Chapitre XIV. Sur les épaules des géants
p. 273-279
Texte intégral
[…] on observe globalement que l’ensemble du genre humain devient presque chaque jour plus petit1.
1La fortune de l’adage médiéval des nains sur les épaules des géants décrit, au sens large et dans toute son ambiguïté, le rapport entre le moderne et l’ancien2. Pouvant se rapporter à différents usages et registres, l’affirmation que la hauteur des hommes du passé surpassait celle des hommes du présent dénote une certaine ambivalence, d’où la signification hétérogène et contradictoire acquise par cette formule au fil des siècles. La prétendue supériorité des connaissances des hommes aux époques antérieures suggère métaphoriquement leur élévation d’esprit et la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, de dépasser leurs vues dans le temps présent. Cela pouvait d’ailleurs confirmer indirectement l’intuition ancienne, fort répandue à la Renaissance et à l’âge classique, que le monde lui même était pris dans une sorte de processus de décadence. Toutefois, un tel mouvement inéluctable, conduisant la nature vers le déclin à travers la perte progressive de sa vigueur première, ne se limitait pas à une simple métaphore du savoir des temps anciens. La formule revêt aussi un sens littéral, également diffus, en évoquant la supériorité physique pour justifier la grandeur des hommes du passé. On en trouve la confirmation chez Homère, Virgile, Juvénal ou Augustin, qui semblaient accepter que les corps des hommes anciens étaient effectivement plus grands dans la mesure où ils étaient plus proches de la jeunesse du monde.
2Le caractère polysémique de cette formule révèle des valeurs contradictoires dont l’opposition est moins manifeste chez les auteurs l’ayant introduite au Moyen Âge que dans les élaborations successives. En particulier, ces dernières ont exprimé un jugement sur la confrontation du présent au passé, et par là un regard sur le sens même du temps historique. D’une part, les modernes se trouvent dans une position avantageuse puisqu’ils voient mieux et plus loin que les anciens : en tant que « géants », ces derniers fournissent un appui solide dont les modernes peuvent disposer pour des développements à venir. D’autre part, en tant que « nains », les modernes ne peuvent qu’être dépassés par la supériorité de leurs prédécesseurs, et relégués en cela à un statut de second rang dans la succession des époques, car condamnés à se situer défavorablement par rapport au passé.
3 La formule évocatrice des « nains sur les épaules des géants » apparaît au xiie siècle sous la plume de Jean de Salisbury, qui l’attribue à un contemporain : « Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains juchés sur les épaules de géants, de sorte que nous pouvons voir davantage des choses qu’eux et plus loin, non certes à cause de l’acuité de notre vue ou de notre plus grande taille, mais parce que nous sommes soulevés en hauteur et élevés à la taille d’un géant3. » Le rapport entre nains et géants, entre présent et passé, ou encore entre ce qui est moderne et ce qui est ancien, exprime ici un certain optimisme ne correspondant pas au culte démesuré de l’autorité des Anciens ni à une simple affirmation d’une prétendue supériorité des modernes. Pour l’auteur du Metalogicon comme pour le philosophe à qui la formule est attribuée, le savoir de chaque époque peut tirer profit de l’héritage des époques précédentes dès lors qu’il peut s’appuyer sur elles. Les géants, ou plutôt ce qu’ils représentent, constitueraient ainsi non seulement la base du progrès culturel mais aussi la garantie de sa continuité, en vertu de laquelle il est possible d’égaler, et peut-être de dépasser, un savoir ancien, fondement nécessaire mais incomplet de toute science à venir. La diffusion de l’adage connaît des variations et des déplacements de sens allant de l’affirmation de la légitimité des Modernes à inventer et découvrir jusqu’à une défense de l’autorité des Anciens : l’accent peut donc être mis sur le postulat tant du dépassement possible que de l’inexorable écart de grandeur.
4Il a été observé, à juste titre, que pour Bernard de Chartres et son époque les rapports entre « nains » et « géants » ne relevaient certainement pas d’une « philosophie de l’histoire4 », s’agissant en quelque sorte plutôt d’une invitation pédagogique, sous une forme imagée qui « s’adresse à des enfants5 ». Du côté figuré de la métaphore, nains et géants font l’objet d’une considération adressée autant au savoir de son époque qu’à celui des époques futures, dont le sens n’est pas sans rappeler Pascal déclarant avec audace : « Bornons ce respect que nous avons pour les anciens6. » Une telle posture est une prise de distance et de conscience, traduisant l’idée que les sciences ne sont pas uniquement héritées et conservées, mais aussi améliorées et augmentées. Dans son De Disciplinis (1531), Luis Vives, engagé dans une polémique avec la scolastique, évoque les raisons de la dégradation du savoir, précisément dans le premier de ses trois tomes, De corruptis artibus in universum. Outre des considérations pédagogiques, il propose une synthèse encyclopédique des connaissances de son époque ainsi qu’une analyse critique des méthodes des différents savoirs. Luis Vives cite l’adage des géants et des nains pour s’en dissocier, car selon lui, s’il faut se méfier de la différence de stature imposée par la formule dans les deux camps, c’est parce que « nous avons tous la même taille7 ». Robert Burton, dans l’introduction de l’Anatomie de la mélancolie (1621), sous le pseudonyme de Démocrite le Jeune, rapporte une variation optimiste sur le thème : « “Un nain qui monte sur les épaules d’un géant peut voir plus loin que le géant lui-même” ; il se peut fort bien que je voie plus loin que mes prédécesseurs8 », tandis que Gassendi, de son côté, prolonge l’optimisme de la comparaison entre nains et géants et radicalise l’augmentation du savoir mis en œuvre par les modernes : « Si en effet nous appliquons notre esprit autant que les anciens, nous atteindrons plus haut qu’eux. Aidés de leur soutien, nous atteindrons un jour une taille colossale9. » Et encore, Newton recourt également à cette formule dans sa correspondance10.
5La portée de l’affirmation, plus ou moins énergique, d’un possible appui sur les Anciens pour atteindre ou dépasser leurs vues, varie selon le rapport que l’on veut établir entre les termes mobilisés, dans une discussion ne doutant pas, à première vue, du sens figuré attribué au gigantisme en tant que simple image suggestive. Cependant, pour les Modernes qui contribuent, directement ou indirectement, à la circulation de l’énoncé la hauteur d’esprit des Anciens n’est qu’une signification possible parmi d’autres. L’image véhiculée par cet énoncé acquiert une épaisseur conceptuelle et métaphorique qui dépasse le sens figuré et s’installe dans le sens propre. L’idée pessimiste d’après laquelle le monde s’éloigne de sa forme originaire en se dégradant est, en effet, récurrente dans la pensée du xviie siècle et trouve dans la temporalité du géant non pas une image, mais un objet de savoir scientifique.
6Les représentations tourmentées de la vieillesse du monde, plus généralement de l’idée d’un épuisement de la nature, touchent la crise de la cosmologie aristotélicienne et les progrès de l’astronomie galiléenne. Tout semble être soumis aux lois de la transformation et de la déchéance, comme l’affirme Godfrey Goodman dans The Fall of Man, or the Corruption of Nature proved by Natural Reason (1616). Cet ouvrage soutient une thèse, largement répandue à l’époque, contre laquelle se prononce George Hakewill dans son Apologie or Declaration of the Power and Providence of God in the Government of the World consisting in an Examination and Censure of the Common Errour touching Nature’s Perpetual and Universal Decay (1627). Hakewill considère que la succession des âges du monde n’est qu’une fiction poétique devenue successivement un regard porté sur l’histoire, capable de fausser le sens de l’avancement du temps en postulant un processus qui toucherait réellement les phénomènes physiques du monde et le mouvement des astres11. Si, d’une part, l’idée d’un monde agonisant, supposant donc la corruption de l’homme, s’imprégnait de pessimisme, de l’autre, elle s’attachait à l’idée de la perfection originaire du monde et de l’homme12. Malgré les doutes inévitables et les controverses sans fin, l’histoire sacrée unifiait dans une perspective théologique tous les phénomènes naturels sous un cycle allant de la création de l’univers à l’apocalypse. Si la sénescence de toutes les choses peut alors être rattachée à cette marche, qui postule en même temps l’éternité hors de toute chronologie terrestre, d’autre part le déclin s’appuie sur des doctrines antiques postulant au contraire la multiplicité des cycles et constituant ainsi une historicité qui sécularise l’idée même d’éternité. C’est le cas du thème épicurien et lucrétien du monde comme être vivant soumis à un processus de vieillissement.
7 Selon cette déclinaison de l’idée du vieillissement universel, étant admis que toutes les choses dépérissent inéluctablement, il s’ensuit que le monde avance vers une décrépitude annonçant sa fin. La thèse de la pluralité des mondes présuppose la plénitude propre à la jeunesse du monde qui s’achève pour laisser progressivement place à la sénescence, toutes deux déterminées par l’avancement du temps. Soumise à la loi du déclin, la nature n’est pas gouvernée par la continuité, mais par la transformation d’une condition originaire de richesse et de fécondité qui n’est que le prélude d’une dégradation perpétuelle. Toutes les choses sont périssables et leur épuisement se manifeste avec l’appauvrissement total du sol dont les productions perdent en quantité, dimensions et force, désormais incapables d’engendrer des animaux de grande taille13. Non sans quelque hésitation, les vers de Lucrèce décrivent les premiers hommes comme des nomades dont la grandeur et la force des corps dépassaient celles des hommes du présent14 ; ce gigantisme semble en partie échapper à la sphère du simple mythe15, comme si une trace du monde naturel refusait de se dissoudre dans les images mobilisées par la fiction poétique. En effet, le temps historique ne s’oppose pas forcément toujours au mythe : Boccace en témoigne par la conviction, exprimée de manière récurrente dans sa généalogie des divinités païennes et reprise quatre siècles plus tard par Vico, que les géants n’appartiennent pas uniquement à l’imagination mythologique. En guise de preuve de leur existence réelle dans l’histoire, il rapporte une chronique exemplaire de la découverte d’ossements géants dans une grotte à Trapani en Sicile16.
8Le devenir du monde tel un processus d’éloignement progressif et inéluctable de sa jeunesse est une représentation mise à jour au fil des époques, associée à différentes doctrines dès l’Antiquité dans la mesure où elle acquiert différentes fonctions. Dans la synthèse de déclin et créationnisme opérée par la pensée chrétienne, le mouvement du passé au présent conduit à une fin surdéterminée mais confirmée par un certain nombre de signes attestant cette transformation. La nature des espèces vivantes traverse des stades successifs hétérogènes, gouvernés par le principe du temps qui transforme les choses, les rapprochant de la vieillesse tout en les dégradant ; l’homme n’échappe pas à cette règle générale. Reprenant une idée plus ancienne, l’observation d’Augustin selon laquelle les hommes du passé vivaient plus longtemps et étaient plus grands17 sera citée ou évoquée tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance. La thèse de l’éternité du monde trouvera, en revanche, une de ses formulations les plus accomplies dans le Theophrastus redivivus, ouvrage clandestin qui défendait la rationalité de l’athéisme contre l’autorité de la théologie et toute pensée créationniste fondée sur le christianisme18. Aux temps modernes, cette thèse s’oppose à l’eschatologie chrétienne par un geste qui s’approprie le temps et forge son propre pouvoir19 ; cependant, en termes historiques, si le problème du mundus senescens pouvait être reconduit tant à la circularité païenne qu’à la linéarité chrétienne, l’aspect politique n’épuise pas le sens du déclin : celui-ci introduit une historicité dans la nature qui déborde l’interrogation du pouvoir. À partir de la Renaissance, la question controversée des âges du monde donne lieu à des variations sur un thème ancien, mais elles contiennent aussi l’ouverture des nouveaux cadres épistémologiques.
Notes de bas de page
1 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, op. cit., VII, 16, p. 328.
2 Sur ce point, nous renvoyons à Jean-Robert Armogathe, « Postface », dans Anne-Marie Lecoq (éd.), La querelle des Anciens et des Modernes. xviie-xviiie siècles, Paris, Gallimard (Folio classique), 2001, p. 828-831, et Robert K. Merton, On the Shoulders of Giants, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1993.
3 Jean de Salisbury, Metalogicon, traduit, annoté et présenté par François Lejeune, Paris, Vrin/ Presses de l’université Laval, 2009, III, 4, p. 246.
4 Édouard Jeauneau, « “Nani gigantum humeris insidentes”. Essai d’interprétation de Bernard de Chartres », Vivarium, V, 1967, p. 99.
5 François Lejeune, « Présentation », dans Jean de Salisbury, Metalogicon, op. cit., p. 43.
6 Blaise Pascal, Préface pour un traité du vide, dans Trois discours sur la condition des grands, Paris, Berg International, 2013, p. 21.
7 Luis Vives, De Disciplinis, dans Obras completas, Madrid, Aguilar, 1948, t. 2, I, 5, p. 368. Cité dans Édouard Jeauneau, « “Nani gigantum humeris insidentes” », art. cité, p. 80, et Jean-Robert Armogathe, « Postface », art. cité, p. 830-831. Sur Vives, je renvoie à l’étude de Enrique González González et Víctor Gutiérrez Rodriguez, Una República de lectores. Difusión y recepción de la obra de Juan Luis Vives, México, Universidad Nacional Autónoma de Mexico, 2007, ainsi qu’à la traduction du De Disciplinis par Tristan Vigiliano (dir.), Savoir et enseigner, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
8 Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, Paris, José Corti, 2000, t. I, p. 32 ; l’écrivain anglais attribue la formule au théologien espagnol Didacus Stella, ou Diego de Estrella.
9 Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos, II, 13, cité dans Édouard Jeauneau, « “Nani gigantum humeris insidentes” », art. cité, p. 80, et Jean-Robert Armogathe, « Postface », art. cité, p. 831.
10 « If I have seen further it is by standing on ye sholders of giants », Newton à Hooke, 5 février 1675/1676, The Correspondence of Isaac Newton, Cambridge, Cambridge University Press, 1959, vol. I, p. 416.
11 George Williamson, « Mutability, Decay and Seventeenth Century Melancholy », English Litterary History, 2/2, septembre 1935, p. 121-150.
12 « The subverting arguments of the degeneration of man evoked an answer that begot in European thought a new appraisal of man and recalled from exile the humanistic point of view », Don Cameron Allen, « The Degeneration of Man and Renaissance Pessimism », Studies in Philology, 35/2, 1938, p. 223.
13 Lucrèce, De la nature, op. cit., II, 1151, p. 173.
14 Les premiers hommes eurent des « os beaucoup plus grands et plus solides », ibid., V, 927, p. 387.
15 « Bien que Lucrèce cherche à donner une explication naturaliste de la naissance et de la survie des premiers hommes et dénie explicitement aux vers 913-915 l’existence des géants en raison de la fixité des lois de la nature – c’est-à-dire de la fixité des espèces –, sa description des premiers êtres humains, nés de la terre, retient un élément plus ou moins mythique évoquant la stature plus grande des héros homériques », Pieter Herman Schrijvers, Lucrèce et les sciences de la vie, op. cit., p. 85, nous soulignons.
16 Genealogie deorum gentilum, IV, 68, dans Boccace, Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, Milan, Mondadori, 1998, vol. VII-VIII, t. I, p. 501.
17 Augustin, La cité de Dieu, op. cit., XV, 8, XV, 9.
18 Sur cet ouvrage, nous renvoyons à Hélène Bah-Ostrowiecki, Le Theophrastus redivivus, érudition et combat antireligieux au xviie siècle, Paris, Champion, 2012.
19 Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012, p. 32.
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