Précédent Suivant

Le sadisme de Michel Foucault

p. 37-44


Texte intégral

1Que l’œuvre de Sade (1740-1814) ait joué un rôle majeur dans la formation et l’évolution de la pensée de Michel Foucault ne fait aucun doute. Il a tenu à le souligner lui-même à plusieurs reprises sans cacher que ce rôle a pu changer du tout au tout au fil de ses expériences. En 1970, il présente encore le Marquis comme « le fondateur de la littérature moderne » parce que, dit-il, il a rédigé son œuvre en prison et l’a fondée « sur une nécessité intérieure1 ». Je vous ferai grâce de l’énumération des dates et des noms de ceux qui voyaient alors en Sade la figure majeure de la pure « transgression » dans les lettres contemporaines : Blanchot d’abord, mais aussi Bataille, Klossowski, puis Sollers… Il faut dire que la censure y a allègrement contribué durant les années 1960. Jean-Jacques Pauvert en a fait courageusement les frais du temps de notre jeunesse pré-soixante-huitarde. On a eu un peu trop tendance à l’oublier dans le capharnaüm qui a suivi.

2C’est bien de littérature, ou plus exactement d’écriture, qu’il est alors question. Ce que confirme amplement la conférence sur Sade donnée par Foucault à Buffalo en mars 1970. Seul texte exclusivement consacré à Sade, cette conférence s’organise autour de la question : « Pourquoi Sade a-t-il écrit ? », ou encore « que peut signifier pour lui l’exercice de l’écriture ? ». On connaît la réponse que retient Foucault de la lecture de Sade : « C’est le principe de la jouissance répétée2 », mais aussi multipliée, qu’illustre l’admirable Juliette plus que la malheureuse Justine.

3La conférence reprend le chemin que Foucault avait ouvert quatre ans auparavant, en 1966 dans Les mots et les choses3 au moment crucial d’introduire le « quadrilatère du savoir » ouvrant sur les limites de la représentation. Souvenez-vous. « Sade parvient au bout des discours et de la pensée classique. Il règne exactement à leur limite. À partir de lui, la violence, la vie et la mort, le désir, la sexualité vont étendre au-dessous de la représentation une immense nappe d’ombre4. » Que signifie donc dans les écrits de Sade l’alternance entre scènes érotiques et discours théoriques de type dissertatoire – presque unanimement jugés rébarbatifs ? Ces derniers ne constituent nullement l’illustration ou le commentaire explicatif des obscénités et cruautés qu’ils suivent ou précèdent. Ils portent le plus souvent sur de grands concepts de la philosophie politique. Ils ressassent, dit Foucault qui aime bien ce verbe, quatre questions essentielles concernant Dieu, l’âme, la nature et la loi. Sade en a fait des chimères nocives et redoutées. La péroraison solennelle de la conférence mérite d’être relue. Elle répond discrètement à Marcuse, à l’école de Francfort et aux penseurs de l’après soixante-huit qui ont érigé le désir en catégorie philosophique centrale. De 1966 à 1970, passent bien plus de quatre ans… parce qu’au beau milieu, il y a 1968.

4Chacun peut constater dans la volumineuse bibliographie posthume de notre auteur que la référence à Sade si majestueuse, si pesante même par moments, s’efface soudain quelque peu pour ne réapparaître que cinq ans plus tard transfigurée parce que porteuse d’une signification bien différente, sur un ton d’exaspération mal contenue. En 1972, répondant, sur la défensive, au philosophe italien Giulio Preti (1911-1972), Foucault voit dans ce qu’il appelle encore « la grande tentative de Sade » un essai « pathétique » pour introduire le désordre du désir dans un monde dominé par l’ordre, mais il ajoute en conséquence :

Je vois plus chez Sade le dernier témoin du xviiie siècle […] que le prophète de l’avenir. Il s’agit tout au plus de savoir comment il se fait qu’aujourd’hui nous nous intéressons à lui de façon aussi passionnée. Quoi qu’il en soit, moi je ne divinise pas Sade, je n’en fais pas un prophète de notre temps5.

5Michel Foucault se dit horrifié par la tonalité nazifiante des milieux gays, queer et SM, friands de discipline et de cuir, qu’il fréquente aux États-Unis. Suite à la vision de Salò ou les 120 jours de Sodome, le film de Pasolini assassiné en 1975 quelques mois avant sa sortie en France l’année suivante, Foucault attaque violemment le cinéaste et durcit le ton. « Après tout », ce Sade « nous ennuie », c’est un « sergent du sexe6 ». Le retournement est complet. Foucault dénonce la montée périlleuse d’un imaginaire nazi de pacotille pour petits-bourgeois propres sur eux. Surtout, la thèse centrale de La volonté de savoir (1976) prend à rebours celle qu’il défendait auparavant. Il rejette ce qu’il appelle l’« hypothèse répressive ». Cette hypothèse suppose que du sexe on se voit en Occident interdit de parler. Or, c’est au contraire d’en parler tout le temps qui « tient » nos contemporains selon des techniques issues de la pastorale chrétienne du xviie siècle. Le psychanalyste, après le prêtre catholique, est clairement au bout du fusil…

6Éric Marty, dans un livre récent au titre bien ajusté, Pourquoi le xxe siècle a-t-il pris Sade au sérieux, décrit à sa façon la situation : « Après avoir cru lui-aussi [comme Lacan] à un cousinage entre Kant et Sade, Foucault revient à un Kant sans Sade, un Kant totalement foucaldien7 », quitte à devoir se poser à nouveaux frais la grande question aujourd’hui : « Qu’est-ce que les Lumières8 ? »

7Si l’on prend soin de lire l’œuvre de Sade en la situant dans son contexte historique, si l’on prend au sérieux l’ambition hautement proclamée de son auteur de se présenter comme un philosophe, si l’on se refuse à ranger ses écrits au rayon des œuvres pornographiques, on découvre que, dans un style d’une violence parodique inouïe, elle dit à chaud la vérité sur les présupposés de toute la pensée moderne en tant qu’elle s’avère fille, plus ou moins docile ou rebelle, de la philosophie des Lumières.

8Nul ne peut (ou ne devrait) ignorer l’athéisme de Sade. Dès 1782, le Dialogue entre un prêtre et un moribond inaugure, sur un mode guilleret, un long discours sarcastique contre Dieu. Ce discours ne s’arrêtera plus. « Ton Dieu, déclare le moribond, est une machine que tu as fabriquée pour servir tes passions, et tu l’as fait mouvoir à leur gré, mais dès qu’elle gêne les miennes, trouve bon que je l’aie culbutée. » Souvent les historiens et les exégètes en restent là et mentionnent les nombreux emprunts qu’ils croient devoir faire – sans toujours l’avouer – à l’aile athée de la philosophie des Lumières – par Paul Henry d’Holbach (1723-1789), Julien Offray de La Mettrie (1709-1751), John Toland (1670-1722) et quelques autres plus pince-sans-rire les uns que les autres. Tout juste notent-ils que le marquis force la note dans ce registre. L’athéisme de Sade ne se confond pourtant nullement avec celui de d’Holbach dans son Système de la nature (1770), par exemple, au moment même où il en épouse la logique. Car cette logique, il l’exaspère, il la pousse au-delà d’elle-même, comme il le fait de toute argumentation philosophique à laquelle il accorde un moment crédit. On a vu qu’il « culbute » la machine du Dialogue qui s’en trouve toute dégéométrisée. Chacun est libre d’associer, sur ce très beau mot qui suppose violence et joie, toutes les espèces du sens dessus dessous. Parlons-donc sérieusement d’un hyper-athéisme. Non seulement Dieu est une chimère – ce qui est plus grave qu’une illusion puisqu’elle suppose composition intentionnelle – mais la Nature à laquelle s’en remet l’auteur du Système de la Nature (1770) elle aussi est chimère, et sans aucun doute bien plus redoutable encore.

ÔJuliette ! – dit la Delbène – n’en doutons pas, ce n’est qu’aux bornes de notre esprit qu’est due la chimère d’un Dieu ; ne sachant à qui attribuer ce que nous voyons, dans l’extrême impossibilité d’expliquer les inintelligibles mystères de la nature, nous avons gratuitement placé au-dessus d’elle un être revêtu du pouvoir de produire tous les effets dont les causes nous étaient inconnues.

9Mais, à peine a-t-il ainsi mentionné la nature, il en neutralise l’idée classique. « Souviens-toi que toute la nature t’appartient, que tout ce qu’elle nous laisse faire est permis, et qu’elle a été assez adroite, en nous créant, pour nous ôter les moyens de la troubler. » Sade radicalise la pensée de ses contemporains athées : il refuse le naturalisme qui servait de soutien à leur athéisme. Ni Dieu ni Nature : ne reste à l’éthique en guise de fondement que le néant… Voilà ce qui s’appelle faire place nette, bien que, écrit-il aussi, ce « néant ne soit pas absolu », car la pensée, ainsi libérée, peut prendre pour perspective « l’univers infini ». On songe, en lisant ces lignes, à Giordano Bruno (1548-1600), à l’« expulsion de la bête triomphante » et à sa folle ambition d’égaler sa pensée à l’infini.

10Toute l’œuvre de Sade peut être lue comme une machine discursive essentiellement destinée à détruire l’idée de nature, sans la moindre concession. Sade est sans doute le seul philosophe du xviie siècle qui ait ainsi, à chaud, déjoué le processus de substitution qui était en train de s’opérer dans la pensée occidentale : la Nature prenant la place de Dieu comme référence absolue de la morale et de la politique. Mais il ne s’arrête pas en chemin. La notion de « loi » qui se présente alors comme fondée « en nature » fait à son tour les frais de cette opération de destruction. Le Droit succombe à son tour. Voilà qui eût suffi à faire scandale ; mais, philosophe, Sade procède au démantèlement systématique de toutes les représentations et de tous les comportements qui s’attachent à l’idée de Dieu, à l’idée de Nature, et à celle de Loi ; il présente comme un « théâtre », où nous nous voyons assigné chacun un rôle, le jeu de ces idées qu’il cherche à ruiner.

11Foucault a raison. La première de ces représentations est celle de la… représentation même. Sade porte l’attaque contre la fiction, accréditée par l’idée d’un Dieu créateur, d’une pensée sans corps, d’une raison « pure ».

Toutes ces choses-là dépendent de notre conformation, de nos organes, de la manière dont ils s’affectent, et nous ne sommes pas plus les maîtres de changer nos goûts que nous ne le sommes de varier les formes de nos corps.

12Il ne se borne pas à affirmer l’existence matérielle, corporelle, des idées, mais il montre, il met en scène, cette dépendance qui soumet nos idées les plus abstraites à nos organes, c’est-à-dire au plaisir singulier dont ils sont, chacun, susceptibles. Il dénonce brutalement la dénégation dont cette dépendance reste l’objet. Il ne se lasse pas de fustiger les souffrances dont cette dénégation même accable ceux qui s’appliquent à en déduire les règles de leur vie. La philosophie s’inscrit dans la chair : les malheurs de Justine sont les « malheurs de la vertu », c’est-à-dire ceux qui la rongent parce qu’elle fait désespérément corps avec l’idée de la vertu dont la philosophie de son temps l’a envoûtée.

13On dira une nouvelle fois qu’en rapportant les pensées aux organes, Sade se range dans le camp des matérialistes de son temps. Mais il suffit de lire, par exemple, L’homme-machine (1748) de La Mettrie, qu’il apprécie pourtant, pour saisir ce qui l’oppose à eux. Le corps des matérialistes est un corps mécanisé, dénué de toute sensualité, et de surcroît asexué. Si le corps est une machine, il n’est pour Sade qu’une machine à jouir ; si l’on veut parler de sensualisme à son propos, il faut cependant reconnaître qu’il ne s’agit nullement d’un empirisme dans la tradition de John Locke (1632-1704), mais d’un érotisme en acte qui affirme la prééminence irréductible du désir et de l’imagination sur la perception et la raison. Voilà qui achève d’en faire non pas un matérialiste, mais un « sur-matérialiste ». De façon parfaitement cohérente, Sade, qui refuse de subordonner nos corps à la maîtrise supposée d’une âme sans chair, refuse en effet tout autant de subordonner nos pensées au corps à la manière de ses contemporains : nul recours strict, chez lui, à la biologie du temps. Le corps apparaît d’emblée fantastique, tissu et source infinie de fantasmes ; pétri de « sens » dans tous les sens qu’on peut donner en français à ce mot : du sensible au sensé en passant par la direction d’un mouvement. Le style de Sade donne, par lui-même, à entendre qu’à ce bouleversement de l’idée de représentation répond une toute nouvelle idée du langage : il prend au sérieux la « chair des mots » et s’entend à jouer de leur pouvoir de suggestion, lequel se manifeste physiquement. Un mot fait blêmir, un autre rougir, un autre enflamme la tête… Ce qui est vrai de celui qui écrit l’est aussi par contagion de celui qui lit.

14L’existence matérielle de la pensée ne doit pas être entendue comme une sécrétion du cerveau ou, pour parler moderne, comme l’inscription de traces neuronales ; elle agit sur le corps par les corps et façonne nos comportements en nous liant, d’un lien de convenance plus ou moins discrètement érotique, à certaines idées plutôt qu’à d’autres.

15Ni âme ni corps donc ; mais un « théâtre » où se succèdent, comme dans les stupéfiantes 120 journées, des « tableaux » au fil desquels le lecteur se voit invité à découvrir que « chacun a sa manie », que chacun même se définit d’abord par une manie qui ordonne jusqu’à la description « physique » que l’on peut donner de sa personne. D’où les magnifiques portraits de libertins esquissés par Sade. Ayant posé le désir comme réalité première de l’être humain, Sade fait apparaître cette réalité comme toujours-déjà transindividuelle ; mieux : il montre en acte comment toutes les frontières de l’individu – figure reine de la pensée éthique et politique de son temps – sont artificielles, précaires, socialement inculquées par un incessant, par un harassant dressage. Ni la différence des sexes ni celle des âges ni celle des espèces même ne résiste à son feu. Le plus mâle des hommes se fait foutre d’abondance, les incestes succèdent aux incestes, même les animaux entrent dans l’orgie. En quoi on peut dire que Sade déborde de très loin la pensée des libertins à la lignée desquels il prend soin de rattacher ses personnages. Prendre la nature comme norme, telle est la chimère redoutable et efficace qui inspire la ferveur pédagogique de ses contemporains. D’où la parodie appuyée qui s’ensuit : L’école du libertinage, tel est le sous-titre des 120 journées. Double mouvement encore : montrer l’efficacité de la fiction dans le geste même par lequel on en fait éclater l’inanité. Le rousseauisme souriant n’échappe pas plus à la critique que la discipline despotique des séminaires.

16Annie Lebrun a parlé d’un « bloc d’abîme » surgissant ainsi dans la pensée des Lumières. Ni Arthur Schopenhauer, ni Nietzsche desquels on rapproche souvent Sade ne parviendront à cette radicalité. Pensée négative ? Sans doute. Mais les « tableaux » des 120 journées emportent une autre leçon que les autres œuvres confirment amplement : le désir lui-même ne peut trouver satisfaction que s’il « prend forme », s’il trouve dans les corps et entre eux l’ordre qu’il requiert. « Mettons un peu d’ordre à nos plaisirs, on ne jouit qu’en les fixant », dit La Delbène, « tout en feu ». Inventer à l’infini les formes singulières d’agencement entre les êtres humains qui puissent donner à chacun et à tous le plus de plaisir possible, accroître leur être en faisant tomber physiquement les bornes de leur pensée. Sade ne permet pas un instant à son lecteur d’oublier ce qui tend sans cesse à poser ces bornes : « L’homme a peur dans les ténèbres ; la peur devient habituelle en lui et se change en besoin ; il croirait qu’il lui manque quelque chose s’il n’avait plus rien à espérer ou à craindre. » La peur du manque engendre le despotisme du manque, lequel renaît sans cesse.

17S’étonnera-t-on que Sade, hyper-athée, se refuse à annoncer, en guise de consolation, la fin de ce processus ? La férocité du désir humain, sa démesure, il la présente au contraire comme irréductible, indéracinable. Et les discours moralisants et rationalistes qui prétendent en avoir fini avec elles ne sont que leurres, à l’abri desquels elle trouve encore à se réaliser dans le secret des alcôves. Et ce d’autant mieux que celui ou celle qui s’y livre trouve dans le pouvoir politique et financier les instruments de sa sécurité. Il pourra dès lors à loisir se livrer en cachette plus ou moins sûre à ses « infamies ». N’avons-nous pas aujourd’hui à vaincre au premier chef cette peur fondamentale, irréductible, qui nous rive à l’illusoire défense de notre « moi » individuel ? Cette peur qui nous incite à nous replier sur quelque moi collectif, communautaire ou national ; cette peur enfin qui nous pousse à diviniser la Nature, ou tourne à nouveau nos espérances et nos craintes vers la grande chimère divine que Sade croyait avoir exorcisée.

18Paradoxe. En un sens, Foucault n’a jamais dû pouvoir véritablement lire Sade. Témoin ce texte surprenant à la fin de l’Histoire de la folie. « Le calme, le patient langage de Sade recueille, lui aussi, les mots derniers de la déraison, et lui aussi, leur donne, pour l’avenir, un sens plus lointain9. » Calme ? Patient ? De ces deux adjectifs anesthésiants, Foucault payait le prix de l’opération littéraire menée par Blanchot pour escamoter, adoucir, la violence de Sade, pour l’inscrire et la résorber métaphysiquement dans « la grande leçon de vie et de mort que ne cesse de répéter le monde10 ».

19C’est pourtant le mérite aussi de Foucault que d’avoir décelé ce qui, dans cette interprétation, ne résistait pas à l’épreuve de l’histoire. Les mots et les choses ménage une place majeure à Sade, à la fin d’un monde, autant sinon plus qu’au début d’une nouvelle manière d’être et de penser. Sade ici, Lacan y incitant, se rapproche de Kant. Et Kant lui-même devient la figure de proue et le symbole de l’Aufklärung. C’est pour le moins tardif. Et les Lumières françaises mettront plus d’un siècle à s’en remettre.

20 Les questions s’accumulent. Comment le penseur des limites en vient-il à s’entendre avec celui de l’illimitation ? Comment pour finir, dans cette interprétation qui fleure bon le transcendantal, Sade peut-il devenir « sadique » au sens des pratiques tortionnaires mimées ou réelles dont se délecte la culture américaine des années 1980 ?

21Un long silence a suivi la publication du petit livre programmatique qu’était La volonté de savoir. Au terme de ce silence habité par un retour enchanté à la Grèce antique, Sade disparaît des références de Foucault !

22La question de Sade lui-même pourtant demeure. C’est celle de l’athéisme radical. « Nos » Lumières – si diverses ! – portaient toutes cette question. Chaque tradition a eu sa manière de la traiter ou de la contourner : Aufklärung, Enlightenment, Lumières… Nous avions cru le débat périmé, nous en vivons aujourd’hui brutalement le retour. Il est temps de relire Sade et le dernier Foucault qui porte la trace éblouissante de cette question béante, car au moment où nous en débattons les morts s’amoncellent sur la planète offerte à l’« occidentalisation ».

23Chacun connaît ici le fameux texte-interview de 1966 sur « la pensée du dehors ». Dans une certaine tradition mystique, Foucault nous incite à nous « recueillir dans l’intériorité éblouissante d’une pensée qui est de plein droit Être et Parole11 ».

24Cette invite est suivie de ce qu’il présente comme une singulière « supposition ».

La première déchirure par où la pensée du dehors s’est fait jour pour nous, c’est, d’une manière paradoxale, dans le monologue ressassant de Sade. À l’époque de Kant et de Hegel, au moment où jamais sans doute l’intériorisation de la loi de l’histoire et du monde ne fut plus impérieusement requise par la conscience occidentale, Sade ne laisse parler, comme loi sans loi du monde, que la nudité du désir12.

25On me dira que ce texte date de 1966, qu’il est contemporain du livre sur Les mots et les choses. Certes mais il ouvre une voie qui n’est ni la divinisation de Sade, ni l’exaltation nazie, ni la médicalisation de l’existence.

26À nous de jouer. Il se fait tard.

Notes de bas de page

1 M. Foucault, « Folie, littérature, société » [1970], dans Dits et Écrits I. 1954-1975, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 977.

2 Id., « Conférences sur Sade » [1970], dans La grande étrangère. À propos de littérature, éd. Ph. Artières, J.-F. Bert, M. Potte-Bonneville, J. Revel, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, p. 165.

3 Id., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 222 et suiv.

4 M. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 224.

5 Id., « Les problèmes de la culture. Un débat Foucault-Preti » [1972], dans Dits et Écrits I, op. cit., p. 1243-1244.

6 Id., « Sade, sergent du sexe » [1975], dans Dits et Écrits I, op. cit., p. 1690.

7 É. Marty, Pourquoi le xxe siècle a-t-il pris Sade au sérieux, Paris, Seuil, 2011, p. 158 et suiv.

8 En 1984, Foucault fait paraître deux textes importants sur la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? », Magazine littéraire, 207, mai 1984, p. 35-39 (extrait du cours du 5 janvier 1983, au Collège de France) ; « What is Enlightenment », dans The Foucault Reader, éd. P. Rabinow, New York, Pantheon Books, 1984, p. 32-50. Les deux textes ont été repris dans Dits et Écrits II. 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 1381-1396 et 1498-1507.

9 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique [1961, 1972], Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2015, p. 593.

10 Ibid., p. 594.

11 M. Foucault, « La pensée du dehors » [1966], dans Dits et Écrits I, op. cit., p. 549.

12 Ibid.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.