Chapitre XVIII. Historicité de l’ancien, historicité du nouveau
p. 323-329
Texte intégral
1 Si la spécificité de l’histoire chez Vico est dans son idéal universel, dans quelle mesure la gigantum demonstratio peut-elle être considérée comme révélatrice de cet idéal même ? L’étrange présence de cette figure intermédiaire, à plusieurs égards proche de celle d’un « personnage conceptuel », relève du style de pensée d’un auteur qui imprime une « signature » à ses propres concepts1 dont la singularité serait le propre de sa « création » philosophique. Et pourtant, dans la figure même du géant, quelque chose déborde la signature du concept de « l’histoire universelle éternelle », à savoir une intertextualité développée autour du rapport entre cette figure et son époque, qui traduit le lien entre un style de pensée et un système de pensée.
2En tant qu’instance de médiation entre des régimes historiques concurrents, le géant permet à Vico de traverser des failles, de sonder une chronologie commune et de constituer l’histoire des nations en objet. Un tel itinéraire est virtuellement réalisé par la transformation d’une figure disponible dans toute son ambiguïté, qui s’offrait sous la forme tant d’un topos littéraire que d’un objet d’histoire naturelle. Lorsque Vico affirme la possibilité que la pointe méridionale du Nouveau Monde soit habitée par des géants, dans le De constantia philologiae, ou que des géants y soient de fait engendrés, dans la Science Nouvelle, le spectre de signification du géant garde au moins la duplicité de sa fonction structurale et de sa qualité d’objet historique, dans le passé et dans le temps présent. Mais en tant que signe majeur de l’histoire vichienne, l’universalité est pensée non seulement sur un tableau chronologique, mais aussi sur une échelle spatiale. C’est précisément ce dernier élément qui rend possible le croisement entre la singularité « particulière » d’un style de pensée et la singularité « générale » d’un système de pensée lié à l’exploration et à son régime de spatialité. De cette manière, la référence aux géants américains fonctionne comme l’ouverture géographique d’un concept d’« histoire universelle éternelle » aux reflets croisés des chroniques des navigateurs et aux logiques des trajectoires textuelles dont le topos est chargé. Le système de pensée en question est structuré dans cet entrelacement aux reflets baconiens donnant lieu à des appropriations discursives, c’est-à-dire aux effets des glissements des formes littéraires vers des objets de savoir. La structure du système légitime la connaissance des objets nouveaux dans la mesure où elle est une condition pour que ces objets soient conçus dans leur historicité.
3L’âge des explorations est marqué par un renouvellement des savoirs directement lié à la représentation d’un monde inachevé, constitué par des zones d’ombre à éclairer, comme en témoigne le « globe intellectuel » de Bacon ou la « mappemonde encyclopédique » de d’Alembert. La pertinence épistémologique de ces images porte non seulement sur les découvertes ayant déjà eu lieu mais aussi, et surtout, sur l’ouverture d’un horizon situé dans l’avenir. La disponibilité de l’idée d’un espace à explorer est un puissant vecteur de modernité dont on peut relever la présence au sein des conjectures des navigateurs aussi bien que dans les projets visant à l’« accroissement des savoirs ». Le cadre de la référence vichienne aux géants américains n’est pas extérieur à cette ouverture dans laquelle s’inscrit l’essentiel du programme de sa nouvelle science, qui trouve dans leur possibilité un point d’appui à l’historicité anthropologique de son système.
4La singularité du style de pensée vichien réside dans son mode d’inscription à l’intérieur d’un tel système. Les effets de la tension épistémologique entre le connu et l’inconnu ne sont pas liés à l’idée d’une correspondance avec le passé ou l’avenir. Au contraire, les découvertes de la science nouvelle sont essentiellement dans le passé et dans l’origine des nations. La connaissance des peuples du Nouveau Monde, et à plus forte raison d’une nation de géants, est possible dans une séquence où l’historicité du nouveau n’est pas vraiment « autre » par rapport à l’historicité de l’archaïque. En ce sens, il s’agit non pas d’une négation, mais d’un renversement, par lequel l’étude scientifique de ce qui est commun à toutes les nations découvre le nouveau dans le passé.
5Dans l’ensemble, ce qui est renversé ne perd pas pour autant sa logique et sa cohérence interne. Le décalage entre exploration et découverte suppose que distinguer le connu de ce qui reste à connaître soit une distinction provisoire qui doit être dépassée. C’est pourquoi le propre de l’exploration, dans son double sens géographique et épistémologique, peut être pensé en ces termes, d’où la question difficile du rapport entre le sens du temps historique et le régime de spatialité propre à l’exploration. Ni le premier ni le second ne se mesurent par l’objectivation cartographique de l’espace et ne constituent une notion proprement scientifique. La double question géographique et épistémologique de l’historicité de l’exploration peut être formulée à partir de la signification paradigmatique des voyages, non pas de tous les voyages, mais d’un genre particulier de déplacement lié aux conjectures sur l’inconnu et sur le nouveau. Une telle instance de conceptualisation se présente comme une forme ouverte où se produit une tension singulière entre spatialité et temporalité. Si l’espace se dévoile par addition dans une succession, paradoxalement le temps n’est pas censé mettre fin aux explorations en raison d’un épuisement de la production de terrae incognitae. Il est moins question d’une bipartition entre monde ancien et nouveau que d’une tripartition : en effet, la division énoncée par La Popelinière dans Les trois mondes, en ancien, nouveau et inconnu, n’est pas la conséquence d’une prescription imposée arbitrairement au globe, mais une description révélatrice de l’historicité du processus de production d’espaces à explorer, propre aux missions accomplies entre la Renaissance et les Lumières, de manière certes hétérogène mais suivant le fil conducteur de l’exploration.
6Déjà à partir de la circumnavigation de l’Afrique mais d’une manière plus marquéeavecladécouverteduNouveauMonde, émergeunetensionnouvelle vers l’avenir en contraste avec les expériences du passé, qui semblaient dépourvues de modèles compatibles avec cette expérience moderne. Dans l’écriture des savoirs géographiques aux temps modernes, les voyages sont évoqués pour souligner un écart et une discontinuité avec une Antiquité qui manquait de « nouveaux mondes » ; et pourtant les Amériques sont paradoxalement construites dans une large mesure à partir des projections de représentations anciennes. C’est l’ailleurs qui est nouveau, un ailleurs où non seulement ces mêmes projections trouvent leur possibilité, mais aussi où se produit une tension inédite vers un avenir pouvant faire apparaître des phénomènes. En tant qu’événement, l’apparition inattendue d’une nouvelle partie du monde constitue épistémologiquement un problème en soi, lequel n’est pas réductible à la non-reconnaissance immédiate de la nouveauté de la découverte. Bien que « [d]ix ans après le retour de Colomb, aucune conscience de l’Amérique n’exist[ât] en Europe, sinon le soupçon vague d’une terre nouvelle2 », la conscience de la nouveauté chez les voyageurs du xvie siècle s’accompagne de la considération, révélatrice et répandue dans les chroniques, que les Anciens ont ignoré ce continent.
7Avant les textes philosophiques, les chroniques d’exploration constituent une voie privilégiée pour saisir de telles dynamiques, car elles contiennent les tensions entre le nouveau et l’ancien. Ce faisant, elles configurent un régime de spatialité correspondant, plus généralement, à un système de pensée qui précède et donne un contenu aux métaphores gnoséologiques de Bacon et de d’Alembert visant à élargir les limites de la connaissance humaine. La disponibilité de ces images face à la modernité des projets de fondation d’un savoir nouveau est une question complexe, qui ne se borne pas à illustrer des entreprises philosophiques, et à laquelle il faut répondre en interrogeant l’historicité des mondes du voyageur.
8La perméabilité du récit de voyage introduit la nature hybride des lieux explorés dans le plan cartographique, dont le statut « encyclopédique » suppose une référentialité qualitativement différente dans la mesure où la cartographisation d’espaces peu connus est constituée comme une synthèse hypothétique de voyages réels. La possibilité sérieuse de l’inattendu dans cette constellation intertextuelle a suggéré la comparaison du récit de voyage avec un engin explosif, dont les éclats peuvent arriver où que ce soit3. Sans doute, la rhétorique de la découverte, tout en étant présente dans le récit de voyage, n’est pas en mesure de rendre compte de tous les objets qui se présentent comme des nouveautés dignes d’intérêt. En ce sens, il existe un rapport étroit entre les dynamiques intertextuelles propres aux chroniques des missions d’exploration et les conditions de possibilité du nouveau. Autrement dit, pour que le nouveau advienne aux Indes occidentales, il est d’abord nécessaire que l’écriture du voyage puisse se déployer sur un espace épistémologique qui naît avec la certitude que toute la Terre, bien que partiellement connue, est entièrement navigable et habitable.
9Outre cette condition géographique, aux Amériques, la singularité du nouveau requiert une condition historique. En tant que combinaison provisoire des savoirs de son époque, la synthèse cartographique tire profit des limites d’une histoire qui n’est plus magistra vitae. Celle-ci répand les possibilités de l’exploration d’un monde qui ne peut et ne doit plus se conformer aux expériences du passé, comme en témoigne l’esprit de la lettre Mundus Novus d’Amerigo Vespucci, fondatrice sous bien des aspects. C’est justement en identifiant l’imprévisible que ce texte conduit durablement l’imaginaire, y compris celui des philosophes, vers ce qui peut être indiqué à juste titre comme « un nouvel espace métaphorique4 ». Du point de vue du système de pensée inhérent à l’exploration, la formule cicéronienne historia magistra vitae ne peut que mal s’adapter aux nouvelles images du monde, aucune d’elles ne prétendant épuiser son objet. La prolifération de ces cartes, caractérisées par une partialité structurale et constitutive, ainsi que le foisonnement d’inexactitudes et de contradictions qu’elles contiennent montrent que le propre de l’historicité des mondes du voyageur réside dans les capacités limitées du passé à rendre compte du présent.
10Si, d’une part, la possibilité d’une obsolescence de « l’histoire maîtresse » trouve un appui solide dans la présence des Amériques, de l’autre, la mise en crise du passé comme réservoir omniscient d’expérience donne lieu à des projections hypothétiques de cette même possibilité. Le cas du continent austral illustre la conception des nouveaux mondes à travers leur spécificité inédite. S’agissant d’une découverte située dans l’avenir, elle montre comment la spatialité et la temporalité de l’exploration opèrent conjointement. Cette entité, qui aurait été découverte par un nouveau Christophe Colomb, est à la fois issue de la géographie et de l’histoire susceptibles d’être modifiées par l’exploration elle-même. Une remise en question fondamentale du sens du temps historique exprimé par la formule en question est donc répandue bien avant les Lumières, et connaît une perte de sens significative dès l’instauration du régime de spatialité de l’exploration de l’hémisphère sud.
11L’expérience des explorateurs modernes produit une séquence spatiale et temporelle singulière qui renverse l’idée que la portée des objets du présent ou de l’avenir puisse être reconduite à celle des objets du passé que l’histoire était censée contenir. Contrairement à ce qui est avancé par Reinhart Koselleck, la validité de cette formule n’aurait donc pas été « pratiquement ininterrompue jusqu’au xviiie siècle5 ». En revanche, l’époque des Lumières, dans des champs différents, reproduira la même idée, à savoir le lien entre ce qui est effectivement advenu et ce qui était historiquement impensable6. La mise en question de la validité universelle de l’histoire par l’émergence des savoirs géographiques à la Renaissance ne constitue pas simplement une anticipation de ce qui adviendra pleinement trois siècles plus tard. La légitimité du temps des explorations est affirmée dans l’idée que le monde dépasse les confins du savoir des Anciens tout comme les voyages des Modernes comblent les lacunes de l’histoire sacrée. Il s’agit d’une conjoncture au sens où l’on peut effectivement constater l’« homogénéité négative d’un refus7 » dans une série de textes dissemblables, mais partageant une même distance tant avec le passé qu’avec le présent figés dans ces confins et ces lacunes. Si auparavant le monde ancien ne s’était jamais confronté à une telle nouveauté, comment le futur pourrait-il être une répétition du passé ?
Notes de bas de page
1 « Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent », Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 11.
2 Bartolomé Bennassar, Lucile Bennassar, 1492. Un monde nouveau ?, op. cit., p. 26.
3 « I testi di viaggio sono insomma come ordigni a frammentazione le cui schegge si possono trovare anche molto lontano dal luogo dello scoppio », A. Canova, « Esperienza e letteratura nella “Relazione” », dans A. Pigafetta, Relazione del primo viaggio intorno al mondo, Padoue, Antenore, 1999, p. 92.
4 « Il Nuovo Mondo aveva prodotto nuovi fatti e perciò convogliava l’immaginario verso un nuovo spazio metaforico », Cristiano Spila, « Di nuovo il “Mondo Nuovo” », dans Amerigo Vespucci, Mundus Novus, éd. Cristiano Spila, Troina, Città Aperta, 2007, p. 25 (« Le Nouveau Monde avait produit de nouveaux faits, c’est pourquoi il orientait l’imaginaire vers un nouvel espace métaphorique », nous traduisons).
5 Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2000, p. 38.
6 Sur ce point, voir Bertrand Binoche, La raison sans l’Histoire. Échantillons pour une histoire comparée des philosophies de l’Histoire, Paris, PUF, 2007, p. 283-300.
7 Ibid., p. 411.
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