Chapitre XVII. Le géant, un personnage conceptuel ?
p. 315-322
Texte intégral
1 Dans la partie conclusive de la première édition de la Science nouvelle, Vico dresse un bilan des erreurs dissipées par ce travail à la fois philosophique et philologique. Parmi elles on trouve la croyance selon laquelle les géants des mythologies anciennes, souvent connotés négativement par l’exégèse biblique, correspondent à une métaphore1.
2L’auteur invite donc à se démarquer, par un geste audacieux, de cette herméneutique figurée. Ce geste assume une valeur fondatrice, qui doit être considérée dans le cadre de l’histoire de « l’univers civil ». Dans les recherches vichiennes cette histoire affleure jusqu’à déborder, sous divers aspects, le partage entre histoire païenne et histoire sacrée. Dans ce cadre général uniquement, tant l’histoire de l’humanité fondée sur l’Écriture que celle décrite dans les fables païennes trouvent une explication « relative à la nature commune des nations ». Une telle formule doit pouvoir s’appliquer aux deux histoires elles-mêmes champs d’application de la nouvelle science, comme en témoignent les réélaborations des éditions successives de la Science nouvelle visant à établir l’histoire des nations à travers les récits des temps anciens. Les récits de l’Antiquité et l’Écriture constituent les deux sources fondamentales d’une étude qui, pour avoir une prise plus sûre sur son objet, postule leur caractère continu. Or, c’est précisément la nécessité d’acquérir les outils pour sonder la profondeur de cet objet nouveau qui introduit les géants dans le décor de la nouvelle science, à travers un geste d’appropriation philosophique. L’humanité singulière représentée par les géants est génératrice d’historicité au sens où son antiquité permet non seulement de démontrer le lien entre les deux histoires, mais aussi de les connaître, d’où la position stratégique de la médiation universalisante incarnée dans la figure du géant, entendue au sens premier et explicitement dépourvue de toute allégorisation.
3La compréhension du gigantisme comme un fait historique et naturel, dont la signification relève de la force d’un système de pensée, ne peut être limitée à l’étude des sources d’une fiction hyperbolique ni aux effets persuasifs d’une figure rhétorique. Étant donné la portée épistémologique et conceptuelle du problème, interroger les conditions à travers lesquelles le géant est investi d’un tel rôle n’a rien de superflu. Malgré la nécessité de « saisir les éléments conceptuels que des traditions diverses ont légués à un penseur, comme Vico, extrêmement enclin à la réélaboration personnelle des influences les plus variées2 », cette opération risque d’être contradictoire car la conceptualité est justement ce qui manque dans la tradition ayant nourri la pensée du philosophe. La tradition classique, les disputes théologiques et les chroniques de voyage constituent un ensemble hétérogène et dépourvu en soi d’unité. Du strict point de vue de la nouveauté de l’objet et de son inédite singularité, il n’y a pas d’éléments de conceptualité en acte dans les matériaux hérités par Vico. Dans cette perspective, la variété contradictoire, mais nécessaire, qui s’offrait au programme d’une histoire des nations s’atténue non pas dans des éléments conceptuels donnés a priori, mais dans un style de pensée qui trouve une source d’historicité dans la figure du géant. Par sa position, en elle évolue ce qui est anthropologiquement essentiel pour l’histoire des nations : d’une part, l’existence de cette espèce d’hommes originaires est ainsi renforcée scientifiquement et, d’autre part, cela permet non seulement d’inscrire ces hommes dans l’histoire, mais aussi d’inscrire et d’écrire l’histoire en eux. En dépit d’une riche lignée de textes constituant une référence explicite, Vico ne se réclame d’aucun ouvrage lorsqu’il s’agit de fonder sa science nouvelle. À juste titre, il a été observé que « le problème est moins de savoir quelles sont les sources objectives de la pensée de Vico, que l’usage, la manière dont Vico utilise ces mêmes sources3 » ; mais lorsqu’il s’agit d’identifier en tant que tel le statut philosophique du géant, ni les sources ni parfois même l’usage, précisément, ne sont en mesure de restituer le passage de la puissance à l’acte supposé par l’appropriation vichienne.
4L’inexistence des géants, à savoir le caractère soit métaphorique soit fictionnel des textes de la tradition, écarterait toute contribution de cette forme anthropologique à l’intelligibilité de l’histoire des nations. D’autre part, mettre en cause l’universalité de cet objet d’étude reviendrait à affaiblir la scientificité maintes fois revendiquée par Vico pour son œuvre. On comprend alors l’insistance de ce dernier sur la matérialité de la présence des géants aux temps anciens : attestée par les ossements retrouvés depuis l’Antiquité, elle est élargie au Nouveau Monde par la littérature de voyage, que la science du Napolitain n’hésite pas à évoquer. L’origine des nations est identifiée à une humanité primitive inconcevable sans le secours à la figure du géant, dont la nature connaissable correspond effectivement à celle de l’homo ferus.
5Dans ce jeu de correspondances, le rôle de ces « grosses bêtes » est au carrefour d’une pensée qui découvre en elles une fonction critique et soutient qu’elles ne sont rien de moins que le nouveau point de départ de philologues et philosophes. Contrairement à la guerre généralisée, origine des sociétés pour la science politique hobbesienne4, l’« errance bestiale » des géants est la condition fondatrice des nations aussi bien qu’une condition historique universalisante. La tâche au service de laquelle le géant est « mis au travail » n’est pas la construction d’un système abstrait dans lequel se refléterait le cours historique des choses humaines ; cette figure étrangement philosophique contribue de manière décisive à l’identification de l’objet de la nouvelle science par d’autres moyens que ceux d’une histoire conjecturale dont le geste premier est « d’écarter tous les faits ». Trouvant ses preuves ailleurs, constituer en objet le monde civil était déjà en faire une conceptualisation attentive à sa propre factualité, traduisant un style de pensée voué à faire de l’histoire des nations une mise en récit générale de la connaissance humaine.
6Cela dit, dans l’œuvre de Vico, la part interprétée par le géant n’a pas toujours été la même et son rôle est susceptible de varier en fonction de l’évolution de sa pensée. Dans le De constantia philologiae, cette figure est explicitement investie d’une fonction signifiant le lien entre l’histoire avant et après le Déluge5, dont la tâche est de situer effectivement la réflexion sur l’origine de la civilisation dans le cadre de l’histoire sacrée6. La coupure anthropologique entre gentils et Hébreux, ainsi que celle entre les sources documentaires profanes et sacrées, ont des effets structuraux dans l’œuvre de Vico cherchant à éclairer l’âge archaïque de l’humanité pensée, non sans accents baconiens, comme une immense lacune que sa science aurait comblée. Au sein d’une troisième coupure d’ordre historique, représentée par le Déluge, le géant apparaît comme « seul élément de continuité7 » entre les périodes antédiluvienne et postdiluvienne. Si dans Le droit universel, qui contient le De constantia philologiae, et dans la première édition de la Science nouvelle (1725), cette figure sert de lien entre l’histoire sacrée et l’histoire païenne, dans les deux éditions successives (1730 et 1744), il est question d’un commencement au sens fort, où les géants postdiluviens sont érigés en principe de l’histoire païenne8, dans le cadre d’une recherche visant à renforcer le caractère « scientifique » de son objet afin d’en restituer l’historicité.
7La pensée vichienne enquête sur les temps anciens en utilisant la figure du géant comme moyen pour éclairer les commencements de l’humanité. Il ne s’agit pas de déterminer les origines de la civilisation à travers les généalogies des peuples en suivant la méthode historiographique soumise aux critiques de l’époque des Lumières. Se méfiant de ces tentatives, Voltaire ironise sur la possibilité même de démêler le point où l’histoire de l’homme trouverait son lieu de départ : « Il paraît qu’il faut s’en tenir à cette incertitude sur l’origine de toutes les nations9. » Mais l’ironie du philosophe, quant aux risques des conjectures généalogiques10, a-t-elle le même effet sur l’histoire idéale éternelle vichienne ? Cette question pose une difficulté, car l’immense chantier constitué par ce qui est commun aux nations élimine et conserve tout à la fois des structures existantes dans les deux sources qu’il est censé contenir et dépasser, à savoir l’histoire sacrée et l’histoire païenne. L’origine des nations coïncide avec l’événement du Déluge, dont l’historicité apparaît non seulement dans l’Écriture mais aussi dans les mythes de l’Antiquité. L’accord et la continuité entre ces deux histoires sur ce point renforcent les fondements de la nouvelle science dont le caractère universel doit englober les deux. Le geste par lequel doit être fondée une manière inédite de connaître un nouvel objet, l’histoire des nations, négligée par les philosophes, opère des déplacements tant à l’égard de l’histoire sacrée que de l’histoire païenne, car ni l’une ni l’autre ne contiennent l’objet de cette science philosophique qui suppose en même temps une histoire de la connaissance. L’aspect le plus significatif de cette perspective n’est pas tant la précision d’un Vico exégète ou historien, mais plutôt l’écart créé par un tel geste et l’inévitable tension entre ses sources, pourtant intégrées dans la constitution d’un nouvel objet.
8C’est ici qu’intervient le géant : investi d’une fonction structurale, il contribue ainsi à réduire la tension constitutive de cet écart même. Outre ce rôle propre à l’« architecture » de la pensée vichienne, la figure du géant est aussi un objet historique, ce qui la rend encore plus complexe, car sa fonction structurale est déplacée et ainsi cachée dans un arrière-fond qui échappe au regard. En ce sens, le géant est au cœur de l’économie conceptuelle d’une philosophie qui le situe comme intermédiaire dans un premier temps pour en faire, dans un second temps, un commencement. Dans les deux cas, l’origine de l’histoire humaine est rattachée aux géants postdiluviens, d’où la pertinence d’un questionnement sur le sens stratégique de cette figure.
9Le géant est-il un « personnage conceptuel11 » ? Il l’est dans la mesure où son profil correspond à celui d’un intermédiaire situé par le penseur entre soi-même et l’ampleur du projet philosophique d’une histoire des nations. Celle-ci devait être prospectée non seulement à l’aide des moyens de la philologie et de la philosophie, ou de l’exégèse de l’histoire sacrée et de l’étude des mythes païens, mais aussi à travers cette figure capable de traverser les frontières entre les savoirs et les sources. Il ne s’agit en rien d’une figure esthétique ni d’une forme allégorique, comme le souligne Vico lui-même. En tant qu’objet réel ayant existé dans le passé, et peut-être encore présent dans l’Amérique méridionale, il dégage dans le Droit universel une historicité en puissance qui sera déployée dans les éditions de la Science nouvelle ; mais, en tant que fonction au sein d’un système, outre son rôle de liaison entre des sources et des savoirs en tension, le géant contribue incontestablement à la création même du concept d’« histoire idéale éternelle », fil rouge de toute l’entreprise philosophique vichienne.
10Ainsi, le géant se situe comme une figure décisive dans les rapports entre les deux régimes historiques de l’humanité. De ce point de vue, la chronologie biblique ouvrant la Science nouvelle semble indiquer un enjeu majeur : au xviiie siècle, ce tableau est confronté à l’étude de l’antiquité des sociétés extra-européennes, qui, de manière implicite ou explicite, mettait en doute l’universalité du schéma. Chez Vico, si la problématicité de ce rapport est extrêmement riche, elle ne réside pas dans son degré d’adhésion à l’histoire sacrée. Elle se trouve plutôt dans la question, en soi controversée, d’une pluralité de régimes historiques, question formulée dans les termes suggérés par l’exigence d’une science nouvelle, ainsi que dans l’originalité des moyens déployés pour dénouer cette même problématicité sous un concept hétéroclite, mais qui tend puissamment à l’unité. Même si dans l’histoire sacrée la Providence se prête à un jeu ambigu, il n’en demeure pas moins que sous le régime de l’histoire profane, dépourvue de transcendance, la Providence relève du sens d’un temps proprement historique. C’est là une dimension spécifique qui identifie la temporalité des nations à un domaine prometteur dont l’exploration permet à la nouvelle science de se constituer véritablement en heuristique. Sous cet angle, au-delà de la séparation « antimoderne » du peuple hébreu et de son statut « à part », le fond du problème chez Vico est bien celui de l’unité de sens dans l’histoire universelle. La différence des régimes historiques entre un peuple élu guidé par la providence transcendante et une humanité païenne qui, en apparence, menaçait cette unité, se résorbe à travers un travail conceptuel qui aboutit à l’histoire universelle éternelle. De fait, le terrain des découvertes de la science nouvelle est bien celui des peuples païens, dont le devenir est orienté par la rationalité d’une providence naturelle, qui produit le concept d’une unité dont l’universalité dépasse les contradictions. Si, pour Vico, l’origine des nations trouve sa description la plus ancienne dans l’Écriture, c’est l’histoire de tous les peuples qui trouve son unité dans l’histoire universelle éternelle et dans leur nature commune.
11Au sein de cette unité, les géants américains sont la preuve d’un temps historique non homogène, qui voit se produire dans le présent du nouveau continent ce que l’humanité avait connu en des temps archaïques. L’histoire empirique ainsi que la cohérence idéale décrite par le cours des nations peuvent être connues par la nouvelle science ; une de ses finalités est précisément de saisir l’historicité des temps archaïques où l’histoire des nations commence, à une époque où une « métaphysique grossière » fait naître la sagesse poétique et avec elle, tous les savoirs. Pour Vico, la présence de géants dans le Nouveau Monde confirmait en quelque sorte l’éclairage apporté par sa science sur cette époque, certes reculée dans le temps mais appartenant de plein droit à l’histoire. L’homme américain, et tout particulièrement la nation des Patagons, était à un stade très peu avancé et pourtant il ne s’agissait pas d’une nation ancienne.
12Les nations ont toutes une origine et une nature commune, donc. Leur cours, qui n’est pas soumis à la casualité, est inégal et lié à la nécessité d’une rationalité générale. Le monde des temps anciens, de l’origine des nations et des savoirs, s’offrait ainsi sous la forme d’une humanité qui suscitait encore l’espoir de sa découverte, mundus enim iuvenescit adhuc12.
Notes de bas de page
1 « Che i giganti de’ poeti furono uomini empi, violenti, tiranni, per metafora così detti. – Furono giganti veri », Vico, Principi di scienza nuova [1725], op. cit., I, III, p. 316. Pour une analyse du rapport entre l’exégèse biblique des géants et Vico, je renvoie à Luca Boschetto, « Vico e i “figliuoli di Dio“. Ricerche sui giganti del Diritto universale e nella Scienza nuova prima », Bollettino del Centro di Studi Vichiani, XXIV-XXV, 1994-1995, p. 79-95. Pour un regard général sur la question, voir Walter Stephens, Giants in those Days. Folklore, Ancient History and Nationalism, Lincoln/Londres, University of Nebraska Press, 1989 (trad. fr. par Florian Preisig, Les géants de Rabelais : folklore, histoire ancienne, nationalisme, Paris, Champion, 2006).
2 Roberto Mazzola, « I giganti in Vico », art. cité, p. 50, nous soulignons et traduisons.
3 Pierre Girard, Giambattista Vico. Rationalité et politique. Une lecture de la Scienza nuova, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2008, p. 26.
4 Franco Ratto, « Vico ed Hobbes : storia di un confronto », dans Id. (dir.), Il mondo di Vico/ Vico nel mondo, op. cit., p. 81-108, et Alain Pons, Vie et mort des nations, op. cit., p. 46-50.
5 Cela est énoncé dès le titre du neuvième chapitre, « Demonstratur gigantes, qui sunt tanquam traduces antediluvianae in postiluvianam historiam [Les géants, intermédiaires entre l’histoire antédiluvienne et postdiluvienne] », op. cit., p. 429.
6 Luca Boschetto, « Vico e i “figliuoli di Dio“. Ricerche sui giganti nel Diritto universale e nella Scienza nuova prima », art. cité, p. 80.
7 Pasquale Porro, « Storia sacra e storia profana in Vico », dans A. Lamacchia (dir.), Metafisica e teologia civile in Giambattista Vico, Bari, Levante, 1992, p. 170.
8 Luca Boschetto, « Vico e i “figliuoli di Dio“. Ricerche sui giganti nel Diritto universale e nella Scienza nuova prima », art. cité, p. 89.
9 Voltaire, Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, op. cit., III, « Préface historique et critique », p. 344.
10 C’est le cas de Joseph de Guignes, auteur d’un Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne (1759), ou de Dom Calmet qui, dans un Dictionnaire historique et critique de la Bible (1722), cherchait à identifier l’origine des nations à partir de Noé, pour ne citer que deux exemples représentatifs de la « mauvaise méthode historienne » évoqués par Voltaire.
11 « Le personnage conceptuel n’a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste », Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 65-66.
12 « Parce que encore le monde est jeune », Vico, ‘De mente heroica’, op. cit., § 22, p. 165.
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