Chapitre XV. Les âges du monde
p. 281-291
Texte intégral
À vrai dire, les temps les plus anciens sont la jeunesse du monde. C’est notre époque qui est le vieux temps, à présent que le monde a vieilli, et non les siècles que nous comptons comme antiques en suivant un ordre rétrograde, c’est-à-dire en calculant rétrospectivement à partir de là où nous sommes nous-mêmes1.
1À la Renaissance, l’écriture d’ouvrages miscellanées relève d’une réorganisation des connaissances, dans un cadre générique qui privilégie la variété des sujets et des sources plus que l’ordre rigoureux ou l’exposition systématique. Le genre ne reçoit son nom que vers la fin du xve siècle avec les Miscellaneorum centuria prima (1489) de Politien, censé imiter l’hétérogénéité et le désordre de la nature. Pedro Mejía, humaniste espagnol, cosmographe et homme politique, est auteur d’un singulier ouvrage d’érudition encyclopédique et de mélanges scientifiques intitulé Silva de varia lección (1540). Inscrit dans le genre des miscellanées, le livre traduit un effort de synthèse dans le traitement de références modernes, médiévales, grecques et latines, dans « une sorte de mise en abîme de la connaissance2 », dont l’enjeu est à chercher plutôt dans la forme d’un livre contenant une somme de connaissances parfois disparates, en apparence dépourvues de fond commun. L’ouvrage, qui multiplie les références et les citations empruntées à l’Histoire naturelle de Pline, connaît une trentaine d’éditions en français outre une large réception en Europe. Comme d’autres ouvrages du genre, il est bien plus qu’une compilation.
2Parmi d’autres questions, Mejia aborde celle de la première époque de l’humanité non sans constater la vivacité du débat suscité par le problème des âges du monde, au nombre de six d’après la plupart des auteurs. La première période, allant de la Création au Déluge universel, correspond à « l’enfance » du monde, décrite par l’Écriture et coïncidant avec la filiation d’Adam et Ève. Suivant le récit de la Genèse, l’auteur rappelle qu’à cette période la Terre était habitée par des géants, caractérisés physiquement par leur force et leur grande taille, et moralement par leur conduite condamnable. C’est là un aspect en tous points singulier, car cette double caractérisation ne renonce ni au sens propre ni au sens figuré. La fin de ce premier âge du monde est déterminée par le péché humain à l’origine du Déluge, auquel aucun homme ou animal ne survit, exception faite des occupants de l’arche de Noé. Entre les géants postdiluviens et les géants antédiluviens, il n’y a aucun lien possible si ce n’est la descendance de Noé, car pour être véritablement un deuxième commencement du monde, le Déluge doit couvrir toute la Terre. Un deuxième âge, marqué par la démultiplication des hommes et des langues, s’achève avec la naissance d’Abraham, et un troisième avec l’arrivée de David, identifié par Mejía à « l’adolescence » du monde. Sa « jeunesse » correspond au quatrième âge, qui s’achève avec la captivité du peuple juif à Babylone, âge de la fondation de Rome. La cinquième époque s’achève avec la naissance du Christ, inaugurant le dernier et sixième âge, autrement dit l’ère chrétienne, selon la correspondance entre les six âges du monde et les six jours de la Création, affirmée par Augustin3. Au vu de l’unité du genre humain soutenue par ce dernier4, les individus seraient vraisemblablement soumis à un processus général de diminution tant de la longévité que de la taille. L’idée que les hommes avaient une stature beaucoup plus haute dans le passé est non seulement prouvée par des ossements anciens mais aussi nettement confirmée, selon Augustin, par le statut de vérité que les savants de l’Antiquité lui reconnaissent. En ce sens, le théologien cherche à dissiper le doute susceptible de soustraire le gigantisme des hommes du passé au monde naturel et au temps historique auxquels il appartient de plein droit. Dans cette démarche précise, il cite Pline l’Ancien : ce dernier « affirme que plus le temps s’écoule, plus la nature diminue la taille des corps ; et, rappelant qu’Homère s’en est souvent plaint dans son œuvre, il ne s’en moque pas comme de fictions poétiques ; en bon écrivain de merveilles naturelles, il les prend comme preuves historiques5 ».
3Chez Mejía, la fonction du géant se renouvelle : celui-ci devient un objet de savoir aussitôt qu’il dépasse la sphère des figures mythologiques pour se constituer en une trace de l’histoire de l’homme et s’inscrire en tant que telle dans un domaine « scientifique ». L’idée du vieillissement d’un monde, dont l’histoire est une succession de périodes suivant l’éloignement progressif du moment de sa création, semble être confirmée pour Mejía par les quatre périodes que les mythes des poètes de l’Antiquité ont identifiées à des métaux, or, argent, bronze et fer. Une telle succession suggère la dévaluation ou la perte des propriétés du monde lui-même, reflétées dans la dégradation des races d’hommes selon le mythe hésiodique. Un tel ordre exprime une « série métallique hiérarchisée6 », mais signifie également l’inévitable décrépitude à laquelle le monde est destiné et le déclin consécutif de l’homme.
4Le premier chapitre de l’ouvrage de Mejía porte le titre « Combien plus longue fut la vie des hommes du premier âge et du commencement du monde par rapport à aujourd’hui, quelles sont les raisons naturelles pour que cela fût ainsi et de combien nous ont-ils dépassé en leur taille et en leurs extrémités » : il y est question de l’âge que l’homme antédiluvien pouvait atteindre en évoquant les patriarches bibliques qui, d’après la Genèse, vécurent plus de neuf cents ans, tandis que les vies plus courtes se limitaient à sept ou huit siècles. L’auteur note que rares sont les hommes, parmi ses contemporains, qui atteignent l’âge de quatre-vingt-dix ans : cela est généralement considéré comme un « miracle », tandis que la longévité des hommes antédiluviens est attribuée à des causes naturelles, et notamment à l’absence de maladies7. Du point de vue de la médecine hippocratique, ces premiers hommes ont vécu dans l’harmonie des humeurs jusqu’à ce qu’une détérioration de leur force et de leur santé se produise à l’aube d’une nouvelle époque8. Certains domaines particuliers du savoir sont évoqués pour rendre compte des phénomènes traités : d’abord la diététique, liée à la transformation de la nature entraînée par le Déluge et coïncidant avec la perte des « vertus » des plantes et des fruits, ensuite l’astrologie, qui juge plus « bénévole » l’influence des corps célestes du passé. Bien qu’imprégnés, dans l’ensemble, d’un goût renaissant pour la varietas, les propos tenus par Mejía sur la scansion du temps du monde en différents âges illustrent une vérité admise qui n’est pas à démontrer. Il en est ainsi de l’idée selon laquelle les premiers hommes étaient plus sains, d’une exceptionnelle longévité et d’une taille bien plus considérable : cela est attesté, pour l’humaniste espagnol et nombre de ses contemporains, par des ossements datant de la période antédiluvienne, analogues d’ailleurs à ceux qu’Augustin affirmait avoir vu lui-même à Ustica9.
5 Contre toute lecture allégorique de la Genèse qui pourrait servir d’appui aux sceptiques, les géants sont donc des hommes de grande taille. Critiquer une lecture littérale des géants bibliques, c’était identifier la nature à un environnement stable, qui maintenait inaltérée la puissance des espèces vivantes dans leur renouvellement. Affirmer l’existence des géants en dehors de toute allégorie supposait, au contraire, une conception de la nature, comme chez Lucrèce, où se perdent les forces et la vitalité passées. L’Antiquité classique, outre l’épicuréisme lucrétien, adhère assez largement à l’idée de l’épuisement du monde, présente chez Homère et Virgile. Dans ses Illustrations de Gaulle (1549), Jean Lemaire ne semble avoir aucun doute sur la diminution de la taille des hommes, au point d’affirmer : « Je croy qu’a la fin du monde les gens deviendront nains10. » L’idée d’un ordre naturel stable ou d’un monde et d’êtres en mutation orientait les considérations sur la taille ou la longévité des espèces, autant qu’elle déterminait la signification et l’élargissement de la portée du temps historique gouvernant ces espèces mêmes. Si les géants ont réellement existé dans l’histoire, comme l’affirment les lectures littérales des géants bibliques ou homériques, il s’ensuit que le monde vieillit et que la taille humaine ne serait qu’un signe de cette dégradation universelle. Le problème de leur existence est inévitable lorsque la Renaissance confronte l’histoire de l’homme aux généalogies bibliques : une lecture allégorique suppose en un sens la négation de l’historicité du géant, mais aussi le maintien de l’autorité de l’Écriture à l’abri du scepticisme. Implicitement, la question des géants met alors au jour l’opposition entre un monde éternellement égal à soi-même et l’ouvrage d’un créateur qui traverse des âges téléologiquement orientés vers leur propre décrépitude et peut-être vers leur dissolution. Au-delà des questions anthropologiques, auxquelles elle renvoie directement par la question controversée de l’unité du genre humain, la signification historique des géants, anciens et modernes, devient ainsi un objet singulier dans l’interrogation sur le sens du temps du monde.
6En concomitance avec le renouvellement de l’intérêt pour l’histoire naturelle, témoigné par le Silva de varia lección, émergent certaines questions liés au devenir de la nature et une attention nouvelle pour l’histoire de l’homme. Pour Mejía la durée de la vie dépend de causes naturelles, notamment de l’équilibre des humeurs et de leurs propriétés, perdues sous l’effet d’un temps ne consistant qu’à déranger cette harmonie. La nature de l’homme n’est donc pas indépendante des facteurs qui agissent sur son corps, lesquels ne dépendent pas d’une stabilité surdéterminée. Au contraire, le corps humain est soumis à une progressive altération de sa condition première, correspondant à celle du monde au moment de sa création. Le cours de l’histoire humaine n’est ainsi qu’une dégradation de cette harmonie originaire, au nom de laquelle la durée de la vie et la taille des êtres diminuent inéluctablement. L’homme subit une perte de puissance et une détérioration de sa nature première qui lui permettait de vivre huit ou neuf siècles11, comme par exemple Adam, qui vécut neuf cent trente ans. Après le Déluge, l’âge diminue jusqu’à cent vingt ans, et les considérations sur les causes physiques de Mejía, constatant une réduction ultérieure de la longévité, s’appuient autant sur la Bible que sur les poètes et les historiens de l’Antiquité. L’intérêt du Silva de varia lección est surtout lié à ces causes, et tout particulièrement à l’observation que l’homme n’est pas isolé dans un processus dégénératif touchant l’ensemble de la nature : en effet, la nourriture est soumise aux mêmes transformations qu’elle produit sur l’homme12. Au stade de la vieillesse du monde, coïncidant avec l’époque où l’auteur écrit, il n’est plus aucun homme dont la longévité soit comparable à celle du passé13.
7Au xviesiècle, l’affirmation de la dégénérescence de la nature est davantage soutenue par l’accumulation de ses signes que par une explication rationnelle ou par l’identification du principe de ce processus. Certes, la référence à la volonté divine est bien présente, mais le sens du devenir historique reste implicite et enfermé dans des énoncés situés entre des objets discursifs et des séries de commentaires des sources anciennes, d’une part, et l’intérêt pour l’observation de phénomènes dont l’expérience est mise en avant, d’autre part. Sur le vaste terrain de l’histoire naturelle, le désaccord, le manque d’homogénéité historique et géographique d’un processus général deviendront problématiques, car si la taille de l’homme diminue au fil des époques, comment rendre compte des géants postdiluviens ou de ceux qui sont décrits par les voyageurs du Nouveau Monde ? Autrement dit, même pour les « pantagruelistes », la coexistence, à la même époque, d’hommes géants et d’hommes de taille normale ne va pas de soi. Les ranger dans la catégorie des « merveilles naturelles » permet sans nul doute d’élargir les bornes du genre humain tout en gardant son unité, mais une telle solution s’adapte très mal aux questions du Nouveau Monde, où l’unité du genre humain est loin d’être une évidence, comme en témoignent les critiques du monogénisme aux xvie et xviie siècles14.
8Les preuves de la diminution de la taille humaine se trouvent à la fois en Amérique et dans l’Ancien Monde. L’historien Tommaso Fazello consacre un ouvrage important à la Sicile, De rebus siculis duae decades (1558), divisé en deux parties, l’une consacrée à la géographie et l’autre à l’histoire de l’île. La portée de ce travail est considérable : Fazello inscrit son objet dans le cadre de l’histoire européenne à travers une méthode dépassant celle de ses prédécesseurs, bornés à la chronologie ou à la compilation de faits plutôt qu’engagés dans une démarche historiographique. Pour cette raison précise, l’auteur a été érigé en fondateur de l’historiographie sicilienne15. Fazello mobilise son érudition afin de prouver avec détermination que la Sicile était autrefois habitée par des hommes gigantesques, comme l’attestent les textes de la tradition classique et de nombreux ossements retrouvés aux époques anciennes et modernes. Pourtant, Fazello n’explique pas – s’agissant sans doute pour lui d’une question secondaire – la raison de la grandeur des corps de ces premiers habitants. En effet, des causes astronomiques, physiques, religieuses ou naturelles sont avancées, mais il se garde de prendre clairement position. Il « accumule les raisons possibles et se débarrasse impatiemment de la question16 », ce qui ne l’empêche pas cependant de considérer l’idée d’épuisement de la nature, ce qui fournit en ce sens un cadre en mesure de contenir ces différences. S’il est impossible d’établir la cause d’un si grand nombre de géants en Sicile, en soulevant la question des causes générales, Fazello renvoie, sans trop insister, « au tempérament des éléments qui avaient alors [pendant l’âge des géants] un peu plus de vigueur, à la fécondité de la nature, et enfin à la volonté du grand Dieu, qui a estimé que, non seulement le nombre d’enfants, mais aussi la haute taille et la longévité devaient manifester sa puissance17 ».
9L’existence de géants en Europe comme en Amérique est également affirmée par Girolamo Maggi dans Variarum lectionum, seu Muscellaneorum libri III (1564), et dans son ouvrage De mundi exustione et die iudicii (1562), consacré au problème théologique de la fin du monde, où la fonction d’une nature en cours d’épuisement devient cruciale. Au premier chapitre, la question de l’éternité du monde est examinée pour démentir l’hypothèse selon laquelle celui-ci serait incréé et valider l’idée que sa propre nature s’identifie au processus de corruption. Maggi présente le contraste entre la création de « la machine ronde18 » et l’opinion ancienne selon laquelle un monde éternel ne peut avoir été créé ex nihilo, en mobilisant des arguments contre cette dernière, qui ne sépare pas nettement Création et Créateur. La thèse de l’éternité du monde dévoile toute sa faiblesse dès lors qu’on admet sa constante dégradation : « Et si le monde est éternel & incréé, comme ils croyent, pourquoi se détériore-il tous les iours, ou comment permet-il que toutes ses fonctions s’en aillent en décadence & en ruine19 ? » Le monde est créé et par conséquent il n’est pas éternel : cela est confirmé par les productions de la terre participant à son devenir et dont les propriétes s’affaiblissent progressivement.
10S’appuyant sur des autorités de la chrétienté, entre autres sur Lactance et Augustin, le savant italien affirme la simplicité de la question : « Que faisait Dieu avant la Création ? », et par là même la facilité de la réponse. Avant l’existence du monde, Dieu était infini et dépourvu de commencement, contrairement à ce qui est créé et donc corruptible. En effet si, d’une part, les raisons théologiques expliquent qu’« il est nécessaire que la terre vieillisse20 », dans la succession des différents âges du monde, le devenir de celui-ci est également fondé sur des principes physiques, notamment la différence entre le sec et l’humide. De ce point de vue, le Déluge, sur lequel Maggi ne cesse de revenir, est décisif. De même que l’eau, pendant cet épisode biblique, atteint un niveau fixé à quinze coudées au-dessus des montagnes21, de même le feu de l’embrasement, à la fin du monde, ne dépassera pas cette limite, car « il semble que le déluge & l’embrasement du monde doivent avoir du rapport & de la correspondance entre eux22 ». La temporalité de la Création n’existe que dans un jeu de correspondances donnant une forme au cadre historique du monde et à une périodisation comme succession d’âges. Si la jeunesse et la vieillesse du monde correspondent à la Création et à l’Apocalypse, il est absolument remarquable que la question des géants et le problème du rétrécissement de leur taille soient considérés comme une sorte d’unité de mesure du temps. En effet, il est possible de connaître la différence entre la jeunesse et la vieillesse de la Terre à travers « la différence de la petite & foible stature des hommes qui vivent à présent & la grande & prodigieuse taille des Geans qui vivoyent au temps du déluge23 ». Le propre d’un monde créé n’est pas sa stabilité, mais l’éloignement dans le temps de sa condition première, laquelle est directement liée à l’humidité de la Terre qui « nourissoit des Géans24 ». La progressive perte d’humidité du sol aurait provoqué la perte de la force originaire de la nature et de la taille humaine : « Nous voyons que la stature & grandeur des corps humains a commencé à diminuer depuis plusieurs siècles en çà, voire diminue tous les iours, quoy qu’insensiblement25. »
11Comme chez Mejía, la thèse de l’épuisement du monde trouve un appui important dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. Maggi puise certaines sources dans un corpus théologique allant d’Augustin à Thomas d’Aquin, mais il ne peut se passer de la référence au naturaliste romain pour renforcer le thème de la sècheresse physique26. La conception stoïcienne, chez Pline, des cataclysmes produits cycliquement par l’eau et le feu est intégrée, dans De mundi exustione et die judicii, à la temporalité chrétienne de la fin du monde, sans pour autant abandonner le domaine des causes naturelles. La synthèse de tous ces éléments opérée par l’éclectisme humaniste de Maggi est formulée en ces termes :
[…] la sécheresse, qui est inseparablement coniointe au dit embrasement, non seulement s’augmente tous les iours, mais aussi consume l’humidité radicale, & la matiere seminale des animaux & des plantes, iusques à vouloir abroger, s’il estoit possible, la loy d’augmentation & d’accroissement és corps naturels. D’où il arrive necessairement que les corps engendrez ne peuvent estre que bien petits & de beaucoup moindre stature & vigueur que ceux qui les ont engendrez, depuis que la semence, c’est à dire le premier principe de leur generation, se diminue tous les iours és progeniteurs, & devient de plus en plus sec, aride & infecond ; ce que nous remarquons ordinairement és semences des fruits, lesquelles degenerent bien souvent de la bonté de la plante que les a produictes [… ]27.
12Les signes du développement des êtres vivants sont donc déterminés par le principe d’une nature variable, qui manifeste des signes opposés selon l’éloignement de la plénitude originelle. Cet écart est lié à l’humidité ou à la sécheresse de la terre, correspondant à sa force ou à sa faiblesse, et se traduit dans les termes d’une succession d’âges analogues à ceux de l’homme, dont la stature géante serait un signe de force et jeunesse. Durant ce temps originel, la condition humaine connaît un état de béatitude où les besoins sont satisfaits par la nature selon le schéma classique de l’âge d’or, qui repose sur la notion de chute. L’ambiguïté de cette périodisation se charge d’une double signification : en tant qu’allégorie, elle existe au-delà du temps historique pour le lester d’une charge d’originarité et de nostalgie, mais en tant que reflet d’une réalité naturelle, cette progression est le destin d’un monde acheminé vers sa fin. L’âge d’or, pourtant, s’inscrit dans une dimension temporelle en tant qu’origine de la puissance d’une nature, devenue lien entre des périodes éloignées et objet connaissable à travers ses signes.
13Dans son De Gigantibus (1580), ouvrage dont la gigantologie vichienne se souviendra, Jean Chassanion expulse les géants du domaine de l’imagination des poètes pour les situer sur un plan historique scandé par les âges du monde qui vieillit et, de ce fait, produit moins de géants que dans le passé. L’auteur s’oppose à Johannes Gropius Becanus lequel, dans sa Gigantomachia, au deuxième livre de ses Origines Antwerpiane (1569), niait l’historicité des géants, critiquait l’idée d’un mundus senescens et soutenait, tout à la fois, une lecture allégorique de la Bible, où le mot « géant » exprimait l’éloignement des lois divines et non la taille élevée des premiers hommes, faussement prouvée d’ailleurs par les ossements d’animaux attribués aux géants. Contre Gropius, Chassanion affirme non seulement l’existence des géants dans le passé mais aussi dans le présent, et notamment en Amérique. L’écriture des poètes de l’Antiquité n’est pas seulement guidée par l’imagination, puisqu’elle trouve ainsi un appui solide dans l’incontestable réalité des géants « modernes ». Chassanion, à l’instar de Mejía et de Maggi, situe la raison du nombre inférieur de géants par rapport au passé dans l’âge d’un monde qui atteint sa vieillesse.
14La succession des stades de la vie humaine est une métaphore dont le sens peut être élargi aux phénomènes naturels et au monde même. La loi du temps inscrit toutes les choses sur un arc évolutif général où sont rangées tant les mutations déjà observables dans la nature et dans l’histoire des sociétés humaines, que celles à venir. Contrairement à l’immuabilité éternelle des cieux décrits par la cosmologie aristotélicienne, les astres sont soumis à la loi du changement, et les éléments étant constamment en conflit, alors l’océan peut disparaître ou couvrir la terre : cela est démontré par l’histoire d’Atlantide, qui n’appartient pas, selon Juste Lipse, au domaine des fables mais trouve une explication rationnelle dans la doctrine stoïcienne des cataclysmes. L’action des déluges et des tremblements de terre constitue un théâtre géographique où se transforment les limites entre les océans et les continents, et des masses terrestres peuvent disparaître sous l’eau ou bien surgir en surface. Le principe rationnel élargi à différentes échelles est réfléchi dans les stades successifs traversés par la vie de l’homme : « Tout ainsi qu’en tous hommes il y a la jeunesse, la force, la vieillesse et la mort, ainsi y a-t-il de même en tout28. » Rien n’est donc éternel, ni les objets ni les phénomènes les plus anciens n’échappent à cette nécessité : « Ce monde, qui est habité depuis cinq mille cinq cents ans s’envieillit, et pour ramener joyeusement la fable de Anaxarchus, dont on s’est jadis moqué, ailleurs croissent nouveaux hommes et nouveau[x] monde[s]29. »
Notes de bas de page
1 Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, op. cit., I, p. 41.
2 Dominique de Courcelles, « Le mélange des savoirs : pour la connaissance du monde et la connaissance de soi au milieu du XVIe siècle dans la Silva de varia lección du Sévillan Pedro Mexia », dans Dominique de Courcelles (dir.), Ouvrages miscellanées et théories de la connaissance à la Renaissance, Paris, École des chartes, 2003, p. 105.
3 « Le sixième âge se déroule actuellement », La cité de Dieu, op. cit., XXII, 30, p. 1090.
4 « Il en va du genre humain comme d’un seul homme », ibid., X, 14, p. 390.
5 Ibid., XV, 9, p. 610.
6 Pierre Sauzeau, André Sauzeau, « Le symbolisme des métaux et le mythe des races métalliques », Revue de l’histoire des religions, 219/3, 2002, p. 262.
7 Les hommes antédiluviens vécurent longtemps « por fuerça y curso natural », Pedro Mejía, Silva de varia lección, Madrid, Ediciones Cátedra, 1989, t. 1, I, 1, p. 171, tandis que la précocité de notre vieillesse postdiluvienne est due aux maladies qui anticipent la mort, ibid.
8 « La humanidad començó a enflaquescer y la vida a ser más corta », ibid., p. 172.
9 « Sant Augustín es el testigo de vista », ibid., p. 171.
10 Jean Lemaire, Illustrations de Gaulle, Paris, Jean Longis, 1549, chap. III, cité dans Jean Céard, « La querelle des géants et la jeunesse du monde », art. cité, p. 43.
11 « Y assí ha ydo descreciendo y acortándose la vida de los hombres hasta oy, naturalmente, al principio del mundo, antes del diluvio, ochocientos o novecientos años », Pedro Mejía, Silva de varia lección, op. cit., t. 2, IV, 7, p. 367.
12 « […] los mantenimientos y manjares todos de que el hombre se mantiene, también han perdido grande parte de la fuerça y virtud que tuvieron al principio, por la misma razón de que no se repara ni sustenta la especie de cada uno dellos en la perfección primera. Y po resto, como el manjar no es de tanta virtud, repara menos y causa durar más poco la vida de los hombres », ibid., p. 370.
13 « De los tiempos más modernos, ni agora de los nuestros, no hallamos ya exemplos de vidas tan largas, porque como dixe, se han ido apocando y abreviando », ibid., p. 378.
14 Giuliano Gliozzi, Adam et le Nouveau Monde, op. cit., chap. 3.
15 Michele Vitale, Tommaso Fazello, la sua vita, il suo tempo, la sua opera, Palerme, Vittorietti, 1971, p. 90.
16 Jean Céard, « La querelle des géants et la jeunesse du monde », art. cité, p. 60.
17 Cité dans Jean Céard, « La querelle des géants et la jeunesse du monde », art. cité.
18 Girolamo Maggi, De l’embrasement du monde et du iour du iugement, Lyon, Antoine Pillehotte, 1631, p. 15. La traduction du livre de Maggi, par Louis de Serres, parut une première fois en 1628.
19 Ibid., p. 17.
20 Ibid., p. 69.
21 Genèse, 7, 20.
22 De l’embrasement du monde et du iour du iugement, op. cit., p. 144.
23 Ibid., p. 74.
24 Ibid., p. 73.
25 Ibid., p. 75.
26 « […] on observe que l’ensemble du genre humain devient presque chaque jour plus petit, et que rares sont ceux qui sont plus grands que leur père, car la fécondité de la semence est consumée par l’embrasement vers lequel le cycle des temps se dirige à présent », Pline l’Ancien, Histoire naturelle, op. cit., VII, 16, p. 328. L’activité volcanique de l’Etna, pour le naturaliste romain, évoque « la combustion totale des terres », ibid., II, 236, p. 136. Le chapitre XIX du premier livre de l’ouvrage de Maggi s’intitule « L’opinion de Pline touchant le futur embrasement du monde », p. 115-117. Sur le stoïcisme à la Renaissance, voir Jacqueline Lagrée, Le néostoïcisme. Une philosophie par gros temps, Paris, Vrin, 2010.
27 De l’embrasement du monde et du iour du iugement, op. cit., p. 116.
28 Juste Lipse, De la constance [trad. anonyme du latin, éd. de Tours, 1562], I, XVI, Paris, Noxia, 2000, p. 69. Sur cet auteur, voir Jacqueline Lagrée, Juste Lipse et la restauration du stoïcisme, Paris, Vrin, 1994.
29 Juste Lipse, De la constance, op. cit., p. 70.
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