Conclusion
p. 331-343
Texte intégral
1L’épistémologie de l’exploration constitue donc, à bien des égards, un champ sui generis. Bien que ses dimensions géographique, anthropologique et historique, supposent un questionnement lié à la découverte et à la conquête, sa singularité demeure dans son irréductibilité tant à l’une qu’à l’autre catégorie. Contrairement à toute catégorie, le propre de ce champ est son lieu paradoxal et le caractère intermédiaire de sa condition demeurant entre le connu et l’inconnu. C’est pourquoi l’image cartographique du monde moderne, et les « nouveaux continents » par lesquels elle est hantée, supposent une construction où cette médiation joue un double rôle fondamental, à la fois pour ses lectures « à la lettre » et pour celles qui y voient une allégorie de la connaissance humaine.
2Dans le récit de voyage, l’exploration se pose en instance de désignation d’un inexploré non situable dans un lieu fixe et ne pouvant être limité au savoir disponible. En effet, là où des terres inconnues font leur apparition, des processus géosyntaxiques sont à l’œuvre, exprimant une intelligibilité particulière orientée par un régime de spatialité. D’une part, dans un tel régime il est possible de penser les objets de l’exploration en dehors des catégories de mythe ou d’utopie, parfois évoqués à tort pour rendre compte de l’« irréalité » de certains phénomènes. D’autre part, la notion de régime de spatialité permet de restituer la géographicité de ces objets hétérogènes mais solidaires, car elle les situe au niveau d’une épistémologie historique visant à éclairer un concept de réalité sans lequel des aspects fondamentaux de l’âge des explorations resteraient non seulement peu accessibles, mais aussi platement réduits à la factualité des découvertes et des conquêtes. Tenter de reconstruire cet horizon de sens entre la Renaissance et les Lumières, inévitablement à grands traits, impliquait de remonter à l’Antiquité, pour trouver les éléments repris, transformés ou contestés par les déplacements modernes, et notamment par l’exploration en tant que système de pensée.
3Le lieu propre de l’étendue du monde avait été situé, non sans ambivalence, entre l’empirique et l’hypothétique depuis les temps anciens. La conquête d’un point de vue extérieur sur la Terre, prouesse à plusieurs titres étonnante, coïncide en effet avec la naissance d’un regard géographique pouvant s’abstraire de l’expérience de l’espace parcouru et des données empiriques qu’il a suggérées aux voyageurs. L’ailleurs se présente à l’exploration imprégné de qualités spatiales dépassant et réorganisant les savoirs disponibles ; pour cette même raison, il ne constitue pas tant une modalité de connaissance de l’espace qu’une connaissance elle-même spatialisée. Les cartes et les récits de l’époque moderne témoignent d’un long processus dans lequel l’expérience et le concept de monde se constituent en savoir, déployant la duplicité géosyntaxique propre de la pensée géographique, constituée par la mesure géométrique de l’espace ainsi que par sa mise en prose.
4L’examen de la littérature de voyage, et de ses usages, se révèle fondamental à condition que les objets et les discours impliqués soient considérés non seulement en fonction d’une découverte ou d’une conquête, mais aussi à travers le regard spéculatif que l’explorateur porte sur la « découvrabilité » et la « conquérabilité » de ses mondes. Fidèles à un critère d’accumulation progressive, l’histoire des découvertes et la géographie des conquêtes excluent un certain nombre d’objets en les identifiant à un défaut, un manque ou encore aux signes d’un merveilleux caractéristique des siècles non éclairés. L’opération paraît cohérente, mais elle suppose la projection rétrospective d’un concept de réalité ne correspondant pas nécessairement aux conditions d’existence des mondes du voyageur, dans la mesure où ce n’est pas l’horizon de sens de toute une époque qui est écarté, mais celui d’un certain mode de déplacement.
5L’âge des explorations s’ouvre au xve siècle par une transformation imprévue de la structure du monde, reflétée dans l’incomplétude avouée d’une carte justifiant l’entreprise de l’exploration. La profonde discontinuité avec le passé, introduite par cette mutation épistémologique, peut être mesurée par l’impact de la suppression des frontières antiques et médiévales, notamment par la disparition de l’interdiction spatiale d’une zone torride infranchissable et par la naissance inédite d’un espace global partout navigable. La multiplication de portraits cartographiques de la Terre reflète l’appropriation d’un espace réel seulement dans la mesure où celui-ci répond à la construction d’un certain concept de réalité, et non parce que cet espace anticipe des normes ultérieures, ce qui correspondrait à un anachronisme positiviste. Cette prolifération de mondes dans le monde et l’idée d’augmentation d’un savoir spatialisé sont reconnues par la pensée moderne comme un modèle métaphorique pertinent : en effet, elles reflétaient à la fois le réel et l’idéal d’un modèle de la connaissance humaine. L’obsolescence des frontières anciennes, déclarée d’abord par les navigateurs et réaffirmée ensuite par les philosophes, jusqu’à l’ériger en topos, est donc à plus d’un égard un événement majeur : en même temps condition du voyage moderne et d’une réorganisation des savoirs.
6L’espace de l’exploration se présente comme une mise en prose et sans elle, il est difficile d’imaginer la production d’images cartographiques avec lesquelles le voyage ne cesse de se confronter. C’est sous cette modalité particulière qu’un genre littéraire se codifie selon des normes formelles tout en étant le lieu d’énonciation d’un savoir des terres inconnues, qui spatialise les concepts d’espèce humaine et de temps historique. L’enjeu, en effet, concerne moins l’esthétique formelle des textes qu’un champ épistémologique et une manière de connaître le monde ayant le pouvoir de désigner toponymiquement l’inconnu en tant que destination du voyage d’exploration. La prose de ce dernier, qui fait de l’évocation de l’expérience un nouveau critère d’autorité, est intégrée dans la carte pour la compléter, d’où la scientificité dont il bénéficie. Un tel statut, cependant, n’exclut pas la combinaison des principes normatifs et descriptifs d’un récit qui traverse intertextuellement les régimes d’écriture générique.
7Un tel horizon de signification peut modeler la distribution des continents et leur représentation, ce qui n’est pas sans effet sur le plan politique, comme en témoignent les projets de colonisation du continent austral. Si l’ancienne hypothèse des Antipodes était fondée sur un raisonnement analogique invérifiable, la présence cartographique de la Terra australis postulée par les navigations modernes n’est pas confirmée par l’expérience directe mais, au contraire, par des indices sur la base desquels le projet de colonisation de cette région du monde se renouvelle du xvie jusqu’au xviiie siècle. Pourtant, la fin des missions censées la découvrir et la conquérir n’est pas due aux résultats décevants de l’exploration ; cette transformation, qui est aussi la fin d’une époque, dépend plutôt de la disparition de ce qui rendait ces projets possibles, à savoir du régime de spatialité de l’exploration et de son horizon de sens. La clôture de ce dernier coïncide avec la fin de la république des Lettres et avec une transformation dans le statut philosophique de la métaphore du voyage maritime comme image reflétant l’entendement humain.
8L’expérience de l’exploration comme thème philosophique après Bacon est présente chez Locke, qui évoque à plusieurs reprises l’image du vaisseau pour rendre compte de l’entendement et de ses limites. Le statut de ces images dépasse ici largement celui de la métaphore comme simple moyen au service d’une pensée. Pour l’empiriste anglais, lecteur enthousiaste de chroniques de voyages, les méthodes de navigation, largement répandus à l’époque, ont « une authentique fonction de schème théorique1 ». La méthode du déplacement maritime s’offre ainsi à la pensée lockéenne non seulement comme un modèle fécond, mais aussi comme un élément déterminant et irremplaçable : « La navigation s’offre en définitive comme un paradigme des opérations de l’entendement, et par conséquent de l’activité de connaissance elle-même2. » En revanche, la question des limites de la connaissance humaine trouve une expression adéquate dans une métaphore géographique chez Kant : l’entendement humain, d’après lui, correspondrait à une île dans l’océan aux confins fixes, entourée par l’instabilité des eaux qui induit fréquemment en erreur3.
9L’océan n’est plus, selon l’image baconienne, le lieu où l’entendement humain élargit son savoir avec audace, ni le moyen à travers lequel le monde se dévoile face à l’avancée triomphante de la science. Il est devenu le siège de l’apparence, le lieu naturel des mirages conduisant la raison hors de son domaine, précisément hors de ses limites, non plus par un voyage risqué et riche de promesses, mais par un mouvement insensé et nécessairement voué à l’échec. C’est en quelque sorte la fin du concept de réalité non garantie et par conséquent le déclin des mondes de l’exploration, qui voyait en leur possibilité des objets profitables justifiant toute entreprise maritime. Il vaut donc mieux ne pas s’aventurer dans cet océan trompeur : la métaphore spatiale est bien là, mais n’a plus l’enthousiasme humaniste du navire franchissant les colonnes d’Hercule. L’explorateur Bouvet de Lozier n’avait pas trouvé le continent austral, mais avait considéré les grandes masses de glace flottant dans le brouillard comme un indice certain des terres longtemps recherchées, ce qui fut d’ailleurs confirmé par Buffon. Voilà l’horizon de sens qui disparaîtra avec la réalité dans laquelle il se reflétait, voilà le lien entre le connu et l’inconnu qui traduira une mutation en profondeur des structures du monde, voilà, enfin, la perte de prégnance historique d’une métaphore.
10 L’exploration et son répertoire imagé ne s’inscrivent donc pas dans le champ philosophique en tant qu’ornement rhétorique ; plus profondément, ce sont certains concepts qui pénètrent son horizon de sens, ce qui n’est pas sans effet sur les réflexions pédagogiques modernes pour le rôle attribué à la géographie4. La pertinence conceptuelle de la métaphore dans la philosophie de la connaissance, loin d’être un choix arbitraire, reflète un état du monde où la référence cartographique dévoile quelque chose d’essentiellement inhérent à l’entendement humain.
11Au cours de la deuxième moitié du xviiie siècle, la volonté de découvrir des régions inconnues de grandes dimensions se réduit proportionnellement à la fonction de certains toponymes consistant à désigner l’inconnu, et l’idée qu’un élément nouveau aurait pu changer la représentation générale de la distribution des masses terrestres sur le globe n’aura plus l’influence dont elle bénéficiait. Le lien entre l’ensemble des discours et des pratiques portant sur la Terra australis et le système humaniste des belles-lettres n’est pas formel et ne relève pas d’une rhétorique savante. Si le cas de ce continent n’est pas du ressort de spécialistes, c’est parce qu’il est possible de connaître certaines dynamiques et mutations de ce système général en passant par le témoignage du sort de cette entité géographique. La tenue de l’un est connaissable à travers la visibilité ou lisibilité de l’autre, ce qui apparaît plus clairement lorsqu’on considère la naissance d’un langage scientifique, technique et spécialisé dans la deuxième moitié du xviiie siècle, coïncidant avec la fin de la république des Lettres. Une différence essentielle se produit ici entre ce qui est de l’ordre du savoir et ce qui touche, en revanche, à la disciplinarisation de la connaissance et son langage ; l’objectivation des critères de lisibilité et de visibilité peut être observée dans la disparition d’un domaine d’objets déterminé par l’instauration d’un nouvel ordre. L’érudition en matière de littérature de voyage est le propre d’un savant aux connaissances étendues : en effet, à l’âge des belles-lettres, cultiver le savoir suppose de ne pas disposer de disciplines spécialisées, dont la naissance implique non seulement une rupture fondamentale avec le régime précédent mais aussi un « combat5 » caractérisé par l’affaiblissement des belles-lettres face à l’affirmation des disciplines. L’image triomphante du navire dans l’océan incarne l’idée que l’entreprise scientifique, encouragée par le plus ultra baconien, supposait l’élargissement des connaissances et le déplacement de ses frontières. Une fois érigée en modèle épistémologique par les pratiques et les discours des voyageurs, l’exploration est génératrice d’un savoir avec lequel, par conjoncture, s’établit un rapport métaphorique et conceptuel. Le crépuscule de ce régime coïncide avec la fin des prophéties cartographiques annonçant de vastes régions inconnues, présages cosmographiques qui seront désormais classés par les disciplines dans le domaine du contrefactuel, dans la catégorie des géographies de l’esprit et des voyages littéraires, en dépit de l’avertissement de La Popelinière : « Cecy n’est point une conjecture. »
12Si cette mutation correspond à la fin d’un ordre général, l’étude parachevée de l’exploration entre le xvie et le xviiie siècle, ne confirme pas la scansion épistémique foucaldienne. Au contraire, elle met au jour un paradigme qui ne peut être conçu dans l’hétérogénéité de trois ordres particuliers et distincts, correspondant à la Renaissance, à l’âge classique et à la modernité. La notion de régime de spatialité contient ces trois épistémès et ne se fonde pas sur la succession de leur différence, mais sur une relative continuité ; c’est pourquoi la logique cartographique suppose une « prose » de la « représentation » réunissant deux termes s’excluant réciproquement chez Foucault. Il existe une dimension de l’histoire des savoirs qui échappe aux catégories conceptuelles de l’épistémè et ne se reflète pas nécessairement dans sa ponctuation ni dans ses seuils discontinus ; c’est précisément l’analyse de cette dimension qui a conduit notre enquête à se développer en partie comme un prolongement de la métaphorologie blumenbergienne.
13 Du point de vue de l’exploration, hors de la géographie, il existe une géographicité qui imprègne de sa signification les idées et les concepts relatifs aux notions d’espace cartographique, d’espèce humaine et de temps historique. La combinaison de ces trois notions constitue un objet complexe, qui relève d’une philosophie de la connaissance s’intéressant de manière générale aux modalités de production du savoir propres à une époque. Récits de voyage, cartes géographiques, projets de colonisation, synthèses encyclopédiques et fragments philosophiques hétérogènes constituent alors un ensemble – une mosaïque – dont les dynamiques ne sont autres que celles d’un système de pensée. Les limites de ce système coïncident avec celles de l’exploration, qui, bien entendu, n’est pas l’horizon de tous les voyages, mais seulement d’une certaine forme de déplacement. Ce n’est donc qu’à l’intérieur de ces bornes que nous assistons, entre la Renaissance et les Lumières, à l’apparition et à la disparition d’un domaine d’objets, tout comme à la constitution d’une modalité de les connaître. Une fois la république des Lettres investie par le nouvel esprit scientifique du xixe siècle, cette modalité changera définitivement. Sous ce nouveau régime, les toponymes faisant allusion à l’inconnu n’auront plus le même cours, et la valeur d’usage métaphorique de l’exploration renverra à un concept de réalité garantie désormais cartographiée.
14Concernant la problématique d’une anthropologie de l’exploration, dont traite la deuxième partie de ce travail, il est important de souligner qu’elle n’est pas l’effet d’une factualité faussement attribuée à un contenu fictionnel, et que son enjeu n’est pas dans l’explication des méprises des voyageurs. La question est ailleurs et porte sur l’analyse de l’espace qui rend possible la circulation d’un ensemble donné d’énoncés. L’écriture des chroniques des périples modernes, à l’époque où la parole de l’explorateur, bien que critiquée, disposait d’une certaine autorité, produit des textes ayant un privilège dont cartographes et philosophes ne bénéficient pas. Des objets discursifs et des entités géographiques donnent lieu à des pratiques scientifiques qui, à leur tour, produisent et organisent le savoir. C’est d’ailleurs pour cette raison que le binôme constitué par les termes de réalité et de fiction ne permet pas de penser le régime de spatialité comme phénomène ayant des effets directs dans l’anthropologie des voyages d’exploration.
15Les processus liés à la connaissance de l’homme du Nouveau Monde sont donc difficilement dissociables de la construction cartographique d’un continent, qui relève d’une dynamique singulière en vertu de laquelle c’est le récit qui est traduit en espace, et non l’inverse. Tout au long de l’âge des explorations, le concept d’espèce humaine fait preuve de malléabilité, d’une certaine ouverture qui manifeste une question cruciale et plus générale, à savoir la nature du lien entre les limites de la connaissance et les bords des continents. Ce lien est avant tout métaphorique au sens où, contrairement à l’usage philosophique des métaphores, c’est au concept d’être éclairci par l’image.
16Partir de l’idée que le récit d’exploration est une mise en prose de l’espace, c’est transformer, d’entrée de jeu, en objet ce qui n’a pas encore été saisi. Afin que la question « Qu’est-ce que connaître le monde ? » soit pertinente, pour pénétrer la littéralité constitutive de l’espace de l’exploration il fallait renverser les termes de l’idée selon laquelle la carte est une image du monde. Si l’hypothèse n’est pas totalement fausse, alors le continent austral et les géants ne sont pas que d’étranges productions sorties de l’imagination des voyageurs, mais des cas particuliers en mesure de dévoiler quelque chose d’essentiel dans la naissance et le crépuscule des savoirs d’une époque.
17La diversité des peuples américains soulevait des questions face au dilemme existant entre l’unité du genre humain et une fragmentation qui suggérait une genèse diversifiée. Loin d’être résolues par les récits du nouveau continent, de telles divisions soulèvent inévitablement certains problèmes ; c’est ici, précisément, qu’il devient nécessaire de considérer de près les enjeux proprement cartographiques du lieu où l’homme américain est situé afin de rendre compte de la multiplicité d’images produite par les voyageurs du Nouveau Monde et les chercheurs des Terres australes. L’un des traits fondamentaux de l’épistémologie de l’exploration est donc son anthropologie spatialisée : ne pas en tenir compte supposerait l’exclusion d’un aspect qui oriente largement la connaissance des « Indiens » qui étaient, selon l’expression de Maximilianus Transilvanus, les habitants de toutes les terres inconnues, autrement dit l’exclusion de la géographicité des variations du concept même d’espèce humaine.
18On ne s’approprie pas des territoires du Nouveau Monde uniquement par la force armée : déjà à partir de son premier découvreur se déploie la toponymie, ou le pouvoir consistant à désigner un lieu. Le fait que l’imaginaire de Colomb soit peuplé d’êtres fabuleux, tels que cynocéphales, sirènes, amazones et anthropophages, plus encore que celui d’autres voyageurs lui ayant succédé, ne suppose pas une différence qualitative par rapport à leur mode de connaissance, dans la mesure où c’était la difficulté à saisir la spécificité du continent qui suscitait ce phénomène projectif. L’influence des textes qui précèdent le voyage, comme les écrits de Pierre d’Ailly ou de Marco Polo pour Colomb, montre la dynamique des rapports entre le lisible, le visible et le descriptible dans les premières chroniques du continent. L’opération de ces chroniques, donc, ne consiste pas dans une simple transcription de formes textuelles disponibles ni dans la mise en récit du contenu des terres explorées ; elle consiste plutôt dans la spatialisation d’un concept non homogène d’homme.
19En effet, si Colomb découvre des populations asiatiques, Vespucci reconnaît des populations nouvelles en annonçant la présence d’une entité géographique ignorée par les Anciens, et la circumnavigation de Magellan inaugure la navigabilité du globe tout en confirmant la présence singulière d’une nation de géants. Les « récits fondateurs » sont eux-mêmes fondés sur des textes, mais leurs effets sont différents. L’existence des géants dans le nouveau continent, telle qu’elle est présentée par les récits d’exploration, ne concerne l’esthétique du merveilleux et la reprise d’anciennes mythologies qu’en surface, dans la mesure où au-dessous du croisement des genres, toute notion prédéfinie d’espèce humaine découvrait ses propres failles.
20À partir du moment où une nation de géants est représentée par sa propre toponymie, il n’est plus question d’une intertextualité interne au genre « littérature de voyage », mais d’une imbrication de textes ayant des fonctions différentes : décrire un objet et le constituer en objet de savoir. Tout en trouvant son origine dans les chroniques de voyage, la citoyenneté cartographique d’une Regio gigantum n’appartient pas seulement aux descriptions des explorateurs ; elle devient un repère pour les gens de lettres et un objet pour l’histoire naturelle, selon le phénomène que nous avons nommé appropriation scientifique. Du point de vue des sources, en effet, il y a une différence essentielle entre les récits fondateurs, de Colomb, Vespucci et Magellan, et ceux des explorateurs qui leur ont succédé : les premiers n’ont pas été précédés par un corpus des chroniques décrivant les géants du Nouveau Monde, tandis que les seconds, outre cela, disposaient non seulement d’une toponymie mais aussi de la légitimité d’un objet d’histoire naturelle.
21La construction des entités géographiques a lieu dans le même réseau où s’enchaînent les récits des géants, dans un même espace discursif caractérisé par l’étroite parenté existant entre la scientificité d’un objet de savoir et la littéralité variable de ses descriptions. La référence aux géants dans l’histoire naturelle d’Acosta, la querelle « gigantostéologique » dans la France du xviie siècle ou la gigantologie du siècle suivant, dans ses variantes « éclairée » et « non éclairée », en sont des exemples. Considérer ces derniers comme ne relevant que de l’anecdote serait une erreur : d’une part, ils touchent à la question de l’origine de l’homme américain et, d’autre part, ils témoignent d’une évolution au sein de laquelle la figure du géant devient le principe explicatif d’un certain nombre de questions scientifiques et philosophiques.
22À un niveau plus général par rapport à celui de l’appropriation scientifique se situe le concept historique de réalité, qui permet de vérifier l’étendue du domaine du connaissable ou des objets pouvant être englobés dans le savoir. Le récit de voyage, la synthèse cartographique de l’espace et l’histoire naturelle sont tenus ensemble par le système humaniste des lettres et des sciences et constituent un réseau dans lequel le problème de l’exploration trouve sa source dans la cohésion entre connaissance et science, plutôt que du côté de l’objectivité de ses représentations. Cela dit, les descriptions génériques des chroniques de voyage et leurs emprunts aux relations précédentes font également l’objet d’une relecture, surtout à partir d’une révision critique de cette littérature au xviiie siècle, qui était aussi bien une révision critique du savoir anthropologique dont elle était la dépositaire ; pourtant, tout au long des Lumières, le témoignage des explorateurs, en positif et en négatif, reste une référence essentielle et irremplaçable. Aussi faut-il souligner que la querelle des géants s’inscrit très concrètement dans cet enjeu majeur : qu’il s’agisse de leur défense ou de leur accusation, de leur légitimation ou de leur délégitimation, le débat rend compte du concept de réalité et des mutations historiques de l’épistémologie qui sous-tend ce même concept.
23En ce sens, précisément, le comparatisme méthodologique de l’histoire naturelle de Buffon, tout en exprimant la nécessité de nouveaux critères pour lire les récits de voyage, avance des positions en apparence déroutantes, mais révélatrices d’un enjeu majeur. Le naturaliste défend la présence d’un continent austral à découvrir et l’existence d’une espèce d’hommes géants : considérés dans la persistance de leur corrélation, ces objets montrent un lien entre les confins de l’espèce humaine et le régime de spatialité de l’exploration. Cette corrélation trouve d’ailleurs une confirmation négative chez De Pauw, qui cherche à montrer l’impossibilité de l’existence d’une race de géants tout en affirmant le caractère insensé de l’exploration de l’hémisphère austral, assurément vouée à l’échec. Si l’auteur des Recherches philosophiques sur les Américains défend une déclinaison singulière de l’anticolonialisme et critique trois siècles « d’exagérations » répandues par la prose des voyageurs, son scepticisme ne s’applique pas par hasard à ces deux objets. Enfin, dans une variation ultérieure sur le thème de la critique de la littérature de voyage, Anquetil-Duperron réfute la dégénérescence de l’homme américain en affirmant que cette thèse, au cœur du système de De Pauw, excluait a priori toute espèce de géants.
24Le parcours de notre enquête nous a conduits du problème de l’espace vers celui de l’espèce, et de ce dernier à la question du temps. Bien que l’immense corpus de l’exploration du Nouveau Monde soulève des interrogations de nature diverse, ces questions pourraient difficilement être abordées sans tenir compte de la spatialité dans laquelle ces textes s’inscrivent. Si l’anthropologie ne doit pas négliger cet aspect, il en va de même pour l’histoire des entités géographiques aux contours provisoires. La notion d’exploration suppose un déplacement conceptuel et un éloignement de la notion de découverte ; l’objectivité discursive de cette dernière perd sa solidité lorsque le questionnement est détourné vers l’horizon de l’exploration mais, encore une fois, opposer ici la solidité de l’objet du découvreur à l’inconsistance du regard de l’explorateur serait incontestablement une erreur de méthode.
25Une fois constaté que l’historiographie, dans son sens premier d’écriture de l’histoire, est abondamment constituée par des discours se rapportant à des objets d’exploration, une question s’est imposée : sur quoi repose la possibilité des uns et des autres ? Nous avons tenté de la traiter à travers la notion de régime de spatialité, c’est-à-dire de l’ensemble des conditions qui favorisent la production d’un espace non cartographié, à plus forte raison lorsque de nouveaux continents se constituent en objets historiques. Si les récits s’inscrivaient déjà dans l’historiographie, ce n’était pas nécessairement parce qu’ils produisaient un objet dont la découverte ou la conquête étaient elles-mêmes inscrites dans l’histoire, mais parce qu’ils contenaient une expérience inédite du monde. Cette expérience devient à son tour un objet historique et une ligne de partage, car elle se présente comme un signe de discontinuité dans la structure d’un monde dont la surface apparaît désormais navigable dans sa totalité. La différence entre carte et monde est donc elle-même un objet historiographique préfiguré dans l’exploration, dans la mesure où cette différence précède logiquement la conquête, avec laquelle elle peut coexister dans le même temps mais non dans le même lieu.
26D’après la fortune et les variations de la formule des nains sur les épaules des géants, la question du sens du temps historique croise celle du gigantisme, en apparence seulement dans un sens figuré faisant allusion au rapport avec le savoir des Anciens. Pourtant l’idée que les corps des hommes, à des époques très anciennes, étaient physiquement plus grands se répand à la Renaissance et à l’âge classique, en s’associant à la vision pessimiste d’un monde vieillissant et à l’historicité d’une nature en voie d’épuisement. Bien que ce thème remonte à l’Antiquité, ses élaborations modernes s’entrecroisent avec l’idée du mundus senescens dans le savoir du Nouveau Monde, ce qui montre une dynamique singulière où l’historicité de l’espèce humaine s’appuie sur la possibilité de ses propres variations. Loin d’être une discussion marginale, le débat sur les géants s’inscrit dans une problématique bien plus large, celle de la stabilité des espèces et de la possibilité que l’ordre naturel des êtres soit lui-même soumis à un devenir historique capable de le modifier. L’affirmation et la négation de l’existence des géants, dans le monde ancien comme aux Amériques, constituent des prises de position aux répercussions différentes. La diminution progressive de la taille humaine devient le signe d’un processus général de décadence de la nature, dont l’affirmation suppose la construction d’un cadre que nous avons mis en relation avec l’historicité et la géographicité de l’exploration.
27Chez Vico, les éléments de cette tradition sont réordonnés et mis au service du programme de l’histoire de toutes les nations, programme où la figure du géant est cruciale au point qu’il est difficile d’imaginer les différents moments théoriques de l’élaboration de sa nouvelle science sans le recours à ce qui peut être indiqué comme un personnage conceptuel. Au centre du système vichien, la gigantum demonstratio montre la fonction structurale de cette figure censée résoudre des contradictions entre l’histoire païenne et l’histoire sacrée, tout en étant le principe du commencement de l’histoire humaine. Derrière les problèmes auxquels Vico fait face, il y a la question d’une dissemblance de régimes de temporalité et leur possibilité d’être recomposés dans une synthèse inédite de l’histoire universelle. L’embarras déterminé par les fractures non toujours prévisibles de cette unité et les difficultés conceptuelles de leur dépassement trouvent dans les géants du Nouveau Monde un principe démonstratif, peut-être inattendu, mais investi d’une fonction éclairante dans la nuit des temps de l’humanité.
28Le geste vichien, ou l’appropriation philosophique consistant dans l’affirmation de l’existence des géants à une époque archaïque et aux temps modernes, exprime l’universalité d’un objet de réflexion non seulement à travers les coordonnées d’une temporalité ; la présence des colosses dans l’Ancien Monde et dans le Nouveau Monde signifie aussi l’élargissement spatial que le projet d’une histoire de toutes les nations posait implicitement comme condition. Cette deuxième dimension, moins évidente que celle d’un élargissement temporel, rejoint l’épistémologie de l’exploration, sans laquelle l’usage de certains matériaux prosaïques potentiellement conceptuels n’aurait sans doute pas été le même. De plus, cette contrainte spatiale témoigne du rapport entre un style de pensée et un système de pensée : les mutations du concept de savoir liées aux explorations modernes adoptent l’image d’un objet constitué par des territoires inconnus dont la mise en lumière modifie tout à la fois l’objet et les modalités de le connaître. Enfin, la science nouvelle renvoie aux géants du Nouveau Monde, car la spatialité des termes baconiens dans lesquels elle pense la connaissance est projetée sur une temporalité anthropologique : pour Vico, le nouveau est certes dans l’avenir et dans ses zones d’ombre, mais surtout dans le passé où l’on découvre l’origine commune de tous les hommes.
29Dans la littérature et dans la géographie de l’exploration émergent des discours et des pratiques qui façonnent le monde en constituant une trame de pensée non philosophique, dont la cohérence tient plus au refus d’un certain modèle du monde qu’à l’affirmation d’un nouveau modèle unique. Cette trame précédait les élaborations philosophiques modernes et s’offrait elle-même comme un modèle du savoir, pour aller vers son déclin au fur et à mesure que les terres inconnues étaient moindres. La disparition d’un domaine d’objets suppose une nouveauté épistémologique essentielle, et pourtant l’écart de certaines entités géographiques ou anthropologiques n’est pas un événement homogène, et ne se produit pas de manière contemporaine dans tous les domaines du savoir : il se produit d’abord dans le champ d’une géographie quantitative qui traduit l’espace en nombre, et seulement dans un deuxième temps dans le champ d’une géographie qualitative qui traduit l’espace en mots. C’est dans ce dernier champ que les réminiscences imagées et prosaïques de l’exploration trouvent un écho dont les prolongements accroissent la durée, parfois de manière inattendue ou implicite6.
30S’il existe une unité dans les mondes du voyageur, métaphorique ou conceptuelle, il faut reconnaître qu’elle est fuyante et composite : elle n’est accessible qu’en s’avançant dans un océan trop vaste pour être traversé, à l’aide d’une science nautique trop imparfaite pour s’en sortir, dans des conditions de navigation parfois adverses. L’exploration ne connaît pas sa route, elle est ailleurs.
Notes de bas de page
1 Matthieu Renault, L’Amérique de John Locke. L’expansion coloniale de la philosophie européenne, Paris, Amsterdam, 2014, p. 35. Sur ce point nous renvoyons en particulier au premier chapitre de cet ouvrage, « Le Nouveau Monde de la connaissance », p. 31-61.
2 Ibid., p. 35.
3 Ces eaux mouvementées sont le « siège propre de l’illusion, où maints bancs de brouillard et maints blocs de glace bientôt fondus font croire de façon trompeuse à des terres nouvelles et, abusant sans cesse par de vaines espérances le navigateur exalté à la perspective de nouvelles découvertes […] », Kant, Critique de la raison pure, « Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes », trad. par Alain Renaut, Paris, Flammarion, 2006, p. 294.
4 « Lorsque l’enfant sait additionner et soustraire, il peut alors avancer plus loin dans l’étude de la géographie ; il peut, quand il connaît les pôles, les zones, les cercles parallèles et les méridiens, étudier la longitude et la latitude, se rendre compte par là de l’usage des cartes, et, par les nombres placés sur leurs côtés, distinguer la position relative des diverses contrées, en même temps qu’apprendre à la retrouver sur les globes terrestres », Locke, Quelques pensées sur l’éducation, trad. par Gabriel Compayré, Paris, Vrin, 2007, XXIV, § 180, p. 318. « Les cartes géographiques ont en elles-mêmes quelque chose qui charme tous les enfants, même les plus petits. Lorsqu’ils sont fatigués de toute autre étude, ils apprennent encore quelque chose lorsqu’on use de cartes. Et c’est là une bonne distraction pour les enfants, en laquelle leur imagination ne peut pas rêver, mais doit pour ainsi dire se fixer à une certaine figure. On pourrait réellement faire commencer les enfants par la géographie », Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. par Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 2000, p. 158. Un précepteur rousseauiste privilégierait, au contraire, la contemplation et la promenade dans la nature : « Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et vous lui allez chercher des globes, des sphères, des cartes : que des machines ! Pourquoi toutes ces représentations ? Que ne commencez-vous par lui montrer l’objet même, afin qu’il sache au moins de quoi vous lui parlez », Rousseau, Émile, Paris, Gallimard (Folio), III, p. 266.
5 Les Lumières sont « un immense et multiple combat, non pas donc entre connaissance et ignorance, mais un immense et multiple combat des savoirs les uns contre les autres – des savoirs s’opposant entre eux par leur morphologie propre, par leurs détenteurs ennemis les uns des autres, et par leurs effets de pouvoir intrinsèques », Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France (1975-1976), op. cit., p. 159.
6 « […] les marges d’un livre ne sont jamais nettes ni rigoureusement tranchées : aucun livre ne peut exister par lui-même ; il est toujours dans un rapport d’appui et de dépendance à l’égard des autres ; il est un point dans un réseau ; il comporte un système d’indications qui renvoie – explicitement ou non – à d’autres livres, ou à d’autres textes, ou à d’autres phrases […] », Michel Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », Cahiers pour l’analyse, 9, Généalogie des sciences, 1968, p. 9-40, repris dans Dits et écrits I, op. cit., p. 702-703.
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