Pouvoir risible, pouvoir du rire
Le grotesque et l’ubuesque selon Michel Foucault
p. 46-59
Texte intégral
1En 1973, trois hommes – X…, Y… et Z… – sont accusés de vol et de chantage dans une affaire de nature sexuelle. Ce sont des homosexuels.
[Le premier, X…, ] intellectuellement, sans qu’il soit brillant, […] n’est pas stupide, il enchaîne bien ses idées et a une bonne mémoire. Moralement, il est homosexuel depuis l’âge de 12 ou 13 ans, et ce vice n’aurait été qu’une compensation, au début, aux moqueries qu’il essuyait alors qu’enfant élevé par l’Assistance Publique, il se trouvait dans la Manche. Peut-être son allure efféminée a-t-elle aggravé cette tendance à l’homosexualité. Mais c’est l’appât du gain qui a amené X… au chantage. […] X… est totalement immoral, cynique, voire bavard. Il y a 3000 ans, il aurait certainement habité SODOME et les feux du ciel l’auraient très justement puni de son vice. Il faut bien reconnaître que Y… aurait mérité la même punition […]. Cet Y…, successivement ou simultanément, amant ou maîtresse, on ne sait pas, de X… et peut-être de Z…, incite au mépris et aux vomissements. Affectivement, X… aime Z… Il faut avoir vu l’allure efféminée de l’un et de l’autre, pour comprendre qu’un tel mot puisse être employé quand il s’agit de deux hommes, tellement efféminés que ce n’est plus SODOME mais GOMORRHE qu’ils auraient dû habiter1.
2Voilà un discours qui nous fait, littéralement, rire. Il serait juste caricatural s’il appartenait à un sermon religieux ou moralisateur. Et pourtant, la question devient extrêmement sérieuse lorsqu’on s’aperçoit qu’il s’agit d’un document, au moins prétendument, scientifique : on a affaire aux conclusions des expertises médico-psychologiques portant sur trois personnes détenues à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, au début des très modernes années 1970. Foucault les utilise avec d’autres exemples à peu près contemporains, sur le même ton entre le ridicule et l’édifiant, au début de son Cours au Collège de France de 1974-1975, Les anormaux. Il joue sur un collage de pièces réelles issues des archives judiciaires pour dessiner immédiatement dans l’esprit de ses auditeurs une contradiction entre la force effective de ces morceaux d’expertise dans les procès pénaux et leur évidente, étonnante, risible inconsistance scientifique. La scène d’un nouveau et dense problème théorique et politique est ainsi ouverte : il s’agira dans ce cours pour Foucault de s’interroger sur les stratégies et les effets de pouvoir sous-jacents au discours médico-psychiatrique, à la criminologie comme nouvelle science au cœur des pratiques juridiques et pénales de nos jours.
3Dans cet article, nous laisserons de côté les développements de cette étude foucaldienne de la fonction « psy » dans les formes effectives de la pénalité – étude qui, c’est connu, met en cause la conception moderne que l’homme se fait de lui-même, se construisant comme une identité et une nature morales plutôt que comme une individualité responsable. En prenant toujours comme point de départ les premières pages des Anormaux, nous voudrions souligner ici deux points qui nous paraissent importants pour repenser la force critique de la parole foucaldienne. Il s’agira premièrement de faire émerger la forme scénique par laquelle Foucault paraît aborder dans ce cours la psychiatrisation des pratiques pénales à l’époque moderne. À partir de là, on pourra ouvrir un discours plus général sur la portée d’un discours dramatique, théâtral – et ubuesque en particulier –, pour les analyses historico-politiques foucaldiennes. Le rire émergera donc comme une catégorie parfois sous-estimée et pourtant essentielle des fictions historiques foucaldiennes : une virtualité qui gît en leur cœur et dit tout le désir de révéler les éléments de contingence, de discontinuité et de rupture parcourant les grands édifices de la pensée et les mailles stratégiques du pouvoir.
4D’abord, il est important de mettre en lumière la manière dont Foucault lit à travers les notions de scène et de personnage le rapport entre discours psychiatriques et procédures pénales, rapport qui se noue à peu près à partir des débuts du xixe siècle, du Code napoléonien de 1810. La psychiatrie criminelle n’est pas une autre scène, en termes psychanalytiques, introduisant une césure et permettant d’accéder au niveau du symbolique dans le champ du droit. C’est le dédoublement des éléments du judiciaire « sur la même scène » : l’intensification et l’extension du pouvoir juridique, la « synthèse coercitive qui assure la transmission du pouvoir et le déplacement indéfini de ses effets2 ». Les expertises psychiatriques opèrent cette fonction dédoublante sur un triple axe. Elles permettent premièrement de redoubler le délit par toute une série d’infractions qui ne relèvent pas du pénal mais peuvent en constituer l’antécédent et la justification ancrés dans la nature de l’individu. Le niveau de réalité du délit passe du crime lui-même, de l’acte criminel, aux conduites « dangereuses » qui ont précédé et précipité le crime. Mais ces conduites ne transgressent pas la loi – aucune loi ne sanctionne le « donjuanisme », par exemple –, ce sont plutôt des normes éthiques : des valeurs morales, une certaine appréciation partagée de la réalité, un point optimal dans le développement psychophysique individuel. Dans ce jeu entre médecine, biologie et morale, la science médicale risque de glisser vers le comique, comme Molière l’avait déjà décrit dans Le médecin malgré lui (l’exemple est cité par Foucault) :
Sganarelle
[…] Je tiens que cet empêchement de l’action de sa langue est causé par de certaines humeurs, qu’entre nous autres savants nous appelons humeurs peccantes ; peccantes, c’est-à-dire… humeurs peccantes ; […] et parce que lesdites vapeurs ont une certaine malignité… […] qui est causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme, il arrive que ces vapeurs… Ossabandus, nequeys, nequer, potarinum, quipsa milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette3.
5On retrouve dans les expertises psychiatriques de notre siècle une panoplie d’expressions comme « immaturité psychologique », « compensation », « érostratisme », « alcibiadisme », « profond déséquilibre affectif », « jeu pervers », « bovarysme » etc.4, que l’on peut d’une certaine manière rapprocher du latin de Sganarelle. Ces formules n’indiquent pas une vraie conduite criminelle (ni d’ailleurs de réelles pathologies), mais plutôt des modalités « perverties » d’être, des comportements qui dessinent un personnage anormal, aux marges de la société, menant une vie désordonnée. Elles permettent de retrouver les origines du crime dans l’histoire psychologique du sujet en question. L’auteur du crime lui-même est ainsi doublé par un autre masque : le délinquant, dont l’essence intimement et moralement déviante explique son passage à l’acte criminel. « Doublet psychologico-éthique5 » du délit et de son responsable, auquel s’ajoute un troisième groupe de dédoublements traversant les fonctions de médecin et de juge : les juges se doublent en médecins, les médecins en juges. « Le vilain métier de punir se retrouve ainsi retourné dans le beau métier de guérir6. »
6Les expertises psychiatriques utilisées par Foucault au début des Anormaux construisent ainsi des scènes où l’examen médical et la pratique punitive se dédoublent en une série de descriptions et de jugements moraux indéniablement ridicules. Ce sont des discours reconnus comme scientifiques et donc chargés d’effets de vérité, d’autant plus efficaces et puissants qu’ils peuvent décider du destin d’un individu, de sa liberté ou de son incarcération, voire de sa mort. Et pourtant ce sont des discours grotesques. Foucault est visiblement fasciné par ce concept du grotesque appliqué à la parole scientifique et au pouvoir que cette parole peut exercer. Il ne s’agit pas tant de dire que les expertises psychiatrico-judiciaires fonctionnent malgré leur caractère pitre. Au contraire, on retrouve là des effets spécifiques de pouvoir qui se mettent en œuvre précisément parce que ce discours a une nature risible. Le grotesque n’est pas une excroissance, un effet collatéral, une dérive possible de certaines formes de pouvoir, du pouvoir psychiatrique appliqué au pénal en particulier. Il ne s’agit pas seulement de dire que le pouvoir passe parfois à travers des représentants indignes. Il ne s’agit pas non plus de constater qu’il existe dans toute société des mécanismes spécifiques pour dénigrer un pouvoir en le ridiculisant7. Foucault identifie dans le grotesque, mieux : dans l’ubuesque, « une catégorie précise de l’analyse historico-politique8 », catégorie qui exprime la force que le pouvoir assume quand il revêt les formes les plus bouffonnes et les plus infâmes. Il y a des discours ou des individus qui exercent par statut un pouvoir dont leurs qualités intrinsèques devraient les priver. Le grotesque est un élément central et indépassable de l’exercice des relations de pouvoir car il en marque le caractère inéluctable : le pouvoir peut « fonctionner dans toute sa rigueur et à la pointe extrême de sa rationalité violente, même lorsqu’il est entre les mains de quelqu’un qui se trouve effectivement disqualifié9 ».
7La Rome impériale connaissait déjà très bien ces mécanismes de gouvernement à travers « la disqualification quasi théâtrale du point d’origine, du point d’accrochage de tous les effets de pouvoir dans la personne de l’empereur10 ». La débauche du prince est un genre littéraire bien connu, instrument de résistance et de damnatio memoriae dans les mains de l’historiographie sénatoriale. De Caligula, avide de sang, cruel, incestueux avec ses sœurs, adultère, passionné par les jeux du cirque, et qui veut faire de son cheval un consul11, à Héliogabale, « faisant l’amour comme une femme et comme un homme […] accueillant la débauche par tous les orifices de son corps12 », en passant par Claude, asservi à sa femme, la vicieuse Messaline13, et Néron, qui ne rougit pas de se livrer aux actes les plus honteux avec hommes et femmes, qui aime se travestir et épouse son affranchi14. L’Empire romain construit et met en scène tout un personnage du souverain grotesque et ignoble. La souveraineté indigne, la violence spectaculaire et arbitraire de la royauté abjecte sont d’ailleurs des thèmes qui fascinent Foucault, et qu’il commence à étudier dans ses analyses du corps du roi à travers les pièces shakespeariennes. Le roi déchu, le roi-bouffon, le roi n’étant que corps naturel et nu, le roi comme figure christique sur la croix : ce sont des problématiques que Foucault considère comme essentielles pour ses analyses des dramatiques du pouvoir et qu’il explore à travers la tragédie classique. Encore dans son cours au Collège de France de 1980-1981 (le cadre est celui d’une histoire du sujet sexuel), il affirmera :
Je me demande si l’on ne pourrait pas étudier au contraire ce que j’appellerais le sous-pouvoir du roi, sa non-maîtrise sur lui même, le prince en tant qu’il est passif par rapport à lui-même et que cette passivité va se manifester par tout un tas de choses qui peuvent être aussi bien le roi malade (le roi blessé, le roi malheureux – Arthur, le thème parsifalien, etc. –, aussi le roi fou, Charles VI bien sûr) que le roi en proie à ses passions, le roi débauché. Et on va avoir évidemment la série des rois d’Angleterre, la série des rois de France qui apparaissent ainsi sous la forme non pas tellement du sous-homme mais de celui qui, dans l’exercice du pouvoir et chargé de gouverner les autres, n’est pas capable de se gouverner soi-même : le prince-passion15.
8De ce « prince-passion », Shakespeare et Racine ont donné l’expression tragique la plus emblématique16. Mais il s’agit sans doute d’un thème qui dépasse la forme de la tragédie et sur lequel on peut réfléchir aussi à travers le thème plus général du grotesque, de l’« ubuesque » du pouvoir. Le roi Lear ayant perdu sa tête est une figure tragiquement ridicule17, et c’est le double ignoble du roi, le Fou, le seul ayant, en raison de sa folie, la licence d’exercer une pleine liberté de parole face au souverain, qui exprime sur scène cette valeur à la fois comique et effroyablement puissante de la déchéance royale.
Lear
Tu me nommes fou, mon fils ?
Le Fou
Tous tes autres titres, tu les largues ; celui-là, tu étais né avec. […]
Et moi c’est de tristesse que j’ai chanté,
Tristesse qu’un tel roi puisse faire l’idiot.
Et prendre place parmi les fous18.
9La scène décrite par Willis et Pinel19 d’une souveraineté devenue folle – le roi George III sale et misérable, qui lance contre ses surveillants des excréments – pourrait sans doute rentrer dans ce cadre « ubuesque » d’analyse du pouvoir (« Merdre20 »…). Foucault l’utilise au début du Pouvoir psychiatrique21, le cours qu’il prononce au Collège de France en 1973-1974, pour mettre en scène la passage du modèle politique de la souveraineté à un nouveau pouvoir silencieux, anonyme, autant discret qu’assujettissant dans sa surveillance : le pouvoir de la discipline. Mais à la différence de la question du corps tragique du roi, le grotesque comme catégorie « historico-politique » s’applique parfaitement aussi aux sociétés modernes, analysées en dehors du paradigme de souveraineté. Les mécanismes disciplinaires et normalisateurs que les États se donnent à partir du xixe siècle peuvent faire rire précisément là où ils sont les plus implacables et contraignants : dans la logique aveugle de leurs engrenages minuscules, dans leur immense, écrasante et souvent incompréhensible machine bureaucratique. Cette machine administrative a désindividualisé et décorporisé l’élément grotesque présent dans le roi fou, le roi esclave de ses passions, mais elle l’a, autant que possible, emphatisé – c’est le personnage du « fonctionnaire médiocre, nul, imbécile, pelliculaire, ridicule, râpé, pauvre, impuissant22 ». Le surveillant bête et tout-puissant, le fonctionnaire qui délègue sa conscience à l’Institution. « “Ubu rond de cuir” appartient au fonctionnement de l’administration moderne, comme il appartenait au fonctionnement du pouvoir impérial à Rome d’être entre les mains d’un histrion fou23. » Et c’est effectivement le roman plus que la tragédie, comme l’affirme Foucault dans « Il faut défendre la société »24, qui a su rendre visible l’étreinte infernale de la bureaucratie comme cœur grotesque du pouvoir moderne. C’est Dostoïevski, c’est Balzac (ce sont les exemples de Foucault). C’est Kafka, surtout, Le Procès25 – le réseau absurde et incompréhensible d’une Loi sans visage ; le langage aseptique et froidement meurtrier de l’Administration, grand monstre anonyme auquel l’individu peut être sacrifié sans émotions, sans justifications. Un cortège de « brigadiers stupides » met en scène une grotesque et pourtant destructrice « comédie de justice26 ».
10Il est impossible de ne pas rappeler ici les analyses lucides qu’une autre philosophe du pouvoir contemporain, Hannah Arendt, a consacrées à l’emblème du bureaucrate de régime (Adolf Eichmann) et à sa sottise autant comique que terrifiante. Pour comprendre ce personnage minable de l’histoire – décrit tout au long de son procès comme assez borné, mutique, incapable de s’exprimer sinon par clichés et dans un langage administratif –, il faut avoir « la sagesse de comprendre », Arendt le dit très clairement, que « ce qui est horrible peut non seulement être ridicule, mais aussi franchement comique27 ». On s’attendait à Jérusalem à un monstre de cruauté, on s’est retrouvé face à un homme tout à fait moyen, « normal », ni cynique ni idiot ni très intelligent, qui jusqu’aux derniers instants de sa vie appartiendra plutôt au registre du risible qu’à celui de la grandeur tragique du Mal. « Il était vraiment difficile de ne pas présumer que c’était un clown28. » Eichmann a pu devenir l’un des chefs de file de l’un des projets les plus aberrants de l’histoire – la « Solution finale », l’extermination juive –, sans être particulièrement méchant ou dépourvu de tout principe moral. Il a tout simplement obéi, se faisant engrenage d’une machine de la Loi et de la Bureaucratie dont il n’a jamais pensé mettre en question les ordres. Et on ne comprend pas le fonctionnement ravageur de cette Bureaucratie qui devient État dictatorial, on n’arrive pas à saisir vraiment les mécanismes du pouvoir totalitaire, si on ne prend pas en compte aussi ses aspects de nigauderie, de clownerie. C’est précisément dans l’ineptie de personnages comme Eichmann que le totalitarisme exprime sa puissance absolue, sa prise sur les existences individuelles qui efface toute possibilité de résistance. Arendt est sur ce point très lucide : « Eichmann n’était ni un Iago ni un Macbeth ; et rien n’était plus éloigné de son esprit qu’une décision, comme chez Richard III, de faire le mal par principe29. » Le nazisme a exploité son absurde, comique, ridicule incapacité de penser. Voilà « la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal30 ».
11Le concept théâtral d’« ubuesque » permet donc de faire le lien entre l’analyse foucaldienne de la naissance des pouvoirs modernes entre le xviiie et le xixe siècle et l’histoire contemporaine. Il peut être appliqué – Arendt nous le montre bien – à la forme la plus typique, la plus nouvelle et la plus inquiétante du pouvoir au xxe siècle : les régimes totalitaires. Les dictateurs en Europe (Hitler et Mussolini en particulier) ont à la fois repris les signes des souverainetés anciennes dans tout leur faste (les faisceaux, l’aigle, le salut romain, les parades, le svastika, etc.31) et utilisé de la manière la plus invasive le réseau administratif, policier et bureaucratique moderne pour affirmer une prise capillaire, sans reste sur les vie des individus. Et pourtant, non seulement dans ses rouages infimes mais dans la personne même de ces dictateurs, le pouvoir le plus absolu s’est souvent retourné dans un personnage de farce, cocasse et caricatural. Soit le caractère clownesque de Mussolini qui fait du ski torse nu, parle avec l’air méchant et le torse bombé, ne sait pas résister au charme féminin32. Soit encore Hitler enfermé dans son bunker quelques heures avant son suicide, « couronné par quarante millions de mort », qui demande, rappelle Foucault, qu’on lui procure des gâteaux au chocolat « jusqu’à en crever33 ». L’homme le plus puissant est aussi le plus ridicule. On a du mal à comprendre la fascination que ces personnages pouvaient exercer sur les masses en ne regardant que leur attitude dans les films et les photos de l’époque, en les écoutant dans les enregistrements radio. Et pourtant, leur pouvoir s’exerçait malgré leur indignité, ou mieux : leur côté burlesque qui aujourd’hui aurait tendance à nous faire rire est un signe de la violence de leur autoritarisme. Le pouvoir totalitaire se donne « cette image d’être issu de quelqu’un qui était théâtralement déguisé, dessiné comme un clown34 ». L’indignité du pouvoir n’en élimine pas les effets, qui sont au contraire d’autant plus violents et écrasants que le pouvoir est grotesque – Ubu roi, précisément. « Un énorme fonctionnement du souverain infâme35. »
12Il est regrettable que Foucault n’ait pas poussé plus loin son analyse du grotesque dans les scènes du pouvoir et de la vérité. Ce concept qu’il amorce en 1975 a une puissance politique extraordinaire, car il touche au cœur des relations du pouvoir, là où elles sont à la fois les plus embrouillées et les plus puissantes. Et il les touche de manière à les rendre questionnables, non plus évidentes. Le grotesque est en effet non seulement un élément de l’exercice concret du pouvoir mais aussi une de ses virtualités critiques : il permet de relire les techniques et les personnages politiques à travers une prise de distance qui, tout en les déformant et en les ridiculisant, les problématise. Or c’est sans doute un exercice bien stérile de se demander pourquoi Foucault n’a pas approfondi tel ou tel thème ou problème qui nous paraît tout particulièrement intéressant. Surtout dans le cas d’une philosophie si bouillonnante et expérimentale, on ne formulerait que de vaines spéculations : c’est notre tâche, aujourd’hui, que de continuer le discours foucaldien là où il montrerait éventuellement ses limites, ses lacunes. Et pourtant, il ne faut pas oublier que la question du grotesque, du comique36 comme puissance de ce qui fait rire, est plus ou moins directement abordée par Foucault en au moins trois occasions. D’abord, on vient de l’analyser, dans le cours de 1975, où Foucault élabore le concept de pouvoir ubuesque : le point où le pouvoir se fait le plus écrasant et le plus risible – écrasant précisément parce que risible. Mais bien avant ces analyses sur le pouvoir, dans les années 1950 et 1960, Foucault avait longuement parlé d’un thème qui se rapproche sous plusieurs aspects de celui du grotesque : la fête comme moment de subversion tragique de l’ordre du monde37. La fête a été pour la culture de la Renaissance une expérience fondamentale d’inversion des valeurs et de réduction du monde au vide total de sens, à la vanitas vanitatum, et omnia vanitas chantée par l’Ecclésiaste38. Dans cette expérience, fête et folie communiquent dans une forme de comique mordant39, pouvant devenir une attaque du pouvoir sous la forme de la transgression des rôles sociaux et politiques. La parole du fou conserve jusqu’aux seuils de l’âge classique des pouvoirs carnavalesques de résistance à travers la dérision, le dire-vrai outrageux et moqueur, le blasphème (les bouffons et les fous des tragédies de Shakespeare).
13Le terme « grotesque » naît d’ailleurs à la Renaissance, lorsqu’on découvre à Rome des peintures ornementales avec des décors tout à fait étonnants et inhabituels pour l’époque, représentant des métamorphoses naturelles, des passages d’être entre les mondes humain, animal et végétal40. Le « grotesque » devient alors un nom pour l’élément qui franchit les limites, qui confond les contours et défie les conventions et le bon sens. Dans la généalogie du terme, le grotesque, comme le paradoxe logique, rapproche ce qui est normalement distinct, bouleverse le regard de l’habitude, viole les critères établis de réalité et de vérité. Ce n’est pas juste risible, c’est l’expression de la force du possible. La question du grotesque permet donc de faire un lien chez Foucault entre la puissance de rupture qu’il attribue au tragique41 et à la folie cosmique de la Renaissance, et l’autre grande force « transhistorique42 » de bouleversement des modalités d’existence et des conceptions de la vérité : le cynisme. Comme Foucault le montre dans le cours au Collège de France de 1984, Le courage de la vérité, le cynique est d’une certaine manière le « pitre » de la vérité : sa conception de la vraie vie met en scène le mime grotesque du discours vrai43. Mais précisément dans ce caractère bouffon le cynisme peut se proposer comme la vraie philosophie, celle qui est capable de transformer les individus et la société. Le corps du cynique déforme la vérité par le moyen de sa mise en spectacle, la rend répugnante même dans cette théâtralisation publique aux yeux des philosophes, et il la transforme ainsi : il fait d’une évidence un problème, appelant à l’invention de solutions impensées. La parrêsia cynique comme grand théâtre des corps – leur mise en scène provocatrice, iconoclaste, burlesque – devient la possibilité de pratiquer une résistance créatrice de nouveaux mondes.
14Or malgré ces incursions sur le terrain du grotesque, Foucault ne construit pas explicitement une pensée et une politique du comique et de la comédie44, comme il l’a fait pour le tragique et la tragédie45. Il reste sur ce point un philosophe bien « sérieux », influencé probablement par la force conceptuelle des analyses du tragique faites par ces piliers de sa formation intellectuelle – Hegel, Heidegger et Nietzsche. Mais le comique est présent dans ses analyses, et à un niveau bien essentiel. Il mobilise la question de la puissance de révolte et de changement dans l’histoire, changement qui implique toujours, sinon le sang et la violence tragiques, du moins des formes de dédoublement et de désordre carnavalesque. Le côté théâtral, scénique des analyses foucaldiennes joue d’ailleurs sans cesse sur la force du rire qui se déclenche à l’occasion de rapprochements inattendus et paradoxaux, sur l’ironie des événements quand ils ouvrent des points de différence et d’étrangeté dans notre histoire, des possibilités jusque-là inaperçues46. « Le plaisir au non-sens47. » C’est le comique de l’improbable qui frappe le lecteur de l’Encyclopédie chinoise de Borges, citée par Foucault en ouverture des Mots et les choses :
le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée – de la nôtre : de celle qui a notre âge et notre géographie –, ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l’Autre48.
15Comme l’a dit d’une manière exemplaire Michel de Certeau, il faut prendre au sérieux « le rire de Michel Foucault », sa manière de faire jouer l’émerveillement, la surprise, l’ironie comme révélateurs d’une contingence historique essentielle. Foucault se plaît à rendre visibles les sauts épistémiques, les discontinuités désordonnées et drôles des pratiques, les accidents amusants qui construisent notre visage historique. Le rire révèle immédiatement, physiquement, la tentative foucaldienne de briser, à travers l’histoire, les évidences de notre pensée.
Pris de rire, saisi par une ironie des choses qui est l’équivalent d’une illumination, le philosophe n’est pas l’auteur mais le témoin de ces éclairs qui traversent et transgressent le quadrillage des discours par des raisons établies. Ses trouvailles sont les événements d’une pensée qui est encore à penser. Cette inventivité surprenante des mots et des choses, expérience intellectuelle d’une désappropriation instauratrice de possibles, Foucault la marque d’un rire. C’est sa signature de philosophe à l’ironie de l’histoire. […] Ce n’est pas Monsieur Foucault qui se moque des savoirs et des prévisions, c’est l’histoire qui s’en rit. Elle se joue des téléologies qui se prennent pour les lieutenants du sens. Un insensé de l’histoire, dieu nocturne et rieur, tourne en dérision les magistères et enlève à Foucault lui-même le rôle, pédagogique ou moraliste, d’être l’« intellectuel » qui sait ce qu’il en est. La lucidité provient d’une attention, toujours mobile et toujours surprise, à ce que des événements nous montrent à notre insu49.
Notes de bas de page
1 « Expertise psychiatrique et justice », Actes. Cahiers d’action juridique, 5/6, décembre 1974-janvier 1975, p. 38-39 ; cité dans M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, éd. V. Marchetti et A. Salomoni, Paris, Seuil/Gallimard, 1999, p. 6.
2 M. Foucault, Les anormaux, op. cit., p. 15.
3 Molière, Le médecin malgré lui [1667], dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1971, t. II, acte II, scène IV, p. 245-246.
4 Voir M. Foucault, Les anormaux, op. cit., p. 15.
5 Ibid., p. 16.
6 M. Foucault, Les anormaux, op. cit., p. 22.
7 Foucault cite à ce propos le texte de Pierre Clastres, qui fut une source très importante pour ses analyses du pouvoir au milieu des années 1970. Voir P. Clastres, La société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
8 M. Foucault, Les anormaux, op. cit., p. 12.
9 Ibid., p. 13. « La terreur ubuesque, la souveraineté grotesque ou, en d’autres termes plus austères, la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui le produit : ceci, je crois, n’est pas un accident dans l’histoire du pouvoir, ce n’est pas un raté de la mécanique. Il me semble que c’est l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir » (ibid., p. 12).
10 Ibid. Voir sur ce point Id., Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France. 1980-1981, éd. F. Gros, Paris, Seuil/Gallimard, 2014, p. 283-286.
11 « Quand il avait de l’engouement pour quelqu’un, sa faveur allait jusqu’à la folie. […] En ce qui concerne son cheval Incitatus, la veille des jeux du cirque, pour que son repos ne fut pas troublé, il avait coutume de faire imposer silence au voisinage par des soldats ; outre une écurie de marbre et une crèche d’ivoire, outre des housses de pourpre et des licous ornés de pierres précieuses, il alla jusqu’à lui donner un palais, des esclaves et un mobilier, pour recevoir plus magnifiquement les personnes invitées en son nom ; il projeta même, dit-on, de le faire consul » (Suétone, Vies des douze césars, éd. H. Ailloud, Paris, Les Belles Lettres, 1932 [1957], t. II, livre IV, 55, p. 104).
12 « Vie d’Héliogabale », V, 1-2, dans Histoire Auguste, éd. R. Turcan, Paris, Les Belles Lettres, 1993, t. III, 1re partie, p. 84.
13 « Livré […] à [s]es affranchis et à ses femmes, Claude se conduisit, non comme un prince, mais comme un serviteur » (Suétone, Les vies des douze césars, op. cit., t. II, livre V, 29, p. 137).
14 « Personnellement, il prostitua sa pudeur à un tel point qu’après avoir souillé presque toutes les parties de son corps, il imagina enfin cette nouvelle sorte de jeu : vêtu d’une peau de bête féroce, il s’élançait d’une cage, se précipitait sur les parties naturelles d’hommes et de femmes liés à un poteau, puis, après avoir assouvi sa lubricité, se livrait, pour finir, à son affranchi Doryphore ; il se fit même épouser par cet affranchi, comme il avait épousé Sporus, allant jusqu’à imiter les cris et les gémissements des vierges auxquelles on fait violence » (ibid., t. II, livre VI, 29, p. 173-174).
15 M. Foucault, Subjectivité et vérité, op. cit., p. 286.
16 Foucault fait de Shakespeare, de la tragédie classique en général, l’emblème artistique et l’élément d’interrogation le plus puissant et riche du paradigme politique de souveraineté. Les drames shakespeariens, ainsi que les pièces de Corneille et Racine en France, sont pour Foucault des espaces de problématisation de ce nouveau pouvoir et de cette Loi publique que le droit étatique était en train, entre le XVIe et le XVIIe siècle, d’établir ; voir Id., « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-1976, éd. M. Bertani et A. Fontana, Paris, Seuil/Gallimard, 1997, p. 155 ; Id., Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, éd. M. Senellart, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, p. 271.
17 W. Knight, « King Lear and the Comedy of the Grotesque », dans The Wheel of Fire [1930], Londres, Methuen, 1949, p. 160-176.
18 W. Shakespeare, Le roi Lear, Paris, Flammarion, 1995 [2014], acte I, scène IV, p. 119-121.
19 Sir Francis Willis, médecin, est appelé en 1788 à Londres, dans le cadre d’une commission parlementaire, pour se prononcer sur l’état mental du roi George III ; il le soigne jusqu’à sa guérison en 1789. L’épisode est raconté dans Ph. Pinel, « Observation sur le régime moral qui est le plus propre à rétablir, dans certains cas, la raison égarée des monarques », Gazette de santé, 4, 1789, p. 33-35 ; repris dans J. Postel, Genèse de la psychiatrie. Les premiers écrits psychiatriques de Philippe Pinel, Paris, Le Sycomore, 1981, p. 192-196.
20 A. Jarry, Ubu roi, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1972, t. I, acte I, scène I, p. 353.
21 M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, éd. J. Lagrange, Paris, Seuil/Gallimard, 2003, p. 21-39.
22 Id., Les anormaux, op. cit., p. 13.
23 Ibid.
24 « Je crois qu’il y a appartenance fondamentale, essentielle, entre la tragédie et le droit, entre la tragédie et le droit public, tout comme, vraisemblablement, il y a appartenance fondamentale entre le roman et le problème de la norme. La tragédie et le droit, le roman et la norme : tout cela serait peut-être à regarder » (M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 156).
25 F. Kafka, Le Procès, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1933.
26 Voir l’adaptation théâtrale du Procès kafkaïen, dans la traduction de A. Vialatte, par André Gide et Jean-Louis Barrault : « [K…] Monsieur le Juge d’instruction est en train de faire, à quelqu’un dans cette assemblée, un signe secret. Pas la peine, monsieur le Juge, de vous gêner. Vous n’avez qu’à donner à haute voix vos ordres à vos employés stipendiés. Tous ceux qui sont ici, assurément, vous obéissent. Mais vous-même, vous obéissez à je ne sais quels supérieurs. Derrière mon arrestation, derrière toutes les manifestations de votre absurde Justice, je sens le réseau d’une vaste organisation qui vous englobe tous, inspecteurs vénaux, brigadiers stupides, depuis les plus infimes subordonnés jusqu’aux Juges du plus haut rang, que nous ne verrons jamais et ne pouvons espérer d’atteindre […]. Mais qui donc êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Que signifie cette comédie de justice ? » (Le procès, Paris, Gallimard, 1947, p. 197-199).
27 H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard (Folio), 2002, p. 116 (nous soulignons).
28 Ibid., p. 126.
29 Ibid., p. 494.
30 Ibid., p. 440.
31 Voir W. Nitz, Führer und Duce. Politische Machtinszenierungen im nationalsozialistischen Deutschland und im faschistischen Italien, Cologne/Weimar/Vienne, Böhlau, 2013.
32 Voir S. Luzzatto, Le corps du Duce, Paris, Gallimard, 2014 ; E. Gentile, La religion fasciste. La sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste, Paris, Perrin, 2002.
33 M. Foucault, Les anormaux, op. cit., p. 14. Voir J. Fest, Les derniers jours d’Hitler, Paris, Perrin, 2002.
34 M. Foucault, Les anormaux, op. cit., p. 13.
35 Ibid., p. 14.
36 Pour une première bibliographie de référence sur le thème du comique, voir C. D’Angeli, G. Paduano, Il comico, Bologne, Il Mulino, 1999 ; J.-C. Chabanne (dir.), Le comique, Paris, Gallimard, 2002.
37 Voir en particulier la première conférence inédite (« La folie et la fête ») d’un cycle de cinq émissions consacrées en 1963 au langage de la folie dans un programme radiophonique intitulé L’usage de la parole et diffusé par la RTF France III National. Foucault apparente à la fête l’expérience tragique de la folie, c’est-à-dire la conscience, encore perceptible à la Renaissance, de la déraison comme cette part d’ombre qui accompagne l’existence humaine et traverse ses institutions, ses lois, son langage. La fête est ici à entendre comme l’élément carnavalesque de la culture : puissance de renversement et de parodie, envers et miroir d’une culture, moment où le temps d’une société s’interrompt et fait cercle, où ses valeurs s’inversent et s’ouvrent des formes de communication que le langage ordinaire ne permettait pas. La fête désigne l’espace à la fois destructeur et créateur qui révèle les limites et la contingence de nos discours et de notre raison. C’est une expérience pour nous démesurée, impossible à penser et surtout à dire, si ce n’est dans une forme paradoxale de langage qui dit sa propre impossibilité à parler. La conférence « La folie et la fête » est disponible sur Youtube (http://www.youtube.com/watch?v=_TC8f9zuIgw, consulté le 30 janvier 2016).
38 Ecclésiaste, 1,2 ; formule répétée en 12,8.
39 « Le motif de la folie, par exemple, est très caractéristique de tout grotesque, puisqu’il permet de poser sur le monde un regard différent, non troublé par le point de vue “normal”, c’est-à-dire par les idées et les appréciations communes. Mais dans le grotesque populaire, la folie est une joyeuse parodie de l’esprit officiel, de la gravité unilatérale, de la “vérité” officielle. C’est une folie de fête. Alors que dans le grotesque romantique la folie acquiert la nuance sombre, tragique de l’isolement de l’individu » (M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [1970], Paris, Gallimard [Tel], 1982, p. 48-49).
40 « L’épanouissement du réalisme grotesque est le système des images dans la culture comique populaire du Moyen Âge, et son épopée artistique est la littérature de la Renaissance. C’est à cette époque qu’apparaît le terme même de grotesque, qui n’a primitivement qu’une acception étroite. À la fin du XVe siècle, des fouilles effectuées à Rome dans les souterrains des Thermes de Titus mettent à jour un type de peinture ornementale inconnu jusqu’alors. On le baptise “la grottesca” dérivé du substantif italien la grotta (la grotte). Un peu plus tard, les mêmes ornements sont découverts dans d’autres sites de l’Italie. Quelles sont les caractéristiques de ce motif ornemental ? Cette découverte avait frappé les contemporains par le jeu insolite, fantaisiste et libre des formes végétales, animales et humaines qui passaient de l’une à l’autre, se transformaient de l’une à l’autre. On ne voit pas les frontières nettes et inertes qui partagent ces “royaumes de la nature” dans le tableau habituel du monde : dans le grotesque, ces frontières sont audacieusement violées. On ne voit pas non plus la statique coutumière dans la peinture de la réalité : le mouvement cesse d’être celui de formes toutes prêtes – végétales et animales – dans un univers lui aussi tout prêt et stable ; il se métamorphose en mouvement interne de l’existence même et s’exprime dans la transmutation de certaines formes en d’autres, dans l’éternel inachèvement de l’existence. On sent, dans ce jeu ornemental, une liberté et une légèreté exceptionnelle dans la fantaisie artistique ; cette liberté, de plus, est sentie comme une hardiesse joyeuse, presque riante » (ibid., p. 41-42).
41 Le rire et le tragique ne sont pas pour la Renaissance deux concepts opposés, au contraire : le rire, comme le tragique, « a une profonde valeur de conception du monde, c’est une des formes capitales par lesquelles s’exprime la vérité sur le monde dans son ensemble, sur l’histoire, sur l’homme ; c’est un point de vue particulier et universel sur le monde, qui perçoit ce dernier différemment, mais de manière non moins importante (sinon plus) que le sérieux ; […] seul le rire, en effet, peut accéder à certains aspects du monde extrêmement importants » (ibid., p. 75-76).
42 Dans le cours de 1984, Foucault cite une série de textes allemands sur le cynisme « qui ont au moins le très grand intérêt de poser le problème du cynisme comme catégorie transhistorique » (M. Foucault, Le courage de la vérité. Cours au Collège de France. 1983-1984, éd. F. Gros, Paris, Seuil/Gallimard, 2009, p. 165). Sur ce concept apparemment paradoxal de « transhistorique » chez Foucault, voir J. Revel, « Promenades, petits excursus et régimes d’historicité », dans D. Lorenzini, A. Revel, A. Sforzini (dir.), Michel Foucault : éthique et vérité, 1980-1984, Paris, Vrin, 2013, p. 161-175 ; J. Revel, Foucault avec Merleau-Ponty. Ontologie politique, présentisme et histoire, Paris, Vrin, 2015.
43 Les corps cyniques forment, dit Foucault, le « miroir brisé pour la philosophie ancienne » ; un miroir dans lequel elle « perçoit comme une grimace, une déformation violente, laide, disgracieuse » (M. Foucault, Le courage de la vérité, op. cit., p. 214).
44 Comme premiers points de référence philosophiques pour le thème du rire, voir H. Bergson, Le rire [1900], Paris, Puf (Quadrige), 2007 ; G. Bataille, La somme athéologique, t. I, L’expérience intérieure, dans Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, 1973, p. 7-181.
45 Voir A. Cutrofello, « Foucault on Tragedy », Philosophy & Social Criticism, 31/5-6, septembre 2005, p. 573-584.
46 « Foucault n’a jamais pris l’écriture comme un but, comme une fin. C’est même cela qui en fait un grand écrivain, et qui met une joie de plus en plus grande dans ce qu’il écrit, un rire de plus en plus évident. Divine comédie des punitions : c’est un droit élémentaire d’être fasciné jusqu’au fou rire devant tant d’inventions perverses, tant de discours cyniques, tant d’horreurs minutieuses » (G. Deleuze, Foucault [1986], Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 31).
47 S. Freud, Le trait d’esprit et sa relation à l’inconscient [1905], dans Œuvres complètes, vol. VII, Paris, Puf, 2014, p. 150.
48 M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, « Préface », p. 7. Le texte de Borges, dit Foucault, « cite “une certaine encyclopédie chinoise” où il est écrit que “les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches”. Dans l’émerveillement de cette taxinomie, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre : l’impossibilité nue de penser cela. […] Ce texte de Borges m’a fait rire longtemps, non sans un malaise certain et difficile à vaincre. Peut-être parce que dans son sillage naissait le soupçon qu’il y a pire désordre que celui de l’incongru et du rapprochement de ce qui ne convient pas ; ce serait le désordre qui fait scintiller les fragments d’un grand nombre d’ordres possibles dans la dimension, sans loi ni géométrie, de l’hétéroclite » (ibid., p. 7, 9).
49 M. de Certeau, « Le rire de Michel Foucault » [1986], dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard (Folio), 2002, p. 139, 141.
Auteur
Chercheure postdoctorale à l’ICI Berlin Institute for Cultural Inquiry et chercheure invitée à la Bibliothèque nationale de France. Elle est l’auteure de Michel Foucault. Une pensée du corps (Puf, 2014) et de Scènes de la vérité. Michel Foucault et le théâtre (Le Bord de l’eau, 2017).
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