Des Espagnols aussi divers que nombreux, Paris 1945-1975
p. 55-76
Texte intégral
1La difficulté d’exposition est évidente : le phénomène devrait être décrit dans son ampleur et sa variété, mais il ne peut s’agir de présenter dans le cadre de ce texte autre chose qu’un bref aperçu des passages ou des séjours prolongés d’Espagnols à Paris. Alors qu’en 1931 encore, les deux tiers des immigrés espagnols étaient concentrés au sud d’une ligne Bordeaux-Nice, ils se dirigent de plus en plus nombreux, après la Seconde Guerre mondiale, vers la capitale : on y rencontre les émigrés de longue date, les réfugiés politiques de la guerre civile et de l’antifranquisme, la petite poignée des self-banished dont parle Juan Goytisolo, exilés culturels qui arrivent de manière discontinue, libres de rentrer à tout moment dans leur pays, et l’énorme vague des émigrés venus gagner de l’argent dans la France prospère des années 1960. Ces vagues successives d’ampleur et de nature différentes font que la colonie espagnole est très diverse et hétérogène tant sur le plan socio-professionnel que sur celui des mentalités : dans l’implantation des Espagnols en France, le poids de Paris ne cesse de croître. L’émigration politique en avait fait, avec Toulouse, une capitale de l’exil républicain ; dans les années soixante, le flux migratoire économique en fait la colonie étrangère la plus nombreuse de Paris et les départements méridionaux ne concentrent alors plus que la moitié des Espagnols de France1.
2A la complexité du recensement des étrangers, s’ajoutent les difficultés d’une appréhension des comportements tant la diversité de cette population, ajoutée à ce qu’Isabelle Taboada-Leonetti appelle l’« invisibilisation » des immigrés résidant dans les beaux quartiers, c’est-à-dire leur facilité à se fondre dans la masse des Français par l’apparence et l’attitude font problème2. Les sources documentaires à notre disposition donnent sur les Espagnols à Paris des informations de qualité et d’ampleur inégales ; les différents groupes cités témoignent de manière fort différente : les républicains traduisent leur présence par une presse abondante, surtout militante qui, par nature, tend à sublimer la réalité de la capitale au nom d’un vouloir-faire ou d’un vouloir convaincre qui ne traduit pas toujours la réalité de leur vie quotidienne. Les émigrés économiques, lorsqu’ils n’ont pas d’engagement politique, ce qui est le cas le plus fréquent, sont généralement muets, appliqués à amasser les moyens d’une vie meilleure : ils ne sont décrits que de l’extérieur par des politiques, éventuellement par des sociologues, des romanciers ou à travers des stéréotypes français, ces « femmes en cheveux gras et lustrés, accrochant leur linge dans les courettes des maisons basses et déjetées de Saint-Denis » mentionnées par Georges Mauco en 19323 ou cette réplique répétitive dans la comédie de boulevard qui fait, à partir de 1960, rire le public français résumée dans « la madame, elle est servie ». Paradoxalement, ce sont les moins nombreux, les créateurs, qui fournissent le plus grand nombre d’informations sur un quotidien de relations avec Paris et les Parisiens, à travers des témoignages, des autobiographies ou des romans.
3Ce sont tous ces Espagnols, les uns magnifiés par l’histoire et héros de la geste tragique de la guerre civile de la Résistance, d’autres privilégiés par leurs talents, les autres enfin moqués dans leurs rapports pittoresques avec la bourgeoisie des beaux quartiers, qui habitent Paris. Ils n’ont pas le même statut, n’habitent pas les mêmes endroits, ne fréquentent pas les mêmes lieux ni les mêmes gens, n’ont pas les mêmes comportements ni d’options politiques communes.
4Aussi, après avoir étudié la constitution de la colonie espagnole de Paris, analyserons-nous la géographie contrastée délimitée au sein de la capitale par l’exil républicain et la nouvelle émigration économique, en essayant de mettre en relief leurs réseaux de sociabilité, leurs modes d’insertion par rapport à la société française et leurs rapports respectifs avec l’Espagne, sans omettre un certain nombre de parcours individuels afin de tenter de cerner les représentations réciproques des Espagnols de Paris et des Parisiens de plus longue date.
Constitution de la colonie espagnole de Paris
5Les Espagnols de la région parisienne à la veille de la Deuxième Guerre mondiale sont encore mal connus ; ils sont près de 21 000 à être recensés en 1936 dans la Seine et ils apparaissent à peu près également répartis entre la périphérie et la capitale. Cependant, ils représentent des îlots significatifs au nord et au nord-est de la ville, dans la Plaine Saint-Denis en particulier. D’importants groupes d’Espagnols vivent ainsi à Aubervilliers, Saint Ouen, La Courneuve, Drancy, Blanc-Mesnil, et également dans la banlieue industrielle et artisanale de l’ouest et du sud : ils travaillent essentiellement comme manœuvres dans l’industrie et le bâtiment. A Paris même, on en trouve dans le quartier des Halles : commerçants regroupés dans l’Union Frutera, vivant de l’importation des oranges de Valence et Murcie, des bananes des Canaries ou des amandes de Tarragone, et employés recrutés dans les campagnes du Levant, attirés par les salaires relativement élevés d’un travail pénible. Ce sont également les ouvriers de la chaussure du 13e arrondissement ou les Espagnols de Montmartre : chausseurs de luxe, commerçants de la rue Lepic et la centaine d’artistes travaillant dans le quartier, danseuses, guitaristes, musiciens, gens du cirque, barmen. Ce sont aussi les nombreux chômeurs qui habitent les baraques de la « zone » de la Porte de Clignancourt, aux côtés d’immigrés d’autres nationalités. Au total, une population relativement diversifiée originaire surtout du Levant –provinces de Castellón, Murcie, Valence et Alicante– où dominent les ouvriers sans qualification et les manœuvres, faisant de la colonie espagnole l’une de celles où le taux d’analphabétisme est le plus fort. Cette émigration a suivi depuis Paris la guerre d’Espagne, avec généralement, en ce qui concerne la population ouvrière, une forte sympathie pour la République ; elle a apporté son contingent de mobilisés ou de volontaires et son aide financière4.
6Lors du grand exode du début de l’année 1939, l’implantation dans les grands centres urbains a été soigneusement évitée par les autorités françaises, et en particulier dans Paris et la Seine5. Paris occupé sera inhospitalier aux républicains espagnols considérés en bloc comme des « Espagnols rouges » par les Allemands et soumis à une étroite surveillance tant de la part de l’occupant que de celle de l’ambassade franquiste et de la police française. Dès la libération de Paris, à laquelle des Espagnols participent activement, des réfugiés se dirigent vers la capitale. Si bien que le recensement des étrangers effectué au long de l’année 1945 indique une certaine stabilité de la population espagnole de la région parisienne alors que la population étrangère dans son ensemble a connu une forte régression dans la région.
7Entre 1936 et 1945, tandis que la population étrangère totale diminue de 48 % dans la région parisienne, que les Italiens et les Polonais y connaissent respectivement une baisse sensible de plus de 39 % et 26 % la colonie espagnole, estimée à un peu plus de 20 000 personnes pour la Seine et la Seine-et-Oise, est restée à peu près stationnaire. Dans la Seine, avec environ 17 860 personnes, les Espagnols représentent 8,8 % des étrangers, venant après les Italiens et les Polonais. La colonie espagnole de la région parisienne ne cesse de croître pendant la seconde moitié des années quarante jusqu’à atteindre près de 29 000 personnes en 1950, ce qui représente à peu près le même pourcentage des étrangers de la région6. En l’absence d’émigration économique venant d’Espagne, ce développement de la colonie espagnole ne peut qu’être attribué au déplacement de réfugiés politiques en provenance d’autres départements et à l’arrivée continue jusqu’à cette date de clandestins à qui est accordé assez libéralement le statut de réfugié : le ministère de l’Intérieur, dans un important rapport sur les Espagnols en France au 31 décembre 1950, indique que les réfugiés représentent 24 % de la colonie espagnole dans la Seine et 30,9 % dans la Seine-et-Oise7.
8Les réfugiés espagnols sont des dirigeants politiques ou syndicaux pour qui le retour en Espagne serait périlleux du fait de leurs fonctions passées dans l’Espagne républicaine et, surtout, des militants de base des partis et syndicats ; car nombre d’intellectuels –et parmi les plus prestigieux – ont réémigré vers des pays latino-américains favorables à leur accueil qui leur offraient une communauté de langue plus propice à leur réinsertion. Sur le plan socioprofessionnel stricto sensu, la grande masse des réfugiés était formée par les soldats de l’armée républicaine, donc, en toute logique, d’une majeure partie d’hommes de troupe : ouvriers agricoles et d’industries surtout mais avec un secteur tertiaire beaucoup plus diversifié que dans les époques antérieures, composé par ordre décroissant d’employés de commerce, de fonctionnaires –employés, professeurs, instituteurs, de militaires de carrière et de membres des professions libérales –médecins, infirmiers, intellectuels divers, ingénieurs, pharmaciens, dentistes, architectes, opticiens...8. Tout donne à penser qu’ils s’implantent à Paris dans les mêmes proportions qu’ailleurs. Le poids de la Catalogne, aux activités économiques diversifiées et au niveau culturel élevé, absente des émigrations économiques antérieures, est important dans cet exil : entre un quart et un tiers probablement9. C’est en effet dans les provinces catalanes que se recrute la majeure partie des troupes qui passent en France en 1939 ; ce sont elles qui fournissent à l’exil une forte proportion de professions intellectuelles et de cadres dirigeants d’entreprises industrielles et commerciales. D’une manière générale, les porte-parole de l’émigration politique, ceux qui animent les organisations et la presse de l’exil, sont surtout d’anciens responsables politiques, et l’on trouve parmi eux beaucoup d’anciens journalistes, enseignants, avocats, ou membres des professions libérales.
9Si, dans les années 1950, la colonie espagnole de Paris ne connaît pas de changements importants et enregistre même une légère baisse au recensement de 1954, due probablement à des naturalisations, elle a largement doublé en 1962. En effet, l’émigration économique espagnole en direction de la France commence véritablement à partir de 1956 et connaît une accélération de 1961 à 1964, avec des entrées qui dépassent les 60 000 travailleurs permanents en 1962 et en 1964. Cette nouvelle émigration ne se dirige plus majoritairement, comme auparavant, dans les départements méridionaux mais essentiellement vers les zones industrielles et la région parisienne. Aussi, en 1962, cette dernière rassemble-t-elle près de 90 000 Espagnols, dont la moitié résident à Paris même ; à partir de cette date Paris devient, avec l’Hérault et les Pyrénées-orientales, lieux traditionnels d’implantation hispanique, la circonscription qui accueille le plus d’Espagnols. La colonie espagnole de la région parisienne ne cesse de s’amplifier pour dépasser en 1968 les 130 000 personnes et Paris en accueille toujours environ la moitié ; c’est le plus fort contingent d’étrangers de la capitale. L’année 1968 marque le sommet de cet accroissement numérique dans la région parisienne. Le recensement de 1975 indique une diminution des effectifs, due à des retours et à l’orientation des flux migratoires espagnols vers des pays à monnaie forte comme l’Allemagne et la Suisse.
10Cette forte immigration des années 1960 modifie profondément les traits de la colonie espagnole parisienne. Elle va, en premier lieu, fait assez rare dans une émigration de type économique, donner la prééminence aux femmes. En 1962, les femmes représentent plus de la moitié de la colonie espagnole de Paris tandis que les hommes restent plus nombreux dans les départements de la couronne. Cette tendance s’accentue jusqu’en 1968 où les femmes sont, à Paris, plus de 35 000 sur 65 000 Espagnols. Cette prééminence des femmes tient au fait que les services constituent près de la moitié des activités économiques auxquelles se consacrent les Espagnols dans la capitale et que ce sont des femmes qui majoritairement occupent ces emplois : à Paris, en 1968, les employées de maison et les femmes de ménage sont pour les trois quart espagnoles et la ville attire la quasi-totalité des Espagnoles venues en France pour travailler dans le service domestique. A Paris, les autres secteurs d’activité des Espagnols –surtout des hommes– sont les industries de transformation, le bâtiment et les travaux publics et, marginalement pour un dixième d’entre eux, le secteur commercial et bancaire. Les deux catégories socio-professionnelles les plus représentées sont donc alors, d’une part, les employés de maison et les personnels de service divers et, d’autre part, les manœuvres et ouvriers non qualifiés, tandis que les contremaîtres et les ouvriers professionnels ne sont que 20 % du total et les employés que 4 %. Ces nouveaux migrants, généralement bien appréciés pour leur savoir-faire, leur comportement et leur rendement10, viennent du Levant – Valence en tête, reliée à Paris par une ligne régulière d’autobus–, de Madrid et de Barcelone, et les Galiciens sont très nombreux parmi eux : les employées de maison de Paris en 1968 proviennent pour un tiers des provinces du nord-ouest de la péninsule, Orense, Lugo, La Coruña ainsi que d’Oviedo et Léon11. Cette vague migratoire jeune, à dominante féminine, prend pour les Parisiens le visage de la bonne, de la femme de ménage ou de la concierge.
11De 1965 à 1971, l’émigration espagnole vers la France diminue progressivement, le nombre des naturalisations, faible chez les réfugiés politiques, a connu une forte hausse avec les émigrés économiques, aussi le vieillissement de la population et les retours ne sont-ils pas compensés par des apports nouveaux. En 1975, la colonie espagnole de la région parisienne demeure très hétérogène, faite des réfugiés politiques – qui vont, pour la plupart, rester en France et effectuer, après le rétablissement de la démocratie en Espagne, d’incessants allers et retours entre les deux pays–, et des immigrés économiques installés durablement. Entre ces strates, sauf cas individuels ou visées militantes, il n’y a guère de relations : les références historiques et culturelles des républicains vieillis par un exil prolongé et celles d’une population immigrée jeune, en contact avec une Espagne évolutive sur le plan économique et sociologique, ne sont pas les mêmes, comme on va essayer de le voir par l’examen plus détaillé de chacun de ces groupes.
Paris, l’autre capitale de l’exil républicain
12Paris devient, en 1946. le siège des institutions républicaines reconstituées dans l’exil. Pendant la guerre mondiale, celles-ci ont survécu au Mexique et à Londres – où étaient présents Juan Negrín, le dernier président du gouvernement républicain ainsi que des délégués des gouvernements basque et catalan. Le président du gouvernement en exil élu en 1945 à Mexico, José Giral, choisit de s’installer à Paris en février 1946 ainsi que les représentants de la Généralité de Catalogne et du gouvernement basque. Les républicains espagnols bénéficient de la sympathie déclarée des gouvernements français issus de la Résistance, dans laquelle ils ont pris une part active12. Un appartement frappé de réquisition à la Libération, au 35 avenue Foch, est mis à la disposition du gouvernement républicain qui l’occupera jusqu’au début des années soixante13. Avenue Foch se trouvent la présidence du Conseil, les ministères d’Etat, de l’Economie, de la Justice, de la Propagande et de l’Instruction publique ; d’autres départements ministériels sont également logés, au moins les premières années, dans les beaux quartiers, rue des Pyramides et avenue Kléber, ce dernier local étant mis par son propriétaire à la disposition de la République espagnole14. De son côté, le gouvernement basque se réinstalle dans l’immeuble du 11 avenue Marceau qu’il a acheté en 1937 quand la prise de l’Euzkadi par les nationalistes l’a contraint à l’exil15. Franco considérant que cet immeuble a été acquis avec de l’argent appartenant à l’Etat espagnol, ne cessera de réclamer l’immeuble, où se publient de nombreux bulletins basques qu’il juge particulièrement agressifs à son égard ; fort d’un jugement de 1943 demeuré valable qui lui donne raison, il obtiendra l’expulsion du gouvernement basque de cet immeuble en juin 1951. Cet immeuble devient désormais, après le rétablissement des relations diplomatiques officielles avec la France intervenu cette même année, le siège des services culturels de l’ambassade franquiste, premier signe de récupération des beaux quartiers par la représentation officielle.
13Siège des institutions républicaines en exil qui joueront de plus en plus un rôle surtout symbolique, Paris abrite également des directions des partis et syndicats espagnols reconstitués. L’émigration politique espagnole a, en fait, deux capitales : Paris et Toulouse ; en effet, nombre de réfugiés se sont installés dans la Haute-Garonne où résidaient déjà de nombreux Espagnols et les organisations y ont implanté leurs organes de direction : ainsi, si la colonie espagnole est plus importante en 1950 dans la Seine que dans ce dernier département, le pourcentage de réfugiés politiques y est plus élevé16. Cependant, très vite, les organismes républicains sont amenés, pour être plus proches des centres de décision politique et des réfugiés résidant dans la région parisienne, soit à se déplacer vers Paris –comme les organisations communistes qui quittent Toulouse pour Paris en 1946–, soit à installer une représentation officielle dans la capitale ; c’est le cas du parti socialiste –le PSOE– qui, de manière générale, laisse sa direction politique et la rédaction de son journal à Toulouse mais installe l’administration d’El Socialista dans un local loué pour une somme modique à la SFIO dans le 15e arrondissement, rue du général Beuret. La centrale syndicale anarchiste, la Confédération nationale du travail, a également le même type de double implantation : rue Belfort à Toulouse et divers locaux successifs à Paris, dans les 10e, 11e et 20° arrondissements, rues de la Douane, de la Fontaine-au-Roi, Sainte Marthe et des Vignoles. En dépit de leur commune modestie, ces locaux parisiens sont des lieux de sociabilité importants, où l’on accueille les nouveaux réfugiés, où l’on se réunit, où l’on discute, ou l’on élabore les journaux et où l’on peut les acheter.
14L’émigration politique espagnole est à la fois très fortement structurée et extrêmement morcelée et divisée : les réfugiés constituent de très nombreux groupements à caractère politique, syndical ou associatif, d’importance et de durée inégales, certes, mais qui témoignent dans le même temps de leur degré d’organisation élevé et de leurs dissensions héritées de la guerre civile et accentuées dans l’exil. A la libération de la France, ces organisations rassemblent la quasi-totalité de l’émigration politique et si progressivement leurs effectifs et leur influence décroissent, cela est dû tant au recul des perspectives de changement politique en Espagne qu’à la prolongation de l’exil et au propre vieillissement des réfugiés. Les courants idéologiques les plus importants numériquement sont les anarchistes, eux-mêmes divisés jusqu’en 1961 entre partisans de la collaboration au gouvernement en exil et tenants de la doctrine libertaire orthodoxe, et les socialistes, également scindés entre diverses fractions. Bien que tournés essentiellement vers l’organisation de guérillas en Espagne jusqu’à la fin des années quarante, les communistes représentent également une force militante importante, jusqu’à l’interdiction du parti et de ses organisations satellites, décrétée en 1950 en pleine guerre froide par le gouvernement français. Si les partis républicains proprement dits ont peu d’effectifs, les mouvements régionalistes basques et catalans sont actifs à Paris, quoique leur implantation soit surtout méridionale, les Basses-Pyrénées pour les premiers et les Pyrénées-Orientales pour les seconds. Aussi bien les organismes républicains de l’exil que les nombreux partis, mouvements, syndicats et associations publient une presse abondante dont Paris est le lieu principal d’édition : sur les quelque 630 titres de périodiques édités par l’émigration politique de 1939 à 1975, plus de 240 paraissent à Paris et seulement 90 à Toulouse. C’est dire l’importance de la capitale dans l’activité de cette émigration. C’est à Paris que le gouvernement républicain, la Généralité de Catalogne et le gouvernement basque publient leurs bulletins en français, en espagnol et en catalan ; c’est à Paris que socialistes, anarchistes, républicains et intellectuels éditent journaux et revues.
15Les partis et syndicats espagnols animent, de manière directe ou non, nombre d’associations de genres très divers : associations culturelles, professionnelles, d’émigrés, de solidarité et d’aide aux réfugiés, associations d’anciens combattants de la guerre d’Espagne, de déportés et internés et d’anciens résistants. Une activité importante d’aide sanitaire et sociale aux réfugiés et aux émigrés économiques est effectuée par la Croix-Rouge républicaine espagnole reconstituée en 1945 ; reliée au ministère républicain de l’Emigration, fonctionnant avec l’accord officieux du Comité international et du gouvernement français, la Croix-Rouge républicaine exerce son activité à Paris de la fin de 1947 jusqu’à sa dissolution en 1986. Des dispensaires installés généralement dans des locaux prêtés par la Croix-Rouge française fonctionnent ainsi au 23 rue Tiphaine, 15e arrondissement, de 1948 à 1950. puis ce centre dénommé Cervantes s’installe au 47 rue Monge, dans le 5e arrondissement, où il fonctionnera jusqu’au milieu des années 1970. Un dispensaire patronné par le gouvernement républicain fonctionne dans les locaux du 21 avenue Kléber, jusqu’en 1950, date à laquelle le propriétaire souhaite récupérer ces derniers ; il accueillera ensuite les Espagnols au 28 passage du Génie, dans le Faubourg Saint-Antoine jusqu’en 198617.
16Les réfugiés espagnols déploient une grande activité culturelle dont la caractéristique essentielle est la volonté de sauvegarder l’identité culturelle hispanique et un effort constant de maintien d’une cohésion identitaire18. Des associations d’intellectuels, de journalistes, d’universitaires se multiplient à Paris ; elles ont pour vocation de maintenir et de transmettre, y compris à un public français, un patrimoine culturel interdit par le franquisme, ancien et contemporain. Une association d’intellectuels se crée dans le sillage idéologique de l’Union nationale espagnole19, en octobre 1944, l’Union des intellectuels espagnols : lancée dans un premier temps par 44 écrivains, artistes, médecins, enseignants et scientifiques espagnols, dont quatre Catalans et deux Basques, l’UIE compte parmi ses fondateurs Pablo Picasso, le compositeur Salvador Becarisse, le général Emilio Herrera, ingénieur aéronautique, la juriste Victoria Kent et les écrivains José Maria Quiroga Plá, José Maria de Semprún y Gurrea et Corpus Barga. L’UIE rédige des rapports pour la réorganisation de l’enseignement, de la recherche et de la culture en Espagne et elle organise à Paris, à l’Institut d’études hispaniques de la rue Gay-Lussac, des cycles de conférences touchant à l’histoire, la littérature, la physique, la médecine, l’histoire de l’art, la géographie, l’histoire littéraire ou la musicologie. Impulsés également par des intellectuels mais en principe ouverts vers un public plus vaste, se créent des Ateneos, cercles culturels de la tradition libérale espagnole. Un « Ateneo hispanista » a fonctionné pendant quelques années après la guerre mondiale au sein de la Société pour la propagation des langues étrangères, organisant débats et conférences à l’Hôtel des Sociétés savantes à Paris, rue Serpente, et en Sorbonne, mais celui qui a connu la longévité la plus importante et poursuit encore de nos jours son activité, est l’Ateneo ibéro-americano de Paris. Fondé en 1957, il se place d’emblée dans une perspective ibérique et américaine –accueillant très vite les Portugais en exil et des intellectuels latino-américains résidant à Paris. Le siège de l’Ateneo se trouve au Musée social, rue Las Cases.
17Autre activité des émigrés républicains dans le domaine de la sauvegarde de l’hispanité libérale et démocratique : la fondation de maisons et de librairies. La première librairie à être fondée est la Librairie espagnole d’Antonio Soriano, rue Mazarine puis rue de Seine, lieu fondamental d’animation culturelle pendant les longues années de l’exil, lieu d’échanges, « où l’on rencontrait les livres impossibles à trouver, où se publiait les textes interdits et où s’échangeaient souvenirs et paroles d’espérance »20. Une autre librairie, celle des Éditions hispano-américaines, est créée au Quartier latin par un autre Catalan émigré, Amadeu Robles. Ces librairies éditent également de grands textes hispaniques – comme Antonio Machado et Saint Jean de la Croix-et des jeunes auteurs – tels que Corrales Egea et Juan Coytisolo– dont les livres sont interdits en Espagne. C’est en 1961 que se constituent les Éditions Ruedo Ibérico, l’aventure éditoriale la plus importante de l’exil espagnol, à l’initiative de José Martfnez Guerricabeitia avec la collaboration de dissidents du parti communiste, Jorge Semprún et Fernando Claudín ; elles publient de nombreux ouvrages sur l’Espagne qui, très vite, circulent clandestinement dans la péninsule : études originales, traductions en espagnol des plus importantes recherches internationales sur l’histoire récente de l’Espagne, et la revue Cuadernos de Ruedo ibérico où de nombreuses personnalités de l’exil et de l’opposition intérieure collaborent, ainsi que des intellectuels de divers pays21, ces éditions ont véritablement donné « une plate-forme à l’intelligentsia antifranquiste aux temps où la frustration était totale »22. Enfin, en 1969, apparaissent à Paris les Éditions catalanes fondées par Jordi Pujol, Josep Benet et Albert Manent, qui publient des dossiers et des textes de dénonciation sur la situation en Catalogne.
18Les républicains espagnols ont donc déployé à Paris une intense activité politique et culturelle et ont constitué un milieu fortement organisé en réseaux multiples, mais sans réussir à former une communauté du fait de leurs divisions internes. Ils se retrouvent cependant dans les manifestations spectaculaires organisées par la gauche française pour protester contre certaines exécutions politiques décidées par le régime de Franco. Milieu fortement politisé dont la préoccupation principale reste l’Espagne, milieu qui ne songe pas à s’installer durablement en France tant l’espoir de retour demeure fort jusqu’aux années cinquante ; les naturalisations y sont rares, indice que les réfugiés ne cherchent pas à s’intégrer dans la société française. Cependant, l’exil espagnol entretient des rapports étroits avec certaines sphères importantes de la société française –les Basques avec le MRP, les communistes avec le PCF et les socialistes avec la SFIO. Les relations de l’émigration politique espagnole avec la société française sont donc ambivalentes : extériorité maintenue tant le retour en Espagne était espéré et prépondérante la préoccupation de lutte contre le franquisme ; en revanche, le combat en commun avec les résistants français contre l’occupant nazi, les contacts avec les responsables et les militant d’organisations politiques françaises homologues, la participation à la vie économique et sociale française et, surtout, la longue durée de l’exil avec l’apparition de nouvelles générations, nées dans l’émigration et quasiment totalement intégrées à la société française23, ont peu à peu donné un sentiment de double appartenance culturelle aux réfugiés espagnols.
Écrire à Paris ou le point de vue des écrivains
19Dans cette vague d’exilés, il y a des hommes auxquels leur talent donne une présence spécifique, peintres, musiciens, cinéastes, dramaturges, écrivains ; ils sont rejoints dans les années 1950-1960 par d’autres créateurs qui choisissent de vivre à Paris, mais quelle que soit la part d’histoire qu’ils partagent avec leurs compatriotes, leur mode de vie est distinct de celui des précédents. Le libraire Antonio Soriano les nomme malicieusement « les aristocrates de l’exil » ; certains vivent dans les beaux quartiers, comme Jorge Semprún, domicilié dans le 7e arrondissement, d’autres comme Juan Goytisolo ont choisi de vivre dans un quartier plus cosmopolite, celui des grands boulevards. Ils sont souvent intégrés à la société intellectuelle ou universitaire française, et certains mêmes, comme José-Luis Vilalonga, à ce que l’on appelle la haute société ; ils sont parfois fonctionnaires à l’UNESCO ou lecteurs, chargés de cours, assistants à titre étranger dans une université parisienne, quelques-uns choisissent la naturalisation pour faciliter leur promotion. Ils éditent leurs livres, écrits en français ou traduits chez des éditeurs français, ils sont interviewés dans les grandes revues françaises ou à la télévision lors d’événements saillants en Espagne. La plupart ont ou ont eu pour épouses des intellectuelles françaises ; ils vivent bien, non pas une vie réductible à des considérations de type sociologique comme beaucoup de réfugiés politiques, mais une vie en propre.
20En 1983, un chercheur allemand, Karl Kohut, a eu l’excellente idée de rassembler des interviews d’écrivains espagnols et latino-américains, sous le titre Escribir en Paris qui permet de retracer quelques itinéraires significatifs24. Comme il fait remarquer en introduction, pour toute une génération, celle qui est née surtout au moment de la guerre civile, les départs d’Espagne ne sont pas tous politiques au sens propre du terme, certains comme Juan Goytisolo sont même des fils de bourgeois franquistes ; c’est une génération plus jeune, politisée cependant dans la mesure où elle va vers Paris par choix ou illusion culturelle autant qu’elle fuit l’ordre franquiste. Seuls Corrales Egea et Semprún ont connu la guerre civile. Corrales Egea arrive en 1951-1952 et demeure à Paris, après avoir trouvé un emploi à l’Institut hispanique ; il est le correspondant de la revue littéraire Insula, revue engagée dans la diffusion d’écrivains mis à l’index par le régime franquiste. Arrabal, né en 1932, et Juan Goytisolo, né en 1931, arrivent dans les années 1950. Arrabal obtient une bourse d’études du gouvernement franquiste et s’installe définitivement à Paris en 1955 ; Gómez Arcos, né en 1939, arrive dans les années 1960.
21Pour Goytisolo, catalan, Paris est seulement la capitale du pays le plus proche de l’Espagne, le plus facile d’accès, celui dont il parle la langue. Pour d’autres, y compris pour Goytisolo qui publie ses premiers romans à Barcelone, c’est la liberté d’écrire sans redouter la censure ; ils ont généralement une formation universitaire qui leur permet de se situer d’emblée à un échelon social valorisant. Ils avaient les moyens d’aller ailleurs dans des conditions aussi favorables ; pour les plus nombreux, Paris est un pôle culturel délibérément choisi. Fernando Arrabal explique : « J’ai supposé alors que ni New-York, ni Berlin, ni Londres ne pouvaient être comparés à ce que m’offraient Paris et l’avant-garde française »25. Beaucoup sont venus effectivement parce qu’ils étaient imprégnés de culture française et qu’ils avaient une image idéalisée à travers elle de la France, des Français et de Paris ; image à laquelle la réalité n’apportera guère que des frustrations affectives. Presque tous les écrivains interviewés déclarent n’avoir pas de vie littéraire et n’entretenir que peu de relations avec des écrivains vivants, français ou espagnols. Ils notent une absence de lieux de sociabilité qui tranche avec les habitudes hispaniques : pas de cafés où l’on se réunit en cercles conviviaux un jour régulier de la semaine, comme en Espagne. Rafael Alberti fait sien le mot d’Eisa Triolet sur « la difficulté d’être étranger à Paris » et manifeste une aversion discrète pour la capitale qu’il a connue lors d’un séjour difficile après la guerre civile et sous Vichy. Mais, même moins marqué par l’expérience historique, aucun écrivain ne montre une passion particulière pour la capitale : tous notent une absence de « milieu littéraire » et de possibilités de rencontres à l’exception de quelques Latino-américains. Pour les uns cet isolement est frustrant, pour d’autres, facteur de liberté et d’anonymat, mais pas de joie. Goytisolo en fait une des conditions premières de sa résidence en France. Il arrive cependant que les écrivains espagnols se rencontrent de loin en loin pour une manifestation de protestation contre le franquisme, mais, mis à part Semprún qui a une longue pratique du militantisme, comme membre du parti communiste espagnol d’abord puis de plus en plus comme démocrate de gauche, les contacts sont perçus comme rares.
22Il ressort de ces entretiens que la difficulté de vivre à Paris naît sans doute d’une double idéalisation, celle d’une culture française mythique, marginale, chaleureuse et celle d’une Espagne dotée de l’art de vivre : il est caractéristique de constater que le nom le plus souvent cité est celui de Jean Genet, confondu avec des figures rebelles et créatives, souvent disparues, Barbusse, Rimbaud, Bataille, Breton, Prévert, Sade, Rousseau, Anatole France, Proust, Malraux, Gide, Camus, Sartre, Baudelaire, Stendhal, Laclos, Artaud, les papes de l’anticonformisme ou de la déviance26. Cette culture française rêvée a ses points de référence, elle a même sa topologie, les 5e, 6e et 7e arrondissements, plus précisément le Quartier latin avec ses bistros, surtout dans Montparnasse et le boulevard Saint-Germain, lieux d’une vie intellectuelle et littéraire ancienne, lieux fréquentés par Chateaubriand, Baudelaire et Gide, ou la rue Saint-Benoît, si prisée des surréalistes, et revisités avec émotion. Dans leurs déplacements, ces Espagnols aiment mettre leurs pas dans la traces d’un Paris moins conforme, lieu d’une littérature aimée. L’intelligentsia française ne suscite aucun jugement quant à sa production, sauf Genet qui fait l’objet d’hommages permanents, elle ennuie parfois, cas de Goytisolo ; elle est ignorée, cas le plus général.
23Le décalage entre la qualité d’une vaste production littéraire et la réalité vivante avec ses snobismes et ses conformismes est parfois regretté. Goytisolo dans Señas de identidad ne cache pas son agacement, voire son exaspération, vis-à-vis de ces intellectuels de gauche qui se détournent de la cause antifranquiste pour se mobiliser pour la cause du FLN lorsqu’éclate la guerre d’Algérie. Ses romans autobiographiques contiennent tous des passages ou des incidences sur la « versatilité », la « frivolité » des intellectuels français, très décevantes par rapport à une littérature qui a été le pivot d’une formation intellectuelle qui les a poussés vers la France. Il semble toutefois que Paris finisse par être très appréciée comme « courroie de transmission », suivant l’expression de Corrales Egea, entre diverses cultures et, particulièrement, comme lieu de passage et donc de rencontres entre hispaniques, Espagnols et Latino-américains. Ils adoptent également très vite un mode de vie à la française et, interrogés sur leurs relations avec les émigrés économiques, ils reconnaissent presque tous qu’elles sont épisodiques, lorsqu’elles ne sont pas nulles.
Les immigrés économiques
24Paradoxalement, ce sont les immigrés économiques qui, par nature et par vocation, ont le plus de contacts avec la société française. Par nature, parce que beaucoup de femmes espagnoles sont employées de maison, et par vocation, parce que ces immigrés sont souvent venus chercher aussi un certain nombre d’avantages propres à la société française, en particulier une promotion par l’école qui met leurs enfants en contact direct avec la langue et la culture d’accueil. Ils sont très différents de ceux qui les ont précédés : génération élevée sous le franquisme venue, avec l’aval de l’État espagnol, chercher des ressources que son pays était alors incapable de lui offrir ; sortis de leur pays pour trouver du travail et si possible se constituer un pécule, ces migrants ont l’espoir de retourner dans une Espagne qui reste fermée aux réfugiés politiques. Si ces derniers font des tentatives pour démontrer aux nouveaux arrivants que le franquisme est leur ennemi commun27, les relations ne sont pas nombreuses dans l’ensemble. La réticence des nouveaux arrivés au syndicalisme tant français qu’espagnol est grande et le syndicat socialiste espagnol, l’Union générale des travailleurs, compte seulement à Paris au milieu des années soixante 15 à 17 % d’immigrés récents et la CNT, le syndicat anarchiste, n’en recrute quasiment pas28 ; c’est que l’encadrement des émigrés économiques de la part de l’État espagnol, surtout par l’intermédiaire de l’Église, est important.
25C’est dans le 16e arrondissement que sont implantées la Mission, l’église et l’école espagnoles qui constituent pour les immigrés un point d’ancrage important. Situés au 53 rue de la Pompe, dans un ancien couvent des Claretins, les bâtiments de la Mission et de l’église sont propriété de l’État espagnol depuis 1921. L’ensemble des services joue un rôle religieux, social et politique. L’Église est un lieu important de rencontres pour le groupe des émigrés économiques : la messe rassemblait 3 000 personnes par semaine aux années de la plus forte population espagnole29.
26La Mission espagnole de la rue de la Pompe fait également office de bureau de placement pour les nouveaux arrivés, de centre d’accueil, de club de loisirs ou de lieu de spectacles. C’est un lieu de convivialité où s’organisent des rencontres culturelles ou festives, où se réunissent les membres des mouvements de jeunes et d’ouvriers chrétiens30. En dehors de ce très important ensemble religieux, social et culturel de la rue de la Pompe, il existe des centres espagnols dans d’autres paroisses parisiennes où des prêtres venus d’Espagne effectuent un travail religieux et social : c’est le cas, par exemple, dans la Plaine Saint-Denis, autre lieu traditionnel de forte implantation ouvrière espagnole, et dans le 16e arrondissement, à Saint Honoré d’Eylau et Notre-Dame de Grâce de Passy. Un foyer de religieuses espagnoles, rue Saint Didier, accueille les jeunes femmes seules, nombreuses dans cette émigration, et sert également de centre de placement31.
27Plus tard, les choses évolueront : en 1969, sous l’impulsion des prêtres de la Mission, qui souvent prennent le parti des immigrés et ont des rapports tendus avec l’ambassade au début des années soixante-dix, s’ouvre une école rue de la Pompe et s’y organisent des classes complémentaires d’espagnol pour les enfants allant à l’école française. A l’image de cette initiative, les parents regroupés en associations et même en fédérations européennes obtiennent, en 1971, la mise en place progressive de classes complémentaires pour les enfants scolarisés dans les écoles françaises, marquant ainsi le degré d’attachement des émigrés à leur langue32.
28Ces centres d’accueil, de vigilance ou d’aide sociale se sont donc trouvés rejoints par l’arrivée massive d’Espagnols dans les « beaux quartiers ». Une forte concentration espagnole existe en effet dans le 16e arrondissement : près d’un sixième des Espagnols de Paris y vivent en 1968 ; le pourcentage de femmes dans la population espagnole dépasse la moitié des effectifs et plus de 90 % d’entre elles sont employées comme personnel de service. Elles vivent dans les chambres de service mises à leur disposition ou à proximité de leurs possibilités de travail. Mais l’ont trouve également des Espagnols dans les 17e et 18e arrondissements, près des Halles, autour de la Bastille et de la République, quartiers encore populaires à cette date ; dans la proche banlieue, trois villes présentent un fort pourcentage d’Espagnols : Neuilly-sur-Seine, Boulogne-Billancourt et Saint-Denis. Ces immigrés vivent dans des conditions de grand inconfort, dans peu d’espace, dans des mansardes sous les toits, sans ascenseur et avec des toilettes à l’étage. Le produit de leur travail leur permettrait d’avoir de meilleures conditions de vie, mais tous leurs efforts vont à amasser de l’argent pour une future installation en Espagne. Ils n’incriminent pas la France des difficultés éprouvées et expriment une conscience claire des avantages importants qu’ils retirent de leur vie à Paris ; lorsqu’ils ont des enfants, ils apprécient une scolarisation qui leur ouvre « un chemin vers une vie professionnelle stable et qui débouche sur des emplois plus élevés »33. C’est une des raisons qui les pousse à la naturalisation. En second lieu vient la gratuité de la santé, puis les avantages sociaux.
29Malgré cette gratitude apparente, sur le fond, ils continuent à garder farouchement leur identité hispanique, ils ont la même volonté de s’affirmer comme « Espagnols » dans leur langage, leurs fêtes et leurs loisirs que les républicains ou les créateurs. Ils continuent à parler chez eux leur langue d’origine ; les jeunes et les célibataires éprouvent le besoin de se retrouver dans des lieux ressemblant aux tertulias34 espagnoles et les associations qui se créent, souvent sur une base régionale –comme la Casa de Valencia et la Casa gallega– sont surtout festives et culturelles. A partir de la fin des années 1960, dans une population stabilisée, les associations regroupent surtout les parents d’élèves. De nouvelles formes d’organisation apparaissent, distinctes des organisations traditionnelles de l’exil : lieu de convergence des émigrés des diverses vagues, des Commissions ouvrières se constituent dans la région parisienne à partir de 1969-1970. Regroupements des travailleurs espagnols dans les usines et, parfois dans les quartiers, ces structures fonctionnent avec des assemblées générales souveraines ; dans les Commissions ouvrières constituées dans l’émigration ont lieu des débats stratégiques entre ceux qui veulent s’intégrer aux luttes sociales françaises et ceux, plus nombreux, pour qui l’Espagne demeure prioritaire. Mais cette politisation tardive est limitée.
30C’est sans doute le seul trait commun de ces Espagnols si différents par leurs cultures, par leur milieu et par leur histoire : ils se sentent Espagnols, que cette « hispanitude » passe par la conscience d’une culture spécifique menacée ou par une manière d’être, faite de mille petites pratiques quotidiennes.
31D’un côté, il y a les associations culturelles créées par les républicains : à la promotion et à la défense d’une entité hispanique participent des Espagnols-phares tels que Maria Casares ou Jorge Semprún, très engagés politiquement et tout à fait intégrés à ce que l’on peut appeler une intelligentsia française. La conviction qu’il y a une Espagne de « la chanson » pour reprendre l’expression de León Felipe, anime les groupes d’exilés et fédère autour d’eux des intellectuels engagés, Jean Cassou, Albert Camus, la revue Europe, et l’on peut dire globalement les hispanistes français attachés à affirmer l’importance du Siècle des Lumières, de Marcel Bataillon au Collège de France au recteur Jean Sarrailh et à Pierre Vilar, à l’Université.
32De l’autre, des signes d’appartenance qui vont de la statuette de la Vierge aux calendriers espagnols, des journaux aux fêtes régionales où l’on chante la musique du pays et ces menus cadeaux, telles les cigarettes et le Tío Pepe apportées par le voyageur. Des réseaux de solidarité naissent aussi entre immigrés : accueil du cousin, hébergement provisoire, recherche du travail, avec en même temps un « chacun pour soi » assez rude ; cependant il n’existe pas de communauté véritable, plutôt des réseaux, les uns organisés par l’Eglise de la rue de la Pompe, les autres régionaux et familiaux.
33Jorge Semprún, dans l’interview citée, commente :
l’exil espagnol à Paris (...) c’est fabuleux comme aventure, au point de vue de la permanence, de l’incapacité ou de la non-volonté de s’assimiler, de création d’un langage complètement particulier qui finit par n’être ni espagnol ni français, un véritable sabir et qui, malgré tout résiste comme espagnol, typiquement hispanique. Ils vivent là, ils travaillent là, ils sont contents d’être là, même maintenant, ceux qui sont restés et qui travaillent, parce qu’ils envoient beaucoup d’argent à leur famille en Espagne, mais en même temps, ils sont complètement inassimilés.
34Et il dépeint non sans fierté un Paris subtilement transformé par la présence têtue de ces Espagnols :
(A travers le concierge) la police avait toujours plus ou moins des renseignements sur les locataires... Maintenant, c’est fini. Parce que les Espagnols d’abord n’ont pas de rapport avec la police et, ensuite, ils s’en fichent éperdument de savoir ce qui se passe chez les Français. Ils sont là pour vivre là, ils donnent le courrier et c’est fini. Et puis, il y a un autre changement sociologique important, ce sont les odeurs dans les escaliers. Maintenant à Paris, quand vous rentrez dans une maison, même luxueuse, vous sentez le pot-au-feu madrilène ou la paella. Et les bruits on changé, parce que les concierges espagnols mettent les transistors très fort et ont des enfants qui font beaucoup de bruit35.
35C’est ainsi une sorte de colonialisme doux que subit progressivement Paris, qui se colore d’une petite point d’hispanité au grand moment de l’immigration des années 1960-1970. Les churros du Jardin d’Acclimatation, les paellas et tapas du Quartier latin et du 16e marquent l’empreinte forte et tenace de cette population dite invisible et de ces émigrés anonymes que sont les économiques. Lorsqu’au terme de cette période, l’Espagne s’intègre aux modes de vie, à l’économie et aux conceptions européennes, les Espagnols disparaissent en tant que groupes, et deviennent moins nombreux, mais laissent derrière eux un agréable parfum d’hispanité. Sont demeurés ceux que la vie a soudés à la capitale et, en ce qui les concerne, leur diversité finit progressivement par relever de la singularité propre à chaque individu plus qu’à l’histoire.
Notes de bas de page
1 Javier Rubio, La emigración española a Francia, Barcelone, Ariel, 1974, pp. 329-335.
2 Isabelle Taboada-Leonetli, en collaboration avec Michèle Guillon, Les immigrés des beaux quartiers. La communauté espagnole dans le 16e arrondissement de Paris. Cohabitation, relations inter-ethniques et phénomènes minoritaires, Paris, CIEMI, l’Harmattan, 1987, 210 p.
3 Georges Mauco, Les étrangers en France. Leur râle dans l’activité économique. Paris, Armand Colin. 1932, p. 346.
4 Éléments d’une thèse en cours de Geneviève Dreyfus-Armand sur L’émigration politique espagnole en France au travers de sa presse, 19390-1975. Manuel D. Benavides, « Cómo viven los españoles en Francia », Voz de Madrid, n° 25 (31 décembre 1938) au n° 31 (11 février 1939).
5 Javier Rubio, La emigración de la guerra civil de 1936-1939. Historia del éxodo que se produce con el fin de la IIa República española, Madrid, editorial San Martin, 3 vol. 1977, pp. 147, 236-237.
6 Arch, du ministère de l’Intérieur : « Les Espagnols en France », rapport de la direction des Renseignements généraux, août 1952 (AMI, 89/31 Mi6, liasse 4 et Mi 34363, liasse 2).
7 Ibid.
8 Recensement effectué auprès de plus de 159.000 réfugiés internés dans les camps par le Servicio de evacuación de los republicanos españoles (SERE) fin juin 1939 (Arch. du Comité Central du PCE, Madrid) et Javier Rubio, La emigración de la guerra civil de 1936-1939, op. cit., p. 230.
9 Aline Angoustures, que nous remercions pour cette indication, arrive à un quart de réfugiés originaires de Catalogne dans un dépouillement des fiches de l’OFPRA ; Javier Rubio, La emigración de la guerra civil, op. cit., p. 235 indique un tiers sur des échantillons départemantaux.
10 Javier Rubio, La emigración a Francia, op. cit., p. 365.
11 Ibid., pp. 336-339.
12 Geneviève Dreyfus-Armand, « Les oubliés. Les Espagnols dans la lutte antifasciste en France ». Hommes et migrations, n° 1148. novembre 1991, pp. 36-45.
13 Arch. Quai d’Orsay (AMAE), série Europe 1944-1960, sous-série Espagne, vol. 137, p. 110 et vol. 230 p. 80.
14 Libertad, journal de l’Union républicaines, n° 13, 29 septembre 1947.
15 AMAE, série Europe 1944-1960, sous-série Espagne, vol. 212, pp. 13-15.
16 AMI, 89/31 Mi6.
17 Alicia Alted Vigil, « La Cruz Roja republicana española en Francia, 1945-1986 ». Historia contemporánea, 1991, n° 6, pp. 223-249.
18 Geneviève Dreyfus-Armand, « De la sauvegarde de l’identité à l’ouverture : les cultures de l’exil espagnol en France, 1939-1975 », communication au colloque Elites intelectuales y cultura de masas en la formación de la identidad europea. Madrid, 11-13 juin 1992 (à paraître à Madrid).
19 Créée en France en novembre 1942 dans la clandestinité, à l’initiative du Parti communiste espagnol, l’UNE a regroupé des antifranquistes de divers tendances idéologiques ; le PCE y jouait cependant un rôle prépondérant comme seul secteur organisé dans ce regroupement.
20 Claude Couffon, « L’Espagne au cœur... », cité dans : Antonio Soriano. Exodos. Historia oral del exilio republicano en Francia, 1939-1945, Barcelone, editorial Crítica, 1989, 252 p.
21 On trouve, entre autres, dans la liste de collaborateurs les noms de Alejo Carpentier. Julio Cortazar, Xavier Domingo, Juan Ferrer, Eva Forest, Juan Carcía Duran, Paul Preston, Jean-Paul Sartre, « Che » Guevara, Vicente Aleixandre, Arrabal, Max Aub...
22 Nicolás Sánchez Albornoz dans El País du 14 mars 1986, p. 34, à l’occasion de la mort de José Martínez.
23 La proportion importante de descendants de réfugiés républicains dans l’enseignement secondaire et supérieur de l’espagnol en France est à analyser (étude en cours).
24 Karl Kohut, Escribir en Paris, Francfort, Barcelone, Verlag Klaus Dieter Vervuert et Hogar del Libro, 1983.
25 Ibid., p. 14.
26 Selon une enquête demandée par Andrée Bachoud à un groupe d’étudiants de DEA.
27 Voir par exemple Mi Tierra journal de la CNT destiné aux émigrés économiques.
28 Guy Hermet, Les Espagnols en France. Immigration et culture, Paris, Éditions ouvrières. 1967, p. 91.
29 Isabelle Taboada-Leonetti, op. cit., p. 70.
30 Ibid., pp. 144-148.
31 Ibid., p. 146.
32 Ibid., pp. 148-155.
33 Jaime Muñoz Anatol, La familia española en Francia, Madrid, Consejo superior de Investigaciones científicas, 1972, p. 155.
34 Rencontres et lieux de rencontres dans un but d’échanges amicaux ou intellectuels.
35 Karl Kohut, op. cit., p. 169.
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