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Pensée du dehors ?

Foucault avec Blanchot

p. 19-35


Texte intégral

11. La question dont j’ai proposé de faire l’objet de ma contribution à ce colloque – celle du lien privilégié que la pensée de Foucault a entretenu avec celle de Maurice Blanchot, pendant quelque temps au moins (mais la question se posera justement de savoir si doit on assigner une limite à ce temps) – a déjà été assez abondamment traitée et son importance a été reconnue. Elle occupe, en particulier, une place centrale dans le livre de Deleuze, Foucault, avec qui tout nouvel examen de la question comporte nécessairement un dialogue. La ligne principale de l’argument de Deleuze consiste à montrer que le « dehors » blanchotien, qui est essentiellement une a-subjectivité (ou une absence du sujet dans sa propre activité, que dénote en particulier le concept de « désœuvrement »), devient chez Foucault une métaphysique des forces sous-jacente à ses analyses de la finitude aussi bien que du pouvoir, et finalement du « plissement » de la subjectivité1. La question qui se pose alors est de savoir si on peut contester cette interprétation, ou plutôt la faire varier en mettant en question, non pas tellement l’idée du « tournant » ou du « repli » de Foucault dans la « pensée du dehors », dont il maintient le rapport permanent avec Blanchot, que l’interprétation vitaliste qu’il en propose (« le vitalisme où culmine la pensée de Foucault2 »), laquelle, par-delà Nietzsche (ou peut-être Nietzsche relu avec Bergson), débouche sur un étrange « hégélianisme de l’extériorité ». Le fait est que, chez Blanchot, c’est de la mort plutôt que de la vie qu’il est question – et c’est ainsi que, d’abord, Foucault l’avait lu.

2L’expression « pensée du dehors », on le sait, fournit son titre et son fil conducteur à l’essai consacré à l’œuvre de Maurice Blanchot, publié par Foucault en 1966, donc écrit en même temps que l’ouvrage cardinal Les mots et les choses (première grande synthèse de sa philosophie) et aussi la conférence « Des espaces autres » centrée sur la notion de l’hétérotopie (qui ne sera éditée que vingt ans plus tard3). Pris ensemble, ces trois textes à la longueur inégale et au statut différent, mais au contenu complémentaire, forment comme une constellation. Mais que veut dire « pensée du dehors » ? Le détour par les problèmes qu’a posés la traduction anglaise montre que cette question n’est pas simple, voire qu’elle recouvre une tension latente. Plusieurs traductions existent, qui choisissent soit the thought of the outside, soit the thought from outside. Cette dernière formulation est en particulier celle que retient Brian Massumi dans la belle édition conjoignant le texte de Foucault avec celui que Blanchot, en retour, lui consacra après sa mort, en 1986 (« Foucault tel que je l’imagine4 »). Mais dans le cours du texte, Massumi rend « expérience du dehors » par experience of the outside. On peut en conclure que la pensée « qui vient du dehors » repose elle-même sur une « expérience » de ce « dehors », dont la modalité reste à déterminer, à moins qu’elle ne l’induise.

3Est-ce que le cours de l’analyse permet d’élucider ce point ? Dans ses romans aussi bien que dans les essais critiques qu’il a consacrés à la question de l’écriture littéraire, Blanchot, nous dit Foucault, exhibe sa propre absence du texte dont il est nominalement l’auteur. L’écrivain – par exemple Kafka – sort du texte, ou se laisse annuler par lui en tant que sujet pour que le texte n’ait plus d’intériorité, devenant ainsi « pur dehors ». Il neutralise ce que Foucault appellera un peu plus tard la « fonction auteur5 ». Ce thème général se décompose lui-même en trois moments. Dans un premier moment, ce qui est en jeu est « l’expérience pure du dehors » dans l’écriture littéraire6, violente équivalence entre une forme et une matière narrative, dont la clé serait constituée par l’antinomie d’une loi qui se dissimule dans sa présence même7. Le paradoxe de la transgression est qu’elle ne cesse de s’avancer vers le dehors qui lui est comme tel inaccessible8, assurant ainsi le triomphe d’une souveraineté ou d’une loi qui ne peut s’absolutiser vraiment que par son retrait.

4Dans un deuxième moment, c’est l’être du langage qui est défini comme « pur dehors », à la fois neutre et vide de signification intentionnelle. Une telle extériorité s’éprouve, et même elle s’expérimente (dans l’usage littéraire) comme présence insistante d’un double impersonnel du sujet : non pas un alter ego, mais un Il ou un On à la fois infiniment semblable et radicalement ambivalent, prometteur et menaçant que, suivant l’intrigue du roman de Blanchot, Le Très-Haut, où il représente énigmatiquement la puissance de l’État, Foucault appelle « le compagnon9 ». Suivant les formulations de Blanchot et les rapportant à sa propre pratique de l’écriture, Foucault définit le compagnon comme l’exclu du discours qui fait retour en son sein pour conférer à la parole le privilège d’un questionnement illimité, à jamais sans réponse :

[C]’est un Il sans visage et sans regard, il ne peut voir que par le langage d’un autre qu’il met à l’ordre de sa propre nuit ; il s’approche ainsi au plus près de ce Je qui parle à la première personne, et dont il reprend les phrases dans un vide illimité ; et pourtant il n’a pas de lien avec lui, une distance démesurée l’en sépare10.

5C’est, en somme, le renversement des célèbres propositions de Benveniste sur « la subjectivité dans le langage » : au lieu que l’insertion du « Je » personnel (ou du « Je-Tu ») comme sujet de l’énonciation dans l’énoncé lui-même produise l’appropriation du langage, celle de l’impersonnel (un « Je » qui est un « Il », un « Il » qui est un « Je ») en produit l’expropriation11.

6Dans un troisième moment, enfin, se déploie l’essence négative du neutre : l’être du langage est la « forme défaite du dehors », où s’institue dans une « transparence réciproque » la communication de l’origine et de la mort, où le Je mis hors de soi par le langage qui lui ouvre pourtant l’espace d’une parole, ne s’affirme visiblement que pour disparaître comme sujet. On revient alors à la question initiale dont l’essai était parti : celle du statut et des effets de l’énoncé « Je parle » (qui est, ne l’oublions pas, le dernier mot du Très-Haut12). Elle a permis de constituer l’expérience du langage non seulement comme expérience-limite, mais comme expérience même de la limite. La « mise hors de soi » du Je qu’opère le langage (ou son indiscernabilité d’avec un Il qui, comme aurait pu dire Kant, ne cesse de « l’accompagner » dans chacune de ses énonciations pour l’utiliser comme son substitut), c’est l’exclusion du sujet du champ où il se nomme, mais c’est aussi l’entrée en scène de l’a-subjectivité ou du « dehors » qui porte à ses limites l’économie du langage. Un tel langage n’est fondamentalement ni expressif d’un sens ni dénotatif ou référentiel. Il est le jeu de ses possibilités qui découvre en son centre un vide, ou une absence originaire, analogue de la souveraineté et de la mort. Se constitue ainsi non pas tellement un « transcendantal sans sujet », auquel s’essayait le structuralisme contemporain, qu’une expérience quasi transcendantale, dont la comparaison serait instructive avec le dispositif du Tractatus de Wittgenstein13. Le sujet qui n’est pensant ou connaissant que sous la figure du sujet parlant, y est un point vide, le point du contact entre le possible et l’impossible, la parole et le silence, ou mieux, comme dit Deleuze, il est une « place vide mobile », parcourant les objets du discours, et s’exposant ainsi en permanence à leur variation, à leur conflit, à leur violence qui le menacent lui-même.

72. La racine de l’extrapolation « métaphysique » de Deleuze (le vitalisme qu’il attribue à Foucault et finalement l’identification du « Dehors » à une archi- ou quasi-intériorité qui se produit en son sein : le « plissement14 »), c’est, je pense, le fait d’avoir distingué la pensée du rapport disjoint, décalé, « non contemporain » – assimilable à un « non-rapport » – entre le visible et l’énonçable, de ce non-rapport ou de cette disjonction même. Mais tout se précipite lorsque Deleuze se réfère au pouvoir pour en faire le moment « médian » de cette dialectique qui fait passer la question de la pensée du registre phénoménologique du « dehors » au registre ontologique de la vie. Deleuze a certainement raison de poser que le visible et l’énonçable ne s’articulent que sous l’effet du pouvoir ou d’un pouvoir, dans un rapport « nécessaire » bien que variable, historique, au « jeu du pouvoir » (qui inclut par définition les luttes, les contre-pouvoirs et les contre-conduites). Mais peut-il passer de là à l’idée que l’effet du pouvoir sur le dicible et le visible (qui sont les formes « finies » de la pensée, juxtaposées dans une « synthèse disjonctive ») a pour condition un rapport plus essentiel de l’homme aux « forces » libres de la vie qui sont alors comme une pensée de la pensée et un pouvoir (ou non-pouvoir) du pouvoir lui-même15 ? Autrement dit peut-il, sans trahir Foucault, redoubler la contingence ou la facticité par un hasard transcendantal ou cosmologique – un « coup de dés » historial ? Ne faudrait-il pas au contraire en rester obstinément à cette facticité, comme « conflit » de visibilités et de dicibilités (ou de pratiques et de discours), pour y repérer les ouvertures qu’elle comporte en direction de l’altérité qui la constitue, mais dont elle ne peut dire l’insistance que dans la modalité d’une « impossible » transgression ? En somme, faut-il sortir de la via negativa, et si oui, par quelle issue ?

8La première extension de la « pensée du dehors » dans l’œuvre de Foucault renvoie à la systématisation du geste critique inauguré, sous le nom d’archéologie, par l’Histoire de la folie (1961), et apparemment clos – ou peut-être simplement déplacé – par l’ouverture du « moment généalogique » dans lequel s’inscriront, bien que sous des modalités très diverses, tous les travaux ultérieurs contemporains des enseignements du Collège de France. Le tournant peut être repéré par la façon dont la leçon inaugurale de décembre 1971, publiée sous le titre L’ordre du discours, reformule la question de l’extériorité intrinsèque au langage dans les termes d’un rapport de forces (ou d’une conflictualité incessante) entre la « redoutable matérialité » du discours et l’ensemble des procédures d’exclusion, de contrôle et d’institution qui ont pour effet d’en réguler l’usage. Cet essai « méthodologique » et programmatique est déjà, en fait, une façon de repenser complètement l’idée de la « pensée du dehors » en tant qu’effet sur la pensée de son rapport constitutif au langage. Il permet donc, par récurrence, de délimiter ce que j’ai appelé la constellation de 1966, en lui incorporant ce qu’elle a voulu réfléchir. Et de ce point de vue, ce qui saute aux yeux, c’est la densité des renvois qui lient entre eux les thèmes de la transgression, de l’impensé, de l’extériorité et de l’altérité.

9Or c’est de Blanchot lui-même que, peut-être, Foucault avait reçu l’indication de ce nexus philosophique. Autant dire que le rapport à Blanchot ici ne relève pas de l’interprétation ou du commentaire, venant d’un seul côté, mais qu’il implique une véritable réciprocité. Le compte rendu de l’Histoire de la folie que Blanchot avait donné au lendemain de la publication du livre a été repris dans L’entretien infini de 1969, précédé d’une méditation sur l’oubli comme ce qui est à la fois « non-présence » et « non-absence » (donc un autre nom du neutre), sous le titre synthétique « L’oubli, la déraison16 ». Il s’achève par une référence au « rapport, qui fait énigme, entre pensée, impossibilité et parole » à partir duquel seulement, nous dit Blanchot, on peut

essayer de ressaisir l’importance générale des œuvres singulières que la culture rejette tout en les accueillant, de même qu’elle récuse, en les objectivant, les expériences-limites […] et je pense à l’une des plus solitaires, celle à laquelle Georges Bataille a prêté, comme par amitié et par jeu, son nom17.

10Et c’est en 1963 que, de son côté, Foucault publiera (comme introduction à une édition des Œuvres complètes de Georges Bataille) le texte intitulé « Préface à la transgression » dans lequel est thématisée la notion d’un « vide » creusé par la littérature (ou par une certaine littérature qui expérimente sur les limites mêmes du sens) « à l’emplacement du sujet parlant de la philosophie18 ». L’expérience-limite est justement le titre de la très longue section dans laquelle, en 1969, Blanchot inclura le texte sur l’Histoire de la folie, en lui ajoutant un long compte rendu de Les mots et les choses (« L’athéisme et l’écriture. L’humanisme et le cri »), d’abord paru en 1967, en fait assez critique, dans lequel ne laissent pas de retentir les échos de « La pensée du dehors ».

11Si l’on prend en compte l’ensemble de cette constellation et le mouvement de sa construction dialogique, on voit qu’il ne faut pas seulement mettre la thématique du « dehors » en relation avec l’instance d’un « locuteur » (ou comme dit Blanchot, d’une voix) qui neutralise sa propre présence dans l’énonciation, et que rechercherait la littérature, ou dont elle ferait pressentir la possibilité. Mais il faut la conjoindre avec l’hypothèse « antihumaniste » d’une altération de la pensée pour laquelle le « surhomme » nietzschéen, en tant qu’il surmonte l’humain, fournit un nom allégorique. Dans Les mots et les choses, cette altération de la pensée est, on le sait, interprétée en termes épistémologiques : c’est le thème des « contre-sciences » (ou contre-sciences humaines) que représenteraient en particulier, aux limites de l’épistémè moderne, la psychanalyse (après sa refonte lacanienne) et l’ethnographie (dans sa conception « structuraliste » lévi-straussienne). C’est pourquoi il est nécessaire de revenir d’abord – même schématiquement – à cette étrange combinaison du structuralisme et du tragique qui fait la singularité de l’archéologie foucaldienne (et d’abord de son écriture) dans les textes des années 1960. Blanchot, dans Foucault tel que je l’imagine, y reviendra encore comme à un point d’hérésie autour duquel pivotent les questions de l’humanisme et de l’antihumanisme19.

12Le premier point qui mérite d’être rappelé, c’est la continuité absolue entre l’analyse de la « transgression » comme expérience de la limite, dans l’essai de 1963, et celle du geste des « contre-sciences » dans le livre de 1966, en tant qu’elles prennent pour « objet » non pas l’essence ou la condition humaine, mais les marques de sa finitude. L’expérience de la limite dont parle Préface à la transgression peut être effective si elle est en même temps une « expérience-limite » : c’est pourquoi elle croise à la fois une thématique kantienne et un projet nietzschéen et bataillien. Sans référence à Kant il n’y a pas de constitution de la finitude comme condition de possibilité de l’expérience, mais sans référence à Nietzsche il n’y a pas de possibilité de « libérer » Kant de son propre objectif anthropologique (ou, comme diront Les mots et les choses, du motif « empirico-transcendantal »), c’est-à-dire de faire apparaître que l’expérience des limites n’est pas une confirmation de la maîtrise que le sujet exercerait sur son propre langage, serait-ce à l’intérieur d’un espace convenablement restreint, mais au contraire une « contestation » radicale de toute maîtrise ou conscience de soi. Dans « L’athéisme et l’écriture », Blanchot parlera d’une écriture hors langage, ce qui est aussi une façon de signaler la topologie paradoxale à laquelle nous avons affaire ici : destruction de la possibilité de saisir le langage « en intériorité » sans qu’il soit possible, pour autant, de construire une position d’extériorité d’où les limites du langage seraient descriptibles, maîtrisables. C’est pourquoi le texte de Foucault est fondé de bout en bout sur le « jeu de mots » entre deux significations courantes de la transgression : celle de la loi, et celle de la frontière. Cela veut dire que la loi est une frontière, ou se matérialise toujours dans des tracés de frontières, mais aussi que toute frontière effectivement tracée ou justifiée par la loi est toujours déjà transgressée. L’amphibologie de l’idée de limite est au cœur de cette description. En se référant à l’idée kantienne d’une constitution du savoir (et de ses objets) à l’intérieur des « limites de l’expérience possible », Foucault fait du même coup surgir, avec Bataille, l’équivoque de l’extériorité, oscillant entre l’idée d’une opposition à l’intériorité et celle d’une extériorité « absolue », ou intrinsèque, sans relation à l’intériorité. Mais si Bataille avait paradoxalement intitulé son ouvrage majeur L’expérience intérieure, c’était justement pour marquer que le « dehors » n’est pas ce qui borne rationnellement le dedans, mais ce qui surgit de son propre effondrement quand les normes de la rationalité sont relâchées ou abolies par le langage lui-même. La section conclusive de Les mots et les choses ne dit pas autre chose. Au lieu de constituer « l’homme » (ou l’humain) en domaine d’objectivité pour les « sciences humaines », la psychanalyse et l’ethnologie (du moins dans leur refonte structuraliste) entreprennent de le dissoudre au profit d’une énonciation de ses limites. Elles forment donc la pointe négative, critique au-delà de la « critique » même, d’une analytique de la finitude20.

13Mais ce qui apparaît d’un côté comme la disparition déjà prévisible de l’homme (en tant que « sujet-objet » anthropologique), apparaît simultanément de l’autre comme le surgissement de plus en plus insistant de « l’être du langage » dans le champ de la pensée, non pas simplement comme un retour à l’ordre du discours de l’âge classique, mais comme ce qui « défait » la figure d’autosuffisance ou de centralité de l’homme, et par conséquent inverse la pensée du Même en expérience de l’Autre21. Or de ce rapport à l’être insaisissable du langage, comme « expérience de la finitude prise dans l’ouverture et la contrainte de cette finitude22 », si les contre-sciences sont le témoin épistémologique dans le champ du savoir (et il faudrait ici avoir le temps de commenter l’étrange lecture que Foucault fait de la linguistique structurale), c’est « la littérature, avec le surréalisme d’abord […] puis, de plus en plus purement, avec Kafka, avec Bataille, avec Blanchot [qui s’en] est donnée l’expérience23 ».

14Mais en réalité nous n’avons rien d’autre ici que la continuité de la thèse inaugurée par Histoire de la folie : le seul accès que nous ayons à l’impensé qui forme à la fois l’envers du cogito (ou sa finitude, la butée d’impossible de sa réflexivité ou de son accès à la vérité qu’il recèle), c’est le paradoxal discours de l’indicible : le discours « sans sujet » reflétant l’expérience de la folie par l’excès de la littérature sur la rationalité, l’œuvre qui est « absence d’œuvre » ou désoeuvrement, expérience tragique et non pas dépassement dialectique ou rationalisation de la négativité :

Chez Sade, comme chez Goya, la déraison continue de veiller dans sa nuit ; mais par cette veille elle noue avec de jeunes pouvoirs. Le non-être qu’elle était devient puissance d’anéantir. À travers Sade et Goya, le monde occidental a recueilli la possibilité de dépasser dans la violence sa raison, et de retrouver l’expérience tragique par-delà les promesses de la dialectique […]. La folie de Nietzsche, la folie de Van Gogh ou celle d’Artaud, appartiennent à leur œuvre, ni plus ni moins profondément peut-être, mais sur un tout autre mode […] entre folie et œuvre, il n’y a pas eu accommodement, échange plus constant ni communication des langages ; leur affrontement est bien plus périlleux qu’autrefois ; et leur contestation maintenant ne pardonne pas ; leur jeu est de vie et de mort. La folie d’Artaud ne se glisse pas dans les interstices de l’œuvre ; elle est précisément l’absence d’œuvre, la présence ressassée de cette absence, son vide central éprouvé et mesuré dans toutes ses dimensions qui ne finissent point […]. La folie est absolue rupture de l’œuvre ; elle forme le moment constitutif d’une abolition, qui fonde dans le temps la vérité de l’œuvre ; elle en dessine le bord extérieur, la ligne d’effondrement, le profil contre le vide24.

15Par ces confrontations, on voit que dans sa problématique de la « transgression », qui ouvre à la pensée du « dehors » comme étant non pas ce qui borde l’intériorité mais ce qui dénote la capacité propre au langage de soustraire de lui-même les marques de l’intériorité, Foucault a superposé analogiquement deux schèmes ou deux topologies : celle de l’exclusion intérieure ou exclusion par l’intérieur dont le modèle institutionnel est l’enfermement, et celle de l’excès d’extériorité (ou de l’au-delà de l’extériorité) qui la rend inaccessible (ou « invisible ») en tant que telle. Cette superposition est ce qui lui permet de nommer l’impensé de la pensée, comme relevant à la fois d’une interdiction (ou d’une « loi ») et d’une impossibilité (ou d’une « structure »).

163. L’autocritique de Foucault – bien commentée en particulier par Judith Revel – fait état d’une « fascination pour la marginalité » et de l’opération d’une déprise par rapport à elle25. Elle s’exprime par exemple dans un entretien avec Pierre Werner de 1976 (que cite également Judith Revel) à propos de l’introduction en France de l’œuvre de Thomas Szasz :

Les discours hâtivement gauchistes, lyriquement antipsychiatriques ou méticuleusement historiques ne sont que des manières imparfaites d’approcher ce foyer incandescent [de la folie] […]. C’est illusion de croire que la folie – ou la délinquance, ou le crime – nous parle à partir d’une extériorité absolue […] la marge est un mythe. La parole du dehors est un rêve qu’on ne cesse de reconduire26.

17Cette critique s’étend à l’idée d’une « contestation » par la littérature et conduit au remplacement du héros fou ou du criminel imaginaire par les « hommes infâmes » (au sens étymologique : sans réputation, donc inconnus, enterrés dans les archives) : Pierre Rivière ne parle pas le langage sublime d’une transgression de la loi mais exerce une résistance imperceptible à l’imposition de la norme. La subjectivation, quant à elle, est désormais pensée comme un processus d’individualisation des conduites, qui passe par la « gouvernementalité » transposant à l’époque moderne les logiques de ce que Foucault appelle le « pouvoir pastoral » pour en faire la généalogie. C’est un pouvoir omniprésent, mais radicalement distinct de la souveraineté et même, selon Foucault, de la loi en ce qu’il ne cherche pas à assujettir les âmes au plus secret d’elles-mêmes (in interiore homine habitat veritas) en vue de l’obéissance, mais les corps en vue de leur utilisation disciplinée. Le nouveau dispositif théorique dont se sert ici Foucault lui permet de comprendre les effets d’exclusion intérieure (celle des « anormaux » en général) comme produits d’un rapport de pouvoir (ce qui veut toujours dire : de pouvoirs historiquement spécifiés exposés à la résistance de contre-pouvoirs et l’exploitant aux fins de perfectionnement de leur efficacité). Et pourtant le foyer reste « incandescent ». Peut-être l’est-il plus que jamais. Dans l’ombre.

18En quel sens peut-on dire qu’on a toujours affaire à une « pensée du dehors » ? Je crois qu’il faut repartir ici du double sens de l’idée d’extériorité. Mais en le prenant, en première approximation du moins, dans l’ordre inverse de celui que nous avions rencontré dans l’examen du schéma de la transgression. D’abord cela veut dire que les rapports de pouvoir sont fondamentalement hétérogènes, même s’ils peuvent faire l’objet d’une définition nominale qui leur est commune, et qui sert surtout à faire valoir leur différence par rapport à d’autres modes de définition de la subjectivité. Dans un très beau commentaire des cours au Collège de France de 1977-1979, intitulé précisément « La politique du dehors », Bruno Karsenti a souligné ce point27. Il cite un passage caractéristique de la Leçon du 17 janvier 1979 (cours sur la Naissance de la biopolitique), où Foucault explique en quoi l’affrontement des deux « voies » hétérogènes qui, au tournant du xviiie et du xixe siècle, s’attaquent à l’invention d’une politique pour la nouvelle société qui succède à l’Ancien Régime et à son « État de police » – la « voie révolutionnaire » articulée sur le droit, et la « voie radicale » (c’est-à-dire utilitariste) articulée sur le gouvernement de l’économie, ne relève pas d’une logique dialectique, mais stratégique :

Et ce dont il faut bien se souvenir, c’est que l’hétérogénéité n’est jamais un principe d’exclusion ou, si vous voulez encore, l’hétérogénéité n’empêche jamais ni la coexistence, ni la jonction, ni la connexion. Disons que c’est précisément là et dans ce genre d’analyse […] qu’il faut faire valoir […] une logique qui ne soit pas une logique dialectique […]. La logique de la stratégie, elle a pour fonction d’établir quelles sont les connexions possibles entre des termes disparates et qui restent disparates […] c’est la logique de la connexion de l’hétérogène et ce n’est pas la logique de l’homogénéisation du contradictoire28.

19Cela veut dire que les schèmes de la totalisation et de l’unification, de la dérivation à partir d’une loi ou norme fondamentale, qui sont caractéristiques du régime de la souveraineté et qui commandent en retour une subjectivation par l’obéissance, ne s’appliquent ni au fonctionnement ou dispositif de chaque rapport de pouvoir, ni à l’articulation de différents rapports de pouvoir dans l’économie générale d’une société, pour laquelle convient précisément la notion de stratégie, ou qui se présente comme un champ de coexistence entre plusieurs modes d’assujettissement et de subjectivation. Mais cela veut dire aussi que la coexistence induit, par elle-même, des « connexions » ou des formations de réseaux. Or qu’est-ce qu’une connexion sinon la forme d’un espace concret, auquel elle confère par avance ses lignes de force ou de courbure, et ses différenciations de lieux, ses « hétérotopies » au sens général du terme ? Mais on voit qu’un espace en ce sens, parce que toute différenciation et tout conflit lui est immanent et contribue à son expansion, se laisse aussi penser comme l’équivalent d’une intériorité : intériorité aux « limites » de variation fixées par l’histoire, ou par l’institution, ou par ce schème de « pouvoir des pouvoirs » non pas totalisant mais individualisant, historiquement plastique, que Foucault appelle le « pastorat ». À ne pas vouloir réduire l’hétérogénéité par les attributs de la souveraineté (totalisation et unicité), on risque de la réduire par ceux de l’immanence (horizontalité et action réciproque). À moins que cette immanence conçue en extériorité ne comporte elle aussi, à son tour, la possibilité d’un excès qui serait comme le « dehors » de la politique. Je cite à nouveau Karsenti :

La perspective de Foucault se tient exactement sur un seuil : d’un côté il faut admettre […] que nous ne pouvons pas savoir positivement ce que serait une autre expérience de la politique que celle-ci […] parce que la politique a absorbé sans le résorber ce qui pouvait faire office d’extériorité, et en a fait le ressort même des dispositifs de pouvoir […]. Mais, d’un autre côté, Foucault dit aussi : voyez le point où cette inéluctabilité s’est nouée. Et, du coup, efforcez-vous d’imaginer ce que serait une contre-conduite qui n’aurait pas la forme de cette conduction inaltérée qui s’est toujours trouvée au centre des luttes […]. Vous le pouvez, parce que la politique de toute façon n’a jamais la compacité que l’on croit, et qu’elle est fondamentalement connexion de l’hétérogène, mixte impur. Et pour reconstituer un dehors d’un autre type que celui que la politique occidentale incorpore, tous les points d’appui, stratégiquement, sont pertinents, pour autant que l’on sait depuis quel lieu on les interroge […]. Mais alors, sachez aussi qu’on pourra toujours vous dire que vous êtes hors du jeu, que vous êtes en fait sortis de la politique elle-même29.

20« Dans le jeu », « hors du jeu », c’est l’introduction d’une dimension dynamique, conflictuelle, qui vient surdéterminer les déterminations topologiques de la connexion et de la compacité, propres à la représentation spatiale. C’est donc la suggestion d’une pensée du « dedans » et du « dehors » qui – même sans dialectique – ne soit pas commandée par cette représentation, mais par l’idée même du rapport de forces (dite ici « stratégique »). On reconnaît la thématique explicitée par Foucault dans Le sujet et le pouvoir (et mise en œuvre dans les généalogies contemporaines de la « gouvernementalité ») : le pouvoir est un rapport, mais ce rapport concerne spécifiquement l’efficacité dont font preuve certaines actions lorsqu’elles agissent sur d’autres, allant de la contrainte, mode faiblement efficace, à la régulation, ou « conduite des conduites » des autres, mode qui maximise (ou « économise ») l’efficacité. Parce qu’un tel interactionnisme permet à la fois de penser toutes les « actions » ou « conduites » comme hétérogènes (ou affectées d’une « liberté intransitive ») et de les situer dans un plan d’immanence, il autorise la représentation des effets du pouvoir (ou de ses « dispositifs ») dans la société comme construction d’un espace possible (« structurer le champ d’action éventuel des autres30 »). Mais du même coup aussi, en vertu de l’intransitivité de la liberté (ou de l’incertitude stratégique du conflit), il permet d’anticiper les limites inhérentes au « jeu » des pouvoirs et des résistances (dont le travail de Foucault fournit par ailleurs une abondante phénoménologie : illégalismes, déviances, anormalités, insoumissions…) sur lesquelles se joue de façon essentiellement imprévisible l’alternative entre un renforcement du pouvoir (par incorporation à son efficacité des résistances mêmes qu’il suscite) et le glissement vers un régime de liberté radicalement hétérogène par rapport au pouvoir existant que, empruntant à un autre moment de la théorisation foucaldienne, on peut appeler génériquement une hétérotopie. L’hétérotopie en général serait le « lieu » où se déploient les conduites qui ne jouent pas le jeu, qui sont indigestes ou irrécupérables dans les relations de pouvoir (même si elles doivent en susciter d’autres), ou plutôt le lieu qu’elles « créent » au moyen d’un autre rapport de soi à soi et de soi aux autres. Au point de cette bifurcation (diversement nommé par Foucault : « partage », « point de renversement », « point d’insoumission ») qui ne traduirait pas tant une négativité qu’une positivité alternative, un « refus affirmatif », semble bien se présenter à nouveau la possibilité de penser un « dehors » non pas relatif à quelque intériorité, opposé à elle, mais intrinsèque, ou seulement relatif à soi, voire opposé à soi. Cette pensée ne vient pas de Blanchot, sans doute, et pourtant elle n’est pas sans affinités, même littérales, avec ce que – dans un texte capital que Foucault ne pouvait pas ne pas avoir médité, datant de 1964, Blanchot avait appelé « l’interruption », en prenant bien soin de distinguer ce qu’il appelait une interruption dialogique ou dialectique, moment d’une progression vers l’unité du sens, « rupture [qui], même si elle la fragmente, la contrarie ou la trouble, fait encore le jeu de la parole commune », et ce qu’il appelait « une autre sorte d’interruption, plus énigmatique et plus grave », qui mesure une distance irréductible. À cette seconde espèce, correspondant à une expérience de la parole comme « portant une relation d’infinité et d’étrangeté », Blanchot réservait le nom d’une interruption d’être, « intervalle qui laisse [l’autre] infiniment en dehors de moi, mais aussi prétend fonder mon rapport avec lui sur cette interruption même », autrement dit sur le surgissement de l’hétérogène31.

21Ce que j’ai appelé à mon tour l’autocritique de Foucault délivre donc des effets paradoxaux. Il semble dénouer le rapport que sa théorisation de la limite et de la transgression, au titre d’une « pensée du dehors » inspirée par la conception blanchotienne de l’espace littéraire (et en parallèle par une « répétition » de Bataille), avait établi entre intériorité et extériorité, trouvant au bord de l’intériorité, qui est son « dedans » constitutif, l’extrême de l’extériorité ou de l’altérité, le « Dehors ». Du même coup il paraît revenir à une oscillation banale entre le point de vue de l’extériorité (le « positivisme » de la description des relations de pouvoir, y compris leur incorporation de la force des résistances à l’obtention d’une efficacité maximale) et le point de vue de l’intériorité (ou du moins de la réflexivité), marqué par le souci de soi et la recherche du gouvernement de soi (où certains ont voulu voir une restauration de l’humanisme et du primat de la subjectivité). Mais peut-être tout ceci n’est-il qu’une apparence, ou l’effet d’une lecture trop rapide, favorisée par la discrétion de Foucault sur les opérations logiques auxquelles préside l’importance accordée désormais à la question des relations ou des rapports ? Si paradoxe il y a, il doit plutôt être lu à l’envers, en quelque sorte « du dehors » : l’intériorité ou l’effet d’intériorité qui réside au cœur de l’extériorité des rapports de pouvoir (en son « point d’insoumission » ou « point de renversement ») ne relève pas de l’identité à soi, mais comme on sait de la transformation de soi. Plus que jamais il éprouve que « je est un autre ». Il l’éprouve en quelque sorte rétroactivement. Et comme, simultanément, Foucault soutient que ce sont toujours des rapports de pouvoir ou d’assujettissement de notre conduite à l’action d’un pouvoir qui nous « individualisent » et nous « subjectivent », il faut aussi mettre une telle transformation en rapport avec diverses modalités sous lesquelles, tout en nous exposant à son action, nous entreprenons d’en interrompre la conduite. « Ne pas jouer le jeu » est une façon d’être dans le jeu sans le perpétuer dans sa règle.

224. La question de savoir comment une « pensée du dehors » bute sur les apories classiques du rapport entre « l’intérieur » et « l’extérieur », mais aussi permet de les problématiser en remettant en question la fonction directrice des représentations spatiales dans le traitement de l’extériorité, aura donc constitué la toile de fond permanente de ces relectures. Deleuze a parfaitement identifié ce point : ce qui court depuis l’essai de 1966 consacré à Blanchot auprès de qui, manifestement, Foucault a cherché les moyens de penser le langage comme cet « espace » paradoxal qui n’accueille la parole du sujet que pour le déporter irrémédiablement hors de soi, jusqu’à l’idée d’une « esthétique de l’existence » dans laquelle l’indépendance d’une maîtrise ou d’un gouvernement de soi se construit comme transformation des modalités mêmes de la dépendance, en parcourant les figures de la transgression, de la résistance, de l’anonymat, de la déviation, et plus généralement des « contre-conduites » qui induisent des hétérotopies ou des « contre-emplacements », autant qu’elles viennent s’y abriter, c’est un affrontement obstiné avec les limites, avec la topologie de cette représentation spatiale ou spatialisante. Ce qu’il suggère ainsi, c’est que l’assignation de l’intériorité et de l’extériorité, ainsi que le « jeu » de leurs échanges ou de leurs substitutions réciproques, la façon dont on conçoit leur complémentarité ou dont, au contraire, on cherche à les rendre radicalement hétérogènes, n’engage pas seulement différentes possibilités de constituer l’objectivité (qu’elle soit physico-cosmologique ou, surtout, en l’occurrence, historico-culturelle), mais la façon dont la pensée se pense elle-même, ou dont elle s’objective pour se penser, en incluant de proche en proche, comme autant de déterminations aussi intrinsèques l’une que l’autre, son rapport au langage et son rapport au pouvoir, ou à l’institution. Enfin ce qu’il suggère (je parle toujours de Deleuze et de sa lecture de Foucault), c’est que la critique des représentations de la pensée passe par la constitution d’une logique des relations (ou des « rapports ») dans laquelle la détermination de l’intérieur et de l’extérieur ne seraient pas comme une schématisation préalable, mais une modalité des relations et de leurs transformations. On peut tout à fait accorder à Deleuze que, chez Foucault, à partir d’un certain moment du moins (et je dirai que c’est déjà ce que signale L’ordre du discours), tout rapport est pensé comme « rapport de forces », mais on doit contester l’idée que cette idée conduise à subsumer la pensée du rapport sous une pensée des « forces » (ou des forces vitales), ce qui conduit en conséquence à convertir l’extériorité en intériorité, sous le nom de « pli » ou de « plissement », pour en faire le fondement, l’indice ontologique, de la subjectivation. Paradoxalement, même si elle procède plutôt d’un vitalisme que d’un spiritualisme, cette conséquence retrouve le grand récit dialectique hégélien du devenir du sujet (ou devenir-sujet de la substance) comme relève, transformation, transposition de l’extériorité en intériorité. À tout le moins faut-il suspendre cette dérivation le temps d’une remise à plat de ses présupposés philosophiques.

23Ils passent par une confrontation serrée avec le texte de Kant qui est la source cachée de toutes les déconstructions contemporaines de la métaphysique de la pensée, je veux dire l’Amphibologie des concepts de la réflexion, ainsi que, sans doute, avec la façon dont la Logique de l’essence hégélienne « relève » (aufhebt) cette amphibologie au profit d’une idée de l’historicité ou du processus, qui implique l’intériorisation de l’espace au temps (alors qu’il s’agit ici d’extérioriser l’espace à l’espace). Ce serait l’objet d’un autre exposé. Mais qui conduirait, de toute façon, à souligner une fois de plus l’importance d’un autre essai de Blanchot, également repris dans L’entretien infini : « Le rapport du troisième genre (homme sans horizon)32 », datant de 1962 (soit juste après la rédaction du Manifeste des 121 ou « déclaration du droit à l’insoumission »). C’est aussi un traitement de la question de l’amphibologie, mais post-hégélien (et post-nietzschéen), en ce sens que les modalités du conflit sans relève et du devenir sans telos y sont immédiatement incorporées à sa conceptualisation des oppositions et du rapport.

245. Je ne suis pas certain qu’on puisse ranger Foucault, dans l’intégralité de sa trajectoire, que je cherche à placer sous le signe de la pensée du dehors, dans la trace ou la descendance de telles formulations. Peut-être au contraire faudrait-il soutenir qu’il s’en est continument éloigné (ce qui expliquerait aussi la perplexité manifeste de Blanchot cherchant à « imaginer » Foucault, ou à caractériser après coup leur degré de proximité). Mais je pense qu’on peut suggérer qu’il a toujours maintenu comme fil conducteur la thèse qui fait, non seulement de l’altérité ou du devenir autre que soi la « vérité » du sujet, mais plus précisément de l’étrangèreté (Verfremdung aussi bien que Veräusserung, étrangèreté qui se découvre à l’extérieur, ou mieux encore sur la frontière, dans toutes les expériences de transgression d’une frontière que nous pouvons tenter) la condition même du rapport dans le sens complet du terme, celui qui inclut à la fois, corrélativement, rapport à soi et rapport à d’autres. L’étrangèreté la plus incontestable, c’est peut-être celle du langage, dont Foucault est parti, sur les traces de Blanchot. La plus inattendue, c’est sans doute celle du « corps propre », telle qu’elle s’éprouve en particulier dans l’amour, en tant que l’amour n’est pas seulement un affect, mais une action (soit une action sur une passivité, comme le voulaient encore les Grecs, soit une action sur une autre action, c’est-à-dire un « pouvoir », comme le veulent les modernes), dont il avait fait la contrepartie (ou peut-être le cas extrême) de l’hétérotopie dans ses conférences de 1967. Je renvoie sur ce point aux analyses de Philippe Sabot consacrées à la radiophonie du « corps utopique », en contrepoint des hétérotopies, publiées dans Materiali foucaultiani33. Mais le plus intéressant serait encore de conjoindre les deux expériences de l’étrangèreté du langage et de l’étrangèreté du corps propre, dans leur extériorité énigmatique l’une par rapport à l’autre, ou leur composition instable, pour désigner comme un point de fuite ce « dehors » que nous sommes irrémédiablement à nous-mêmes, en tant que nous ne préexistons pas, mais suivons toujours des rapports ou des relations qui nous constituent ou font de nous « ce que nous sommes ».

Notes de bas de page

1  G. Deleuze, Foucault [1986], Paris, Éditions de Minuit, 2004.

2  Ibid., p. 98.

3  M. Foucault, Les corps utopiques, les hétérotopies, postface de D. Defert, Paris, Lignes, 2009.

4  Id., Maurice Blanchot. The Thought from Outside, trad. B. Massumi/M. Blanchot, Michel Foucault as I Imagine Him, trad. J. Mehlman, New York, Zone Books, 1990.

5  M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], dans Dits et Écrits I. 1954-1975, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 789-821.

6  Id., « La pensée du dehors » [1966], dans Dits et Écrits I, op. cit., p. 553.

7  Ibid., p. 556.

8  Ibid., p. 557.

9  Ibid., p. 562.

10  Ibid., p. 564.

11  É. Benveniste, « L’appareil formel de l’énonciation », dans Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, vol. II, chap. V, p. 79-88. Voir mon commentaire dans « De la certitude sensible à la loi du genre : Hegel, Benveniste, Derrida », dans Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, Puf, 2011.

12  « Maintenant, c’est maintenant que je parle » (M. Blanchot, Le Très-Haut [1948], Paris, Gallimard, 1975, p. 243).

13  Voir mon essai « Foucault’s Point of Heresy : “Quasi-Transcendentals” and the Transdisciplinary Function of the Episteme », Theory, Culture & Society, dir. É. Alliez, P. Osborne, S. Sandford, 32/5-6, septembre-novembre 2015, p. 45-77.

14  Deleuze a pu se prévaloir du fait que, dans La pensée du dehors, Foucault avait posé de façon critique : « Tout sujet n’est qu’un pli grammatical » (M. Foucault, « La pensée du dehors », art. cité, p. 565). Mais il avait précédemment précisé de façon restrictive le sens de la métaphore : « si en cette mise “hors de soi” [le langage] dévoile son être propre, cette clarté soudaine révèle un écart plutôt qu’un repli, une dispersion plutôt qu’un retour des signes sur eux-mêmes » (ibid., p. 548). Ainsi tout se joue pratiquement entre n’être qu’un pli et manifester l’essence du pli ou du plissement dont la vie s’affecte elle-même en tant que « pensée ».

15  Il est intéressant de voir que Deleuze reproduit en fait à propos de Foucault ce qui avait constitué, on le sait, la clé de son interprétation de Kant, bien des années auparavant : voir La philosophie critique de Kant. Système des facultés, Paris, Puf, 1963.

16  M. Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 289-299.

17  Ibid., p. 299.

18  M. Foucault, « Préface à la transgression » [1963], dans Dits et Écrits I, op. cit., p. 242.

19  M. Blanchot, Foucault tel que je l’imagine, Montpellier, Fata Morgana, 1986.

20  M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 385-398.

21  Ibid., p. 397-398.

22  Ibid., p. 395.

23  Ibid.

24  M. Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, p. 640- 642. On rappellera le beau commentaire d’Althusser dans la Préface de Lire le Capital [1965] : « […] de très remarquables passages de la préface de Michel Foucault à son Histoire de la folie [évoquent] les conditions de possibilité du visible et de l’invisible, du dedans et du dehors du champ théorique qui définit le visible […] l’invisible d’un champ visible n’est pas, en général, dans le développement d’une théorie, le n’importe quoi extérieur et étranger au visible défini par ce champ. L’invisible est défini par le visible comme son invisible, son interdit de voir : l’invisible n’est donc pas simplement […] le dehors du visible, les ténèbres extérieures de l’exclusion, – mais bien les ténèbres intérieures de l’exclusion, intérieure au visible même, puisque définie par la structure du visible. En d’autres termes […] cet autre espace est aussi dans le premier espace, qui […] ne se définit que par la dénégation de ce qu’il exclut en ses propres limites. Autant dire qu’il ne lui est de limites qu’internes, et qu’il porte son dehors au-dedans de soi » (Paris, Puf, 1996, p. 29-31).

25  Je me réfère ici à son essai présenté pour l’habilitation à diriger les recherches en philosophie, université Lille 3, 12 décembre 2012. On en retrouvera l’esprit dans le livre qu’elle vient de publier, Foucault avec Merleau-Ponty. Ontologie politique, présentisme et histoire, Paris, Vrin, 2015, ici p. 64 et suiv. : « Attitude, êthos, vie ».

26  M. Foucault, « L’extension sociale de la norme » [1976], dans Dits et Écrits II. 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 77. Voir également le commentaire de F. Boullant, dans Michel Foucault et les prisons, Paris, Puf, 2003.

27  B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013, p. 135-154.

28  M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, éd. M. Senellart, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, p. 44.

29  B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre, op. cit., p. 154.

30  M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » [1982], dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 1056.

31  M. Blanchot, L’entretien infini, op. cit., p. 108-109.

32  M. Blanchot, L’entretien infini, op. cit., p. 94-105.

33  Ph. Sabot, « Langage, société, corps. Utopies et hétérotopies chez Michel Foucault », Materiali foucaultiani, 1, 2012, p. 17-35.

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