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Introduction

p. 5-15


Texte intégral

1En janvier 1988, trois ans et demi après la disparition de Michel Foucault, fut organisé au Théâtre du Rond-Point, à Paris, le premier grand colloque international consacré au philosophe. Rassemblant un grand nombre de collaborateurs, d’amis et de spécialistes de Foucault venant de France comme de l’étranger, ces trois jours avaient fait émerger avec une perspicacité étonnante la plupart des pistes de travail qui allaient, dans les décennies suivantes, se révéler fondamentales pour la recherche. La publication des Dits et Écrits, en 1994, puis l’entreprise d’édition des cours au Collège de France et celle de différents textes importants qui demeuraient jusque-là inédits a, depuis, largement étoffé le corpus foucaldien ; il en a, sinon changé l’approche, tout au moins déplacé les lignes, et fait varier nos certitudes en relançant bien souvent des questionnements que nous pensions achevés. Il est par exemple évident que la fortune du terme biopolitique, ou l’attention accordée aux modes de subjectivation, ont largement dépendu de textes qui sont venus plus tardivement s’ajouter au corpus des livres. Ce déplacement de l’intérêt a déterminé dès lors une série d’approches nouvelles, qui ont littéralement redessiné ce « nom d’auteur » que nous appelons Foucault.

2Parallèlement, toute une série d’« usages » s’est développée plus récemment – en philosophie comme en histoire, en anthropologie comme en sociologie, en économie comme en droit, en esthétique comme en critique d’art. La construction d’un rapport parfois diagonal, souvent stratégique, toujours passionné, a dès lors côtoyé les « lectures savantes » et les commentaires internalistes, et s’est faite l’illustration de ce que Foucault, mi-sérieux et mi-ironique, revendiquait lui-même pour son propre travail : la mise à la disposition de tous d’une « boîte à outils » conceptuelle et méthodologique.

3Trente ans après sa mort, en écho à ce premier événement, un autre colloque international, organisé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’université Paris-Est Créteil, s’est donné pour tâche de répondre à une question apparemment très simple : qu’en est-il aujourd’hui de la pensée foucaldienne ? Bien loin de vouloir construire un monument funéraire pour le philosophe, et convaincus de ce que les commémorations ne sont en réalité trop souvent que l’aveu de notre propre impuissance à conserver ce qui fait de la philosophie tout à la fois une exigence et une urgence de la pensée, les chercheuses et chercheurs réunis lors de ces trois jours ont essayé d’esquisser le tableau, le plus large et le plus différencié possible, des études foucaldiennes. Le résultat a pris la forme d’un chantier ouvert, traversé par des lignes de problématisation extrêmement diverses, mais qui disaient toutes, à leur manière, ce que Foucault pouvait nous apprendre encore aujourd’hui.

4fidèle à l’orientation du colloque de 2014, ce volume s’efforce donc non pas de restituer de manière exhaustive la richesse des différents visages de Foucault penseur tout à la fois de l’historicité et du présent, mais de faire valoir, de manière souvent inédite, d’autres perspectives. Il s’agit souvent de reprendre, d’approfondir ou de questionner des éléments qui émergent dans la réflexion foucaldienne presque « en passant », ou des intuitions critiques étonnamment fécondes.

5C’est d’abord du Foucault philosophe du langage qu’il est question dans la première partie de cet ouvrage, en un sens peut-être irréductible à celui que la philosophie analytique donne à ce concept. Foucault n’a eu de cesse de revenir sur les puissances de la langue, dévoilant l’étonnante force des discours quand ils sont saisis dans leur matérialité, dans leur épaisseur documentaire, dans les positions d’énonciation dispersées qu’ils présupposent, et dans un rapport à la vérité qui suppose des relations complexes et non univoques tout à la fois avec ce que l’on appelle les « sujets » et les « objets » du discours.

6Jusqu’à quel point Foucault a-t-il poussé l’analyse des discours ? Jusqu’à quel (ou quels) « dehors » du langage – et de la pensée elle-même – fait-il arriver l’analyse ? Étienne Balibar revient sur la question difficile de la fonction et de la valeur d’une « pensée du dehors » dans les textes foucaldiens, restituant ainsi un débat commencé du vivant de Foucault avec Maurice Blanchot et Gilles Deleuze, et le faisant paradoxalement poursuivre après sa mort. Parfaitement conscient des reprises successives et des revirements qui creusent et travaillent le questionnement foucaldien, Balibar avance l’hypothèse selon laquelle le « dehors » foucaldien ne serait à retracer ni du côté d’une absence originaire, ni du côté de la mort blanchotienne, ni même d’un « vitalisme » des forces à la manière deleuzienne, mais plutôt d’une exigence à jamais réactivée d’altérité, d’« étrangèreté » dans le rapport à soi et aux autres. Le langage est, pour Foucault, une expérience de l’« étrangèreté » qui constitue, avec l’autre grande altérité repérée par Étienne Balibar, celle du « corps propre », une figure en tension autour de laquelle se repositionnent et se reconfigurent perpétuellement ces forces que nous sommes, ces « sujets » que nous devenons sans terme.

7Dominique Lecourt explore quant à lui un autre sens possible du « dehors » pour Foucault : la déchirure qu’incarnent la nudité scandaleuse et le plaisir « déraisonnable » de l’écriture, réactivés à travers la figure du marquis de Sade. Le langage sadien est transgressif dans un sens qui va bien au-delà de la composition d’un catalogue sans limites des pratiques sexuelles (au fond, rien de plus ennuyeux qu’un Sade « sergent du sexe »…). C’est dans « l’hyper-athéisme » et dans le « sur-matérialisme » de Sade, dans son combat à la fois contre Dieu et la Nature, contre l’âme et le corps des philosophes naturalistes de son époque, que la littérature sadienne prend toute sa force révolutionnaire : orgie sans fin des essences et des lois, dissolution des contraintes métaphysiques et naturelles, grand théâtre où toute individualité et toute identité se dissolvent sous les coups d’une violence sans consolation possible, d’une singularisation féroce de l’existence.

8C’est à partir d’une exigence semblable, visant à restituer au discours foucaldien sa force de singularisation, sa puissance de rupture des limites qui nous sont imposées et que nous nous imposons à nous-mêmes, qu’Arianna Sforzini s’interroge sur une dimension souterrainement présente tout au long des travaux de Foucault : le scandale du rire, l’étrangeté inattendue et souvent bouleversante du comique, du grotesque ou de l’obscène. En partant de l’analyse politique du recours à la notion d’ubuesque dans le cours de 1975 (Les anormaux), Sforzini met en lumière le rôle critique et la valeur d’altération que le risible peut introduire et littéralement faire jouer dans l’analyse du pouvoir : le rire incarne à la fois le moment et l’expérience de prise de distance par rapport à nos systèmes de pensée (on pense à l’encyclopédie chinoise de Borges qui ouvre Les mots et les choses) et un geste possible de résistance (dans le cas de l’intolérable et obscène théâtre des corps cyniques). Entre les deux, il nous revient de garder ouvert l’espace de l’étonnement : il ne faut jamais se lasser de questionner les évidences, de problématiser la « naturalité » des choses, de brouiller les identités et les vérités.

9Interroger les déplacements effectués et permis par le travail de Foucault nécessite par ailleurs de s’attarder sur ses rapports avec l’histoire : sur sa pratique historienne, sur son rapport à l’histoire des historiens, sur un rapport – enfin – entre l’histoire et le présent sur lequel il n’a cessé de revenir tout au long de son travail. Quatre contributions s’intéressent spécifiquement à la manière dont Foucault a traité de l’histoire et, souvent de manière indissociable, du problème de l’actualité. Toutes quatre mettent en évidence tout à la fois les liens et les tensions qui ont pu exister entre l’entreprise foucaldienne et des propositions historiographiques différentes et pourtant parallèles ; mais elles soulignent surtout la manière dont Foucault, poussant le savoir historique à ses limites, en fait mieux percevoir l’importance, et notamment la fécondité politique.

10Foucault a d’abord travaillé en historien des sciences, et Jean-François Braunstein repart du décalage entre les réceptions françaises et anglo-saxonnes de ses travaux pour s’intéresser aux déplacements que ces derniers effectuent par rapport à l’héritage de Gaston Bachelard ou de Georges Canguilhem. Le dialogue ininterrompu entre Canguilhem et Foucault permet de pointer la manière dont l’histoire des sciences est redéfinie et transformée en une histoire discontinuiste des formes de la rationalité : c’est ainsi toute la question d’une autre histoire de la vérité et de la norme du vrai qui surgit. Jean-François Braunstein esquisse alors les contours d’une épistémologie historique dont les enjeux sont non seulement savants mais politiques, puisqu’il s’agit de penser la science dans son actualité, comme événement d’un présent historique.

11Les articles de Jacques Revel et de Bertrand Binoche s’intéressent à deux aspects du rapport de Foucault à l’écriture de l’histoire et des historiens, et à ses limites. C’est sur le paradigme de la discontinuité que revient l’article de Jacques Revel, qui interroge la possibilité d’une histoire réellement et radicalement discontinuiste : non seulement dans ses formes de périodisation, mais aussi dans la façon dont elle organise sa matière. Jacques Revel éclaire la série des propositions foucaldiennes sur l’écriture de l’histoire en regard de l’historiographie telle qu’elle s’est modifiée depuis les années 1960, et soulève la question de la possibilité, pour le récit historique, d’assumer une diffraction complète de l’objet. Bertrand Binoche, quant à lui, montre, à partir d’« Il faut défendre la société » – premier cours au Collège de France à avoir été édité –, que le traitement qui y est réservé par Foucault à la généalogie de l’histoire est en lui-même un travail de problématisation de sa propre actualité de généalogiste. L’analyse des modalités de constitution du savoir historique à l’âge classique constitue ainsi un point de retournement de la généalogie sur elle-même, et permet d’introduire à la question de l’actualité comme saisie de son propre présent.

12La contribution de François Hartog se charge enfin de déployer pour lui-même ce triple rapport à l’actualité, au présent et à l’histoire. En repartant de la notion de « présentisme » qu’il a lui-même proposée pour comprendre le régime d’historicité caractéristique du monde contemporain, Hartog analyse les formes prises par la question du présent dans les travaux de Foucault, depuis le milieu des années 1960 jusqu’aux commentaires tardifs de « Qu’est-ce que les Lumières ? ». On voit alors comment Foucault fait jouer la notion d’actualité tout à la fois dans et contre l’historicisme : ce qu’il identifie comme « diagnostic » du présent apparaît dès lors comme l’enjeu véritable de toute réflexion sur l’histoire.

13Or, précisément parce qu’elle est un mouvement de diagnostic et de ressaisissement de son propre présent, l’œuvre de Foucault est structurellement ouverte. De nombreux travaux – à l’invitation de Foucault lui-même, qui ne cessait d’y insister – ont repris ses catégories d’analyse, se sont réclamés de sa démarche, et ont « fait usage », selon la formule désormais consacrée, d’une pensée qui était littéralement mise à leur disposition. Foucault est donc devenu le nom de toute une série hétérogène et riche de textes et d’interventions. Sur quoi cet usage repose-t-il ? Quelle est sa fécondité réelle, quelles sont ses limites ? Plutôt que de reprendre la trop facile image de la boîte à outils, la section consacrée aux usages possibles de Foucault réunit des textes qui explorent et interrogent les conditions mêmes de ces usages. La question est d’autant plus pertinente qu’elle concerne parfois le prolongement éventuel des recherches foucaldiennes sur des terrains, ou à propos d’objets, que Foucault lui-même n’a jamais abordés.

14Ann Laura Stoler et Orazio Irrera traitent tous deux du réinvestissement possible de Foucault dans les études postcoloniales. Ann Laura Stoler retrace la manière dont ces dernières se sont saisies des questions qui étaient celles de Foucault, et souligne à quel point il est important de leur garder tout leur tranchant. Contre une trop facile lecture de Foucault qui rabattrait son travail sur une simple historicisation des pratiques, Stoler cherche à restituer ce qui fait de la généalogie un outil puissant pour l’analyse de la gouvernementalité coloniale : sa capacité à montrer comment les rapports de pouvoir émergent, se constituent et se déploient – c’est-à-dire littéralement se produisent. Orazio Irrera s’interroge quant à lui sur le croisement possible entre la généalogie du racisme que Foucault effectue et son possible usage dans la perspective d’un travail sur le colonialisme. Mettant en évidence trois manières possibles d’utiliser Foucault, il repart des critiques formulées par les Subaltern Studies pour mener une analyse serrée des textes foucaldiens évoquant la question coloniale et soutenir, tout particulièrement à la faveur d’une confrontation avec Marx, la nécessité de prolonger le travail de Foucault par une généalogie de l’impérialisme.

15 La contribution de Sandro Mezzadra construit à son tour un rapport inédit de Foucault à Marx en s’intéressant à un domaine de recherche que Foucault n’a pas, lui-même, pris en considération : celui de l’étude des frontières et des migrations tel qu’il s’est constitué au cours des vingt dernières années. La gouvernementalisation des frontières et des migrations peut en effet être pensée avec Foucault, mais elle nécessite une profonde réélaboration des catégories que ce dernier avait forgées. Mezzadra montre alors que l’enjeu d’un réinvestissement des analyses biopolitiques foucaldiennes, notamment à travers la reprise du concept marxien de force de travail, non seulement intéresse le champ de l’étude des migrations mais en excède de loin le strict périmètre ; et que cet usage peut à son tour devenir la matrice de nouvelles, et bien plus larges, grilles d’analyse de la rationalité gouvernementale qui nous est contemporaine.

16Foucault a été longtemps présenté – et il l’est encore parfois – comme un philosophe, ou peut-être simplement le philosophe du pouvoir. C’est bien méconnaître sa tentative de penser la complexité des pouvoirs à l’œuvre dans la société contemporaine ; c’est aussi ignorer l’intérêt qu’il portait à la fragilité de tout mécanisme de pouvoir, constamment exposé au risque de l’échec et confronté à la résistance des sujets sur lesquels il s’exerce – mais sans lesquels il ne pourrait pas fonctionner. Les articles qui forment la quatrième partie de ce volume s’appuient sur ces prémisses méthodologiques afin de montrer comment la pensée foucaldienne des pouvoirs et des normes peut être mise (à nouveau) au service d’un diagnostic de notre actualité.

17Bernard Harcourt reprend la critique (implicite) que fait Foucault de la notion de « spectacle », ainsi que ses analyses des mécanismes modernes de surveillance disciplinaire et de sécurité, pour mettre en lumière ce qu’il y a d’inédit dans les formes que le pouvoir néolibéral prend au sein de notre présent « numérique ». La thèse soutenue par Harcourt est qu’aujourd’hui, à côté de quelques « résidus » de spectacle et de surveillance, c’est l’exposition de soi-même qui est au centre de la scène des pouvoirs : le sujet contemporain, du moins dans les sociétés occidentales, est un homo digitalis qui pratique sans trève une véritable exhibition volontaire et consciente de soi – de ses désirs, de ses passions, de ses opinions. Nous ne vivons plus ni dans une société du spectacle, ni dans une société punitive, mais dans ce que Harcourt appelle une « société d’exposition » (expository society).

18Jean-François Kervégan et Paolo Napoli explorent quant à eux la question complexe de la place qu’occupent le droit et la normativité dans la pensée de Foucault. Jean-François Kervégan montre que cette question est très largement contournée ou « réduite » à celle de la normalité et de la normalisation. « Le droit » – ramené au schéma contrat/souveraineté – se trouve ainsi généralement déprécié en raison de son appartenance à un temps qui n’est plus le nôtre : le temps de l’absolutisme moderne. Pourtant, cette analyse du « vieux droit de la souveraineté » (orientée d’ailleurs par des buts théoriques précis) se couple dans d’autres textes de Foucault avec une attention bien plus vigilante à la conceptualité et aux enjeux théoriques du droit, qui anticipe sur le projet que le philosophe avait formulé dans les années 1980, et qui visait à étudier un nouveau type de normativité structurant les « conduites de soi ». Paolo Napoli part du même constat : Foucault épouse l’équation « droit = souveraineté » sans en problématiser le degré de fiabilité historique, et présente ainsi la modernité juridique dans les termes d’une société de normalisation où le dispositif disciplinaire prend le pas sur le dispositif légal. Cette prise de position théorique ne peut cependant se comprendre que comme le résultat d’une stratégie argumentative que Foucault adopte pour se défaire à la fois du paradigme de la souveraineté et du concept d’institution, et « jouer un jeu autre », susceptible d’ouvrir de nouvelles opportunités heuristiques dans un champ bariolé de technologies normatives où « la loi » a désormais perdu son hégémonie.

19Christian Laval s’interroge enfin sur le rôle que les travaux de Foucault peuvent (encore ?) jouer dans une analyse des pouvoirs et des contre-conduites au sein de nos sociétés contemporaines. C’est en revendiquant un rapport libre et exigeant à la pensée foucaldienne que Laval mesure l’effectivité réelle, aujourd’hui, de ses analyses du néolibéralisme, et qu’il tente de déterminer la portée véritable de son injonction à « libérer Marx » du marxisme pour pouvoir affirmer de manière essentielle et centrale que nous ne sommes rien d’autre que les effets de nos pratiques. Si c’est effectivement le cas, l’émancipation consistera, comme semble l’indiquer Foucault, à se produire soi-même par des « pratiques de liberté », tout comme, soutient Laval, la sortie de la domination capitaliste, pour une société tout entière, consistera – et consiste sans doute déjà – à se produire elle-même par des « pratiques du commun ».

20Pas de pouvoir qui ne s’exerce sur un corps, ou mieux sur des corps – Foucault aimait à le répéter. Rien n’est plus corporel que l’espace politique : les analyses foucaldiennes des années 1970 et 1980 se sont efforcées de le montrer en revenant sans cesse sur le caractère concret des relations de pouvoir, et en démultipliant les approches. Or la matérialité des relations de pouvoir est explorée en particulier par Foucault à partir du noyau dense des pratiques et des expériences tournant autour de la gestion, de la moralisation et de l’autoréglementation de la vie sexuelle des individus. C’est notamment l’imbrication, fondamentale pour les sociétés occidentales, entre sexualité, corps et vérité qui retient son attention. Cette injonction, typique de notre culture – au moins depuis la diffusion des techniques pénitentielles chrétiennes –, de dire la vérité sur soi en disant la vérité sur sa propre sexualité devient pour Foucault une instance de questionnement fondamentale, où s’enracine sans doute, soutient-il, l’une des dynamiques les plus décisives pour la généalogie du sujet moderne.

21La cinquième partie de cet ouvrage explore différents aspects du domaine de la problématisation du soi à travers sa propre vérité, et la vérité de son propre sexe. Philippe Sabot revient sur l’analyse foucaldienne de l’hermaphrodisme et notamment du cas Herculine Barbin, pour en souligner le rôle à la fois marginal et essentiel dans la question des liens entre sexualité et identité. L’hermaphrodite reste un cas limite dans l’expérience du corps sexuel et des partages de genre, et pourtant c’est précisément son « anomalie » irréductible qui cristallise les stratégies de pouvoir et de subjectivation régissant la définition de la sexualité à une époque donnée. La recherche du « vrai sexe » d’Herculine, le rôle des médecins et des juges dans cette tentative d’identifier tout individu à un sexe et un seul, sont un exemple saisissant de la volonté moderne de médicalisation et de normalisation de la sexualité, à travers l’assignation aux deux pôles d’une binarité qui structure tout à la fois le genre et l’orientation sexuelle. La détresse d’Herculine, dont la voix s’élève pour raconter son histoire avant de mettre tragiquement fin à ses jours, est un exemple impressionnant de la violence de cette assignation ; mais c’est aussi, à sa manière, le témoignage d’un écart possible par rapport à la « vérité du sujet ». La parole, prise à la première personne, se déploie « entre les mailles », entre l’aveu et le cri de reconnaissance, et se constitue comme cet espace mince où le sujet peut encore, parce qu’il parle, résister.

22Michel Senellart prolonge la réflexion sur l’aveu et le corps dans une tout autre direction, visant à inquiéter la lecture parfois trop hâtive qui est faite de l’usage par Foucault de la référence aux techniques de direction et de subjectivation chrétiennes. Il s’agit en effet, pour Senellart, de reprendre la question du pastorat telle qu’elle est développée par Foucault entre 1978 et 1980. Il n’est pas anodin que ce thème pastoral s’efface dans les travaux foucaldiens postérieurs au Gouvernement des vivants : l’étude attentive des Pères de l’Église conduit Foucault à découvrir un pastorat qui n’implique pas la formation d’un savoir individualisant et individualisé à travers les pratiques de l’aveu des péchés et de la direction spirituelle – un pastorat qui n’est pas simplement verbalisation de soi et obéissance du troupeau, mais qui vise à effacer les limites mêmes du « soi » dans l’adhésion au corps mystique du Christ. À partir de l’exemple de Tertullien, Michel Senellart montre en particulier que la conversion « prend la forme dramatique d’une rupture d’identité » : on doit mourir à son propre corps pour intégrer le corps ecclésiastique, mourir à soi-même pour devenir autre. Les formes chrétiennes de subjectivation – dans leurs rapports aux corps – sont donc à réétudier dans leur complexité parfois paradoxale. Elles pourraient représenter, au-delà de la fixation à une identité imposée de l’extérieur, « l’inscription, toujours à réinventer, de notre finitude sur l’horizon d’un corps utopique ».

23Judith Butler, enfin, reprend l’histoire de la confession esquissée par Foucault en 1981 dans Mal faire, dire vrai, pour réfléchir à cet acte de langage paradoxal, en première personne et pourtant strictement lié à une position d’autorité extérieure, qu’est l’aveu – en particulier l’aveu sexuel, cet aveu spécifique qui me lie à une certaine identité sexuelle. Butler montre que l’aveu dépend strictement d’un contexte prédéfini et du jeu de contraintes multiples dans lesquels le sujet prend la parole : je n’avoue que ce qu’on veut que j’avoue. Mais l’aveu est aussi, inextricablement, un acte de constitution de soi dans la confession de certains actes : il implique donc de se constituer en assumant une identité imposée plutôt qu’en créant soi-même ses propres conditions de subjectivation. Et pourtant, dans sa « dramatique », l’aveu peut aussi devenir le lieu de contestation de cette identité même qu’il affirme et confesse. L’aveu est une grande scène qui doit remplir certaines « conditions dramaturgiques » : elle se compose d’acteurs, d’espaces, de rituels d’énonciation déterminés. Or ces mêmes conditions dramaturgiques recèlent des possibilités de contestation infinies : elles ouvrent à toute une série de redoublements grimaçants, de corps déviants, de jeux troubles de la vérité et de la fiction.

24L’imbrication fondamentale de la politique et de l’éthique, qui est souvent au centre de ces contributions, est explorée pour elle-même par la dernière section du volume. Les interventions qui y sont recueillies s’attachent notamment à problématiser – à partir de trois perspectives différentes – le nœud complexe des mécanismes d’assujettissement et des pratiques de subjectivation que Foucault n’a au fond jamais cessé de penser, bien qu’il ne devienne explicitement pour lui un objet d’analyse qu’à partir du « tournant » des années 1980.

25Ce nœud complexe émerge, dans la contribution de Pascale Gillot, à partir d’une analyse serrée des ambivalences qui caractérisent les rapports de Foucault à la théorie marxiste de l’histoire considérée sous l’aspect du « matérialisme historique ». La thèse de Gillot est que, tout en prenant toujours ses distances avec la tradition marxiste, le parcours philosophique de Foucault présente un point de jonction inattendu avec l’« antihumanisme théorique » mis en œuvre par Louis Althusser et sa thèse de « l’interpellation de l’individu en sujet » en tant que mécanisme fondamental de l’idéologie. Dans la mesure où, chez Althusser, la théorie (non mécaniste) de l’idéologie implique une certaine conception de la subjectivité, il est en effet possible d’établir un certain nombre d’analogies impressionnantes entre cette dernière et la notion foucaldienne de pouvoir disciplinaire, qui engage à son tour une conception très précise des processus d’assujettissement et de subjectivation.

26Le point de départ de Sandro Chignola est différent : en s’appuyant sur l’idée que Foucault peut être étudié à la fois comme philosophe et comme « déstabilisateur radical » du statut de la philosophie en tant que savoir, la contribution de Chignola se propose d’explorer les rapports de la pensée foucaldienne aux sciences sociales. Face à des sciences sociales qui pensent bien souvent les phénomènes et les processus comme s’ils étaient posés immédiatement devant le sujet qui se les représente, Foucault revendique au contraire une conception de la vérité comme résultat d’une constitution historique et sociale, ou comme effet de pratiques de subjectivation. Or cette « fabrique historique » pourrait être rapprochée des analyses de Max Weber. Par ailleurs, de l’un à l’autre des deux auteurs se joue le statut d’une éthique du travail intellectuel qu’il est important de comprendre. Ainsi, d’après Chignola, la reprise foucaldienne du concept ancien de parrêsia possède un double enjeu : d’une part, elle vise à mettre en évidence la « puissance de subjectivation » dont la philosophie – comme « engagement quotidien » – est (encore) dépositaire ; d’autre part, elle sert à caractériser une prise de parole collective et critique qui impose au gouvernement de rendre perpétuellement raison de ses décisions et de ses actions.

27La notion de parrêsia constitue le cœur de la dernière contribution de ce volume. S’inspirant des travaux de John L. Austin et de Stanley Cavell, Daniele Lorenzini s’attache en effet à étudier la parrêsia en tant qu’acte de langage dont les effets les plus significatifs sont de type perlocutoire. Lorenzini dresse notamment une liste (ouverte) des conditions susceptibles de définir l’énoncé parrèsiastique : l’indétermination de ses effets, la liberté du locuteur, le risque qu’il prend et le courage dont il fait preuve, la critique qu’il adresse à son interlocuteur, la « transparence » de sa parole, la « vérité » qu’il manifeste dans et à travers cette dernière. Ainsi, la question de la vérité des énoncés parrèsiastiques mériterait d’être posée sur un plan à la fois politique et éthique, car elle ne jouerait pas seulement le rôle d’une force critique vis-à-vis du pouvoir, mais constituerait aussi, pour le locuteur, une occasion et un instrument de subjectivation.

28Foucault, Foucault(s) : le nom d’une cartographie qui ne cesse de s’esquisser autrement sur ses propres bords, de croître et de tracer des lignes nouvelles – le nom aussi, pour nous, d’un espace de questionnement vivant.

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