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La généalogie de la généalogie de la…

p. 91-95


Texte intégral

1La question très générale des rapports de Foucault aux historiens est à double entrée. Elle est, d’une part, bien évidemment, celle de l’usage – ou du non-usage – des travaux de Foucault par les historiens1. Elle est, d’autre part, le ou plutôt les rapports entretenus par Foucault avec les historiens. Sous ce second aspect, nous devons distinguer à nouveau : d’un côté, le discours tenu par Foucault sur les historiens contemporains et le savoir historique ; de l’autre côté, la pratique originale (philosophique et politique) de l’histoire qu’il n’a jamais cessé de mettre en œuvre, de l’Histoire de la folie à l’Histoire de la sexualité – pratique en mutation continue, qu’il s’est efforcé de ressaisir dans les catégories d’« archéologie » et de « généalogie ».

2Or le cours de 1976, « Il faut défendre la société », traite indissociablement du savoir historique classique et de la généalogie – c’est une généalogie du savoir historique mais, aussi bien, une histoire de la généalogie. Il fut le premier à connaître les honneurs de la publication en 1997 et suscita sans doute sur le moment, chez la plupart de ses lecteurs, une stupéfaction liée au sentiment de découvrir un « troisième Foucault » après celui des grands ouvrages publiés et celui des Dits et Écrits, un Foucault ésotérique dont les arcanes se trouveraient enfin exposés au public profane. Mais, rétrospectivement, il apparaît surtout comme un moment bien précis où s’ouvre l’espace d’une inquiétude qui ne pouvait sans doute que demeurer sans suite et dont les travaux ultérieurs ne conservent d’ailleurs aucune trace notable. Pour cette raison même, on peut être tenté de n’y voir qu’un simple détour dont il conviendrait de ne retenir que les points de départ (la définition de la généalogie2) et d’arrivée (le fameux biopouvoir ayant pour objet « les événements aléatoires qui se produisent dans une population prise dans sa durée3 »). Il est toutefois possible, et sans doute heuristiquement plus fécond, d’y voir un moment de réflexivité intense où Foucault retourne sur (voire contre) lui-même sa propre démarche et où il se heurte ainsi à ses limites : l’analyse demeure sans suite non pas parce qu’elle serait un simple excursus insignifiant, mais pour autant qu’elle se referme en un cercle assez déconcertant qui mérite, en tant que tel, notre attention.

3Le cœur du cours de 1976 exhibe en effet une étrange histoire qui a plusieurs effets, sinon plusieurs objectifs – une histoire en ce sens surdéterminée, ou encore : une généalogie tridimensionnelle.

4En premier lieu, c’est une réflexion sur la formation du savoir historique comme savoir-pouvoir : comment est né le discours des historiens à l’âge classique, comment il s’est détaché de ce qu’il avait été durant l’Antiquité et le Moyen Âge (une sorte de cérémonie ayant pour objet de justifier et de consolider le pouvoir4) pour devenir une histoire des nations entrelaçant religion, mœurs, caractère, etc., et ayant originellement pour but de démystifier le pouvoir, d’en faire apparaître les origines honteuses, avant de s’embourgeoiser (ou de s’autodialectiser5). La question, très « généalogique » en effet au sens propre, est alors : qui, à l’aube des Temps modernes, s’est approprié le discours historique6, en lui conférant quelles fonctions, et qui se l’est réapproprié ? Donc, de ce point de vue, généalogie de l’histoire. Ce point de vue est probablement le plus susceptible d’intéresser les historiens de profession.

5En deuxième lieu, et indissociablement, c’est une généalogie de la généalogie, et même une généalogie de la généalogie de la généalogie. Dans son célèbre article de 1971, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Foucault tentait manifestement de discerner ce qui, dans la généalogie de la morale, pouvait conduire à une généalogie du « rapport de pouvoir7 ». En 1976, il opère une généalogie de ce qu’il désigne comme « l’hypothèse de Nietzsche8 ». Il s’agit alors de s’inscrire dans une histoire – ou plutôt une contre-histoire9 – qu’il faut faire remonter au xvie siècle et dont Nietzsche fut un épisode, passionnant sans doute, mais seulement un épisode : ce n’est pas plus un point de départ (une première analyse des rapports entre savoir et pouvoir) qu’une coupure de l’histoire en deux, un renversement complètement inédit comme Nietzsche lui-même l’avait naïvement prétendu10. La question devient alors : qui a soustrait pour la première fois la philosophie politique au paradigme de la souveraineté et à quelle sorte de discours cela a-t-il donné naissance – comment la guerre est-elle devenue un « analyseur » ? Question toujours généalogique, mais généalogique au cube, qui a ceci de remarquable qu’elle retourne la généalogie sur elle-même.

6Enfin, en troisième lieu, et c’est là ce qu’on a surtout retenu de ce cours, il s’agit d’une généalogie du racisme : le discours de la « guerre des races » s’est sans doute d’un côté embourgeoisé ; mais de l’autre côté, il a donné lieu à deux variantes symétriques, la lutte des classes et la lutte des races (la « race » devenant alors un concept biologique11). La question est alors : comment a pu advenir le racisme d’État que nous connaissons – et contre lequel il s’agit de lutter ? C’est en réfléchissant à ce problème que Foucault élabore le concept de « biopouvoir » promis au triomphe posthume que l’on sait. De ce dernier point de vue, l’histoire de l’histoire est le chemin qui, en 1976, conduit Foucault de la discipline à la régulation. Et c’est ce résultat spectaculaire qui occulte rétrospectivement, chez Foucault lui-même et chez ses commentateurs, les deux interrogations mentionnées auparavant.

7En procédant de la sorte, Foucault satisfait, plus ou moins délibérément, et de manière assurément originale, à une contrainte d’époque, à une injonction très française et très antirépublicaine : comment le philosophe peut-il parler du pouvoir sans s’inscrire d’emblée dans le sillage du contractualisme, ou mieux, sans être rousseauiste12 ? Ce n’est pas un hasard si Deleuze consacre son premier livre à Hume13 et Althusser à Montesquieu14. Tous deux cherchent et ne cesseront sans doute jamais de chercher (chez Machiavel, Spinoza, Rousseau lui-même, Sacher-Masoch et d’autres encore) des points d’appui extérieurs au schème contractualiste. De même qu’il faut alors penser l’histoire sans être hégélien, il faut penser le pouvoir sans être rousseauiste : conjoncture oblige, la téléologie et le contrat social sont ce dont il faut impérativement se déprendre pour faire acte de lucidité.

8Pour Foucault aussi, en 1976, le problème initial est : comment court-circuiter le discours de la souveraineté15 – lequel en France, avec la traduction du Léviathan de Hobbes en 197016, avait trouvé une assise historiographique nouvelle et un regain de vigueur dont les effets sont très sensibles aujourd’hui. Mais Foucault, pour neutraliser le schème contractuel, procède de manière singulière. D’abord, en ce qu’il ne se réfère pas à un auteur (Hume ou Montesquieu), mais à un très large corpus dont l’homogénéité tient à la guerre comme « analyseur » : dans un dispositif passablement manichéen puisqu’il décrit la longue lutte encore indécise entre un bon et un mauvais principe, la guerre est au discours « historico-politique » ce que le contrat était au discours « philosophico-juridique17 ». Ensuite, parce que ce corpus est, comme cela a été noté plus haut, une généalogie réflexive, une auto-généalogie.

9Or cette opération est irrémédiablement ambivalente. D’un côté, en effet, elle apparaît comme le geste par lequel Foucault auto-légitime historiquement sa propre entreprise : la généalogie des rapports de pouvoir a elle aussi son histoire, qui est une contre-histoire marginale et héroïque : « C’est bien l’éloge de ce discours de la guerre des races que je voulais faire18. » D’un autre côté, et indissociablement, la même opération est auto-critique : par hypothèse, la généalogie réévalue puisqu’elle fait apparaître tout discours comme le produit d’une réappropriation ignorante d’elle-même. Pour le généalogiste, tout est tributaire, sans le savoir, d’une histoire contingente et agonistique. La question « à partir de quand ? » est négation polémique de l’essence et elle interdit d’adhérer naïvement à ce qu’elle reconstitue comme avatar. Lorsque Foucault l’applique à la guerre comme « analyseur19 », il relativise donc nécessairement son propre discours.

10Pour paraphraser Nietzsche, Foucault retourne ainsi le dard de l’histoire contre elle-même20. La généalogie des relations de pouvoir a elle-même sa généalogie, elle doit se retourner sur elle-même, mais dans ce retournement, elle se justifie en même temps qu’elle se fragilise. Et, de ce point de vue, il ne peut être sans signification que l’analyse tourne court, Foucault se tournant vers le biopouvoir et ne donnant pas suite à une enquête dont on ne sait pas trop si elle doit susciter l’admiration pour son courage réflexif ou la réticence parce qu’elle était une impasse – celle du serpent qui se mord la queue.

Notes de bas de page

1 Voir par exemple l’ouvrage collectif, D. Boquet, B. Dufal, P. Labey (dir.), Une histoire au présent. Les historiens et Michel Foucault, Paris, CNRS Éditions, 2013.

2 « Appelons, si vous voulez, “généalogie” le couplage des connaissances érudites et des mémoires locales, couplage qui permet la constitution d’un savoir historique des luttes et l’utilisation de ce savoir dans les tactiques actuelles » (M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, éd. M. Bertani et A. Fontana, Paris, Seuil/Gallimard, 1997, p. 11-12).

3 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 219.

4 Ibid., p. 58.

5 Ibid., p. 194.

6 Et non, ce n’est pas la bourgeoisie : ibid., p. 186.

7 Voir la conclusion de M. Foucault, « Entretien sur la prison : le livre et sa méthode » [1975], dans Dits et Écrits I. 1954-1975, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 1621.

8 Id., « Il faut défendre la société », op. cit., p. 17.

9 Ibid., p. 57.

10 Voir par exemple la fin de Ecce homo : « La mise à nu de la morale chrétienne, voilà un événement historique sans précédent, une véritable “catastrophe”. Celui qui fait la lumière sur la morale est une force majeure, un fatum – il brise l’histoire de l’humanité en deux tronçons. On vit avant lui ou après lui… » (« Pourquoi je suis un destin », § 8, trad. J.-C. Hémery, dans Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1974, t. VIII/1, p. 340).

11 Sur ce point, le récent ouvrage de J. Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi (Paris, Gallimard, 2014) apporte une très riche matière.

12 Dans « Il faut défendre la société », op. cit., p. 186, Foucault évoque le « rousseauisme de la bourgeoisie à la fin du XVIIIe siècle » comme une « réponse à l’historicisme ».

13 G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris, Puf, 1953, chap. II. Voir aussi la préface, la même année, à l’anthologie intitulée Instincts et institutions (Paris, Hachette, 1953).

14 L. Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, Puf, 1959, chap. I.

15 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 24-25 : « Donc la question, pour moi, c’est de court-circuiter ou d’éviter ce problème, central pour le droit, de la souveraineté et de l’obéissance des individus soumis à cette souveraineté […]. »

16 Par F. Tricaud, à Paris, chez Sirey. Cette traduction a certainement joué un rôle important dans l’histoire de la philosophie politique telle qu’elle existait alors en France où Hobbes demeurait presque toujours un simple nom. Il apparaît désormais comme le promoteur du contractualisme classique dont Rousseau était le symbole et Foucault le prend d’ailleurs pour cible dans le cours du 4 février 1976.

17 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 240.

18 Ibid., p. 57.

19 « Comment, depuis quand et comment a-t-on commencé à imaginer que c’est la guerre qui fonctionne dans les relations de pouvoir […] ? » (ibid., « Résumé du cours », p. 240).

20 Voir la seconde Considération inactuelle, § 8, dans l’édition citée des Œuvres philosophiques complètes, 1990, t. II/1, p. 145.

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