Chapitre XII. Lumières sur l’anthropologie
p. 231-262
Texte intégral
BUFFON
[…] il est presque certain que dans les premiers âges de la Nature vivante, il a existé non seulement des individus gigantesques en grand nombre, mais même quelques races constantes et successives de géans, dont celle des Patagons est la seule qui se soit conservée1.
1L’Histoire naturelle (1749-1789) de Buffon n’est pas seulement l’œuvre d’un naturaliste, elle est aussi le produit de la pensée d’un philosophe. Non moins que le premier, le second traite un vaste nombre de questions par une méthode descriptive et comparative qui trouve les causes en concevant ses objets sur un plan physique. En excluant la raison théologique de l’étude de la nature, c’est-à-dire des questions relatives à la constitution et à l’origine des planètes, des minéraux, des végétaux et des animaux, Buffon attire sur son œuvre un certain nombre de critiques2. Il reconnaît le lien entre l’histoire naturelle des Anciens, notamment celle de Pline, à qui il accorde le mérite d’avoir traité un champ très large3, et son propre projet scientifique. La science des Anciens a toutefois des limites essentiellement dues au fait qu’« ils n’avoient aucune idée de ce que nous appelons physique particulière & expérimentale4 ». La philosophie baconienne associe histoire naturelle et histoire civile, lesquelles partagent une méthode consistant à produire, par le biais de preuves, un savoir vraisemblable n’aspirant pas à la certitude du fondement théologique pour expliquer des phénomènes naturels. Les objets de l’histoire civile et ceux de l’histoire naturelle ne sont donc pas différents, dans la mesure où toutes deux visent la connaissance d’un objet sans recours à la Providence. La critique de la physique aristotélicienne et la voie expérimentale promue par Bacon posent ainsi les bases d’une science, laquelle doit à son tour préparer le chemin pour une nouvelle philosophie.
2Chez Buffon, l’histoire naturelle se construit sur un ordre raisonné dont l’homme est le point de départ : il s’agit bien d’une prise de position assignant à l’homme une place singulière dans cette science, qui s’intéresse tant à la formation des planètes qu’à l’âme, et se place sur un terrain traditionnellement occupé par la cosmologie et la métaphysique. Mais si la science buffonienne peut sans difficulté prendre ses distances par rapport aux limites des savoirs et des méthodes héritées du passé, elle ne peut se passer du savoir dont la littérature de voyage reste la dépositaire, en dépit de toutes les critiques adressées au genre par ses contemporains. En ce sens, l’ouverture possibiliste du régime de spatialité, loin de fournir un simple cadre géographique dans lequel le naturaliste situe des objets pour les décrire et les comparer, permet d’élargir à l’étude de l’homme la logique inhérente à cette ouverture. L’Histoire naturelle de Buffon, comme bien d’autres textes, tout en appartenant à une conjoncture qui met en question le statut du récit de voyage, trouve dans cette littérature même une source indispensable. Comme celle de ses prédécesseurs, cette science participe à la géographicité de l’exploration, tout en se distinguant par sa méthode. L’horizon propre aux voyages dans l’hémisphère sud n’est pas sans effet sur l’étude de l’homme, car il s’agit d’une double ouverture concernant à la fois l’espace et l’espèce5. Tant que la tentative persistante de gagner un ailleurs à découvrir continue à animer un des horizons de sens du monde, la connaissance de l’homme conserve un lien avec l’incertain et le probable.
3Une étude méthodique de l’espèce humaine suppose l’étude des causes des différences entre populations vivant dans des régions et sous des climats extrêmement variés. L’histoire naturelle doit rendre compte de cette unité hétérogène en suivant trois critères précis : « La première et la plus remarquable de ces variétés est celle de la couleur, la seconde est celle de la forme et de la grandeur, et la troisième est celle du naturel des différens peuples6. » Tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Monde, les populations des régions situées à l’extrémité nord du globe, qui « paroissent avoir dégénéré de l’espèce humaine7 », sont de petite taille, c’est-à-dire d’environ quatre pieds. La dégénérescence est une notion physique conçue en tant qu’effet de causes géographiques et climatiques, car « s’il y a des différences parmi ces peuples, elles ne tombent que sur le plus ou le moins de difformité8 », où par « difformité », il faut entendre l’écart des combinaisons, des nuances et des degrés. L’étude de ces variétés implique une exégèse particulière des récits de voyage basée sur la nécessité de les rendre intelligibles en les soumettant à des critères liés, tout à la fois, à la géographie et à l’anthropologie. De tels critères servent à construire un système général de la nature, mais aussi à restreindre les généralisations des voyageurs. Buffon traduit une préoccupation diffuse au cours de son siècle, qui met en question un genre littéraire et préconise une nouvelle façon d’envisager l’expérience vantée par ces récits. D’après lui, les auteurs de ces textes
[…] n’ont pas fait attention que ce qu’ils nous donnoient pour des usages constans et pour les mœurs d’une société d’hommes, n’étoit que des actions particulières à quelques individus souvent déterminez par les circonstances ou par le caprice9.
4En décrivant une synthèse des variétés de l’espèce humaine, le naturaliste ne se limite pas à présenter ce par quoi chaque population est définie, forgée à partir de témoignages de voyageurs « dignes de foi ». La réflexion sur l’homme n’est évidemment pas isolée ni indépendante de l’ensemble de l’histoire naturelle, à l’origine de laquelle il y a la recherche d’une méthode « qui soutient l’ordre même des choses, qui guide notre raisonnement, qui éclaire nos vues, les étend & nous empêche de nous égarer10 » : de manière générale, la même exigence parcourt les décennies consacrées à la publication des trente-six tomes de l’Histoire naturelle.
5La multiplicité des objets embrassés est connaissable dans la mesure où elle trouve une place dans un système où ceux-ci ne sont intelligibles que sous le regard d’une méthode comparative, car « ce qui est absolument incomparable, est entièrement incompréhensible11 ». Cette multiplicité, rassemblée, décrite et classifiée, peut être connue par la science de la nature dans la mesure où les rapports entre les objets ont une signification par la comparaison, en excluant, cela va sans dire, tout ce qui ne peut être assimilé par le système comparatif, notamment la transcendance divine. Celle-ci ne peut qu’échapper à la méthodologie d’un tableau contenant un immense réseau de relations qui rend connaissable un objet par son insertion dans un ensemble de rapports avec d’autres objets. Si l’étude de la nature pose une limite à ce qui peut être connu, alors cette limite sera dictée par la méthode sur laquelle repose le « caractère relationnel de l’épistémologie buffonienne12 ». De cette méthode résulte une continuité entre les êtres de la nature, qui conduit de l’un à l’autre selon une marche progressive. N’étant un critère ni statique ni linéaire, la logique de la comparaison consiste à établir des relations générales entre des objets décrits non pas selon un critère unique, mais selon différents critères.
6Dans De la manière d’étudier & traiter l’histoire naturelle, Buffon considère qu’il faut « voir presque sans dessein13 », autrement dit, la description doit toujours précéder les principes, et la définition d’un objet doit logiquement se situer dans un deuxième temps si l’on veut éviter les risques propres à l’esprit des « systèmes » de classification. La fonction descriptive de la littérature de voyage, à laquelle Buffon prête une attention méthodologique particulière, est un point crucial, car elle sert à éviter les généralisations qui précèdent et orientent l’observation des phénomènes et des objets étudiés. Le système qui se dégage, en revanche, est traversé par l’examen, et dans certains cas la défense, d’hypothèses probables et raisonnables, comme par exemple la présence du continent austral. C’est donc la méthode buffonienne elle-même qui pratique une forme d’« hypothétisme14 », fondée sur un ordre logique qui met la description avant la généralisation et qui rend compte non seulement de la génération des êtres vivants appartenant à des espèces animales ou végétales, mais aussi de la structure géographique du globe terrestre et des différences entre les hommes.
7Dans cette perspective, l’espèce garantit une forme stable, des traits distinctifs et des qualités constantes aux êtres particuliers situés dans sa lignée générative. Quant à la nature, elle est un ensemble de rapports entre des phénomènes et des êtres vivants pouvant être décrits et connus en tant qu’éléments d’une comparaison. Buffon oppose cette dernière à l’arbitraire du système classificatoire linnéen et à sa nomenclature15 qu’il critique à travers la notion de nuance : celle-ci, en effet, s’accorde avec les exigences d’une méthode comparative. Les variations entre les êtres, le milieu et les extrémités des formes vivantes, ne doivent pas être exclues, au contraire, elles doivent être intégrées au savoir à travers la critique des divisions classificatoires imposées aux objets de l’histoire naturelle. Dans son Premier Discours, lorsqu’il écrit qu’« il se trouve un grand nombre d’espèces moyennes & d’objets mi-partis qu’on ne sçait où placer, & qui dérangent nécessairement le projet du système général16 », Buffon souligne l’importance de la présence de ces objets dont l’histoire naturelle doit tenir compte et dont la portée est avant tout épistémologique.
8L’espèce humaine est sujette à d’amples variations de la « couleur », de la « forme » et du « naturel ». D’après Buffon, cette question ne peut être abordée en recourant à un déterminisme climatique dicté par la latitude sous laquelle se trouve une population donnée ; de ce fait, il faut tenir compte de « ces hommes qui paroissent en effet si différens de ce qu’ils devroient être, si la distance du pôle étoit la cause principale de la variété qui se trouve dans l’espèce humaine17 ». Certes, la nature et les particularités physiques propres aux différentes espèces sont caractérisées par une certaine constance et stabilité sans laquelle elles ne seraient pas reconnaissables. Cette stabilité n’est pas le résultat d’un déterminisme rigoureux, selon lequel un rapport de cause à effet conditionnerait tous les êtres vivants sous les mêmes conditions. En effet, si certaines variations ne sont pas prévisibles, elles sont toujours possibles et ne se produisent pas uniquement comme l’effet d’un changement d’habitat. L’écart géographique par rapport au climat tempéré semble poser une norme qui donne lieu à des variations : « Dès que l’Homme a commencé à changer de ciel, et qu’il s’est répandu de climats en climats, sa nature a subi des altérations : elles ont été légères dans les contrées tempérées, que nous supposons voisines du lieu de son origine : mais elles ont augmenté à mesure qu’il s’en est éloigné18. » Les variations, si prononcées soient-elles, décrivent une espèce unique, « la grande et unique famille de notre genre humain19 ».
9Si des plantes ou des animaux dans des conditions stables peuvent présenter quelques variations imprévisibles, ce trait est particulièrement prononcé chez l’homme, qui se distingue des autres êtres vivants par sa capacité à s’adapter à différentes conditions géographiques et climatiques en mesure de modifier considérablement sa constitution naturelle. Ce n’est pas seulement le fait qu’« il y a plus de force, plus d’étendue, plus de flexibilité dans la nature de l’homme que dans celle de tous les autres êtres20 », mais c’est aussi la particularité de la nature humaine qui, pour vivre, ne doit pas être liée à tel ou tel lieu géographique : « Il n’y a aucune espèce d’animal, qui, comme celle de l’homme, se trouve généralement partout sur la surface de la terre21. »
10Alors que la couleur de la peau varie en fonction du climat, la taille humaine n’est pas soumise aux mêmes causes. Elle est aussi le résultat de l’alimentation, qui n’agit pas au même niveau que le climat : « C’est principalement par les alimens que l’homme reçoit l’influence de la terre qu’il habite, celle de l’air et du ciel agit plus superficiellement22. » Si l’air et le climat sont à l’origine des variations « superficielles » relatives à la couleur de la peau des hommes, la terre est la source des transformations « profondes », comme la taille, qui se réalisent sur une durée plus longue :
[…] il faut du temps pour que l’homme reçoive la teinture du ciel, il en faut encore plus pour que la terre lui transmette ses qualités ; et il a fallu des siècles joints à un usage toujours constant des mêmes nourritures, pour influer sur la forme des traits, sur la grandeur du corps, sur la substance des cheveux, et produire ces altérations intérieures, qui s’étant ensuite perpétuées par la génération sont devenues les caractères généraux et constans23.
11Il semble n’y avoir guère de variété parmi les hommes du Nouveau Monde, d’où la probabilité de leur origine commune ; pourtant la taille humaine, qui connaît des variations assez considérables dans toutes les régions du globe, n’est pas uniforme. Les caractères physiques des premiers hommes en Amérique semblent ne pas être soumis à des modifications en raison de la stabilité des conditions climatiques : ils « n’avoient aucun moyen de dégénérer ni de se perfectionner, ils ne pouvoient donc que demeurer toujours les mêmes, et partout à peu près les mêmes24 ». Par rapport à l’Afrique, où l’on trouve « une variété dans les hommes plus grande que partout ailleurs25 », due à la diversité du climat et des mœurs, on constate l’« uniformité dans la couleur et dans la forme des habitans naturels de l’Amérique26 ».
12Il est surprenant que Buffon insiste sur l’homogénéité des traits constitutifs des populations américaines, qualité qu’il oppose aux populations des autres continents, où la diversité parmi les hommes est beaucoup plus prononcée : « Il n’y a donc, pour ainsi dire, dans tout le nouveau continent, qu’une seule et même race d’hommes […] ; tous les Américains sortent d’une même souche, et ils ont conservé jusqu’à présent les caractères de leur race sans grande variation, parce qu’ils sont tous demeurez sauvages, qu’ils ont tous vécu à peu près de la même façon27. » L’absence de différences prononcées dans les traits physiques des habitants du Nouveau Monde fait ainsi partie d’un cadre général où la stabilité touche tant aux conditions climatiques qu’au mode de vie d’un certain nombre de populations que l’on estime insuffisamment, ou trop récemment policées. Dans ce schéma, où l’homogénéité et l’origine commune s’expliquent l’une l’autre, Buffon observe que dans le Nouveau Monde, on trouve aussi bien des sauvages vivant sans lois ni gouvernement que des indigènes à peine sortis d’un état purement sauvage et ayant atteint un certain degré de civilité. C’est notamment le cas des populations du Mexique et du Pérou : d’après le naturaliste, en s’en tenant aux relations des voyageurs, les sociétés les plus anciennes se sont développées précisément dans ces deux régions. Quant à l’origine de l’homme américain, Buffon tend à croire que des Asiatiques auraient traversé l’océan Pacifique et abordé les côtes de l’Amérique du Nord, notamment en Californie, avant de se répandre sur le reste du continent. Le perfectionnement civil des sociétés les plus anciennes reste toutefois très limité, tout en ayant légèrement dépassé l’état sauvage ; quoi qu’il en soit, elles ne peuvent être assimilées aux sociétés civilisées, c’est-à-dire celles dans lesquelles « l’esprit fait plus que le corps, et où le travail de la main ne peut être que celui des hommes du dernier ordre28 ».
13Démographiquement, non seulement l’Amérique n’est guère peuplée, mais elle l’est aussi depuis peu. Les récits des conquérants sont mis en doute et le nombre d’habitants est revu à la baisse :
[…] les Américains sont des peuples nouveaux, il me semble qu’on n’en peut pas douter lorsqu’on fait attention à leur petit nombre, à leur ignorance, et au peu de progrès que les plus civilisez d’entre eux avoient fait dans les arts ; car quoique les premières relations de la découverte et des conquêtes de l’Amérique nous parlent du Mexique, du Pérou, de Saint-Domingue, etc. comme de pays très-peuplez, et qu’elles nous disent que les Espagnols ont eu à combattre partout des armées très-nombreuses, il est aisé de voir que ces faits sont fort exagérez29.
14La preuve en est que la naissance des empires coloniaux, n’a pas été favorisée par la disparité des forces militaires entre Européens et indigènes, mais plutôt par la conquête des terres inhabitées ou très peu peuplées, ce qui a été le cas, entre autres, de l’Afrique :
[…] quelqu’avantage que la poudre à canon pût leur donner, ils n’auroient jamais subjugué ces peuples, s’ils eussent été nombreux ; une preuve de ce que j’avance, c’est qu’on n’a jamais pû conquerir le pays des Nègres ni les assujétir, quoique les effets de la poudre fussent aussi nouveaux et aussi terribles pour eux que pour les Américains ; la facilité avec laquelle on s’est emparé de l’Amérique, me paroît prouver qu’elle étoit très-peu peuplée, et par conséquent nouvellement habitée30.
15Loin d’être expliquées par un simple déterminisme géographique, les particularités climatiques du Nouveau Monde exigent de prendre en considération une série de facteurs complexes agissant ensemble. En effet, aux mêmes latitudes, le climat diffère par rapport à d’autres régions de la Terre :
Dans le nouveau continent la température des différens climats est bien plus égale que dans l’ancien continent, c’est encore par l’effet de plusieurs causes ; il fait beaucoup moins chaud sous la zone torride en Amérique, que sous la zone torride en Afrique […] ; la neige qui couvre le sommet des montagnes, refroidit l’air, et cette cause qui n’est qu’un effet de la première, influe beaucoup sur la température de ce climat31.
16L’atmosphère, plus humide que sur les autres continents, est la cause de températures et de vents plus froids : « C’est par cette raison, aussi-bien que par la quantité des eaux et des forêts, et par l’abondance et la continuité des pluies, que ces parties de l’Amérique sont beaucoup plus tempérées qu’elles ne le seroient en effet sans ces circonstances particulières32. » Si l’humidité a des effets sur la température, elle influence également les traits physiques des indigènes, comme le montre la comparaison avec les habitants de l’Afrique : « Soit que l’on suppose donc que les habitans de l’Amérique soient très-anciennement naturalisez dans leur pays, ou qu’ils y soient venus plus nouvellement, on ne devoit pas y trouver des hommes noirs, puisque leur zone torride est un climat tempéré33. »
17Buffon accorde le même intérêt, parmi d’autres traits physiques, à la forme et à la taille des hommes et la question des géants capte d’ailleurs particulièrement son attention. Si d’une part Buffon fixe des limites aux variations de la taille humaine34, d’autre part il admet que ces limites peuvent être franchies. Il semble en effet avoir des doutes sur leur existence et, s’en tenant à la méthode comparative, ne tranche pas définitivement le problème. Rapportant le témoignage de Frézier, il affirme :
[…] il semble que la hauteur ordinaire des hommes étant de cinq pieds, les limites ne s’étendent guère qu’à un pied au dessus et au dessous ; un homme de six pieds est en effet un très-grand homme, et un homme de quatre pieds est très-petit ; les géans et les nains qui sont au dessus et au dessous de ces termes de grandeur, doivent être regardez comme des variétés individuelles et accidentelles, et non pas comme des différences permanentes qui produiroient des races constantes. Au reste, si ces géans des terres Magellaniques existent, ils sont en fort petit nombre, car les habitans des terres du détroit et des isles voisines sont des Sauvages d’une taille médiocre35.
18Dans le Supplément de 1777, le naturaliste inclut une Addition à l’article de la description de l’homme du deuxième volume, qui comprend une brève section, « Exemples de géans d’environ sept pieds de grandeur et au-dessus », où il mentionne des cas d’hommes européens de taille extraordinaire et reprend un mémoire du chirurgien Claude Nicolas Le Cat, où celui-ci soutenait l’authenticité des ossements attribués aux géants de l’Antiquité36, thèse accueillie avec scepticisme : « Il paroît certain que ces grands ossemens ne sont pas des os humains, et qu’ils appartiennent à de grands animaux37. » Toutefois, cela ne suppose pas qu’une limite naturelle et définitive puisse être fixée, indiquant ainsi la taille humaine maximale. Les variations des traits de l’homme semblent donc s’écarter d’une moyenne sur un mode assez prévisible et généralisable. Précisément en ce sens, dans la section suivante intitulée « Exemples au sujet des nains » on peut lire : « Dans tout ordre de productions, la Nature nous offre les mêmes rapports en plus et en moins ; les nains doivent avoir avec l’homme ordinaire les mêmes proportions en diminution que les géans en augmentation38. » Tout en se gardant de poser une limite absolue, Buffon estime à huit pieds, c’est-à-dire presque deux mètres et soixante centimètres, la taille maximale :
En prenant cinq pieds pour la mesure commune de la taille des hommes, sept pieds pour celle des géans, et trois pieds pour celle des nains, on trouvera encore des géans plus grands et des nains plus petits. J’ai vu moi-même des géans de sept pieds et demi et de sept pieds huit pouces ; j’ai vu des nains qui n’avoient que vingt-huit et trente pouces de haut ; il paroît donc qu’on doit fixer les limites de la Nature actuelle, pour la grandeur du corps humain, depuis deux pieds et demi jusqu’à huit pieds de hauteur39.
19Dans le quatrième tome des Suppléments, même si Buffon considère la population des Patagons comme celle dont la taille est la plus élevée, il rappelle que les hommes vus dans cette région par Commertson et Bougainville, deux voyageurs « sceptiques », ne sont pas des géants. En s’appuyant sur le récit de Byron, c’est un Buffon possibiliste qui remet en cause les relations des deux voyageurs : en effet, elles ne peuvent constituer un véritable argument pour ceux qui s’opposent à l’existence des géants, car « il faut considérer qu’ils [Commertson et Bougainville] ne parlent que des Patagons des environs du détroit [de Magellan], et que peut-être il y en a d’encore plus grands dans l’intérieur des terres40 ». En conciliateur des contradictions entre les voyageurs, il ajoute : « Il n’y a point d’exagération dans ce récit, et que ces Patagons, vus par Byron, peuvent être un peu plus grands que ceux qui ont été vus par M.rs de Bougainville et Commerson41. » Contre la méfiance éclairée des philosophes, Buffon se rapproche ainsi de Charles deBrosses, pour lequel nier l’existence des géants tout comme l’affirmer est un discours de bonne foi :
On ne peut être trop en garde contre les exagérations, surtout dans les choses nouvellement découvertes ; néanmoins je serois fort porté à croire avec M. de Brosses, que la différence de grandeur donnée par les voyageurs aux Patagons, ne vient que de ce qu’ils n’ont pas vu les mêmes hommes, ni dans les mêmes contrées, et que tout étant bien comparé, il en résulte que depuis le vingt-deuxième degré de latitude sud, jusqu’au quarante ou quarantecinquième, il existe en effet une race d’hommes plus haute et plus puissante qu’aucune autre dans l’Univers. Ces hommes ne sont pas tous des géans, mais tous sont plus hauts et beaucoup plus larges et plus carrés que les autres hommes ; et comme il se trouve des géans presque dans tous les climats, de sept pieds ou sept pieds et demi de grandeur, il n’est pas étonnant qu’il s’en trouve de neuf et dix pieds parmi les Patagons42.
20Le naturaliste des Suppléments s’approprie le critère du président de Brosses, allant jusqu’à identifier les géants de Patagonie à des exemplaires d’une humanité éteinte partout ailleurs dans le monde :
[…] on ne peut guère douter qu’il n’y ait eu des géans de 10, 12 et peut-être de 15 pieds de hauteur ; […] il est presque certain que dans les premiers âges de la Nature vivante, il a existé non seulement des individus gigantesques en grand nombre, mais même quelques races constantes et successives de géans, dont celle des Patagons est la seule qui se soit conservée43.
21La plupart des hommes peuplant cette région ont une taille ordinaire, ce qui explique certains témoignages. Mais en même temps, d’après Buffon, les géants se sont éloignés des côtes à cause de la présence des navires européens, pour trouver refuge « dans l’intérieur du pays44 », dans des terres peu connues et mal cartographiées.
CORNEILLE DE PAUW
Pourquoi donc imaginer des systèmes si révoltants45 ?
22Si, dans le programme de son histoire naturelle, Buffon entend bien écarter la morale au profit de la physique, dans l’« histoire philosophique » de Corneille De Pauw celle-ci joue au contraire un rôle fondamental. La description des phénomènes naturels du Nouveau Monde, relatifs aux espèces végétales et animales ainsi qu’à l’homme, est pensée à travers l’imbrication des descriptions physiques et des jugements moraux dans la théorie de la dégénérescence. Le récit des voyageurs soumis à l’examen ne fournit pas à cette théorie des faits dont elle doit rendre compte, ni une connaissance des lieux ni la description d’objets ; tout en s’inscrivant dans une tradition critique propre au xviiie siècle, le philosophe postule l’infériorité anthropologique comme phénomène naturel dont il recherche les causes.
23L’idée d’un sol infortuné et d’une dégénérescence constitutive, physique et morale de l’homme américain, se trouve au cœur des Recherches philosophiques sur les Américains : à la différence de Buffon, son inspirateur, De Pauw, ne se soucie pas de la nuance et radicalise l’idée contenue dans l’Histoire naturelle. Selon lui, on ne doit pas parler de variations d’une espèce, mais d’une condition d’infériorité : les Américains constitueraient une race dont les qualités de sous-hommes seraient inférieures à l’ensemble auquel ils appartiennent, en dehors de l’histoire et dans l’impossibilité de se soustraire à cette condition.
24Climat et environnement géographique ne font qu’un avec la mollesse et le caractère de l’homme américain. Ce dernier est déterminé par sa passivité mais davantage encore par la fixité de sa nature, irréversiblement dégénérée dans un lieu naturellement hostile aux hommes, ainsi condamnés à vivre grossièrement. Du fait de son éloignement de la civilisation, le Nouveau Monde s’oppose à tous les autres peuples de l’Ancien Monde dont la condition est radicalement différente de celle des Américains. Aussi l’existence de ces derniers défile-t-elle hors de toute marche historique et de tout changement, les faits n’aboutissant d’ailleurs à aucune transformation car leur condition correspond à un état fixe et immobile : « Malgré la diversité des climats, l’imbécillité de l’esprit humain a été constante et immuable46. »
25La recherche des traces d’un discours colonisateur dans les propos de l’auteur n’est pas vaine, mais elle met en lumière plutôt la position inverse, car De Pauw engage une polémique contre l’expansionnisme européen. Son anticolonialisme n’est certes pas le complément politique d’une défense des Indiens ; la critique envers ses contemporains et leurs projets expansionnistes s’accorde, au contraire, avec l’affirmation catégorique de l’infériorité des peuples colonisés. Ainsi faut-il montrer le caractère néfaste de l’entreprise coloniale :
[…] des politiques à projets [lesquels] ne cessent par leurs fastidieux écrits, d’encourager les princes à envahir les terres australes. Il est triste que quelques philosophes aient possédé le don de l’inconséquence jusqu’au point de former eux-mêmes des vœux pour le succès de cette coupable entreprise : ils ont théoriquement tracé la route que devra tenir le premier vaisseau qui au sortir de nos ports, ira porter des chaînes aux paisibles indiens d’un pays ignoré47.
26De Pauw pense évidemment à Charles de Brosses qui, dans son Histoire des navigations aux Terres australes, incitait la France à s’engager dans une mission d’exploration et de conquête des Terres australes. Si d’une part, pour De Pauw, il ne fait aucun doute que les populations du Nouveau Monde sont inférieures à toutes celles des continents de l’Ancien Monde, d’autre part, l’Europe a « abusé de sa supériorité48 ». Contrairement à de Brosses, le savant néerlandais cherche à dissuader l’Europe de toute entreprise colonisatrice, jugée politiquement néfaste tant pour les colonisateurs que pour les colonisés, mais aussi génératrice d’un savoir sur un objet peu estimable : « Après avoir tant osé, il ne reste plus de gloire à acquérir, que par la modération qui nous manque. Mettons des bornes à la fureur de tout envahir, pour tout connoître49. » Chez De Pauw, l’affirmation énergique de l’inutilité de la conquête est ainsi toujours complétée par celle de l’infériorité des populations conquises. L’appel lancé par l’auteur des Recherches philosophiques préconise un désengagement raisonnable des ambitions coloniales et un désintéressement paradoxal envers l’homme américain en tant qu’objet d’étude. La recommandation « Laissons végéter ces sauvages en paix50 » intègre un discours économique, politique et anthropologique : dans l’étonnante conviction à la fois de la vanité du commerce, de l’inutilité des colonies et de l’infériorité des Américains, un élément résonne qui rapproche De Pauw des Lumières critiques à l’égard des voyageurs : « Leurs préjugés qui ont voyagé avec eux, ont acquis une espèce d’autorité51. » La mise en question de cette autorité, en trouvant du non-savoir dans le savoir de la littérature de voyage, vise le portrait idyllique du sol américain et celui de l’Indien vertueux. Ce faisant, le recours aux textes produits par les explorateurs du continent est inévitable, car l’argumentation polémique contre le pouvoir discursif exercé par ces textes ne peut se passer des textes eux-mêmes.
27Les habitants du Nouveau Monde que les compatriotes du philosophe s’obstinent à vouloir conquérir sont tout sauf de bons esclaves, s’agissant d’« une race d’hommes qui ont tous les défauts des enfants, comme une espèce dégénérée du genre humain, lâche, impuissante, sans force physique, sans vigueur, sans élévation dans l’esprit52 ». Malgré cette déclinaison singulière de l’anticolonialisme, le philosophe se propose d’apporter une contribution à l’histoire de l’homme naturel, afin de dépasser les obstacles qui ont interdit aux voyageurs, aux militaires et aux missionnaires, « la reconnaissance de l’homme physique53 ». Outre le savoir des colons, De Pauw critique le manque de curiosité, particulièrement des Espagnols, en reprenant l’observation de l’historien Oviedo, selon laquelle l’extermination avançait beaucoup plus rapidement que l’étude des naturalistes.
28Le climat fertile et paradisiaque décrit par les chroniqueurs des premières explorations laisse place à une description diamétralement opposée où la nature devient même hostile au développement des espèces vivantes : « Le climat de l’Amérique étoit au moment de sa découverte, très contraire à la plupart des animaux quadrupèdes, qui s’y sont trouvés plus petits d’un sixième que leurs analogues de l’ancien continent54. » Cette situation concerne toutes les espèces d’animaux, y compris l’homme, condamné par ses conditions à l’abrutissement. Le Nouveau Monde présente un certain nombre de menaces géographiques réunissant les pires conditions pour accueillir toute vie humaine, à la fois celle des indigènes et celle des conquérants européens. De Pauw insiste sur la morphologie du territoire américain en évoquant surtout la présence, résolument défavorable, de hautes chaînes montagneuses, de grandes forêts d’accès difficile, de régions marécageuses et de vastes déserts stériles. Dans la défense de son anticolonialisme, il cherche à décourager toute initiative de conquête, en affirmant que la pénurie de nourriture avait contraint les premiers explorateurs à la disette alimentaire : « Les Espagnols furent de temps en temps contraints de manger des Américains & même des Espagnols, faute d’autre nourriture […]. Les premiers colons François envoyés dans ce monde infortuné, finirent par se dévorer entre eux55. » Seuls les Européens dépendants des vivres envoyés par la métropole aux colonies ont pu se soustraire à l’anthropophagie en Amérique, mais cela reflète une condition quoi qu’il en soit peu souhaitable. Dans ses Recherches philosophiques, où les contradictions ne sont pas rares, De Pauw vise l’Espagne, et ce faisant il se voit même contraint de condamner l’injustice commise envers les indigènes ; aussi formule-t-il la nécessité pour le colonialisme espagnol de dénigrer la nature humaine de ses victimes : « Il falloit bien rendre odieux ceux qu’on avait injustement exterminés56. »
29Sous le regard du philosophe, le sol américain apparaît comme une exception : en effet, rien n’y existe de semblable à ce que la nature produit partout ailleurs dans le monde. En guise d’exemple, le texte évoque la singulière abondance de poison dont les indigènes se servent pour augmenter le pouvoir mortel de leurs flèches : « Ce terrain fétide & marécageux faisoit végéter plus d’arbres venimeux qu’il n’en croît dans les trois parties du reste de l’univers connu57. » Les habitants mêmes de la côte orientale du Nouveau Monde se nourrissent couramment de végétaux vénéneux dont l’effet toxique est neutralisé par la cuisson, ce qui ne s’est jamais vu dans l’histoire des peuples européens, « hormis, peut-être, dans des temps d’une disette momentanée & extraordinaire58 ». Cette abondance de poison, révélatrice du sol corrompu du continent, ne se manifeste pas seulement dans le règne végétal, car les espèces d’insectes et de reptiles venimeux se multiplient en raison de l’humidité du climat. Véritable boîte de Pandore, l’Amérique est à l’origine de certaines maladies, comme la peste vénérienne, et même des « vers rongeurs de digues & des vaisseaux59 ».
30Loin de manifester la force des grands animaux ou la férocité des fauves de l’Ancien Monde, les tigres et les lions américains sont « entièrement abâtardis, petits, pusillanimes & moins dangereux mille fois que ceux de l’Asie & de l’Afrique60 », vice qui s’étend en un « abâtardissement » généralisé frappant tous les quadrupèdes. Sans exception, les espèces vivantes subissent les effets de la situation géographique et climatique du sol américain : autochtones ou d’une autre origine, leur dégénération est inéluctable : « Les animaux d’origine Européenne ou Asiatique, qu’on y a transplantés immédiatement après la découverte, se sont rabougris ; leur taille s’est dégradée, & ils ont perdu la moitié de leur instinct ou de leur génie61. » Le phénomène se reproduit avec les chevaux arrivés dans les terres magellaniques, lesquels « ont éprouvé, comme la plupart de nos quadrupèdes une dégénération sensible, sont devenus moins puissants, plus petits62 ».
31Les Recherches philosophiques sont d’une part animées par une forte méfiance à l’égard des relations de voyage, qui doivent être lues en tenant compte des différentes qualités des espèces vivantes plus que de tout autre type d’information considérée comme douteuse : « On peut juger plus sûrement de la nature d’un climat par ses productions végétales & animales, que par toutes les autres espèces d’observations63. » Le critère de vérité adopté se veut fidèle à la réalité décrite dans la mesure où le philosophe est ici un naturaliste qui opère une sélection méthodique parmi les informations textuelles des mêmes livres de voyages visés par sa critique. Dans cette combinaison, De Pauw identifie souvent l’origine des phénomènes décrits à l’improductivité du sol : sous sa surface, à très peu de distance et même dans les zones chaudes, la terre froide empêche les graines de germer et contraint les racines des arbres à pousser non pas vers le bas mais horizontalement pour échapper aux basses températures. Aux mêmes latitudes, ces dernières sont toujours plus froides dans le Nouveau Monde, c’est pourquoi les efforts des colons pour cultiver les terres ne sauraient obtenir les mêmes résultats : « On n’est point parvenu dans tout le Nouveau Monde à faire du vin capable d’acquérir de la réputation : le meilleur n’égale pas les sortes médiocres de notre continent ; ce que l’on doit attribuer à l’humidité de l’atmosphère & à la qualité froide des terres64. »
32Selon De Pauw, l’humidité a sans aucun doute déterminé les particularités des espèces du Nouveau Monde : il explique cette cause physique par des tremblements de terre65, une catastrophique « convulsion des éléments » et une « inondation considérable66 », dont les preuves seraient la présence de coquillages dans les montagnes signalée par les explorateurs et la submersion du sol. Le philosophe cite De situ novi orbis d’Acosta, avec qui il concorde sur une probable « inondation de l’hémisphère de l’Amérique67 », et mentionne des ossements appartenant à des espèces antédiluviennes : « On y a exhumé de grands os fossiles qui avoient appartenu à des animaux quadrupèdes, dont les analogues vivants n’existoient plus dans aucune partie de cet immense continent68. » La singularité de l’Amérique dépend ainsi des phénomènes physiques qui l’ont investie et jamais observés dans les autres continents du globe : dans ce cadre, chaque espèce a pu se développer selon sa propre nature :
Le nouveau continent a souffert des vicissitudes beaucoup plus violentes, beaucoup plus terribles que l’ancien monde, où tous les animaux de la première grandeur ont trouvé le moyen de se garantir des eaux, & de se propager jusqu’aux temps présents : dans l’Amérique, au contraire, ils ont péri faute de ressource, faute de pouvoir découvrir un asyle contre les secousses de la nature ébranlée […]. On ignore si ces catastrophes ont été uniquement causées par les eaux, on ignore quel étoit l’état local de ce pays avant que d’avoir été bouleversé par les éléments69.
33Sur la base des ossements décrits dans la littérature, on peut supposer de manière pertinente que « cette moitié du monde [a] possédé plusieurs races animales de la première grandeur. Le globe a souffert assez de crises & de révolutions pour justifier cette conjecture70 ». En fait, c’est l’action de l’homme sur son environnement qui semble manquer : « La nature, faute d’être dirigée par la main de l’homme, succombait sous ses propres efforts71. » Après le Déluge, le sol est exposé à la lenteur d’un processus qui, toutefois, ouvre une possibilité d’amélioration : « Le sol pour redevenir habitable & salubre, exige encore un desséchement parfait, que le temps seul peut amener72. »
34La notion de nature du Nouveau Monde, fortement prescriptive, opère à plusieurs niveaux et prend souvent la place de l’objet de l’histoire naturelle des Recherches philosophiques. L’explication causale de l’ensemble des particularités des espèces est rattachée à une anomalie géo-climatique, déduite de ce qui reste d’un examen critique des chroniques des navigateurs. De Pauw entend démentir, parmi d’autres lieux communs, le topos littéraire de la richesse et de la fertilité du sol : précisément dans cette optique il contesteDel’espritdeslois. Montesquieudécrit, eneffet, lesterresd’Amérique comme très productives et exigeant ainsi moins d’art et d’industrie de la part de leurs habitants : il ne serait pas nécessaire, donc, de développer chez eux de telles facultés73. En revanche, pour le philosophe néerlandais, la condition des sauvages américains n’est pas liée à cette abondance naturelle ni à une richesse particulière des sols sur lesquels ils habitent, mais à des conditions difficiles dues à l’hostilité de l’environnement et à l’infertilité du sol. Si l’homme américain ne bénéficie donc pas de la générosité des fruits de la nature, il ne dispose pas, surtout, des moyens matériels nécessaires pour se soustraire à cet état malheureux. De Pauw évoque la possibilité d’une amélioration de ces conditions en posant l’éventualité que le climat ne soit pas figé : « Il est croyable que le climat du Nouveau Monde devient d’année en année plus sain & plus salubre74. » Concernant la tendance des espèces animales européennes à rapetisser sur le sol d’Amérique, le phénomène pourrait se réduire si un changement positif des conditions climatiques se produit : « On prétend que toutes les autres espèces d’animaux Européens dégénèrent moins aujourd’hui aux Indes Occidentales que dans le premier siècle de la découverte ; ce qui semble prouver au moins, que le climat s’y est un peu amendé75. »
35Les descriptions des Recherches philosophiques traitent des espèces végétales et animales avant d’aborder l’espèce humaine et convergent vers une idée unique : l’infériorité du monde américain. Cela est évident dans le traitement des causes et des effets de la fertilité du sol, des plantes, des animaux et de l’homme. La thèse démographique de terres conquises par des armées opposées à des indigènes incapables de résister vu leur petit nombre, ajouté à leur faiblesse physique, repose d’ailleurs sur l’idée d’une fécondité extrêmement faible. Un même régime de stérilité règne sur les plantes, les animaux et les femmes, tant indigènes qu’européennes : « Le climat du nouveau monde renferme un vice secret qui jusques à présent s’oppose à la multiplication de l’espèce humaine : les femmes d’Europe cessent d’y être fertiles bien plus tôt que dans leur pays natal76. » De manière générale, l’homme américain est peu disposé à reproduire sa propre espèce, phénomène qu’il faut comprendre à travers ses causes physiques : « Le peu d’inclinaison, le peu de chaleur des Américains pour le sexe, démontroit indubitablement le défaut de leur virilité & la défaillance de leurs organes destinés à la régénération77. » D’où, aussi, l’idée que la conquête espagnole n’a pas réellement été favorisée par la disparité de force et d’armes militaires, mais par la nature de ses adversaires, c’est-à-dire des « hommes plus que poltrons, & d’une lâcheté inexprimable, dont on ne peut assigner d’autre cause plausible que l’abâtardissement de l’espèce humaine dans cette partie du globe78 ».
36Le physique et le moral des habitants du Nouveau Monde sont définis par une différence qualitative résistant à toute comparaison avec l’humanité de tous les autres continents. Dans les Recherches philosophiques, l’anthropologie est orientée par la tentative de forger comparativement une altérité irréductible : « Les naturels de la Zone Torride & de la partie méridionale de l’Amérique constituent une quatrième variété qui ne ressemble en rien aux races septentrionales, si l’on exempte le commun défaut de la barbe & du poil sur toute la surface du corps. Elle ne ressemble pas davantage aux Européens, aux Chinois, aux Tartares, aux Nègres, enfin on peut la regarder comme originale79. »
37Au centre de cette originalité apparaît une relation fusionnelle non pas avec la nature tout court, mais avec une nature dégénérée, inférieure à l’environnement naturel de l’Ancien Monde. La spécificité de ce rapport entre l’homme américain et une nature déchue se constitue à un degré d’infériorité nouveau, au sens physique mais aussi moral. Il ne s’agit pas précisément d’une humanité à ses balbutiements, car cette condition justifierait l’espoir d’une rationalité en puissance. Plongés dans une matière défectueuse, les Américains septentrionaux et méridionaux vivent moins comme des hommes doués de raison que comme des animaux gouvernés par l’instinct et la nécessité. En Californie, vivant nus, se nourrissant de fruits sauvages, les indigènes occupent l’environnement sans avoir développé la moindre capacité de le modifier, car ils « ne paroissent pas avoir reçu de la nature une portion d’intelligence supérieure à l’instinct des animaux de leur péninsule80 ».
38Chez De Pauw, ce n’est pas la fin présumée des territoires à explorer qui motive l’appel à cesser les missions d’exploration, car il est conscient du fait que l’Amérique présente encore des territoires à cartographier, tant vers le pôle antarctique que vers le pôle arctique. Ce type d’exhortation insiste, outre l’inutilité du commerce et des colonies, sur le peu d’intérêt présenté par l’étude de certaines populations du monde81. L’exploration du navigateur danois au service de Pierre le Grand, Vitus Bering, est évoquée par l’auteur des Recherches philosophiques pour prouver que l’exploration du nord du continent n’est qu’une entreprise inutilement risquée : « Cette partie du globe n’offre que des contrées désolées & des nations insociables82. » Les Esquimaux qui habitent l’extrémité nord du continent, ou « pygmées septentrionaux », sont à compter parmi « les plus petits des hommes83 », dont le trait particulier reste la difformité physique d’hommes qui « se distinguent par la petitesse de leurs pieds & de leurs mains, & la grosseur énorme de leurs têtes84 ». Tout en ayant des caractéristiques propres, cette population partage des traits avec tous les sauvages du continent : « Ils manquent, comme tous les Américains, de barbe85. » Quant aux femmes, elles sont « plus laides, plus petites encore que les mâles, ne sont guère élevées que de quarante-sept pouces86 ».
39De Pauw ne se contente pas de montrer la supériorité des raisons contraires à la colonisation et l’inutilité des conquêtes, il nie aussi d’autres lieux communs, notamment celui de la grandeur des différentes espèces. Dans son invective générale contre le topos littéraire qui fait de l’Amérique un lieu paradisiaque, la polémique des géants se charge d’une portée symbolique et occupe une place importante. Constatant que les polémiques autour de cette question n’ont abouti à aucune certitude, le philosophe dresse un bilan négatif sur l’état du problème : « Depuis le voyage de l’exagérateur Pigafetta, qui a le premier cru voir des sauvages de stature colossale au sud de l’Amérique, il s’est écoulé 247 ans, qu’on a employés à se contredire avec acharnement87. »
40Les conditions géographiques et climatiques se mêlent au pays des prétendus géants en une combinaison particulièrement acharnée contre la vie humaine. Les Patagons vivent dans un « pays désolé & presque inhabitable, où les Européens n’ont aucun établissement, & où ils n’en auront vraisemblablement jamais88 ». Les particularités de cette région s’expliquent par l’anomalie d’un climat qui, comme partout dans le continent, présente des températures beaucoup plus basses que d’autres régions du globe aux mêmes latitudes : « Ce pays, quoique situé au centre de la zone tempérée australe, éprouve de longs hivers : la terre y est cachée alors sous des tas de neige, & le ciel voilé par des nuages noirs & affreux : les vents y dominent avec tant de véhémence qu’il n’y a point de parage dans l’Océan plus redouté des navigateurs89. »
41Pour De Pauw, la taille des Patagons n’est pas différente de celle des Européens, car le climat sous lequel ils vivent est moins rigoureux que dans les régions septentrionales peuplées d’Esquimaux. Les Patagons mènent une vie en majeure partie orientée vers la survie dans un milieu extrêmement hostile : « La misère de leur vie ambulante, par des pays stériles, effraie l’imagination : ils ont très souvent à combattre, comme tous les peuples chasseurs, contre la faim & la disette90. » Au-delà de leurs traits particuliers, les habitants de cette région partagent l’essentiel des sauvages américains : « Le caractère moral des Patagons n’a rien qui les distingue du reste des Indiens Occidentaux91. » Ils n’ont aucune forme de religion, mais s’ils en avaient une, « elle serait assurément absurde92 ». Voilà des hommes extrêmement craintifs et lâches, affirme De Pauw, « parce que l’homme est peureux à proportion qu’il est ignorant & abruti93 ».
42De Pauw trace une histoire longue et détaillée des témoignages et des opinions prononcés sur la question de l’existence de géants, à partir du voyage de Magellan raconté par Pigafetta. Ce dernier est à l’origine de la croyance dans les géants mais il ne sert qu’à illustrer une des principales cibles polémiques des Recherches philosophiques, à savoir la contradiction entre la raison philosophique et l’autorité du récit de voyage : « Ce seroit faire tort à ses propres lumières que d’accorder la moindre confiance à des fables si grossières94. » L’auteur affirme que son enquête sur les géants est orientée par un examen objectif des « faits », ceux-ci n’étant pourtant accessibles qu’à condition d’accepter une relation jugée plus crédible, ou probable, qu’une autre. Les objets sur lesquels son histoire naturelle est censée apporter des lumières demeurent en deçà d’une factualité littéraire indépassable : « On s’est uniquement borné à considérer les faits, & à calculer le degré de probabilité des différentes relations, publiés depuis l’an 1520 jusqu’à nos jours, d’où il ne résulte aucune preuve décisive : puisque le témoignage des voyageurs qui nient le fait, contrebalance celui des voyageurs qui l’affirment95. » Le lien épistémologique entre la géographie et l’anthropologie consiste dans leur relative dépendance. Si le déplacement de l’espace cartographique détermine la clôture de l’horizon de l’exploration, alors l’espèce humaine apparaît comme un ensemble dont les bornes trouvent une nouvelle lisibilité. Le recours au probable intervient, en effet, tant pour les spéculations sur les géants que pour démentir l’existence d’un immense continent austral : « L’augmentation du froid vers le pôle du Sud ajoute un nouveau degré de probabilité à mon opinion sur le peu d’étendue des terres australes96. »
43Les récits fondateurs de l’exploration du Nouveau Monde qui ont pénétré dans l’imaginaire ont en quelque sorte établi la manière de le connaître et de le représenter. Certes, ce savoir est mis en discussion selon différents projets au xviiie siècle, mais la portée générale de cette critique relève d’un rapport problématique entre les objets de récits de voyage et ceux de l’histoire naturelle, rapport dont le champ se transforme au fur et à mesure qu’il devient concurrentiel, car si des discours hétérogènes s’approprient ces objets, ils renvoient à une même factualité littéraire. La critique du philosophe n’est pas une simple polémique, mais soulève implicitement le problème du mode de connaissance inhérent à ces récits : « Les premiers aventuriers qui firent, au quinzième & au seizième siècle, la reconnaissance des côtes de l’Amérique, furent presque tous agités de la fureur d’en écrire des relations mensongères97. » Le problème n’est pas circonscrit aux explorateurs modernes, il est également présent dans le récit des voyages de l’Antiquité : « Les anciens naturalistes, qui ont cru qu’il y avoit dans la Scythie & dans l’Inde des Acéphales & des Cynocéphales, s’étoient laissés induire en erreur par des voyageurs mal-habités98. » Le foisonnement de chroniques correspond ainsi à une multiplication d’êtres monstrueux : « En même temps que Cartier reléguoit des races difformes dans le nord du Nouveau Monde, les Espagnols peuploient de géants la pointe méridionale99. » La critique des voyageurs est une critique de l’usage auquel leurs relations se prêtent, mais le système de De Pauw lui-même dépend d’une masse d’informations tirée de ces textes. Parfois, il s’agit même d’élaborations de seconde main, comme lorsqu’il admet la validité de l’hypothèse acostienne du Déluge, à son tour fondée sur les voyages. Néanmoins, la polémique est constante contre ceux « qui ont écrit avec beaucoup de simplicité de la découverte d’Amérique, & de la situation où l’on surprit ses habitants abrutis100 ».
44Tout en dressant un système général dans lequel un grand nombre de descriptions des voyageurs sont reconsidérées, le philosophe laisse une place à l’inconnu : « Nous n’ignorons point qu’il y a encore de vastes contrées en Amérique où l’on n’a jamais pénétré, & où l’histoire de l’homme pourroit faire des grandes acquisitions, si des philosophes formoient le projet d’y voyager101. » Tout en ouvrant un espace à la découverte, cette considération, qui n’est pas sans contradiction avec d’autres passages des Recherches philosophiques, déclare en même temps l’infériorité de ce qui est découvert. Le fait même qu’un continent soit l’objet d’une découverte constitue la preuve de son infériorité, au sens où pour découvrir un nouveau continent, l’art de la navigation doit forcément avoir atteint un certain degré de développement technique et scientifique, car c’est seulement « chez des peuples dont le génie & les arts ont déjà fait des progrès immenses, que les grandes découvertes peuvent avoir lieu102 ». En revanche, dépourvus de moyens pour une telle entreprise, les populations sauvages sont incapables de produire des découvertes, production dont l’Europe n’a d’ailleurs pas le monopole : « Les Chinois ont trouvé la boussole, l’imprimerie, la poudre à canon, la porcelaine, ainsi que les Européens ; quoiqu’il n’ait existé aucune correspondance entre eux & nous dans ces temps là103. »
45L’enjeu correspond à l’exigence d’une nouvelle connaissance de l’homme en mesure de se débarrasser des textes hérités depuis des siècles d’exploration qu’il faut désormais filtrer par une nouvelle grille de lecture et soumettre à une observation rigoureuse. Ce savoir inédit n’est pas la conséquence d’une nouvelle manière de voyager, il répond à une nouvelle exégèse textuelle, perçue au xviiie siècle comme un critère fondamental. C’est précisément ce critère que l’histoire naturelle doit acquérir pour soustraire le récit de voyage au genre littéraire auquel il appartient traditionnellement et le transformer en un document scientifique ordonné à des critères nouveaux. En ce sens, la comparaison avec le botaniste est pertinente et très significative, car elle reflète les préoccupations épistémologiques de son époque104. La nécessité d’un nouveau type de voyageur se fait alors sentir : le voyageur éclairé, un type idéal car, concrètement, tant les chroniqueurs que les naturalistes connaissent le monde à travers les grilles du système des belles-lettres et des savoirs conçus dans la métaphore opérationnelle de la mappemonde.
46Malgré le constat de la spécificité des populations du Nouveau Monde, De Pauw entend surtout mettre au jour, au-delà de ces différences, un fond commun où se dévoilent l’animalité et la simplicité essentielles de l’homme américain. Il n’y a aucun goût du particulier dans l’examen des détails des chroniques, mais une attention vers ce qui peut être projeté dans un portrait général. Sur le fond, les qualités de ces populations sont les mêmes que celles de tous les autres habitants du continent. Si la description des Californiens s’appuie sur des récits de voyageurs, ce n’est que pour constater que « leur caractère moral est conforme à celui que nous avons donné de tous les Américains en général105 » et que « leur figure est semblable à celle de tous les autres peuples de l’Amérique106 ». La spécificité des populations est remplacée par une typologie de l’homme du Nouveau Monde présent en tout lieu du continent, où le particulier sert la représentation généralisatrice du « type américain ». L’une de ses caractéristiques fondamentales est la passivité : « Ils sont d’une paresse impardonnable, n’inventent rien, n’entreprennent & n’étendent point la sphère de leur conception au-delà de ce qu’ils voient : pusillanimes, poltrons, énervés, sans noblesse dans l’esprit107. » C’est sur la base de ces qualités qu’il est possible d’écarter l’hypothèse d’un lien entre Asiatiques et Américains, ces derniers étant « tellement abrutis, tellement dépourvus d’industrie & d’idées, qu’on ne sauroit supposer qu’ils aient jamais eu quelque communication avec l’Asie108 ». Contrairement aux civilisations orientales, où l’écriture est pratiquée depuis des temps anciens, au moment de la découverte « il n’y avoit pas un Américain qui sût lire ou écrire : il n’y a pas encore de nos jours un Américain qui sache penser109 ».
47La validité du système de De Pauw semble être corrélée à la possibilité de généraliser ses principes, qu’il voudrait fonder sur les descriptions particulières des voyageurs épurées de leurs préjugés. En effet, dans la première section de la quatrième partie de son ouvrage, « Du génie abruti des Américains », il écrit : « Il s’agit ici de décider si nous avons été conséquents, & si nos observations concourent à prouver en général ce qu’elles prouvent en particulier110. » La thèse de la dégénérescence et de l’infériorité des Américains constitue aussi bien le critère fondamental du système, sur lequel reposent à la fois les énoncés admis et ceux contestés, que le postulat guidant les développements de l’ouvrage. Les Américains se situent à peine au-delà du seuil de l’animalité et, comme les espèces indigènes, la possibilité d’une amélioration leur manque : « Supérieurs aux animaux, parce qu’ils ont l’usage des mains et de la langue, ils sont réellement inférieurs aux Européens : privés à la fois d’intelligence & de perfectibilité, ils n’obéissent qu’aux impulsions de leur instinct111. » La preuve en est que depuis la découverte « on a essayé sur eux toute espèce de culture, & aucun n’a pu parvenir à se faire un nom dans les sciences, les arts, & les métiers112 ». En outre, l’absence d’une dimension historique est en rapport direct avec les facultés de l’esprit : n’ayant pas de souvenirs, les indigènes « n’enchaînent pas leurs idées, faute de réfléchir sur ce qu’ils ont dit, & sur ce qu’ils diront dans la suite ; ils ne méditent point, & manquent de mémoire113 ». Tout effort pour instruire les habitants du Nouveau Monde est ainsi voué à l’échec ; si, par le concours de circonstances exceptionnelles, ils parviennent à lire et à écrire, il ne s’agit d’un progrès qu’en apparence, et ce que l’esprit avait gagné, il le perd nécessairement : « Vers la vingtième année, la stupidité se développe tout d’un coup : alors le mal est fait, ils reculaient au lieu d’avancer, & oublient tellement ce qu’ils avoient appris, qu’on est obligé de renoncer à leur éducation & les abandonner à leur fatalité114. » Parmi les traits de l’homme américain, l’imperfectibilité reflète le mieux sa condition sauvage, et c’est là une « preuve qu’ils haïssent les loix de la société, & les entraves de l’éducation115 ». La condition des Indiens rend vain l’argument de l’évangélisation pour justifier la présence des missionnaires sur le continent ; De Pauw veut montrer l’absurdité d’une conversion à une religion qu’on ne peut comprendre116. S’il est impossible que les indigènes tirent des bénéfices de l’éducation ou qu’ils pratiquent consciemment la religion des colonisateurs, force est aussi de constater qu’ils sont condamnés à ne pas produire ce qui est propre aux peuples policés : « Quand un peuple parvient à avoir des philosophes, c’est une marque certaine qu’il a déjà des arts117. » Sous les effets du climat, non seulement les espèces animales et végétales apportées de l’Ancien Monde dégénèrent, mais aussi l’intelligence de l’espèce humaine : « Les Créoles de la quatrième, & de cinquième génération ont moins de génie, moins de capacité pour les sciences que les vrais Européens118. »
48Les Recherches philosophiques défendent l’idée selon laquelle, en Amérique, la matière et les formes vivantes ont été récemment organisées, ce qui expliquerait l’infériorité du sol et, par conséquent, des habitants. Sur un continent stagnant aux stades primitifs, ces derniers n’auraient pu produire des « colosses », ni même accidentellement. S’inspirant de Buffon, mais en allant bien au-delà de ses thèses, De Pauw place les Américains dans un état d’avilissement total, selon une perspective symétriquement opposée à celle qui idéalisait leur état de nature. Contre tout récit d’une humanité forte et heureuse hors du progrès civil, le philosophe lie les raisons de la dégénérescence américaine à des causes catastrophiques telles qu’inondations, tremblements de terre et déluges119. En réponse aux critiques suscitées par son ouvrage, De Pauw reviendra sur ses positions à l’égard de la littérature de voyage, de l’infériorité des Américains et de l’inexistence des géants dans l’article « Amérique » du Supplément à l’Encyclopédie120.
49De Pauw ne conteste pas l’humanité des Américains, à la manière d’un Sepúlveda dans la controverse de Valladolid ; il nie pourtant à ces hommes la possibilité de sortir de la dégénérescence, par laquelle ils sont condamnés à une enfance éternelle. À n’en pas douter, les mœurs peuvent refléter des degrés inégaux de perfectibilité et, par conséquent, le progrès des arts et des sciences sera proportionnellement « distribué » parmi des peuples avancés ou retardés. Mais l’existence des sauvages d’Amérique se déroule en dehors de cette gradation, laquelle n’est opératoire, donc, que dans l’Ancien Monde. Si la perfectibilité, en tant que capacité intrinsèque de l’espèce humaine à se perfectionner, est commune à tous les individus, le sol de l’Amérique, tel qu’il est dépeint dans les Considérations, apparaît comme la mise en scène de sa propre singularité. Se constituant sur une histoire et une géographie discontinues par rapport aux autres parties du globe, le Nouveau Monde échappe à la perfectibilité comme critère d’humanité. Dans la singularité de son espace, même l’homme perfectible peut perdre cette faculté.
ANQUETIL-DUPERRON
50L’idée d’un continent dégradé proposée par De Pauw dans ses Recherches philosophiques sur les Américains déclenche une polémique qui remet vivement en cause la thèse d’une dégénérescence et d’une infériorité des espèces vivantes en Amérique. Buffon lui-même, dont l’autorité était évoquée par De Pauw pour justifier certains aspects de son système, critique la partialité et les limites de la méthode du savant hollandais consistant à déduire le particulier d’un principe général et surtout erroné :
Je ne prendrai la peine de citer ici que les monumens des Mexicains et des Péruviens, dont il [De Pauw] nie l’existence, et dont néanmoins les vestiges existent encore et démontrent la grandeur et le génie de ces peuples qu’il traite comme des êtres stupides, dégénérés de l’espèce humaine, tant pour le corps que pour l’entendement. Il paroît que M.P. a voulu rapporter à cette opinion tous les faits121.
51L’inconsistance de ces principes s’associe à la défense des géants, comme chez Mattew Maty, secrétaire de la Royal Society, qui, sur la base des descriptions des voyageurs, écrivait avec enthousiasme : « L’existence des géants est donc confirmée : on en a vu & manié plusieurs centaines. Le terroir de l’Amérique peut donc produire des colosses, & la puissance génératrice n’y est point dans l’enfance122. » C’est aussi le cas d’Antoine-Joseph Pernety, qui défend le Nouveau Monde et voit dans la négation des géants un point sensible du système de De Pauw, lequel en effet « a très bien senti que l’existence des Patagons géants étoit capable de détruire son assertion de la dégradation de la race humaine dans le nouveau continent123 ». Le penseur hollandais publie alors une Défense124 de son ouvrage et, dans un examen ultérieur de la controverse, Pernety, revendiquant son expérience du monde en tant que voyageur ayant pris part à l’expédition de Bougainville, réplique en reprenant l’argument proposé par Frézier125.
52Parmi les critiques adressées à De Pauw, celle de l’orientaliste Anquetil-Duperron est sans doute une des plus singulières126. Critique du colonialisme et de la théorie du despotisme oriental, son œuvre reste fidèle à un programme de défense de la dignité et des droits des populations extra-européennes. Ses travaux sont essentiellement consacrés aux langues et à l’histoire asiatiques, en particulier aux peuples de l’Inde, mais ses Considérations philosophiques, historiques et géographiques sur les Deux Mondes (1780-1804) s’intéressent de manière spécifique au continent américain, et s’inscrivent pleinement dans le débat suscité par l’ouvrage de De Pauw127.
53Si l’anticolonialisme du savant hollandais est fondé sur l’inutilité des conquêtes et du commerce entre la métropole et ses colonies, l’itinéraire intellectuel d’Anquetil-Duperron aboutit à une critique du colonialisme construite sur des repères spatiaux éloignés du milieu des encyclopédistes fréquenté par De Pauw. L’orientaliste considère que l’idée de l’infériorité des populations asiatiques ou américaines n’est fondée que sur les limites des savoirs à disposition des Européens pour connaître les populations des colonies. Tout d’abord, il identifie les limites du savoir anthropologique et l’incompréhension de ces peuples à un problème linguistique : la connaissance des langues locales de la part des militaires et des commerçants restant très limitée, cela produit des effets néfastes pour l’image occidentale des peuples extra-européens. Savant de terrain, ce voyageur érudit incarne la figure atypique de celui qui justifie explicitement son travail de traducteur, du Zend Avesta (1771) et des Upanishad (1801-1802), par la nécessité d’une anthropologie et d’une politique au service des droits des peuples. Dans sa Législation orientale (1778), la cible était le lien entre le portrait philosophique de l’Asie comme lieu naturel du despotisme et l’utilité politique visée par les puissances coloniales. Sous ces aspects, l’œuvre d’Anquetil-Duperron met en évidence le rapport existant entre le regard que les empires coloniaux portaient sur le monde et leur « géographie morale128 », à savoir l’eurocentrisme projeté sur l’image du globe terrestre. À travers ces lignes de réflexion, son anthropologie oriente le propos général de son travail consacré à l’étude des populations du Nouveau Monde, consistant, selon ses propres termes, à « effacer la tache imprimée à l’espèce humaine représentée trop souvent infidèlement129 ».
54En comparatiste, dans son ouvrage consacré à la défense des Américains et au sujet de la querelle sur les géants, l’auteur rapporte un corpus de relations de voyage pour intervenir sur un débat qui tendait à opposer deux positions s’excluant mutuellement. Son constat est simple : « Il y a dans le détroit de Magellan et aux environs, des hommes de différentes tailles ; de très grands, de grands et de moyens130. » Suite à un examen détaillé de la littérature de voyage décrivant la population de cette région, il conclut « que les Patagons très grands ne sont qu’à l’entrée du détroit : remontant de là au nord, qu’il y a au milieu du détroit des hommes de taille ordinaire ; qu’il y en a de pareils avec les grands Patagons131 ». D’ailleurs, son insistance sur la variété de la taille est due à la position commune adoptée à ce sujet par « des Européens de toute nation, de tout état, qui ont parlé, commercé, combattu, avec les habitants de l’Amérique méridionale132 ».
55D’une part, Anquetil-Duperron estime avoir saisi l’arrière-pensée de la polémique qui va au-delà de l’affirmation ou de la négation de l’existence des géants ; d’autre part, il critique l’usage, en quelque sorte idéologique, de la figure du géant chez De Pauw, lequel n’entendait que démontrer a priori le malheur et la faiblesse de l’homme américain. Notamment, il critique l’opération consistant à fixer des critères arbitraires pour établir l’infériorité d’une espèce ou d’un peuple non pas de manière générale, mais par rapport à une autre espèce ou à un autre peuple. Il invalide la raison pour laquelle De Pauw, en affirmant le statut déchu des Américains, ridiculise la croyance aux géants, et considère faux ses arguments en arguant que cet auteur « combat l’existence des géants en Amérique parce qu’elle est opposée à son système133 ».
56Au xviiie siècle, et tout particulièrement avec les critiques de la théorie de la dégénérescence, il apparaît plus clairement que le fond de la polémique ne portait pas sur une question pouvant être circonscrite au domaine du merveilleux, ni sur une simple curiosité explicable en opposant Lumières et préjugés. S’il s’agit d’« une des plus belles énigmes anthropologiques du demi-siècle134 », c’est aussi parce que le problème des géants résiste, en effet, à toute réduction à une étrangeté littéraire et déborde l’esthétique de l’étonnement. Le géant peut être accueilli dans le réel ou congédié dans l’imaginaire pour des raisons différentes de celles d’une écriture dont le but déclaré est de provoquer un tel effet. Le géant peut être l’objet soit d’une défense soit d’une réfutation selon la nature des thèses elles-mêmes à défendre ou à réfuter : cela advient à la suite d’une appropriation discursive qui le soustrait à son contexte premier, c’est-à-dire à celui du renvoi circulaire entre les chroniques d’exploration et les textes cartographiques. Le devenir de cette figure littéraire constituée en objet acquiert une valeur singulière là où l’existence des géants est érigée en preuve contre la thèse de l’infériorité de l’homme américain. Si tout se passe effectivement en ces termes, ce n’est qu’à travers un geste contribuant à la formation d’un champ de discussion, geste qui, en même temps, est un lien profond entre l’anthropologie historique et l’état des savoirs géographiques. Liaison ouverte, elle se dirigeait pourtant vers sa propre clôture à la fin du régime des belles-lettres.
Notes de bas de page
1 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., Supplément, t. 5, 1778, p. 573-574.
2 Sur cette question, voir, par exemple, John Pappas, « Buffon matérialiste ? Les critiques de Berthier, Feller, et les nouvelles ecclésiastiques », dans Béatrice Fink, Gerhardt Stenger (dir.), Être matérialiste à l’âge des Lumières, Paris, PUF, 1999, p. 233-249.
3 « […] l’histoire des animaux, des plantes & des minéraux, l’histoire du ciel & de la terre, la médecine, le commerce, la navigation, l’histoire des arts libéraux & méchaniques, l’origine des usages, enfin toutes les sciences naturelles & tous les arts humains », Buffon, Histoire naturelle, op. cit., t. 1, p. 48.
4 Ibid., p. 50.
5 « L’histoire de l’homme ouvre la voie à l’anthropologie sans la fonder véritablement : il faudra pour cela non un espace ouvert sur l’inconnu et le fantastique, mais un espace clos, où les horizons de l’exotisme se seront renfermés sur la dernière terra incognita », Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op. cit., p. 233.
6 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., t. 3, « Variétés dans l’espèce humaine », p. 371.
7 Ibid., p. 372.
8 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., p. 372-373.
9 Ibid., p. 490.
10 Ibid., t. 1, p. 51.
11 Ibid., t. 2, p. 431.
12 Thierry Hoquet, Buffon : histoire naturelle et philosophie, Paris, Champion, 2005, p. 739.
13 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., t. 1, p. 6.
14 Thierry Hoquet, Buffon : histoire naturelle et philosophie, op. cit., p. 742.
15 Sur le rapport entre l’œuvre des deux naturalistes, nous renvoyons à Pascal Duris, Linné et la France (1780-1850), Genève, Droz, 1993, et Thierry Hoquet, Buffon-Linné. Éternels rivaux de la biologie ?, Paris, Dunod, 2007.
16 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., t. 1, p. 13.
17 Ibid., t. 3, p. 493.
18 Ibid., t. 14, p. 311.
19 Ibid.
20 Ibid., p. 312.
21 Ibid., p. 327.
22 Ibid., p. 315.
23 Ibid., p. 315-316.
24 Ibid., t. 3, p. 514.
25 Ibid., p. 517.
26 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., t. 3.
27 Ibid., p. 510.
28 Ibid., t. 2, p. 553.
29 Ibid., t. 3, p. 511.
30 Ibid., p. 512.
31 Ibid.
32 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., t. 3, p. 513.
33 Ibid., p. 514.
34 « La hauteur totale du corps humain varie assez considérablement, la grande taille pour les hommes est depuis cinq pieds quatre ou cinq pouces, jusqu’à cinq pieds huit ou neuf pouces ; la taille médiocre est depuis cinq pieds ou cinq pieds un pouce, jusqu’à cinq pieds quatre pouces, et la petite taille est au dessous de cinq pieds : les femmes ont en général deux ou trois pouces de moins que les hommes », ibid., t. 2, p. 550.
35 Ibid., t. 3, p. 509.
36 Claude Nicolas Le Cat, « Mémoire pour servir à l’histoire des géants », Le nouveau magasin françois, mars, avril, mai 1751. Pour un profil de Le Cat, voir Jean-Pierre Lemercier, « Claude Nicolas Le Cat et l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Rouen », Histoire des sciences médicales, XXXV/2, 2001, p. 163-168.
37 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., Supplément, t. 4, p. 399.
38 Ibid., p. 401.
39 Ibid., p. 402.
40 Ibid., p. 515.
41 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., Supplément, t. 4, p. 516.
42 Ibid., p. 525. Dix pieds correspondent à 3,24 m.
43 Ibid., t. 5 (1778), p. 573-574.
44 Ibid., t. 4, p. 524.
45 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, Berlin, 1774, t. 1, p. 169 (éd. fac-similé, Paris, Jean-Michel Place, 1990).
46 Ibid., « Discours préliminaire », p. XIV.
47 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., t. 1, p. iii.
48 Ibid., p. iv.
49 Ibid.
50 Ibid., p. v.
51 Ibid., p. vi.
52 Ibid., p. VIII.
53 Ibid., p. IX.
54 Ibid., p. 2.
55 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit.
56 Ibid., p. 200.
57 Ibid., p. 3.
58 Ibid., p. 4.
59 Ibid., p. 19 et 7-8.
60 Ibid., p. 6.
61 Ibid., p. 10.
62 Ibid., p. 277.
63 Ibid., p. 12.
64 Ibid., p. 159.
65 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 97.
66 Ibid., p. 9 et 20.
67 Ibid., p. 99.
68 Ibid.
69 Ibid., p. 309.
70 Ibid., p. 311.
71 Ibid., p. 7.
72 Ibid., p. 102.
73 « Ce qui fait qu’il y a tant de nations sauvages en Amérique, c’est que la terre y produit d’elle-même beaucoup de fruits dont on peut se nourrir », Montesquieu, De l’esprit des lois, XVIII, 9, cité dans Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 102-103.
74 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 22.
75 Ibid., p. 23.
76 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 25.
77 Ibid., p. 38.
78 Ibid., p. 70.
79 Ibid., p. 136.
80 Ibid., p. 160.
81 Voltaire, moins intéressé à « la reconnaissance de l’homme physique » recherchée par De Pauw, écrit : « Tout peuple qui n’a point cultivé les arts doit être condamné à être inconnu », Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, op. cit., chap. I, « Du gouvernement de la Sibérie, des Samoyèdes, des Ostiaks », p. 372.
82 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 163.
83 Ibid., p. 251.
84 Ibid., p. 254.
85 Ibid.
86 Ibid., p. 255, c’est-à-dire presque 1,30 m.
87 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. XII. L’auteur évoque tout au long de l’ouvrage le problème des Patagons, auquel il consacre spécifiquement la deuxième section de la troisième partie du premier tome des Recherches philosophiques (p. 273- 318). Un officier de l’expédition de John Byron avait fait une constatation similaire, mais ses conclusions étaient : « One important consequence of this voyage, is the putting an end to the dispute, which for two centuries and a half has subsisted between geographers, in relation to the reality of their being a nation of people of such an amazing stature, of which the concurrent testimony of all on board the Dolphin and Tamer can now leave no room for doubt », Appendix to A voyage around the World, by an Officer (1767), dans Byron’s Journal of his Circumnavigation 1764- 1766, op. cit., p. 197.
88 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 274.
89 Ibid., p. 275.
90 Ibid., p. 277.
91 Ibid., p. 278.
92 Ibid., p. 279.
93 Ibid., p. 280.
94 Ibid., p. 282.
95 Ibid., p. 318.
96 Ibid., t. 2, p. 289.
97 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., t. 2, p. 124.
98 Ibid., p. 143.
99 Ibid., p. 126, voir Jacques Cartier, Voyages au Canada, Paris, Maspero, 1981. Sur les questions tératologiques, nous renvoyons à l’étude de François-Marc Gagnon et Denise Petel, Hommes effarables et bestes sauvages : images du Nouveau Monde d’après les voyages de Jacques Cartier, Montréal, Boréal, 1986.
100 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 216.
101 Ibid., p. 148-149.
102 Ibid., p. 142.
103 Ibid., p. 143. De Pauw est auteur des Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois, Berlin, Decker, 1773, 2 vol.
104 « Pour y démêler un fait intéressant, confondu & comme submergé dans des circonstances infiniment petites, on doit revoir mille pages vuides ou fastidieuses, qui impatientent & désespèrent : on est dans le cas d’un botaniste qui, pour trouver une plante dont il veut connoître les caractères, est quelquefois contraint de parcourir des forêts, des landes, des rochers, des précipices, & d’herboriser dans toute une province avant que d’être satisfait », Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 273-274.
105 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 160.
106 Ibid., p. 160-161.
107 Ibid., p. 160.
108 Ibid., p. 162. Joseph de Guignes soutenait l’idée d’une migration asiatique dans le Nouveau Monde, notamment dans ses « Recherches sur les navigations des Chinois du côté de l’Amérique », Mémoires de littérature, tirés des registres de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres depuis l’année MDCCLV iusques & compris l’année MDCCLVII, Paris, Imprimerie royale, 1761, t. 28, p. 503-525. L’orientaliste avait présenté à l’Académie un Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne, Paris, Desaint & Saillant, 1759, contesté par De Pauw. Au-delà de la validité scientifique de l’hypothèse de Guignes, il est important de souligner que celle-ci, contrairement aux thèses de De Pauw, restituait une dimension historique à l’Amérique.
109 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., t. 2, p. 107.
110 Ibid., p. 108.
111 Ibid.
112 Ibid.
113 Ibid., p. 109.
114 Ibid., p. 110.
115 Ibid., p. 161.
116 Ibid., p. 114.
117 Corneille De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 140.
118 Ibid., p. 119.
119 L’idée d’un continent frappé par des catastrophes naturelles était répandue, en particulier à partir de Bacon qui explique la jeunesse du continent, le manque de population et le retard culturel à travers l’idée d’un grand déluge, hypothèse soutenue par la géologie du XVIIIe siècle. En lien avec la recherche de ressemblances comme base de la science, Bacon évoque la correspondance entre les côtes africaine et sud-américaine : « La configuration même du monde, dans ses parties les plus grandes, présente des instances conformes qui ne doivent pas être négligées. Ainsi, de l’Afrique et de la région du Pérou, avec la terre s’étendant jusqu’au détroit de Magellan. Les deux régions en effet offrent des isthmes semblables et des promontoires semblables, ce qui n’est pas l’effet du hasard », Novum Organum, op. cit., II, § 27, p. 240.
120 De Pauw, « Amérique », Supplément à l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Amsterdam, 1776-1777, I.
121 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., Supplément, t. 4, p. 527.
122 Cité dans De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 298. Pour Gabriel François Coyer, l’affaire des géants n’est qu’une « nouvelle de gazette », Lettre au Docteur Maty, secrétaire de la Société royale de Londres, Bruxelles, 1767, p. 22.
123 Antoine-Joseph Pernety, Dissertation sur l’Amérique et les Américains, contre les Recherches philosophiques de Mr. De P***, Berlin, Decker, 1770, p. 82-83.
124 Corneille De Pauw, Défense des Recherches philosophiques sur les Américains, Berlin, Decker, 1770.
125 Notamment « que l’existence de cette espèce d’hommes est un fait réel, & que ce n’est pas assez que d’avoir pour foi des témoignages de personnes même éclairées, qui disent n’avoir pas vu ces géants ; que ce n’est pas encore assez qu’une partie des marins n’ait pas touché, mesuré ce que les autres ont bien considéré ; que ce n’est pas assez enfin que des raisonnements contre des faits qu’on peut regarder comme avérés, pour les traiter d’apocryphes & des fables », Antoine-Joseph Pernety, Examen des Recherches philosophiques sur l’Amérique et les Américains, et de la Défense de cet ouvrage, Berlin, Decker, 1771, II, p. 400-401.
126 Sur les réactions contre De Pauw, voir Antonello Gerbi, La disputa del Nuovo Mondo, Milan, Adelfi, 2000, chap. IV-VI, où l’orientaliste n’est cependant pas mentionné.
127 Pour une analyse de ces questions, nous renvoyons à nos articles « Anquetil-Duperron critico di Montesquieu », Domenico Felice (dir.), Studi di storia della Filosofia, op. cit., p. 197-210 ; « Philosophie et colonialisme chez Anquetil-Duperron », Montesquieu.it, 2, 2010, p. 127-141 ; « Anquetil-Duperron, un savant anti-colonialiste », dans Yves Vargas (dir.), De la puissance du peuple, V, Peuples dominés, peuples dominants, Paris, Le temps des cerises, 2014, p. 223-232.
128 Anquetil-Duperron, L’Inde en rapport avec l’Europe, Paris, Lesguillez, 1798, t. I, p. 57.
129 Id., Considérations philosophiques, historiques et géographiques sur les deux mondes (1780- 1804), éd. Guido Abbattista, Pise, Scuola Normale Superiore, 1993, p. 65.
130 Ibid., p. 294.
131 Anquetil-Duperron, Considérations philosophiques, historiques et géographiques sur les deux mondes (1780-1804), op. cit., p. 299.
132 Ibid., p. 300.
133 Anquetil-Duperron, Considérations philosophiques, historiques et géographiques sur les deux mondes (1780-1804), op. cit., p. 301. De Pauw, d’ailleurs, l’admet implicitement : « En supposant pour un instant que l’Amérique possédât réellement une espèce d’hommes gigantesques, s’ensuivroit-il que la nature n’y est plus dans son adolescence ? », Recherches philosophiques sur les Américains, op. cit., p. 299.
134 Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op. cit., p. 64.
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