport de forces s’inverse » ; c’est « un vocabulaire repris et retourné contre ses utilisateurs, une domination qui s’affaiblit, se détend, s’empoisonne elle-même, une autre qui fait son entrée, masquée36 ». Je ne suis pas sûre qu’un événement historique doive être si dramatique, si visible et si éclatant. Si l’on prend son autre définition de l’événement, reprise par Paul Rabinow comme « une brèche dans ce qui va de soi37 », il me semble qu’elle contient quelque chose de plus intéressant et qui correspond à l’observation : dans la politique coloniale, une brèche dans le sens commun peut montrer un affaiblissement dans la sécurité des manières de savoir et dans l’épistémologie de la race, divisées entre ceux qui comptent sur les différences visibles et ceux qui ont peur des dispositions et des sentiments qu’on ne peut pas voir. Une brèche dans l’ordre des choses coloniales peut déclencher la peur et l’angoisse épistémiques, cibler la violence et produire de nouveaux dispositifs pour distinguer les différences qui comptent.

46Deux fois dans ma vie, j’ai décidé d’arrêter mon travail à mi-parcours. La première fois, c’était lorsque j’étais en train de terminer un livre sur le pouvoir charnel et le pouvoir colonial38. J’ai décidé de le laisser de côté. C’était l’hiver 1993, où je passais toutes mes journées à écouter et transcrire les enregistrements du cours de Foucault de 1976, « Il faut défendre la société », à la bibliothèque du Saulchoir. Dans un état de fièvre, transpercée par sa voix si claire, j’ai été impressionnée par son parcours, qui suit le fil de la naissance de la race, juste après l’achèvement de La volonté de savoir.

47J’avais déjà écrit ma thèse sur la politique racialisée et sexualisée des grandes multinationales, des plantations de palmiers à huile, de tabac et de caoutchouc au nord du Sumatra, où j’avais fait du terrain comme ethnologue douze ans auparavant. Foucault m’a assuré que la piste était juste par la manière dont il décrivait la sexualité comme « un point de passage particulièrement dense pour les relations de pouvoir […] pouvant servir de point d’appui, de charnière aux stratégies les plus variées39 ». Il me poussait encore davantage dans mon obsession du détail : dans l’étude des manuels d’économie familiale où sont précisés les comportements des nourrices indigènes et des femmes blanches à l’égard des enfants. On y trouve des avertissements contre les enfants blancs trop à l’aise dans un milieu javanais. Mais quand j’ai décidé – grâce à Étienne Balibar, qui m’a conduite au Saulchoir en 1993 – d’essayer de suivre la piste de Foucault déployée dans ses cours au Collège de France sur la sexualité et la race, on m’a conseillé d’arrêter. On m’a dit que l’éclat autour de Foucault avait fini sa course et que son travail ne devait plus être considéré comme un point de force de la vie intellectuelle. Pas la peine de l’étudier. J’ai ignoré les conseils.

48La seconde fois, j’étais à Aix pour une année sabbatique, en 1997-1998. J’ai décidé de laisser de côté un livre sur les archives coloniales et de suivre la piste du Front national à Vitrolles où la femme de Bruno Mégret avait été élue maire. Là encore on m’a conseillé de ne pas poursuivre, en m’expliquant que Le Pen était nul et qu’il n’avait pas été suivi par la plupart des Français. Je n’étais pas convaincue, frappée que j’étais par un discours sur la « préférence nationale » et la sécurité qui a été très fort chez Le Pen, mais partagé également parmi ceux qui n’ont pas voulu avouer leur affiliation au Front national40.

49Les deux moments ont un lien étroit. Tous les deux portent sur des questions de biopolitique et de race en France : sur de l’histoire coloniale vivante. Il s’agit d’un racisme toujours traité comme aberrant, hors de la norme, comme un délire des extrêmes. Au moment où « Il faut défendre la société » est sorti, ce n’est pas seulement son analyse de la race qui a été ignorée. Ce qui est plus important, c’est que personne ne s’en est saisi pour repenser la question de la race en France comme une histoire locale et située. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais il me semble que c’est un sujet qui doit être traité. Il y a un diagnostic à faire et une généalogie de la France à traquer comme histoire du présent. Foucault ne nous a pas montré la piste, mais il nous a montré la façon de poser des questions qui nous permettent d’identifier comment le sens commun racial marche – dit, non-dit, brutalement évident et nuancé, parmi nous et dans notre actualité.

Notes de bas de page

1  M. Foucault, Discours et vérité précédé de La parrêsia, éd. H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Paris, Vrin, 2016.

2  Voir B. Binoche, « La généalogie de la généalogie de la… », supra, p. 93.

3  M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-1976, éd. M. Bertani et A. Fontana, Paris, Seuil/Gallimard, 1997.

4  A. L. Stoler, Race and the Education of Desire. The Colonial Order of Things and Foucault’s History of Sexuality, Durham, Duke University Press, 1995.

5  Voir M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], dans Dits et Écrits I. 1954- 1975, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 1005-1024.

6  E. Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [1978], Paris, Seuil, 2005.

7  Paul Rabinow, à partir de Foucault, a résumé cette tâche en une phrase que nous traduisons ici : Foucault nous a enseigné « à voir comment les objets-de-savoir [knowledge-things] sont assemblés » (P. Rabinow, Anthropos Today. Reflections on Modern Equipment, Princeton, Princeton University Press, 2003, p. 85).

8  Voir A. L. Stoler, Duress. Imperial Durbilities in Our Times, Durham, Duke University Press, 2016.

9  Voir A. L. Stoler, La chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial [2002], Paris, La Découverte, 2013.

10  E. P. Thompson, The Making of the English Working Class, Londres, Victor Gollancz, 1963.

11  J.-F. Bert, Michel Foucault, regards sur le corps. Histoire, ethnologie, sociologie, Strasbourg, Le Portique, 2007, p. 11.

12  D. Boyer, « The Medium of Foucault in Anthropology », The Minnesota Review, 58-60, 2003, p. 265-272.

13  M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 35.

14  Voir M.-R. Trouillot, Silencing the Past, Boston, Beacon Press, 1995.

15  A. L. Stoler, La chair de l’empire, op. cit.

16  M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, éd. M. Senellart, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, p. 48.

17  P. A. Toer, House of Glass, New York, W. Morrow & Co., 1992.

18  M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 34.

19  Voir A. L. Stoler (dir.), Imperial Debris. On Ruins and Ruination, Durham, Duke University Press, 2013.

20  M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cité, p. 1015.

21  L. Boltanski, La souffrance à distance, Paris, Gallimard, 2007. Voir A. L. Stoler, « Sentiment : the Politics of Assessment », dans Political Concepts (à paraître).

22  M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cité, p. 1016.

23  Id., « Il faut défendre la société », op. cit., cours du 27 janvier 1977.

24  Id., « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cité, p. 1016.

25  Au sujet de cette idée de « négatif », voir A. L. Stoler, Along the Archival Grain. Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton, Princeton University Press, 2009, p. 105-139.

26  Voir Id., « A Deadly Embrace : Colony and Camp », dans Duress, op. cit.

27  M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? », dans Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, éd. H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Paris, Vrin, 2015, p. 39.

28  Voir J. Revel, Foucault, une pensée du discontinu, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2010.

29  M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cité, p. 1013.

30  Id., La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 164-165.

31  A. L. Stoler, Race and the Education of Desire, op. cit., p. 38-39.

32  M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 11.

33  Ibid., p. 10.

34  Voir G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, 2007, qui aussi note ce trait distinctif et si important, p. 18.

35  G. Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 30.

36  M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », art. cité, p. 1016.

37  Foucault parle plus exactement d’une « rupture des évidences », et de l’« événementialisation » qui « consiste à retrouver les connexions, les rencontres, les appuis, les blocages […] qui ont, à un moment donné, formé ce qui ensuite va fonctionner comme évidence, universalité, nécessité » (Id., « Table ronde du 20 mai 1978 » [1980], dans Dits et Écrits II. 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 842). Paul Rabinow rend cette idée en anglais comme a breach of self-evidence, expression que je trouve féconde.

38  A. L. Stoler, La chair de l’empire, op. cit.

39  M. Foucault, La volonté de savoir, op. cit., p. 136.

40  A. L. Stoler, « Racist Visions and the Common Sense of the French “Extreme” Right », dans Duress, op. cit.

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