Chapitre VI. Métaphorologie de l’espace
p. 95-139
Texte intégral
Quel éloquent discours pourrait donc, aussi bien que la métaphore, exprimer en termes propres les concepts inexprimables, nous faire sentir les choses insensibles et nous faire voir les invisibles1 ?
1Le renvoi de l’épistémè foucaldienne à des modalités générales de connaissance du monde et à la disponibilité d’un certain type d’objets repose sur un concept qui, loin d’être une forme de transcendantalité, est ancré historiquement. L’objet multiple de l’épistémè est formé par un vaste ensemble de rapports unissant des formes discursives distinctes et il se rattache à une époque dont on peut identifier approximativement les bornes. Or, les usages possibles de cette discursivité générale propre à une époque peuvent s’orienter tant vers le sens de son unité que vers celui de leur multiplicité. Si, dans le premier cas, l’accent est mis sur une cohérence de fond, pourtant riche de nuances, des conditions de possibilité des savoirs, on risque ainsi de se rapprocher d’une totalité déterminée et, dans une certaine mesure, prévisible, à l’intérieur d’un cadre clos renfermant une image dont les règles du jeu sont connues d’avance. En revanche, si le regard est porté sur l’articulation de l’ensemble dans ses propres variations internes, alors la pluralité et l’ouverture apparaissent au premier plan. Ces deux points de vue ne sont pas contradictoires, car la démarche de l’un comme de l’autre vise à décrire le savoir d’une époque en fixant ses bornes à travers le concept d’épistémè.
2La production de l’espace implique une opération de traduction, et c’est là un des enjeux essentiels de l’époque des explorations géographiques. Cette pratique met en relief le caractère problématique de la notion d’expérience mise aussi bien en texte, par les explorateurs qui fournissent une analyse fragmentée du monde, qu’en image, par les cartographes qui en dressent une série de représentations. Le mot géographie, dans sa double signification de graphein, écriture et dessin, soulève le problème de la référentialité de la prose et de l’image, mais surtout unit en un seul geste la circularité de l’analyse et de la synthèse qui est à l’œuvre. Dans le régime des belles-lettres, le récit imagé de l’espace appartient tant à une démarche scientifique qu’à l’histoire d’un genre littéraire, et la cartographisation du monde est à la fois une forme d’approximation du connaissable et un modèle épistémologique excédant les frontières de la géographie. Géographiquement, il n’y a pas de passage d’un langage inscrit dans le corps du monde à un langage qui se détache de son espace, et même en mettant l’accent sur la multiplicité que le concept d’épistémè cherche à préserver, sa valeur heuristique apparaît limitée puisqu’il désigne le domaine du possible en restreignant le champ du concevable, du connaissable et du descriptible. Cela revient alors à exclure d’autres modalités de production de savoir qui ne s’adaptent pas au concept, en particulier celles qui ne s’alignent pas sur son découpage historique.
3Sur le plan cartographique, les mots et les choses nouent des rapports singuliers qui ne relèvent pas de tels partages et qui s’adaptent difficilement à une épistémologie de l’exploration. Entre le xve et le xviiie siècle, la question de la production d’images et de récits de l’espace excède les décalages du statut du signe à l’intérieur du langage dont la typologie correspondrait proprement aux discursivités générales de la Renaissance, de l’âge classique et de la modernité incarnées dans leurs respectives épistémès. Le « bruit de fond » sur lequel se déploie le régime de spatialité de l’exploration est le cadre épistémologique des belles-lettres, lequel repose sur une appartenance commune des lettres et des sciences, traverse la différence épistémique foucaldienne et constitue un ensemble dont le sens et la cohérence appartiennent à une échelle de plus grande envergure.
4L’espace ne fait pas seulement l’objet d’un récit, il est lui-même un récit. La chronique de l’explorateur est porteuse d’une discursivité, réinvestie et inscrite dans une grille cartographique. La traduction de la prose de l’exploration en image cartographique est une pratique de production d’espace, et, en tant que traduction, elle comporte précisément une conjecture sur des mondes possibles. Ce cycle de réinvestissement du texte dans l’image et de l’image dans le texte, au cœur de la spatialité de l’exploration, échappe au partage historique de la modernité en discursivités incompatibles, où à un moment donné, les mots ne vont plus se référer aux choses, ni les récits à l’espace. Il est possible de comprendre l’espace comme il s’est présenté à l’époque des explorations géographiques en faisant l’analyse de la traduction de ce dont le récit de voyage est le dépositaire. Il faut donc interroger l’entreprise référentielle du concept, vérifier l’étendue des objets qu’il ne peut couvrir que partiellement, pour questionner ce qu’il désigne et tenir compte de ce qu’il ne désigne pas.
5Si le problème de la traduction du récit d’exploration en espace cartographique précède celui de la référentialité du concept, l’histoire des savoirs à travers les concepts soulève une double question. Premièrement, elle donne lieu à un objet garanti par la présence même du concept, dans le texte d’un auteur, dans une série de textes conceptuellement enchaînés ou, plus généralement, dans la discursivité propre à une certaine configuration du savoir. Deuxièmement, interroger ce à quoi les concepts font référence pose le problème des limites de leur champ historique ou des seuils d’une époque. L’idée même d’une histoire des concepts suppose une correspondance entre le concept et ce à travers quoi il faut regarder son histoire. Cet aspect est problématique précisément parce que la relation entre un concept, ou un ensemble de concepts, et le prisme à travers lequel on peut observer leur génération comme leur transformation historique ne va pas de soi, justement en raison de l’écart persistant entre le concept et ce qu’il désigne.
6Au bord de cette correspondance manquée s’étale un espace de l’histoire de la pensée où l’instrument conceptuel perd le primat de la connaissance. Un tel espace n’est pas un simple point aveugle dans l’heuristique conceptuelle, mais une vaste surface qui accueille un domaine important d’objets. En définissant ses objets, la pensée se définit elle-même, dans la tentative de fixer les limites de ce dont elle est censée fournir une explication rationnelle. L’essai d’une correspondance atteint provisoirement son but lorsque la raison parvient à penser son objet par un détour, dans une division opérée par la mise en place de relégations et de hiérarchisations, poussées toujours plus loin dans l’histoire des concepts. Pour en faire un objet, la mise à distance du monde implique une mise à l’écart de ce qui ne s’accorde pas avec la conceptualité, ou de ce qui n’est pas compatible avec un système d’intelligibilité dont la cohérence repose sur la reconnaissance d’une succession de structures correspondant à des moments historiques.
7Pour la métaphorologie blumenbergienne, cette ressemblance est une rhétorique complexe et ambiguë du logos. Dans l’histoire de la pensée, rechercher une correspondance des concepts avec ce qu’ils désignent apparaît ainsi comme l’envers de la fonction de la métaphore, à savoir signifier hors du concept. L’attention portée sur cette région, pour ainsi dire étrangère à la pensée, se traduit par l’étude du statut des formes métaphoriques dans le discours philosophique ; en ce sens « la métaphorologie cherche à atteindre le soubassement de la pensée2 ». Le projet métaphorologique vise non seulement un renouvellement de l’histoire des concepts – dont le point de départ est « la question fondamentale de savoir à quelles conditions les métaphores peuvent acquérir une légitimité au sein du discours philosophique3 » –, mais aussi la mise en cause de l’idée même de philosophie comme dépassement du récit imagé, du métaphorique et du littéraire. Ce qui n’est pas englobé dans le domaine conceptuel peut donner lieu à une signification métaphorique qui le précède, qui ne se réduit pas à la spéculation rationnelle, ni à ses moyens rhétoriques, ni à la poétique du récit, ni même encore à une esthétique. La métaphore peut se révéler comme source de conceptualité en dehors de sa fonction de figure de style ou d’image mise au service d’une pensée censée accomplir son dépassement. Les métaphores changent, mais leur rôle relève d’une dynamique inscrite dans un ensemble de systèmes comprenant tant les concepts que les métaphores dans lesquelles ils résonnent.
8L’hypothèse engagée dans le champ de l’histoire des concepts, d’où se dégage la métaphorologie elle-même, considère que les métaphores peuvent être étudiées comme « des éléments constitutifs fondamentaux du discours philosophique, des “transferts” que l’on ne peut pas ramener à l’authentique, à la logicité4 ». La spécificité de ce domaine réside dans l’intérêt représenté par le regard conceptuel sur des formes de signification qui ne se laissent pas ramener à la logique du concept, car seul un certain type de métaphores précède et dépasse cette logique. À travers cette hypothèse, l’histoire des idées est éclairée par une source métaphorique de signification, et si la pensée trouve un espace propre hors d’elle-même, cela ne rend nullement impossible l’étude philosophique d’un tel objet. Au contraire, c’est l’histoire des concepts qui en est bénéficiaire, mais à deux conditions : s’éloigner d’une part des approches qui réduisent cette altérité à des figures de style ou à de simples moyens d’expression de la pensée, et, d’autre part, tâcher de comprendre pourquoi le concept ne peut disposer entièrement des métaphores comme d’un procédé formel ou d’un langage coloré s’offrant à un usage spéculatif qui aurait le pouvoir de lui imprimer sa signification.
9Le sens métaphorique a sa propre dynamique et un rapport singulier avec le monde ; cela ne signifie pas pour autant qu’il soit incompatible avec le sens conceptuel, mais, encore une fois, à condition que sa spécificité ne soit pas reléguée dans les domaines de la rhétorique et de la poétique, ni dissoute dans l’abstraction conceptuelle, ou limitée à cet usage. L’approche blumenbergienne offre une méthode capable de renouveler l’histoire des systèmes de pensée, sans toutefois aboutir à une opposition entre le concept et la métaphore5. Le renouvellement du regard sur l’histoire de la pensée et les manières de concevoir des époques qui se succèdent dans le temps conduit à une philosophie dont l’originalité est de penser la métaphore en tant que « catégorie de l’expérience6 ».
10Pour Blumenberg, ces questions ne relèvent pas de l’analyse sémiotique des métaphores philosophiques ni d’une esthétique du transport du sens propre au sens figuré. La métaphorologie pose plutôt le problème des enjeux historiques et épistémologiques, c’est-à-dire la question de l’horizon de sens propre à une période, dans la particularité de sa structuration du savoir, des principes à l’origine de la formation des énoncés et du seuil des époques définies par un ensemble de questions relativement cohérent correspondant à un domaine particulier d’objets. La métaphore est toujours à la place de quelque chose d’autre, non pas au sens d’un moyen expressif au service du concept, mais au sens d’un transfert qui cache quelque chose d’essentiel dans la production même des concepts, ou pour le dire avec Blumenberg, « “l’embarras” logique auquel la métaphore se substitue7 ». En d’autres mots, la métaphore n’est pas nécessairement une manifestation du concept, ni sa détermination, l’accent étant mis, au contraire, sur la possibilité que le concept soit essentiellement déterminé par la métaphore. Dans ce dernier cas, la métaphore se présente comme source et fondement d’une pensée, comme un élément dont les différentes configurations sont en rapport direct avec les déterminations des savoirs dans l’histoire. Cette approche a des répercussions considérables, parmi lesquelles l’affaiblissement de l’opposition entre sens propre et sens figuré, ou le rapprochement entre conceptualisation et métaphorisation.
11L’espace où intervient le rôle majeur de la métaphore est précisément celui où se produit « l’embarras logique » de la pensée qui prétend résoudre sa fonction en termes de figure de style, dont le statut provisoire est pensé comme langage destiné à être entièrement dénoué dans la pureté du concept. Loin d’être réduit à une image résiduelle, l’élément métaphorique ne se déploie pas par la pensée mais dans la pensée, qui apparaît comme largement déterminée et hantée par ses formes. En ce sens, « une question comme “qu’est-ce que le monde ?” ne peut pas constituer le point de départ d’un discours théorique8 », car ce n’est pas ce type d’interrogation qui renferme une conceptualité en puissance, mais ce sont les métaphores qui confèrent une forme au rapport avec le monde.
12L’introduction aux Paradigmes pour une métaphorologie s’ouvre avec une référence significative au rationalisme cartésien selon lequel « tous les éléments du discours figuré, au sens le plus large, s’avèreraient provisoires et logiquement dépassables9 ». Comme le suggère le titre de son ouvrage, Blumenberg présente sous le nom de métaphorologie un champ d’étude très vaste, indiqué comme une ligne de recherche qui doit encore être développée10. L’auteur ne s’intéresse pas aux métaphores singulières, avec lesquelles le lecteur de textes philosophiques est déjà familiarisé, mais plutôt à ce qu’il nomme des « métaphores absolues » ayant valeur de paradigme. Ces dernières ont deux traits distinctifs essentiels. D’une part, elles se présentent comme des formes irréductibles, car elles « ne peuvent pas être résorbées dans de la conceptualité11 » ; d’autre part, les métaphores absolues ne donnent immédiatement lieu à aucune forme d’idéalité, car leur existence se situe sur un plan d’historicité :
[elles] ont de l’histoire dans un sens encore plus radical que les concepts, parce que la mutation historique d’une métaphore fait apparaître la métacinétique des horizons de sens et des manières de voir historiquement déterminées à l’intérieur desquels les concepts connaissent des modifications12.
13Bien entendu, la métaphorologie ne veut pas être une approche alternative à l’histoire des concepts et, ne prétendant pas la remplacer, son utilité est plutôt d’en être un complément : elle apporte ce que l’histoire conceptuelle ne prend généralement pas en considération. Dans cette « discipline auxiliaire de la philosophie13 » la question de son usage est en tous points fondamentale. Son apport heuristique tient à sa capacité d’explorer l’économie des concepts du point de vue de leur structuration historique, et dans la possibilité de saisir des éléments constitutifs du savoir d’une époque, à partir de cette intrication entre le conceptuel et le non-conceptuel. Blumenberg explicite son propos et affirme vouloir pénétrer « les structures historiques des époques14 » : la vérité des métaphores absolues est pragmatique, car elle sert à orienter et à structurer non pas la réalité en tant que telle, mais une réalité historique particulière qui se présente sous les différentes formes du savoir à une époque donnée. Les métaphores absolues sont enracinées dans cette réalité à un niveau plus profond que les concepts et de ce fait, leur étude consiste à sonder les repères de la pensée, car leurs formes « indiquent au regard historique les certitudes, les conjectures, les jugements de valeur fondamentaux et porteurs à partir desquels se sont régulés les attitudes, les attentes, les actions et les omissions, les espérances et les déceptions, les intérêts et l’indifférence d’une époque15 ». Sous cet angle, le monde moderne se présente enveloppé par sa propre notion de réalité, laquelle peut être décrite par l’exemple des métaphores de la terra incognita et du « monde inachevé ». Celles-ci se définissent par le fait qu’elles
[…] prennent leur origine dans des « expériences » historiques très précises : l’une interprète de manière métaphorique le bilan de l’époque des découvertes : le monde, qui pendant des milliers d’années était resté le « monde connu », relativement constant et semblant n’avoir qu’à ses limites certaines zones inconnues, s’était révélé après coup n’être qu’une petite partie de l’univers ; l’autre, considérant l’univers selon l’analogie avec une œuvre d’art, tire de la nouvelle représentation de la cosmogonie évolutive la conséquence métaphorique d’une « mission » dont l’homme serait investi et dont il devrait s’acquitter, cette mission consistant à parachever une œuvre16.
14Prolonger la réflexion blumenbergienne en étudiant ces métaphores éclairerait non seulement la structure du monde à l’époque des explorations, mais aussi la logique propre à ces images et leur mode opératoire : alors l’étude d’une autre histoire du concept d’espace, de la Renaissance aux Lumières, s’en trouverait elle aussi enrichie. Si la portée des enjeux métaphoriques est telle, les effets de leur vérité pragmatique dépasseront alors largement ceux, rhétoriques, d’une figure de style qui n’est qu’un mode d’expression parmi d’autres. Par conséquent, une telle métaphoricité ne relève plus de la rhétorique aux effets plus ou moins persuasifs, mais de l’épistémologie au sens fort, car elle renverrait à la structure et à la logique du monde qui rend connaissable un domaine d’objets au sein d’un régime de spatialité. Si le régime de spatialité est un concept, alors il ne le sera qu’au titre de son ancrage métaphorique. L’étude de l’épistémologie de l’exploration ne peut se borner aux définitions philosophiques, ni encore moins avoir comme point de départ l’espace conceptuel. Les discours et les pratiques relevant des métaphores d’une terre inconnue et d’un monde inachevé structurent non pas tous les voyages, mais un certain type de déplacement minoritaire qui est celui de l’explorateur. Cela dit, le concept d’espace en tant qu’objet philosophique ne relève plus d’un corpus de textes philosophiques. Les discours et les pratiques qui ne sont pas directement impliqués dans la construction du concept sont en revanche impliqués sans médiation dans la construction de la métaphore. C’est pourquoi le travail du cartographe et du voyageur n’a pas seulement un intérêt philosophique : la portée de ces figures de la modernité naissante précède la formation d’un concept philosophique d’espace, qui apparaît désormais comme une métaphore projetée sur un plan spéculatif, comme le montre l’anti-aristotélicien Pomponazzi dans son usage exemplaire de la lettre envoyée par son ami voyageur Pigafetta17.
15Les navires des explorateurs, la plume des chroniqueurs et les compas des cartographes répondent à une logique du déplacement définie par le caractère inachevé du monde. Ce qui est en jeu dans une telle logique concerne à la fois l’orientation spatiale et la signification qui se dégage de cette même orientation. Au sens propre, l’exploration de la Terre est ponctuée de tentatives et d’échecs, de rentrées héroïques au port de départ des navigateurs ayant survécu au périple, et d’impitoyables naufrages en haute mer. Au sens figuré, ces traversées sont une mise à l’épreuve du savoir, les zones infranchissables sont franchies, les Antipodes sont découvertes mais seulement en partie, la prose du voyageur modélise l’image des terres restées inexplorées, qui pourtant apparaissent déjà dans les cartes et font l’objet d’ambitieux projets coloniaux. La pensée de l’espace s’y étale comme un prolongement du récit, l’espace étant la mise en forme de la prose d’un déplacement qui n’advient pas nécessairement dans la géographie physique. De manière générale, les siècles d’exploration géographique n’épuiseront leur objet qu’au moment où la toponymisation de la terre inconnue deviendra anachronique.
16À l’âge des explorations, un certain type de déplacement est en même temps une réécriture continue de « la métaphorique de la terra incognita [laquelle] est caractéristique du type “d’intentionnalité” de la conscience de la modernité naissante18 ». Cette attitude ne caractérise pas seulement l’aube de la modernité, elle perdure jusqu’au siècle des Lumières pendant lequel l’ailleurs des terres à découvrir n’a pas encore épuisé sa promesse et où le domaine des sciences de la nature relève d’une histoire naturelle qui, comme celle de Buffon, fournit une base scientifique au projet de conquête de la Terre australe. Cette métaphore agit sur l’horizon de l’exploration jusqu’au moment où subsiste la certitude selon laquelle « les véritables avancées de la vérité n’ont pas encore été découvertes ou qu’elles ne sont aperçues que de manière allusive dans leurs contours, détermine la conscience, suscite une attentio animi, une tension qui ne voit dans toute nouveauté que les caps et les péninsules de continents19 ». L’approche métaphorologique, complémentaire par rapport à l’histoire des concepts, propose une piste de recherche pour laquelle elle tente d’ouvrir une voie théorique :
[…] une étude métaphorologique isolée ne suffit pas pour mettre en évidence le sentiment spécifique qui se manifeste au cours des premiers siècles de la modernité et qui a pour objet la proportion entre le connu et l’inconnu, l’ancien et le nouveau encore à venir. Elle fait uniquement ressortir l’étrange préalable théorique, l’atmosphère tendue, le pressentiment d’un rapport au monde, qui pense être au début d’une incommensurable augmentation du savoir20.
17La modernité est aussi marquée par un processus à partir duquel le savoir agit sur un monde objet d’hypothèses qui tendent à le multiplier et à le rendre non prévisible :
Il faut y ranger aussi bien la préférence naissante pour le pluriel de la notion de « monde » qu’une nouvelle généalogie du concept cosmologique d’infini, considéré non pas tant sous l’aspect de sa fonction théorique que de sa fonction pragmatique : le monde infini est avant tout un monde de nouvelles attitudes fondamentales et de nouvelles postures. L’imagination devient un organe d’une positivité entièrement imprévue, lorsque dans l’horizon ouvert du non-impossible, l’imprévu est justement devenu ce à quoi il faut toujours s’attendre21.
18L’ouverture vers l’inconnu et la valeur structurante de l’inexploré comme source de connaissance mais aussi comme modèle épistémologique des savoirs sont les présupposés modernes du voyage maritime. Le savoir en train de se constituer est un point de départ qui ne correspond pas à une destination déterminée dont les confins sont identifiés, mais coïncide plutôt avec un objet situé au-delà de l’exploration en cours. Le déplacement dans l’espace qui s’offre aux enjeux de l’exploration doit se confronter au dépassement d’une frontière qui est une des sources de sa problématicité. En deçà de cette ligne, le monde connu, au-delà, les terres à découvrir. Dans la perméabilité de cette frontière s’étale une dimension intermédiaire : elle inscrit matériellement le sens du possible entre ces réalités et coïncide avec la spatialité qui rend possibles les mondes de l’explorateur. Précisément en ce sens, les Indes occidentales représentent un lieu de passage des formes connues aux formes inconnues selon une dynamique de projections cartographiques de la terre à la carte, comme l’Ancien et en partie le Nouveau Monde, mais aussi de la carte à la terre, comme dans le cas de la Terra australis.
19Entre métaphorisation et conceptualisation, la traversée océanique constitue en soi le déploiement d’un paradigme :
Deux présupposés déterminent avant tout la charge de signification de la métaphore du voyage en mer et du naufrage : d’une part, la mer comme limite naturelle de l’espace des entreprises humaines, et, d’autre part, la démonisation de cette même mer en tant que sphère de l’imprévisible, de ce qui n’est pas soumis à une loi, de ce qui trouble l’orientation22.
20Si l’ouverture de l’espace géographique est enracinée dans la métaphore de la terre inconnue, alors sa valeur heuristique se manifeste à travers l’apparition d’objets dans l’espace inexploré qui prévoit l’inattendu tout en le rendant connaissable. Un transfert métaphorique se produit alors et opère concrètement comme générateur de signification hors du concept, comme lieu de passage du connu à l’inconnu et, troisièmement, comme catégorie de l’expérience. L’exploration est prolongée dans la temporalité d’un avenir qui promet de dévoiler en série des terres inconnues derrière les nouveaux mondes. La course aux explorations présuppose un savoir qui structure des espaces inconnus en les forgeant sur la base du modèle des terres récemment découvertes. La prolongation de ces dernières au-delà de l’expérience ne relève pas de l’illusion de voyageurs peu instruits réinvestie dans des projets coloniaux fantaisistes, mais d’un régime de production de l’espace qui participe au savoir d’une époque jusqu’à fournir un modèle paradigmatique. Ce régime est opératoire tant dans le regard du savant compilateur qui met à jour les cartes géographiques dans son atelier que dans celui du matelot qui risque le naufrage, car « c’est la certitude de trouver la terra incognita au-delà de la mer qui justifie l’expédition23 ».
21Ce n’est pas uniquement la rhétorique du savoir des Modernes qui « accorde un rôle privilégié à des métaphores comme celles du voyage en mer et de la découverte de terres inconnues24 », mais c’est aussi la spécificité d’un mode de connaissance qui se traduit dans la signification du voyage. Or les entités géographiques comme l’Amérique, mais aussi la multiplication sur les cartes des îles récemment découvertes, sont autant d’éléments susceptibles d’introduire un changement général. Le monde devient un lieu où « chaque fait nouveau peut modifier la théorie d’ensemble25 », mais aussi où la recherche même du nouveau est en soi l’expression d’une production de l’espace, et l’imprévu peut devenir le principe d’une certaine conception de la marche du temps historique. Dans cette perspective, le passé ne peut que fournir des exempla et des expériences s’accordant mal aux nouveaux mondes car, dans la perception des Modernes, c’est l’histoire récente des découvertes qui se dilate et se réplique.
22Si les fictions philosophiques peuvent être pensées comme des lieux de « passages », les objets sur lesquels se penche la métaphorologie bénéficient en quelque sorte d’un statut « constituant ». La disproportion entre monde ancien et nouveaux mondes, ou le décalage entre espace connu et espace à explorer, renvoie à ce que Blumenberg définit en termes plus généraux comme le concept historique de réalité. Parmi les différentes configurations qu’il évoque, le concept d’une réalité garantie métaphysiquement correspond au rationalisme moderne et à Descartes en particulier. Ce concept de réalité oppose sa fermeture au nouveau dans son souci de maîtriser sa propre réalité et dans son refus de reconnaître l’étrangeté de l’inconnu : « La réalité “garantie” ne laisse pas réellement advenir le non-familier et la nouveauté, assigne à la tradition et à l’autorité un monde déjà maîtrisé, élaboré comme somme du connaissable26. » En outre Blumenberg identifie un autre concept historique de réalité, à savoir la « réalisation d’un contexte en soi cohérent » : celui-ci « se rapporte nécessairement au tout d’un monde à jamais incapable de complétude et jamais épuisé dans tous ses aspects, dont la possibilité d’être partiellement expérimenté ne permet jamais d’exclure d’autres contextes d’expérience et par là d’autres mondes27 ». Entre la clôture du concept de réalité garantie, qui n’attribue pas une véritable valeur gnoséologique à la nouveauté, et un concept qui, au contraire, l’accueille favorablement, il y a bien, selon Blumenberg, une différence, c’est-à-dire :
[une] métamorphose du concept de réalité [qui] enlève au nouveau son côté suspect, la terra incognita, le mundus novus deviennent possibles et efficaces comme stimulation de l’activité humaine ; pour le formuler de manière paradoxale : on peut s’attendre à la surprise28.
23L’idée des types de concepts historiques de réalité, soulignons-le, n’implique pas leur succession au fil des époques suivant une opposition ou une substitution des uns par les autres ni donc un développement purement linéaire. De même chaque période ne saurait être délimitée par des bornes plus ou moins identifiables à un seul concept de réalité donné. Toutefois les concepts historiques de réalité n’apparaissent pas en une succession discontinue ; d’après Blumenberg, différents concepts de réalité peuvent être présents à un même moment historique, car rien n’exclut qu’ils puissent coexister dans leurs contradictions à une époque donnée :
[…] il nous faut compter avec la possibilité que les Temps modernes ne soient plus l’époque d’un concept de réalité homogène, ou que la domination d’une conscience de la réalité déterminée dans un certain sens se passe justement dans la confrontation avec une autre possibilité, déjà formée ou en voie de formation, d’être atteint par une réalité29.
24 Le concept de réalité permet de définir l’horizon du possible et de l’impossible : il établit des limites entre le connaissable et le non-connaissable, configure des discours et des pratiques, et permet qu’un nouveau domaine d’objets tire sa légitimité de sa propre possibilité. Mais un concept de réalité peut coexister avec d’autres par lesquels il peut être contredit : c’est le cas du concept de réalité garantie auquel appartient, selon Blumenberg, la philosophie de Descartes30, contemporain d’un autre concept qui postule la réalité du monde comme n’étant pas garantie. L’absence de garantie permet à ce deuxième concept de produire tout à la fois une forme de savoir qui penche vers des mondes possibles et des hypothèses susceptibles d’être confirmées. Défini ontologiquement par le postulat de la présence de zones d’ombre inconnues, la réalité non garantie apparaît comme un effet de l’expérience historique de l’exploration.
25Si les savoirs d’une époque sont effectivement situés à l’arrière-plan d’une coexistence de différents concepts de réalité, alors il devient très difficile de les renfermer en un seul concept garantissant les conditions de possibilité de toute la sphère du connaissable que les bornes d’une époque sont capables de contenir, même dans l’intention de faire « proliférer les systèmes31 ». La méthode archéologique identifie des structures qui conditionnent le savoir et se définissent par la discontinuité et la succession de formes générales du savoir. Foucault rejette la linéarité du développement des savoirs et de leur progrès mais, ce faisant, il renforce la logique d’une succession d’ensembles discontinus, identifiés aux épistémès de la Renaissance, de l’âge classique et de la modernité. D’une part, Foucault préserve l’hétérogénéité interne de ces ensembles épistémiques, irréductibles à des unités homogènes, mais, d’autre part, ces ensembles ne peuvent s’écarter des structures générales du savoir car cela remettrait en question la tenue même du concept d’épistémè. En fait, il n’y a pas de place pour une coexistence durable de régimes structurellement inconciliables, parce que l’ensemble des conditions de possibilité des savoirs est un tout structurellement cohérent et ne peut donner naissance à deux épistémès fondamentalement distinctes à une même époque.
26L’étude des enjeux de l’exploration, de la fonction de l’écriture du voyageur et du tracé cartographique du monde inachevé ne saurait atteindre son objet à partir d’un concept de réalité garantie, qui prescrit ce que le savoir d’une époque peut ou ne peut pas connaître. L’épistémologie de l’exploration se rapproche de ses objets lorsqu’elle s’appuie non pas sur une discontinuité diachronique entre les structures communes et les systèmes de pensée, mais au contraire sur leur discontinuité synchronique, c’est-à-dire la coexistence de différents horizons de sens liés à la diversité des concepts historiques de réalité. Les mondes de l’explorateur exigent la possibilité d’existence de plus d’un horizon de sens à une même époque, chacun ayant ses propres conditions de possibilité, ce qui interdit effectivement de penser à un cadre général comme totalité de rapports entre les discours et les savoirs à un moment donné de l’histoire. Il y a une pluralité d’horizons de sens dans chaque monde, et l’horizon des mondes inconnus ne fait pas l’objet des descriptions de tous les cartographes ni des explorations de tous les voyageurs : au sens strict, un tel horizon concerne seulement une minorité formée par ceux qui se sont avancés dans une réalité dénuée d’un concept garant de ce qui doit être connaissable. Et pourtant, l’étude des mondes de l’explorateur ne peut éluder le problème de la spatialité posé comme une interrogation générale sur le déplacement et le sens : au fond, un problème d’orientation.
L’ART DE LA NAVIGATION
27L’exploration, marquée par l’intentionnalité des repères spatiaux déployés dans sa mise en récit, ne saurait être pensée sans tenir compte du perfectionnement des techniques de navigation liées à la géométrisation du plan cartographique. L’art de l’orientation est capable de retracer le cadre du déplacement maritime au même moment où ce cadre échappe parfois, en quelque lieu, au critère de prévisibilité. Constitué grâce à la transposition d’une surface sphérique, l’espace de l’exploration trouve un modèle dans la rigueur des savoirs mathématiques :
[…] entre tous les artz, l’art de naviguer est le plus excellent, pource que non seulement il participe avec eux : mais aussi comprend en soy tous les principaux, c’est assauoir Arithmetique, Géometrie, & Astrologie. Et ceux-cy sont estimez les plus excellens entre les mathematiques, pour la très certaine demonstration qu’ils ont de leurs conclusions32.
28Selon Pierre de Médine, l’art de la navigation mérite une très grande estime pour trois raisons. La première est la subtilitas : « Qui pourra expliquer une si grande subtilité, qu’un homme avec un compas & lignes pourtraictes, sache circuir, & naviguer tout le monde : & cognoistre de iour & de nuict, où il doit aborder, & d’où il doit s’ésloigner33 ? » Dans l’ampleur de l’océan, « où n’y a ni chemin ni trace34 », les dangers et les contraintes auxquelles le navigateur est soumis sont essentiellement liés à l’absence de références précises et au manque de signes pour assurer la sûreté de la navigation à travers une bonne orientation. Il dispose d’instruments comme l’astrolabe, « un instrument rond, non plus grand que la paume de la main35 », permettant de mesurer la hauteur du soleil et des étoiles, et la boussole, indiquant les points cardinaux et les vents de navigation « pas seulement en un endroit, mais en tous les lieux de ce monde36 ». La subtilité de la navigation réside dans celle de ses instruments, mais aussi dans les transferts entre un espace empirique menaçant, le lieu du naufrage, et un espace géométrique rassurant et maîtrisable par la mesure et le calcul. La deuxième raison d’estimer l’art de la navigation est la certitude :
Posons le cas d’un pilote navigant par la mer, soit surprins par une grande & furieuse tourmente, trois cens lieues en pleine mer, et que de iour face un grand brouillas, & la nuict soit si obscure que l[’]on ne voye la main deuant les yeux : […] pour la certaineté de son art il fait le chemin qu’il a fait, & le lieu où il est : & approchant la terre, prend port, encores qu’il soit nuict, & ne voye la terre37.
29Éloigné de la côte, le navire s’expose à de nombreux dangers : le risque d’effleurer un rocher ou un banc de sable, comme la menace de mauvaises conditions de visibilité sont inévitables et constants. Précisément dans cette situation, déterminée par l’absence de repères stables, le pilote doit s’abstraire de l’espace empirique pour se rapporter au plan cartographique d’un monde géométrisé. Dans cette éventualité, le pilote voit uniquement
le ciel & la mer, où il ne puisse prendre marque ny enseigne à cause que tout se meut : mais le marque en sa carte avec la terre qu’il voit en icelle, & la conforme à l’art que la dite carte contient, qui est tout certain que luy & tous les autres se sauront garder de nuit & de iour de ce peril : & eviteront ce passage sans danger, encores que le tout soit couuert d’eau, & que nulle chose n’apparoisse38.
30La puissance de la carte, en partie construite sur l’abstraction de l’expérience, réside dans sa capacité de prévoir et d’orienter le déplacement, malgré l’obscurité des variations météorologiques, par rapport auxquelles l’apparente clarté du dessin de la terre apparaît comme une réécriture d’un monde qui demeurerait une source inépuisable et menaçante de changement. Enfin, l’art de la navigation est utile car il apporte à l’homme un savoir sur la diversité du monde : « Nul des autres artz n’est tenu bon ny profitable que celuy-cy39. »
31Subtilité, certitude et utilité, telles sont donc les qualités essentielles attribuées à l’art de la navigation. Parmi les outils du pilote, la carte acquiert une fonction privilégiée, non pas parce qu’elle est un symbole de la Terre au sens où la carte renvoie réellement aux espaces terrestres et océaniques, mais parce que c’est la Terre qui doit renvoyer à sa carte comme si, pour s’orienter, le pilote ne traversait pas l’océan, mais voyageait sur la surface d’une carte pouvant être contenue dans son champ visuel. Le navire se déplace physiquement sur l’eau et pourtant le navigateur « est » ontologiquement dans la carte : « Entre les instruments qui à la navigation sont necessaires, est la carte marine : car sans elle on ne pourroit faire bon voyage : pource que le Pilote voit en icelle le lieu ou il est, & le lieu où il espere aller40. » Le déplacement du navigateur doit tenir compte de trois dispositions, toutes trois déjà inscrites en sa carte :
La premiere, le lieu ou il se trouue, & le lieu ou il espere aller, & savoir quelle distance ou esloignement il y a d’un costé à l’autre. La seconde, en quelle haulteur de degré il se trouve, & en quelle haulteur est le lieu ou il veut aller. La troisieme, sauoir quel vent ou vens le seruiront en sa navigation : comme il pourra voir & congnoistre le tout par sa carte marine41.
32Lorsqu’il donne des instructions techniques pour le moment où « le pilote voudra faire son poinct pour savoir le lieu ou il est42 », Pierre de Médine avertit son lecteur de l’importance du procédé servant à situer sa position dans la carte. Au xvie siècle, la navigation cherche à se donner la rigueur d’une méthode ; pour réduire sa marge d’erreur, il faut que le pilote applique des règles et possède des compétences consistant à vérifier que la carte est fiable, « de sorte que chacune chose corresponde à son vray & propre lieu43 ». La nécessité de conduire la navigation par une méthode n’est pas uniquement un problème d’ordre pratique. En effet, les règles de bonne navigation répondent à une exigence technique censée éviter le naufrage et améliorer l’orientation, mais cette fonction matérielle ne sera accomplie efficacement que si le marin possède également une connaissance théorique, car l’art de la navigation repose sur le principe du lien indissoluble entre les sphères terrestre et céleste, ou entre la géographie et l’astronomie.
33De son côté, Rodrigo Zamorano partage la navigation en deux parties, une théorique et une pratique. La première concerne la doctrine de la sphère, ses cercles géométriques, sa forme et son mouvement, la théorie des éléments et l’étude du ciel, car une connaissance insuffisante des astres rend la navigation impraticable ; la deuxième concerne la fabrication et l’usage des instruments utiles pour les voyages maritimes comme l’astrolabe, la boussole et la carte44. Dans la première partie de son ouvrage, dont la division en deux parties reflète les deux parties de son objet, il avance l’argument, aux résonances pythagoriciennes et platoniciennes, de la perfection géométrique pour soutenir la thèse de la sphéricité du monde : « Que le ciel soit rond est une chose claire parce que celle-ci est la plus parfaite parmi toutes les figures45. » Pour Zamorano, comme pour Pierre de Médine, l’univers est géocentrique, et pourtant, il range Copernic parmi les « très savants mathématiciens de notre temps46 ». La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à la pratique de la navigation et sa mise en méthode. Les connaissances dont le navigateur est idéalement le dépositaire associent donc des savoirs théoriques multiples et des savoirs pratiques tels que l’habileté requise pour fabriquer et se servir des instruments, comme la boussole : « De jour et de nuit, en temps clair et sombre, elle montre le véritable chemin à travers l’eau47. »
34Le pilote du navire, tel qu’il est décrit par les méthodes de navigation, apparaît comme un savant-artisan : il est un théoricien et un praticien capable de tracer un chemin certain là où les sens ne l’éclairent que sur les variations des vents et de la mer. L’art du navigateur consiste précisément à s’élever au-dessus de ses conditions matérielles pour reconnaître le cosmos, sur lequel il est possible de fonder avec certitude le tracé de son parcours. Le moyen de cette élévation est l’artifice d’une carte se substituant à la surface du monde. Si d’une part il est vrai que « la carte de navigation n’est qu’une peinture au naturel [al natural] tirée de la position de la terre et de l’eau48 », le caractère naturel du contenu de la représentation ne modifie pas le caractère de la carte comme artifice et moyen technique. Zamorano décrit une technique de calcul géométrique qui permet de fixer son lieu, pour que la carte montre « le point où est notre navire49 ». Cette technique peut suivre deux procédés selon les conditions météorologiques dans lesquelles l’opération doit se réaliser. D’abord, l’estimation de la position50 s’effectue dans des conditions peu favorables en cas de visibilité insuffisante pour calculer la hauteur du soleil ou la position des étoiles. Le marin, que ces traités sur la navigation entendent former, doit maîtriser la capacité à estimer l’itinéraire parcouru quelles que soient les conditions. Dans une situation plus favorable, il est possible de fixer le « point géométrique » à l’aide d’une méthode dont la technique de calcul prévoit deux compas posés sur la carte. Leurs trajectoires se croiseront à un point précis : « Là est notre navire51. » La technique pour tracer le point sur la carte est vitale, car la possibilité d’éviter le naufrage ne dépend que de sa précision : « Il est très important pour le pilote de savoir faire le point sur la carte pour connaître le lieu où est situé son navire, parce que ceci lui sert pour prévenir les hauts-fonds, les bancs de sable et d’autres périls que la carte signale52. »
35À partir du xvie siècle, la mise en méthode de l’art de la navigation construit la figure d’un pilote géomètre, astronome, géographe et artisan, touchant les principaux domaines du savoir de l’époque. Mais il manque l’essentiel au navigateur si, dans sa formation, il n’est pas aussi préparé, en tant qu’explorateur, à la découverte de l’inconnu. Au vingt-neuvième chapitre de son traité, « Comment on mettra sur la carte une terre nouvelle jamais vue auparavant », Zamorano donne des instructions techniques très précises pour la mise à jour de l’image du monde :
Il peut arriver lors de nouvelles découvertes, ou à cause d’une tempête, que le navire, sorti de son droit chemin, arrive où l’on voit quelque île, ou haut-fond, ou une nouvelle terre dont le marin n’ait pas de connaissance. Et pour rendre compte de celle-ci, ou la retrouver dans un autre temps, [il] voulait la mettre dans sa carte de navigation dans le lieu où [elle] tombe et lui convient : [il] pourra le faire de la façon suivante [… ]53.
36Cette nouvelle littérature théorique et pratique, qui prospère au siècle des premières circumnavigations du monde, ayant pour impératif l’élaboration méthodique d’une technique de navigation, ne doit pas être considérée séparément des chroniques de voyage : malgré leur caractère différent, ces dernières attribuent au monde la même incomplétude, redoutée et célébrée, que les traités de navigation. Pour reprendre la notion blumenbergienne, cette littérature s’inscrit sous le concept de réalité non garantie en restituant l’image cartographique d’un monde où la possibilité de faire l’expérience de l’inconnu détermine la mobilité et l’ouverture de son horizon de sens. Il existe un sol commun aux traités de navigation, aux toponymes faisant référence aux lieux qui ne sont pas encore connus et aux récits des voyages d’exploration, constitué par la représentation de l’espace découvert comme une dimension insuffisante, provisoire et approximative. La recherche d’une méthode, par la systématisation des techniques de navigation, et la géométrisation du plan cartographique ne sont donc pas complètement du côté de l’objectivité, car la réalité de certaines régions du monde est elle-même dépourvue de garantie. La carte n’offre pas la clarté d’un miroir censé refléter l’inexploré dans une image définitive ; au contraire, elle montre des hypothèses et des conjectures. L’accent n’est pas mis sur la correspondance entre la carte et l’espace objectif, mais sur sa fonction consistant à produire de la spatialité. En effet, la mise en méthode de la navigation ne limite pas cette fonction, mais amplifie ses effets dans l’imaginaire géographique et dans les récits d’exploration. Les chroniques de voyages appartiennent à un genre où espace et temps s’entremêlent selon une dynamique particulière : à la fois au-dedans et au-dehors par rapport à d’autres genres, ces chroniques laissent résonner une temporalité et une spatialité agissant comme l’agrégation d’une multiplicité54.
37Une confluence particulière des savoirs géographiques aboutit ainsi à des textes qui, tout en affirmant décrire le monde, fournissent une image dans laquelle l’inconnu est majoritairement concentré dans l’hémisphère sud. Dans ce cadre, la Terra australis est une entité géographique persistante et une métaphore de l’avancement des connaissances humaines. À propos de cette « terre ou île au midi du détroit de Magellan », Alonso de Santa Cruz affirme que « même si elle n’a pas été découverte dans sa totalité avec précision, c’est un fait reconnu qu’elle est la plus grande qu’il y ait au monde55 ». Son ouvrage est particulièrement significatif, car la voie proposée répond à une logique spatiale de fond, selon un mouvement qui s’avance du connu vers l’inconnu, des découvertes du passé vers celles à venir : l’Islario s’ouvre par la description de l’Islande et s’achève par celle des terres situées au sud du détroit de Magellan. En conclusion de l’ouvrage, dédié à Philippe III d’Espagne, Santa Cruz en donne une définition : « Ce que nous avons pu compiler sur les îles de tout le monde dont nous avons connaissance jusqu’à aujourd’hui56. » Ici, l’allusion de l’auteur à la tâche des compilateurs qui lui succéderont est claire : ils devront ajouter de nouvelles îles. Une progression analogue anime certains atlas et manuels de géographie de l’époque où, après la description de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, on cherche à projeter des lumières sur ce qui est inconnu, en gardant une continuité entre l’inexploré et ce qui ne l’est plus, entre l’empirique et le conjectural.
38C’est également ce qu’on peut observer dans la Méthode pour étudier la Géographie de Nicolas Lenglet Du Fresnoy. Une fois terminée la description des continents connus, il présente une section dont le titre est significatif : « Des continens inconnus ou connus seulement le long des Costes ». Dans cette même section, l’article « De la Terre Australe du S. Esprit », il écrit : « Fabuleuse selon quelques uns, & véritable selon d’autres, est au sentiment de ces derniers, située au Sud-Ouest des Isles de Salomon, entre les 30 & 21 degrez de latitude Meridionale par rapport à ce que Pedro Fernandez de Quir en découvrit en 160657. » L’extension du continent recherché par les explorateurs était considérable, car dans l’imaginaire de l’époque elle couvrait une très large zone dans tout l’hémisphère sud. À l’article suivant, « De la Nouvelle Zelande », on lit en effet : « Les Hollandois la découvrirent en 1654 mais nous ne sçavons point encore si elle est une Isle, ou si elle touche au Continent. Quelques uns croient qu’elle fait partie des Terres que Fernandez de Quir decouvrit en 160658. »
39Le mot « insulaire », désignant « l’atlas d’îles ou le récit par îles59 », exprime un horizon de sens où la temporalité de l’exploration se dégage de l’espace. Cette propriété de l’espace relève non seulement de sa représentation dans une carte, mais aussi du fait que dans cette image sont déposés les récits des explorations elles-mêmes vouées à être reprises et prolongées dans des récits à venir, lesquels traduiront l’espace en une prose rédigée à partir de cette ouverture temporelle. Dans leur économie, la navigation et la carte renvoient à une dynamique où l’espace lui-même produit et conduit une pensée : « Le problème n’est pas de penser l’espace ; c’est l’espace qui pense60. » En ce sens, une certaine conception du temps est portée par l’espace, dont la qualité est « ce qui permet à l’espace de penser et de respirer. – De respirer, c’est-à-dire de déployer une temporalité61 ». Le caractère encyclopédique du savoir du cartographe réside, d’un côté, dans la circularité intertextuelle de la prose et de la représentation et, de l’autre, dans l’intrication de l’espace et du temps sur la carte. Les deux aspects s’inscrivent dans la capacité de la pensée géographique d’anticiper l’histoire en tant que série progressive de découvertes. L’anticipation de ces dernières par le trait cartographique est réinvestie dans les projets de colonisation des Terres australes, dont la souplesse spatiale est chargée d’une fonction politique qui influence sa forme et ses confins62.
40La production de l’espace cartographique inexploré est en elle-même un projet politique concevable par la division du monde en ancien, nouveau et inconnu : « Mercator divise en trois tout ce Globe terrestre. La première partie contient celle que les Anciens ont reparty en trois. La seconde celle que nous appellons Amerique. La troisiesme est la Terre Australe63. » L’exigence d’une mise en méthode de la navigation naît donc en relation avec les ambitions d’un Occident conquérant ; mais l’exploration ne peut être envisagée uniquement comme la mesure des ambitions politiques et économiques du colonialisme. La recherche d’une méthode vise la synthèse des savoirs impliqués dans la navigation, et répond à la nécessité épistémologique de formaliser son savoir pour le constituer en science. La complexité d’une telle entreprise est due à sa position particulière entre des connaissances de nature différente et à son point d’émergence, au croisement entre théorie et pratique. En effet, l’exigence d’un savoir formalisé s’affirme de plus en plus dans la pratique du voyage maritime et l’accès aux compétences requises par la navigation du xvie siècle passe par la traduction en méthode de ce savoir. Cette démarche s’accompagne d’une valorisation des effets pratiques de la connaissance réduite en art64. Dans l’art de la navigation, l’enjeu est surtout de formaliser le savoir contenu dans ces manuels, animés par le désir d’homogénéiser les connaissances des navigateurs dans un nouvel esprit de systématicité. La mise en art d’un savoir pratique correspond à la transposition d’un objet à saisir dans le cadre formel d’un savoir rédigé, qui suit une économie précise en donnant un ordre à ses parties. Dans cette perspective nouvelle, l’objet du savoir de la navigation est défini pour être transformé en tableau méthodique, l’objectif étant de former le pilote du navire à travers la communication d’un contenu sous forme pédagogique. L’art des navigateurs est transmis efficacement dès lors que le savoir pratique est formalisé et enseigné par la codification de règles. L’auteur d’un « art de naviguer » répond ainsi au besoin de réduire la subjectivité du savoir-faire, de simplifier la variété des unités de mesure des distances et de fixer la position du navire selon ces règles. Les risques de la navigation impliquent des pertes matérielles dont l’augmentation est proportionnelle à celle du trafic maritime, d’où la nécessité de produire une action efficace. Outre son utilisation à des fins coloniales, l’art de la navigation est aussi une exigence née de la fréquentation d’un monde où la signification de la production de l’espace n’est pas dans le résultat du processus, mais dans le processus lui-même, où la théorie et la pratique se rencontrent sur une carte qui symbolise leur synthèse et constitue proprement l’espace où le navigateur trouve le lieu où il « est ». Bien que l’économie du texte cartographique consiste dans l’ordre et dans la relation de ses parties, sa production par l’art de la navigation constitue aussi une pratique chargée de théorisation. Le déplacement conceptuel opéré dans l’image du voyage maritime est à chercher dans l’idée de la réalisation en cours d’un ouvrage, idée fondée sur le réajustement propre de la navigation où résident son art et sa science. La convergence de ces éléments à plusieurs niveaux montre l’enjeu de l’âge des explorations comme image décrivant l’avancement de la connaissance humaine, image dans laquelle l’usage philosophique de la géographicité se place entre le sens propre et le sens figuré.
BACON ET LA CARTOGRAPHIE DU SAVOIR
41Le frontispice du Regimiento de navegación (1606) d’Andrés García de Céspedes, ouvrage appartenant au genre des méthodes de navigation, contient une image suggestive. Deux grandes colonnes classiques enserrent l’océan sur lequel navigue un vaisseau. Voiles gonflées par le vent et, sur la proue, un homme, prêt à surmonter tout obstacle s’interposant sur la route. Entre les colonnes, au-dessus du navire, le titre de l’ouvrage sous les armoiries de l’Espagne. En bas au milieu, Occeanum reserans navis Victoria totum, Hispanum imperium clausit utroque polo, en haut au centre, comme le titre d’un tableau, la devise de Charles Quint, plus ultra65.
42Ce tableau du navire dépassant les colonnes d’Hercule ne laissera pas Francis Bacon indifférent, qui reprendra dans son œuvre cette image de la recherche de la connaissance, symbole de la nouvelle science, ce dont témoigne le frontispice célèbre du Novum Organum (1620). Sur le modèle du Regimiento, l’entreprise ainsi figurée s’oriente vers un objet non encore connu, vers un savoir et une puissance à conquérir. Comme l’art de Céspedes, la science de Bacon apparaît sous le signe de l’intentionnalité de l’exploration et de la découverte, dans l’orientation propre à une conscience tendue vers ce qui est à la fois inconnu et connaissable. L’ancrage de la pensée du philosophe anglais dans une logique cartographique et la spatialisation métaphorique du savoir résonne largement dans son œuvre : c’est à juste titre qu’il a été qualifié de « philosophe marin » marqué par la « métaphore géographique de la traversée de l’océan66 », car pour la science baconienne il s’agit non seulement d’éclaircir le connu, mais aussi de l’élargir vers ce qui ne l’est pas encore. Le terrain de la nouvelle science est situé ailleurs, dans un temps à venir, et son renouvellement dépend fondamentalement de sa capacité à se déplacer et à se constituer sur la base d’une connaissance de ce qui reste encore hors de son domaine. Profondément marqué par une valorisation du nouveau et par la nécessité de proposer une classification inédite des savoirs, le programme scientifique préconisé par Bacon, ainsi que l’esprit de sa réflexion, n’est pas tant une expression singulière de l’âge des explorations ; son effort philosophique en est plutôt une interprétation, à bien des égards fondatrice de la pensée moderne.
43Dans les subdivisions de sa tripartition des sciences en histoire, poésie et philosophie, l’« histoire géographique » acquiert une fonction essentielle, fondée sur une métaphorisation sans laquelle il est difficile de saisir la nouvelle notion de science présupposée par le projet de Bacon. Cette subdivision est caractérisée par une large hétérogénéité et regarde la connaissance d’objets aussi variés que ceux étudiés par l’histoire naturelle, par l’histoire politique et par les mathématiques, concernant notamment la diversité physique et climatique des lieux, le calcul astronomique de leur position, les mœurs des différentes populations et leurs formes de gouvernement. Pourtant, cette diversité de savoirs et d’objets converge dans une science dont le rôle est capital pour le philosophe. Bacon affirme sans équivoque que parmi tous les domaines du savoir de son époque, « [l]’histoire géographique est, de toutes les sciences, celle qui a connu ces derniers temps le plus grand développement67 ». Cette époque dispose d’une connaissance du monde incomparable à celle des siècles précédents et, de ce fait, il y a une discontinuité avec la division des sciences de l’Antiquité. Bacon revendique l’actualité d’une tâche philosophique consistant à concevoir la connaissance d’un monde élargi à travers la méthode d’une nouvelle science. Chez le penseur anglais, la prise de conscience d’avoir traversé le seuil d’une époque s’accompagne de la nécessité d’en tirer des conséquences et de la possibilité de penser ce passage par le recours aux images, notamment celle d’un monde traversé par quelques circumnavigateurs, mais dont le dévoilement est toujours en cours : « Jamais, jusqu’à notre époque et celle de nos pères, cette grande bâtisse qu’est le monde n’avait été percée de lumière de part en part68. » On doit la connaissance de l’hémisphère sud, relativement récente, aux navigateurs modernes qui érigent leur savoir du monde contre les spéculations géographiques de l’Antiquité :
Car les Anciens eurent connaissance des Antipodes […]. Cependant ils devaient cette connaissance au raisonnement et ne connaissaient pas de fait les Antipodes, alors que pour y aller il est nécessaire de parcourir seulement la moitié du globe. Faire le tour de la terre, comme le font les corps célestes, ne fut accompli ni entrepris avant ces derniers temps. C’est pourquoi ceux-ci peuvent à juste titre arborer la devise plus ultra, à la place du vieil non ultra69.
44L’élargissement du monde et l’augmentation du savoir se complètent l’un l’autre dans le déplacement de l’explorateur moderne. Ce dernier apparaît ainsi comme une figure symbolique dont les instances pratiques et théoriques donnent lieu aux traités de navigation avec l’objectif de formaliser des repères pour guider méthodiquement une nouvelle expérience du monde. D’autre part, les effets de cette modalité de voyage, guidé par un art qui se formalise et par un savoir qui se restructure, touchent nécessairement au renouvellement du domaine de l’« histoire géographique » au sens baconien : celle-ci est alors présentée comme science particulière dans la mesure où elle étend sa signification métaphorique aux autres et s’érige en exemple. En effet, les questions de méthode dans la navigation et dans la science du philosophe ont en commun la valorisation des arts mécaniques. L’art de naviguer se constitue en tant que science pour trouver une application efficace dans la pratique dont les effets pourront se vérifier également dans la théorie. Précisément dans cette optique, le mode de navigation assume chez Bacon la fonction de modèle épistémologique.
45En tant qu’expérience historique définissant une époque, la production d’espace inhérente au voyage d’exploration ne fournit pas simplement une figure de style pour signifier l’avancement des sciences ; cette expérience doit être considérée comme le paradigme du renouvellement des savoirs. Dans ce cadre précis, le navire franchissant les colonnes d’Hercule acquiert un rôle « d’avant-garde » semblable, pour ainsi dire, à celui attribué plus généralement à l’art de naviguer : « Ce progrès de la navigation et des découvertes peut aussi fonder une espérance, celle de voir toutes les sciences aller de l’avant et augmenter70. »
46Tout en restant fidèle à la distinction entre un savoir humain, produit par la raison qui cherche à comprendre la nature, et un savoir sacré, fondé sur l’Écriture, Bacon reprend une prophétie biblique pour rendre compte de son époque :
Le prophète Daniel, parlant de ces derniers temps, prédit en effet : plurimi pertransibunt, et multiplex erit scientia [plusieurs iront de-ci, de là et la science sera multipliée]. Comme si le moment où le monde devait s’offrir au regard et être navigué de part en part, et le moment où la connaissance devait s’accroître, étaient destinés à survenir à la même époque. Nous voyons que cela est réalisé déjà en grande partie, car le savoir acquis ces derniers temps est rarement surpassé, même par les deux apogées que le savoir a connus précédemment, le premier chez les Grecs, l’autre chez les Romains71.
47Le progrès des connaissances humaines est regardé à travers un prisme géographique au sens où le concept, mais aussi l’objet de la science, se traduisent en termes spatiaux. C’est la métaphore spatiale elle-même – il faut le souligner – qui exprime l’idée selon laquelle le savoir accroît son étendue. Si, d’un côté, la représentation de l’avancement des sciences s’appuie sur celle de l’espace d’un monde dévoilé par la navigation, de l’autre, c’est cette dernière qui prouve la validité du lien entre exploration et découverte. La promesse cartographique des terres inconnues est inscrite dans la prose de la représentation et relève d’un régime spécifique de spatialité qui implique une étendue non immédiatement objectivable. Il s’agit plutôt d’un horizon de sens pour l’avancement des sciences construit par une pensée géographique se concevant elle-même comme parole prophétique en tant que repère humain pour orienter la production du savoir. L’océan baconien est un lieu d’exploration et, en tant que tel, il est conçu comme un espace épistémologique, d’où la pertinence du motif du voyage considéré à la fois dans sa fonction de métaphore et de paradigme.
48La critique, portée par les explorateurs du xvie siècle, de l’existence d’une zone torride et donc de la théorie des cinq zones ne se rapportait pas seulement au domaine de l’expérience, car à partir du moment où cette représentation est démentie s’ouvre l’espace d’une nouvelle épistémologie reflétant l’état d’un monde qui n’est plus divisé en zones navigables et non navigables. L’effacement de ces obstacles symboliques et la perte du pouvoir dissuasif des anciennes frontières sont des composantes fondamentales du concept baconien de science, dans lequel on peut mesurer le décalage entre la fermeture d’un système achevé et l’ouverture exigée par un renouvellement des savoirs. L’expérience du voyage est alors celle d’un monde ne pouvant plus se reconnaître dans la spéculation d’une zone torride infranchissable ; l’image métaphorique du dépassement des frontières du passé renvoie à une exploration dont la valeur est dans la recherche de l’incertain, de l’imprévu et de l’inconnu. Le concept de science, tel qu’il est pensé par Bacon, prend donc toute sa force dans le refus de l’interdiction non ultra.
49Le projet baconien pose ses fondements en érigeant en modèle l’exploration du monde et bâtit sa méthode en s’appuyant largement sur l’intentionnalité de la science du navigateur. Ne s’abandonnant ni à l’errance ni au hasard, son déplacement sur l’océan est orienté par un savoir qui refuse de se constituer en système clos parce qu’il se sait incomplet. L’exigence d’une mise en méthode de la navigation répond à un regard porté sur un plan cartographique incomplet. La connaissance du monde apparaît alors comme le résultat d’un mouvement dans l’espace, consistant dans l’exploration méthodique. Étant donné l’échelle démesurée de l’objet, d’un côté, l’exploration ne peut se passer de procéder par tentatives et erreurs ; de l’autre, elle peut avancer de manière inductive dans la construction d’une science qui doit être guidée vers la découverte. L’incomplétude du monde comme objet à explorer est interprétée par une méthode dont le but est d’orienter une transformation épistémologique. Si Bacon présente rhétoriquement son époque comme un moment visé par une prophétie biblique, cela sert en fait à légitimer l’adoption de la pratique de la navigation comme un idéal scientifique général. L’époque des circumnavigations fait sienne la devise imitabile coelum « du fait des voyages nombreux et mémorables qui à la manière des cieux, ont accompli le tour du globe72 », à l’aide du regard aérien de la carte et d’une navigation déjà munie d’une méthode de codification des théories et des pratiques.
50Si le philosophe anglais est marin, il est aussi chroniqueur de voyage. Ce genre littéraire, également codifié, identifie l’errance au risque majeur de la navigation : « Nous trouvant au beau milieu de la plus grande désolation marine qui soit au monde, sans vivres, nous nous considérions comme des hommes perdus, et nous nous préparions à la mort73. » Pourtant, l’espoir est projeté dans la découverte comme lieu de destination : « Il advint que le lendemain, vers le soir, nous vîmes comme d’épais nuages, devant nous à l’horizon, en direction du nord, ce qui nous donna quelque espoir de trouver une terre, car nous savions que cette partie des mers du Sud était encore inconnue, et pouvait donc bien receler des îles ou des continents qui n’avaient pas encore été découverts74. » L’ailleurs identifié à l’inconnu est à l’origine du voyage ; sa présence, légitime a priori, fait partie du tableau, car il élargit le cadre de la représentation de la totalité. La recherche de l’élargissement des connaissances constitue la tâche d’un voyageur qui se rapporte également aux règles littéraires de l’exploration maritime. Métaphoriquement et conceptuellement, il y a un geste consistant à ériger le voyage d’exploration en modèle pour l’avancement des savoirs, lesquels sont exhortés à s’installer dans sa logique spatiale et à suivre son horizon de sens. Il n’y a pas, donc, de césure sémantique entre le concept de savoir introduit par Bacon et l’image d’un espace inexploré comme condition d’une nouvelle épistémologie. Les voyageurs sur le point de découvrir l’île de Bensalem dans La Nouvelle Atlantide partagent le même régime de spatialité que les voyageurs qui parcourent le globe hors de la fiction.
51Ici, une question essentielle intervient : comment se produisent les découvertes et peuvent-elles être soumises à une méthode ? L’augmentation du savoir doit être orientée par l’application d’un ensemble de règles capable d’ordonner l’expérience et de garantir le progrès des connaissances : c’est l’idée conductrice à partir de laquelle, selon Bacon, même si des inventions ont été possibles en l’absence d’une méthode, ce n’est que par son introduction que la science pourra être renouvelée.
[…] si tant d’inventions utiles ont été faites, quasi par hasard et par accident, quand les hommes ne les cherchaient pas et étaient occupés ailleurs, personne ne peut douter qu’un bien plus grand nombre d’inventions seront nécessairement faites, quand ils les rechercheront et s’en occuperont, en procédant avec ordre et méthode, et non plus par impulsions ou par sauts75.
52La mention élogieuse de la boussole par Bacon n’a rien de surprenant : en effet, elle est une de ces découvertes « qui sont restées cachées aux hommes pendant tant de siècles, qui ne furent pas mises à jour par la philosophie ou les arts rationnels, mais par hasard et par accident76 ».
53L’entreprise baconienne de réorganisation des savoirs et l’ensemble des processus culturels impliqués dans la notion de réduction en art présentent des affinités importantes du point de vue de l’historicité du modèle de l’exploration. Lorsque Bacon affirme la nécessité de construire des tableaux capables de donner un ordre à des connaissances dont la quantité et la diversité tendent inévitablement à la dispersion, il fait sienne la nécessité de réduire la multiplicité du monde pour pouvoir la connaître selon les principes de la nouvelle science :
[…] la foule des particuliers formant une armée si nombreuse et étant à ce point disséminée et éparpillée qu’elle égare et disperse l’entendement, on ne devra pas bien espérer des escarmouches, des mouvements légers, des reconnaissances que ce dernier peut mener ; à moins que par des tables d’invention appropriées, justement distribuées et pour ainsi dire vivantes, on ne range et coordonne les particuliers qui se rapportent au sujet de la recherche, et que l’esprit ne s’applique aux aides ainsi ménagées et disposées que par ces tables77.
54Mais ces « tables d’invention » sont d’une nature différente par rapport aux réductions en art, tout comme le frontispice « utopique78 » de Bacon n’a pas la même signification que le frontispice « topographique » de Céspedes. Inventer, c’est naviguer vers ce qu’on ne connait pas encore pour trouver le nouveau. Or la différence semble résider dans la difficulté, ou impossibilité, de produire une méthode capable de créer des découvertes : « La question récurrente de la “méthode d’inventer” a suscité de nombreux débats, que l’on peut en particulier observer à travers les réflexions de Francis Bacon : il se méfiait des réductions en art si bien réglées, si bien codifiées qu’elles interdisaient, à l’en croire, tout perfectionnement ultérieur79. » Autrement dit, la réduction en méthode des connaissances doit être conçue uniquement comme un point de départ pour le progrès des connaissances et non pas comme un outil achevé ou comme un point d’arrivée, ce qui est confirmé par l’exploration comme modèle épistémologique au sens fort. La science baconienne s’illustre également dans la fonction assignée à la Maison de Salomon de faire contrôler les découvertes par des philosophes qui surveillent la recherche et la transmission de la connaissance. L’augmentation du savoir s’aligne sur une rigueur méthodique centralisée qui n’est pas celle de la variété des réductions en art dans tous les domaines de la connaissance. Bacon s’oppose à cette démarche considérée comme un obstacle pour l’augmentation du savoir. Réduire en art est affaiblir le savoir à des « généralités vides et stériles80 ».
55La nécessité d’un art de la navigation est dictée par les puissances colonisatrices cherchant à s’imposer aussi à travers cette nouvelle littérature, théorique et pratique81. La course aux empires coloniaux détermine des relations concurrentielles entre des États soucieux de maîtriser un art de la navigation leur assurant une puissance commerciale et politique. L’opposition entre l’exploration scientifique et le voyage marchand comme deux manières de parcourir le globe est à la base de l’utopie baconienne, et se traduit par l’infériorité technique et scientifique des explorateurs espagnols par rapport aux savants de Bensalem82. Inversement, le rôle des navires espagnols à l’âge de l’exploration est largement plus influent que ceux d’autres États, en particulier l’Angleterre, qui au xvie siècle, en matière de navigation, accuse un « retard technique et scientifique indéniable83 ». Certes, le progrès des savoirs et la route du navigateur doivent s’aligner, comme l’observe Bacon dans la préface du Novum Organum, lequel s’ouvre par une prise de position contre ceux qui considèrent la nature en tant que « sujet exploré84 ». Les destinations de ce voyage peuvent très être diverses : à partir du xviie siècle, l’expansionnisme anglais ira dans le sens du navire du frontispice du Regimiento plutôt que dans celui des navires des bensalémites imaginés par Bacon. L’essentiel reste dans le rapport entre les deux globes : « […] ce serait une honte pour les hommes que les régions du globe matériel, c’est-à-dire de la terre, de la mer, des astres, aient à notre époque été largement découvertes et explorées, et que les limites du globe intellectuel restent renfermées dans le cercle étroit des inventions des anciens85 ».
D’ALEMBERT ET LA MAPPEMONDE ENCYCLOPÉDIQUE
56D’un point de vue épistémologique, le concert des savoirs distribués dans les sciences et dans les lettres est au cœur de l’entreprise encyclopédique, au moins pour deux raisons. D’un côté, il est question de la formation et de l’évolution de champs disciplinaires, dont chacun entretient des rapports spécifiques avec son propre langage ; de l’autre, l’examen des rapports entre les sciences et les lettres touche à la question de leur représentation et soulève le problème du sens d’un tel voisinage86. Le partage des savoirs est lié à la naissance d’une langue scientifique qui se transforme, se spécialise et est capable d’identifier un domaine à partir des restructurations du système des belles-lettres. Il va pourtant de soi que cette possibilité ne dépend pas seulement du degré de spécialisation du langage disciplinaire, puisqu’elle est en rapport avec d’autres modes de signification.
57L’unité des savoirs constaté par les citoyens de la république des Lettres traverse le sol commun des sciences et des lettres. Le dictionnaire de Furetière met l’accent sur la variété d’objets correspondant à l’usage du terme « lettres », lequel s’applique également aux sciences87. Il n’y a pas de consensus général pouvant éclairer l’acception précise de ce mot et même s’il s’agit, précise Furetière, d’un usage « abusif », les champs de la grammaire, de l’éloquence et de la poésie sont eux aussi rattachés à l’usage tant du terme « lettres » que de la notion de belles-lettres, comme le souligne en 1762 le dictionnaire de l’Académie. Dans le cadre de la diversité des savoirs et de leurs objets réunis sous cette notion, l’usage du même terme est décisif pour indiquer un ensemble étroitement lié par la fonction des belles-lettres ou, autrement dit, pour donner une structure globale au savoir. Une telle structuration, précisément, subira des transformations qui se traduiront par une réorganisation des champs disciplinaires, chacun muni de façon plus autonome d’un langage spécifique forgé à la mesure de ses propres objets. Jusqu’au xviiie siècle, ce processus avait été lui-même contenu et atténué dans la parenté des lettres humaines et des sciences naturelles, mais à une phase de diversification plus avancée, le langage opératoire des savoirs scientifiques s’écarte du langage des hommes de lettres : le lien entre les deux apparaîtra alors de plus en plus comme le vestige d’une époque révolue.
58Voltaire remarque à la fois la proximité et la distance entre les grammairiens de l’Antiquité et les hommes de lettres de son siècle. Ils auraient en commun une capacité de maîtriser leur savoir à partir de divers domaines : « On entendoit par grammairien, non-seulement un homme versé dans la Grammaire proprement dite, qui est la base de toutes les connoissances, mais un homme qui n’étoit pas étranger dans la Géométrie, dans la Philosophie, dans l’Histoire générale & particulière ; qui surtout faisoit son étude de la Poésie & de l’Eloquence : c’est ce que sont nos gens de lettres aujourd’hui. On ne donne point ce nom à un homme qui avec peu de connoissances ne cultive qu’un seul genre88. » Si l’homme de lettres, par son éclectisme, se rapproche ainsi des grammairiens grecs et latins, il s’en distingue toutefois par une particularité : il accepte l’impossibilité de faire ce que les savants de l’Antiquité pouvaient mettre spontanément en pratique. Certes, ces derniers étaient censés être coutumiers de l’hétérogénéité des savoirs, mais plus encore ils connaissaient leur appartenance commune à un ensemble unitaire et dépourvu de fissures profondes. En revanche, si l’éclectisme moderne, et davantage encore celui des philosophes des Lumières, semble trouver des obstacles insurmontables pour s’accomplir à la manière des grammairiens de l’Antiquité, cela relève d’une question de spatialité. Comme on l’a dit, l’étendue des connaissances humaines s’élargit constamment et la possibilité d’un regard d’ensemble semble se réduire proportionnellement à son augmentation : « La carrière de l’Histoire est cent fois plus immense qu’elle ne l’étoit pour les anciens ; & l’Histoire naturelle s’est accrue à proportion de celle des peuples : on n’exige pas qu’un homme de lettres approfondisse toutes ces matières ; la science universelle n’est plus à la portée de l’homme : mais les véritables gens de lettres se mettent en état de porter leurs pas dans ces différens terrains, s’ils ne peuvent les cultiver tous89. » Se reconnaissant dans cet idéal, un savant de la république des Lettres, tout en étant voué à une forme générale du savoir, se trouve face à une tâche qui n’apparaît plus praticable, ou qui rencontre du moins des difficultés inédites, déterminées par l’écart grandissant entre les branches de la connaissance. Voltaire explicite cet idéal, mais aussitôt qu’il le déclare, s’impose l’absence de ses conditions de possibilité, érodées par l’avancement du temps historique, dont la marche correspond à un inéluctable espacement des branches de la connaissance.
59Or le géographe est un homme de lettres d’un genre particulier : sa figure et son objet acquièrent une valeur paradigmatique dans la production de nouvelles connaissances. Sur ce point, l’article « Géographe » de l’Encyclopédie introduit une distinction fondamentale, dont le critère est assez clairement énoncé : le terme « se dit d’une personne versée dans la Géographie, & plus particulièrement de ceux qui ont contribué par leurs ouvrages au progrès de cette science […]. Ceux qui publient des cartes dans lesquelles il n’y a rien de nouveau, & qui ne font que copier quelquefois assez mal les ouvrages des autres, ne méritent pas le nom de géographes ; ce sont de simples éditeurs90 ». Pour le géographe, la possibilité même de produire du nouveau dépend de sa qualité d’homme de lettres, une fonction dépassant la simple transmission ou conservation d’un savoir. Au contraire, sa particularité réside dans la production d’une marge spatiale qui rend possible l’avancement des connaissances, entendu comme déplacement de la ligne de l’horizon du connu, déplacement indispensable pour le savoir du géographe, mais pas seulement. En effet, celui-ci doit pouvoir exercer les facultés propres aux hommes de lettres, pourtant différentes de celles que Voltaire leur attribue, car il n’est pas suffisant de traverser différents domaines, il faut également les englober.
60Pour ce motif sans doute, le géographe peut être érigé en modèle : il élève son regard afin d’atteindre un point de vue cherchant provisoirement à contenir une totalité. Si en raison de la croissante diversification et spécialisation des savoirs une science générale ne peut plus être atteinte, le regard aérien du géographe apparaît encore comme une perspective possible. Pour cela, il ne peut se passer d’autres savoirs fondamentaux : « Guidé par les pratiques de la Géométrie & par les lumières de l’Astronomie, il donne aux parties du globe de la terre les proportions qu’elles doivent avoir. L’astronome & le géomètre ont chacun les connoissances qui leur sont propres ; mais le géographe doit les posséder toutes91. » En tant qu’homme de lettres, le géographe doit se situer dans une position qui lui permet de disposer et combiner des connaissances appartenant à des savoirs différents. Il est celui qui peut se rapprocher d’une « science universelle », évitant ainsi la contrainte imposée par la course du temps historique signalée par Voltaire selon lequel il est impossible pour l’homme de lettres d’accomplir sa tâche.
61Néanmoins, au xviiiesiècle, la géographie est elle-même progressivement dispersée en branches dont chacune commence à se munir d’un langage propre et d’une fonction particulière. L’article qui lui est consacré dans l’Encyclopédie décrit ses différentes composantes. D’abord, elle est divisée en trois périodes historiques : la géographie ancienne, qui s’étend de l’origine de cette science jusqu’à la fin de l’Empire romain ; la géographie du Moyen Âge, qui se prolonge jusqu’au « renouvellement des lettres », c’est-à-dire jusqu’au moment inaugural de la géographie moderne. D’autre part, l’article rappelle la distinction classique entre chorographie, correspondant à une étude d’échelle régionale du territoire, et géographie proprement dite, entendue comme description de la Terre. Ayant vocation à représenter la totalité de son objet, pourtant inachevé à l’âge des explorations, le géographe possède la faculté de corriger le travail du chorographe, raison pour laquelle il peut « partager avec lui le droit d’invention92 ». Une partie fondamentale de cette science, la géographie astronomique, est en rapport avec l’étude des phénomènes célestes et ses conséquences pratiques concernent l’art de la navigation. Puis, on distingue au moins six autres grands domaines constitutifs de la géographie : naturelle, historique, politique, sacrée, ecclésiastique et physique. La première ne concerne pas seulement l’étude de la morphologie des masses de terre et d’eau sur la surface du globe, mais aussi une description et une réflexion sur les peuples et les langues. La deuxième porte sur les transformations qui se sont succédé dans le temps, particulièrement celles liées aux affrontements belliqueux. Troisièmement, la géographie politique ou civile s’occupe de décrire l’exercice du pouvoir et les gouvernements. La matière de la géographie sacrée correspond à celle des lieux décrits dans la Bible et l’histoire de l’Église, tandis que la géographie ecclésiastique concerne la division de l’espace du point de vue des juridictions territoriales du pouvoir spirituel. Enfin, la géographie physique, à laquelle est consacré un article à part de l’Encyclopédie, renvoie à la compréhension de la constitution matérielle interne du globe. La géographie ne fait donc pas exception au processus de disciplinarisation des savoirs.
62La dernière division « physique » de la géographie exige la mise en place d’une abstraction de la sphère terrestre. C’est pourquoi elle doit être dépourvue de ses formes vivantes et devenir objet d’analyses et de généralisations. En ce sens, la géographie physique est conçue comme « la description raisonnée des grands phénomènes de la terre, & la considération des résultats généraux déduits des observations locales & particulières, combinées & réunies méthodiquement sous différentes classes, & dans un plan capable de faire voir l’économie naturelle du globe, en tant qu’on l’envisage seulement comme une masse qui n’est ni habitée ni féconde93 ». La géographie physique n’est pas le domaine exclusif d’un savoir empirique, car elle englobe aussi une exigence théorique concernant la production de son savoir. Il s’agit en particulier du traitement des sources et de l’intégration des descriptions particulières sous l’œil d’une mappemonde, laquelle opère une abstraction paradoxale de l’espace sensible. L’avancement des connaissances permet de saisir de l’ordre là où auparavant les sources du géographe ou les observations des voyageurs étaient contradictoires, les descriptions confuses et les conclusions qu’on pouvait en tirer apparaissaient souvent comme inconciliables : « Les rapports généraux se découvrirent sous nos pas94. » L’auteur de l’article en question est explicite à cet égard, car il met en relation l’esprit taxinomique des sciences naturelles, érigé en modèle, avec le perfectionnement de la science géographique : « On fut curieux de parvenir jusqu’aux principes généraux, constans & réguliers. À mesure que les idées se développèrent, le géographe dessinateur prit pour base de ses descriptions topographiques, l’histoire de la surface du globe, & distribua par pays & par contrées, ce que le naturaliste décrivit & rangea par classes & par ordre de collection95. » En ce sens, cherchant à suivre la méthode du naturaliste, qui avance par induction, mais en même temps doit fixer des principes généraux, le procédé consiste à établir des règles d’observation des faits, pour ensuite les classer, les distribuer dans des ensembles cohérents et identifier les lois par lesquelles les faits particuliers sont gouvernés. La géographie physique doit être capable de produire et renouveler constamment son savoir, autrement dit elle est censée avoir une capacité consistant dans « l’établissement de ces principes féconds, qui deviennent entre les mains d’un observateur des instrumens qu’il applique avec avantage à la découverte de nouveaux faits96 ». Si pour mériter le nom de géographe, la production du nouveau est une condition essentielle, la problématisation de la notion d’expérience et l’énonciation des critères selon lesquels les objets doivent être observés est également importante, car il est question de la possibilité de la réduction des objets à des principes. Et cela pour une raison de fond, qui exige de « donner du poids » aux découvertes, à travers la mise en place d’une véritable méthodologie de l’observation à l’usage des découvreurs.
63Il n’est donc pas surprenant que Desmarest cite Buffon97. Appartenant à une même dynamique générale de restructuration du partage des savoirs et du régime des belles-lettres, les préoccupations de la géographie croisent ainsi celles des sciences naturelles au point d’adopter, du moins concernant la branche de la géographie physique, leur modèle. Comme les sciences naturelles (notamment comme l’auteur de « la savante Histoire du jardin du Roi de France98 »), Desmarest attribue un caractère fondamental aux questions de méthode liées au problème épineux de la valeur des observations. Il s’agit de l’énigme de l’autorité du témoin face au nouveau : « Comme un seul homme ne peut pas tout voir par soi-même, & que c’est la condition de nos connoissances de devoir leurs progrès aux découvertes & aux recherches combinées de plusieurs observateurs ; il est nécessaire de s’en rapporter au témoignage des autres : mais parmi ces descriptions étrangères, il y a beaucoup de choix ; & dans ce discernement il faut employer une critique sérieuse & une discussion sévère99. » Ce qui était autrefois laissé à la liberté de la plume de l’explorateur et à la candeur de la lecture, doit être soumis méthodiquement à de rigoureuses instances de vérification. Il ne suffit plus d’affirmer le principe selon lequel les observations des Anciens ne sont pas dignes de foi – comme on l’a dit, la littérature de voyage antérieure se plaisait à réfuter l’hypothétique cercle d’une zone torride infranchissable décrite par les philosophes grecs – ; en effet, l’expérience revendiquée avec autant d’ardeur par les premiers voyageurs modernes fait l’objet de nouvelles préoccupations méthodologiques, désormais possibles car elles sont extérieures à la logique du système des belles-lettres. C’est dans cette extériorité que naissent les critères auxquels doit être soumis le désordre des descriptions et des témoignages, et c’est précisément cette exigence commune qui rend possible le rapprochement entre la géographie et les sciences naturelles face à une même difficulté : « Le premier obstacle qui se présente dans l’étude de l’Histoire naturelle, vient de cette grande multitude d’objets100. »
64Les Modernes, qui ont précédé la naissance de « l’esprit philosophique » et de ces nouvelles instances de méthode, voient leur autorité s’affaiblir et leurs certitudes deviennent de vagues hypothèses dont la source, c’est-à-dire l’expérience et l’observation désordonnée d’une pluralité d’objets, est mise en cause par le besoin de les maîtriser. Il ne s’agit pas seulement « d’éclairer » pour assurer le progrès des connaissances humaines, ni de dénoncer des limites freinant cet avancement ; la difficulté de la tâche à accomplir consiste plutôt dans la construction des bases sur lesquelles fonder des critères de vérité inédits, afin de tracer une voie en tous points nouvelle, capable pour la première fois d’observer, vérifier et contrôler l’expérience du voyage d’exploration : « Quant à ce qui concerne les auteurs qui ont écrit avant le renouvellement des Sciences, ils ne doivent être consultés qu’avec réserve ; privés des connoissances capables de les éclairer & de les guider dans la discussion des faits, ils ne les ont observés qu’imparfaitement ou sous un point de vûe qui se rapporte toûjours à leurs préjugés101. »
65La mise en question de la littérature de voyage comme réservoir d’expériences entraîne l’épuisement de la fonction scientifique de ce genre littéraire dans lequel les chroniques des découvertes accomplies par les navigateurs des terres inconnues s’étaient inscrites pendant des siècles. La prolifération de faits nouveaux et d’objets inconnus atteint une limite, à partir de laquelle une préoccupation extérieure au régime des belles-lettres exige la réduction méthodique de l’accumulation de chroniques et de récits. Cette nécessité est désormais aussi forte que celle, profondément géographique, de la production du nouveau : « On sent plus que jamais aujourd’hui, qu’il est presque aussi important de mettre de l’ordre dans les découvertes, que d’en faire102. » Des conclusions ont été tirées trop rapidement à partir de faits mal observés, présentés de façon confuse, d’où la nouvelle nécessité de classer les phénomènes relevés afin d’éviter des erreurs de jugement.
66L’observation du globe à travers une grille méthodologique devient alors le mot d’ordre à partir duquel s’affirme l’idée d’assujettir l’expérience du monde à des principes généraux :
De cette généralisation on tire avec avantage des principes constans, qu’on peut regarder comme le suc extrait d’un riche fonds d’observations qui leur tiennent lieu de preuves & de raisonnemens. On part de ces principes, comme d’un point lumineux, pour éclaircir de nouveau certains sujets par l’analogie ; & en conséquence de la régularité des opérations de la nature, on en voit naître de nouveaux faits qui se rangent eux-mêmes en ordre de système. Ces principes sont pour nous les lois de la nature, sous l’empire desquelles nous soumettons tous les phénomènes subalternes103.
67Pour le géographe, les exigences scientifiques fondées sur le modèle de l’histoire naturelle constituent non seulement une extériorité, mais aussi une bifurcation dans son chemin d’homme de lettres, coïncidant en même temps avec les premières fissures de la représentation du monde comme un tout inachevé. L’accumulation de faits décrits par les voyageurs, rassemblés par l’érudition des compilateurs, donne lieu à un champ où la multiplicité est jugée excessive, les faits en question douteux et leur nombre problématique, dans une sorte de tableau aux résonances déductives. Mais en dépit des nouvelles exigences de méthode, des nouveaux critères de témoignage des espaces inconnus et du changement de statut du genre littéraire pratiqué par les chroniqueurs de voyages, le lien entre l’exploration géographique et la découverte persiste104.
68Dans le cadre des savoirs géographiques, tout au long de l’âge des explorations et tout particulièrement au xviiie siècle, le lien entre explorer et découvrir constitue un nœud problématique décisif, du point de vue tant de la production des connaissances et de l’élargissement du règne de l’inconnu, que de la mise en tableau de cette multiplicité croissante d’objets. Ce double développement, production et restructuration, n’est pas réductible à un dépassement entraîné par un avancement prévisible ; au contraire, à une époque où les mappemondes laissent une marge aux hypothèses, la possibilité de production de nouvelles connaissances dépend aussi de la présence de zones n’ayant jusqu’alors fait l’objet ni d’une découverte ni d’une exploration. Les hypothèses géographiques sont particulièrement révélatrices, car elles introduisent à la fois une orientation et une incertitude. Au siècle des Lumières, les belles-lettres ont un rôle majeur dans la production et la structuration du savoir, mais ce rôle n’est pas indépendant d’un système d’images issu d’un régime de spatialité. Cela étant, la complexité des enjeux situés dans l’espace ouvert entre l’exploration et la découverte pose un problème beaucoup plus général, car il concerne aussi les savoirs qui ne relèvent pas strictement du domaine géographique, comme en témoigne la valeur structurante attribuée par le Discours préliminaire de l’Encyclopédie à la métaphore de la mappemonde. Présentée comme le fruit du travail d’une « société de gens de lettres », l’entreprise éditoriale et philosophique est introduite en mobilisant des images, dont tout l’intérêt consiste dans le dépassement de leur fonction de figure de style, c’est-à-dire dans la valeur de ces images au-delà du procédé rhétorique comme pur moyen expressif au service d’un projet intellectuel.
69L’Encyclopédie, telle que la présente d’Alembert, est un travail collectif ayant essentiellement deux objets distincts : l’encyclopédie et le dictionnaire. Le premier renvoie à un ordre présenté sous forme de tableau et contient un système, créé par une méthode rationnelle capable de réunir les sciences et les arts. Ce système n’est censé garantir ni l’achèvement du savoir ni la possibilité d’en combler les lacunes. Fondé sur la tripartition de l’entendement humain en mémoire, raison, imagination, correspondant à l’histoire, à la philosophie et à la poésie, le système figuré des connaissances humaines est un tableau dont l’ordre et la disposition suivent une logique précise. Toujours d’après le discours préliminaire, utilité et, tout à la fois, artificialité caractérisent cette production d’un ordre encyclopédique. La représentation des connaissances humaines sous la forme d’un tableau unitaire présente des domaines dans leur ramification en différentes branches, signale leur écartement et, tout particulièrement, rend explicite la profonde difficulté posée par le problème de leur unité : « S’il est souvent difficile de réduire à un petit nombre de règles ou de notions générales chaque science ou chaque art en particulier, il ne l’est pas moins de renfermer dans un système qui soit un, les branches infiniment variées de la science humaine105. »
70L’ordre généalogique implique une tout autre démarche : il présente les objets en suivant l’itinéraire des développements chronologiques et l’histoire de la production des savoirs. La métaphore de l’arbre a l’avantage de représenter la généalogie des connaissances en montrant aussi bien leur division à partir de l’intellect humain, c’est-à-dire de leur tronc commun, en histoire, philosophie et poésie, que les ramifications de chacun de ces trois grands domaines. En parcourant la colonne centrale du système correspondant à la raison, les bifurcations de la philosophie qui conduisent à la géographie sont les suivantes : science de la nature, mathématiques mixtes, astronomie géométrique, cosmographie106. Les mêmes divisions conduisent à l’uranographie et à l’hydrographie, avec lesquelles la géographie est classée. Il est possible de suivre les branches en parcourant des lignes et des séries de bifurcations, mais si l’on fixe au hasard deux points dans l’arbre, et que l’on traverse la route de l’un à l’autre, « on se trouve si loin de celui d’où l’on est parti, qu’on l’a tout à fait perdu de vue107 ». C’est pourquoi d’Alembert met son lecteur en garde contre les limites de cette métaphore :
Il ne faut pas attribuer à notre arbre encyclopédique plus d’avantage que nous ne prétendons lui en donner. L’usage des divisions générales est de rassembler un fort grand nombre d’objets : mais il ne faut pas croire qu’il puisse suppléer à l’étude de ces objets mêmes. C’est une espèce de dénombrement des connaissances qu’on peut acquérir ; dénombrement frivole pour qui voudrait s’en contenter, utile pour qui désire aller plus loin108.
71La représentation de l’unité et de la structuration du savoir renvoie au problème de l’étendue des connaissances humaines et pose la question de la possibilité d’un point de vue en mesure de les contenir. La difficulté consiste à se distancier suffisamment pour forger une perspective capable de garantir une vue générale sur tous les domaines du savoir. Pour dépasser les limites de la métaphore de l’arbre, l’entreprise encyclopédique doit se rattacher à une deuxième image, dans laquelle la vue aérienne pratiquée par le géographe devient un prisme pour le philosophe, le second étant alors débiteur du premier :
[l’ordre encyclopédique de nos connaissances] consiste à les rassembler dans le plus petit espace possible, et à placer, pour ainsi dire, le philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe dans un point de vue fort élevé d’où il puisse apercevoir à la fois les sciences et les arts principaux ; voir d’un coup d’œil les objets de ses spéculations, et les opérations qu’il peut faire sur ces objets […]. C’est une espèce de mappemonde qui doit montrer les principaux pays, leur position et leur dépendance mutuelle, le chemin en ligne droite qu’il y a de l’un à l’autre ; chemin souvent coupé par mille obstacles, qui ne peuvent être connus dans chaque pays que des habitants ou des voyageurs, et qui ne sauraient être montrés que dans des cartes particulières fort détaillées. Ces cartes particulières seront les différents articles de l’Encyclopédie, et l’Arbre ou système figuré en sera la mappemonde109.
72Comme elle n’est pas de l’ordre de l’horizontalité, la distance qui s’interpose entre le regard du philosophe et la totalité des savoirs est praticable uniquement dans la verticalité propre à la perspective paradoxale du géographe. Ce déplacement ascensionnel du regard rend possible la réduction de l’espace d’une totalité à un champ visuel, et à la fois pose la philosophie comme réflexion sur le sens des relations entre les savoirs, lesquelles ne deviennent visibles qu’à une très grande distance. La spécificité d’un tel prisme philosophique réside dans son échelle spatiale, laquelle fait abstraction du particulier tout en le conservant : loin d’être dissout dans la totalité, il demeure un élément inscrit dans la mappemonde mais discernable seulement dans les cartes plus détaillées qui représentent la réalité chorographique connue des hommes « sur terre ». Cette métaphore géographique, dont la portée épistémologique est bien plus significative que le simple recours rhétorique à une image, amène trois considérations : d’abord, le système figuré des connaissances humaines, avec ses axes, ses facultés de l’entendement et ses domaines du savoir, n’est pas seulement représenté comme un tronc avec des branches et des ramifications ; deuxièmement, le système figuré se constitue comme l’espace d’une totalité, dans la mesure où l’Encyclopédie contient des articles tout comme la mappemonde contient les cartes particulières du globe terrestre ; enfin, en tant que totalité lisible à travers un prisme philosophique, le système figuré est surtout la condition de possibilité de l’ordre encyclopédique lui-même.
73Si la totalité représentée cartographiquement par cette mise à distance ne suppose pas la suppression du particulier – que pourtant, elle perd de vue – elle ne se présente pas non plus comme la seule totalité. Autrement dit, si cette aspiration à la totalité puise son sens dans une métaphore géographique, celle-ci ne se veut pas exhaustive. Au contraire, l’image du prisme philosophique n’est en réalité que celle d’une mappemonde possible parmi d’autres : « On pourra donc imaginer autant de systèmes différents de la connaissance humaine que de mappemondes de différentes projections ; et chacun de ces systèmes pourra même avoir, à l’exclusion des autres, quelque avantage particulier110. » Par conséquent, il existe une multiplicité de mappemondes, de systèmes figurés et de totalités possibles, qui se présentent dans leur incomplétude non pas comme une limite contraignante, ni comme un horizon de sens à clôturer, mais comme une spatialité pouvant s’élargir avec l’affirmation de la valeur de chacune de ces possibilités.
74L’œil philosophique qui atteint la hauteur permettant de saisir une mappemonde n’est pas voué à la contemplation d’une transcendance qui le dépasse, dont il admire l’harmonie et la perfection, mais c’est un regard capable d’apercevoir des lacunes dans la totalité. Historiquement et ontologiquement, la mappemonde tire sa puissance et son caractère opératoire du fait qu’elle est justement incomplète, et non parce qu’elle constitue normativement un tout accompli. L’image des îles dans l’océan, une métaphore dans la métaphore si l’on veut, identifie le savoir à un grand espace contenant des lieux dont nous n’avons pas de connaissance : « L’univers n’est qu’un vaste océan, sur la surface duquel nous apercevons quelques îles plus ou moins grandes, dont la liaison avec le continent nous est cachée111. » Il n’y a ni point d’arrivée ni, encore moins, de complétude prédéterminée car, dans un tableau philosophique ainsi pensé, la connaissance ne peut être fondée sur de telles aspirations, elle n’est que le reflet de l’état du monde, à un moment de l’histoire où la marge de terres inconnues se réduit au fur et à mesure que la restructuration des belles-lettres avance et que les domaines scientifiques se constituent en disciplines. L’effacement des grands espaces à découvrir dans l’imaginaire des explorateurs de la seconde moitié du xviiie siècle accompagne cette transformation fondamentale, durant laquelle le langage qui s’étalait sur le monde en reliant l’exploration et la découverte sombrera comme un navire dans l’océan.
Notes de bas de page
1 Yves Hersant (dir.), La métaphore baroque : d’Aristote à Tesauro, Paris, Seuil, 2001, p. 107 (Emanuele Tesauro, Il cannocchiale aristotelico, Turin, Bartolomeo Zavatta, 1670, p. 268, rééd. fac-similé Savigliano, Editrice artistica piemontese, 2000, « Trattato della metafora »).
2 Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, op. cit., p. 12.
3 Ibid., p. 9.
4 Ibid., p. 10.
5 « Le non-conceptuel (l’image, la métaphore, le récit) est donc mobilisé par Blumenberg dans cette tâche singulière : émonder les anciens systèmes d’explication du monde […]. La “métaphorologie”, c’est-à-dire la constitution de séries analogiques, représente peut-être la tentative la plus avancée pour concilier l’oubli et la mémoire, le rationnel et l’irrationnel, le sens et le détour, dans la relation avec le passé », Pierre Rusch, « Hans Blumenberg et la grammaire historique des idées », dans Denis Trierweiler (dir.), Hans Blumenberg. Anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2010, p. 152-153.
6 Michaël Fœssel, « La nouveauté en histoire. Hans Blumenberg et la sécularisation », Esprit, 7, juillet 2000, p. 49.
7 Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, op. cit., p. 9.
8 Ibid., p. 25.
9 Ibid., p. 8.
10 « […] la tâche d’une paradigmatique métaphorologique consiste uniquement dans un travail préparatoire à cette “profonde recherche“qui reste à faire », ibid., p. 11.
11 Ibid., p. 12.
12 Ibid.
13 Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, op. cit., p. 102.
14 Ibid., p. 46.
15 Ibid., p. 24-25.
16 Ibid., p. 71.
17 Voir supra.
18 Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, op. cit., p. 73.
19 Ibid., p. 72.
20 Ibid., p. 74.
21 Ibid.
22 Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur, Paris, L’Arche, 1994, p. 10-11.
23 Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, p. 446.
24 Id., La lisibilité du monde, Paris, Cerf, 2007, p. 75.
25 Ibid., p. 76.
26 Hans Blumenberg, « Concept de réalité et possibilité du roman », dans Id., Le concept de réalité, Paris, Seuil, 2012, p. 43, n. 8.
27 Ibid.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 46.
30 « [La philosophie de Descartes] était “médiévale” au regard de son concept de réalité [garantie] », Hans Blumenberg, « Concept de réalité et possibilité du roman », art. cité, p. 53.
31 Voir note 3, p. 87.
32 Pierre de Médine, L’art de naviguer, contenant toutes les règles, secrets et enseignements necessaires à la bonne navigation, traduict de Castillan en François par Nicolas de Nicolai, Lyon, Guillaume Roville, 1569, Proeme [1re éd. fr. 1554, éd. originale Pedro de Medina, Arte de navegar, en que se contienen todas las reglas, declaraciones, secretos y auisos a que la buena navagación son necesarios, Valladolid, Francisco Fernández de Córdoba, 1545].
33 Ibid.
34 Ibid.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 Ibid.
39 Ibid.
40 Ibid., III, 6, « De l’ordre & adresse des cartes marines », p. 51, nous soulignons.
41 Ibid., p. 53-54.
42 Pierre de Médine, L’art de naviguer, op. cit.
43 Ibid., p. 72.
44 Rodrigo Zamorano, Compendio de la arte de navegar, Séville, Alonso de la Barrera, 1581, f. 1v, éd. fac-similé Madrid, Instituto Bibliográfico Hispánico, 1973.
45 Ibid., f. 3r, nous traduisons. Parmi les cartes géographiques, le plus haut degré de perfection est atteint par celles qui ont la forme d’un globe, toutefois, en raison des limites de la formation des navigateurs, on utilise les cartes plates, voir P. Castañeda, M. Cuesta, P. Hernández, Alonso de Chaves y el libro IV de su « Espejo de navegantes », Madrid, Industrias Gráficas España, 1977, p. 28.
46 Ibid., dédicace Au lecteur. Dans un cadre géocentrique, les mathématiques développées par Copernic étaient acceptées, son nom apparaît en 1561 dans les protocoles de l’université de Salamanque et les cosmographes de la Casa de Contratación de Séville et de l’Academia de matemáticas corrigeaient leurs calculs sur la base de son travail, voir José María López Piñero, El arte de navegar en la España del Renacimiento, Barcelone, Labor, 1986, p. 47.
47 Ibid., f. 35v.
48 Ibid., f. 37v.
49 Ibid., f. 40r, nous soulignons.
50 Ibid., f. 40v. Cette position est appelée « punto de fantasía », expression équivalente à « punto de estima » ; les deux indiquent sur une carte la position d’un navire en la déduisant de la distance et de la direction parcourues.
51 Ibid., f. 41v, nous soulignons.
52 Andrés García de Céspedes, Regimiento de navegación, Madrid, Juan de la Cuesta, 1606, p. 97.
53 Rodrigo Zamorano, Compendio de la arte de navegar, op. cit., 47v.
54 « Finalité pré-existante au texte, le genre concerne l’avenir plus que le passé dont il provient. Il projette ce passé sur l’avenir et fonctionne en prospective. Peu importe l’apparente insularité des textes qui procèdent de lui et qui le constituent : il les rassemble dans le temps qu’il détient », Guy Demerson (dir.), La notion de genre à la Renaissance, Genève, Slatkine, 1984, p. 13.
55 Alonso de Santa Cruz, Islario General, dans Mariano Cuesta Domingo (dir.), Alonso de Santa Cruz y su obra cosmográfica, Madrid, Consejo superior de investigaciones científicas, 1983, t. II, p. 366, nous traduisons.
56 Ibid., p. 370.
57 Nicolas Lenglet Du Fresnoy, Méthode pour étudier la géographie, op. cit., t. 3, p. 319. Sur Pedro Fernández de Quirós, voir supra.
58 Ibid., t. 3, p. 320.
59 Frank Lestringant, Le livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2002, p. 11, note.
60 Ibid., p. 31.
61 Ibid.
62 « L’île apparaît comme l’élément privilégié d’une géographie malléable, dont la forme et le dessin sont indéfiniment reconstructibles en fonction de projets politiques particuliers. Certes les navigateurs ont beau jeu de dénoncer l’inconsistance de l’île et son inaptitude foncière à s’ancrer de façon durable en un point déterminé de la mappemonde ; ce défaut même peut être retourné en avantage, et va servir les intérêts divergents des puissances coloniales », ibid., p. 14.
63 Gérard Mercator, Atlas minor, ou briefve & vive description de tout le monde & ses parties. Composee premierement en latin par Gerard Mercator, & depuis reveu, corrigé & augmenté de plusieurs tables nouvelles, par Iudocus Hondius, et traduict en Francois par le sieur de la Popelinière Gentilhomme Francois, Amsterdam, Iean Iansson, 1630, p. 5.
64 Nous élargissons au domaine de la navigation la notion de « réduction en art » introduite par Hélène Vérin pour décrire la réorganisation des savoirs modernes, caractérisée par le geste de ramener des connaissances acquises à un ordre technique ou « art » : « Orientées à l’origine vers la mise en ordre de savoirs pratiques destinés à des applications concrètes, les entreprises de réduction en art se sont rapidement étendues vers presque tous les domaines de l’activité humaine. Le corpus très large associé à cette notion regarde aussi bien la transformation de la matière et les productions intellectuelles, les ensembles de gestes et de mouvements culturellement codifiés, que les activités de l’esprit dont doit découler une action ou un comportement », Pascal Dubourg Glatigny, Hélène Vérin, « La réduction en art, un phénomène culturel », dans Pascal Dubourg, Hélène Vérin (dir.), Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008, p. 65.
65 « En ouvrant l’océan entier, le navire Victoria a fait des pôles terrestres les frontières de l’empire espagnol. » Sur les vers latins voir José Vargas Ponce, Relación del último viage al Estrecho de Magallanes de la fragata de S. M. Santa María de la Cabeza en los años de 1785 y 1786, Madrid, Viuda de Ibarra, hijos y Compañía, 1788, p. 199. Sur la devise du roi des Espagnes, nous renvoyons à Earl Rosenthal, « Plus ultra, non plus ultra, and the Columnar Device of Emperor Charles V », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 34, 1971, p. 204-228.
66 Chantal Jaquet, Bacon et la promotion des savoirs, Paris, PUF, 2010, p. 8 et 16.
67 Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, Paris, Gallimard (Tel), 1991, II, p. 103.
68 Ibid., p. 103.
69 Ibid., p. 103.
70 Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, op. cit., p. 103.
71 Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, op. cit., p. 103. Le passage du Livre de Daniel (12, 4) figure au pied du frontispice du Novum Organum.
72 Ibid., p. 103.
73 Bacon, La Nouvelle Atlantide, Paris, Payot, 1983, p. 39.
74 Ibid., p. 83-84. Selon Michèle le Dœuff et Margaret Llasera, la question fondamentale posée par La Nouvelle Atlantide est la suivante : « Quel est le rapport entre un projet philosophique de réforme et la scène imaginaire où ce projet cherche à s’illustrer ? », Voyage dans la pensée baroque, dans Bacon, La Nouvelle Atlantide, Paris, Payot, 1983, p. 92.
75 Bacon, Novum Organum, Paris, PUF, 2010, I, § 108, p. 164.
76 Ibid., § 109, p. 165.
77 Ibid., I, § 102, p. 161.
78 Le frontispice du Novum Organum « formerait une illustration parfaite pour La Nouvelle Atlantide », Mickaël Popelard, « Voyages et utopie scientifique dans La Nouvelle Atlantide de Bacon », Études Épistémè, 10, 2006, p. 14.
79 Pascal Dubourg, Hélène Vérin (dir.), Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, op. cit., p. 13.
80 Bacon, cité dans Pascal Dubourg, Hélène Vérin (dir.), Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008, p. 21, n. 11.
81 « Lorsque Bacon, dans l’Angleterre élisabéthaine, veut donner à son projet d’avancement des sciences une forme institutionnelle, il s’inscrit dans la même logique [de la réduction en art] mais il lui confère une radicalité neuve qui ne peut lui permettre d’aboutir. Cette radicalité ne tient pas seulement à ce caractère institutionnel, mais à l’ampleur de sa vision du bien public. Elle implique que l’on sache se détourner des avantages immédiats, des profits que procurent les réductions en art, pour donner prime à cet avancement des sciences qui est censé étendre plus loin les pouvoirs de la nécessité scientifique. Mais cela suppose de la part des gouvernements un désintéressement qui leur fasse mettre au-dessus des avantages immédiats qu’ils pourraient tirer des arts codifiés, un bien général plus lointain qui exige un temps a priori indéfini », Hélène Vérin, Rédiger et réduire en art : un projet de rationalisation des pratiques, op. cit., p. 53. En ce sens, la Nouvelle Atlantide « se démarque des expéditions du XVIe siècle, et “purifie” le voyage de sa dimension mercantile », Mickaël Popelard, Francis Bacon. L’humaniste, le magicien, l’ingénieur, Paris, PUF, 2010, p. 187.
82 « La Nouvelle Atlantide confronte deux civilisations, deux mentalités, deux rapports au voyage. À ce titre, il est même possible d’y lire la dénonciation des voyages d’exploration du XVIe siècle, dont l’ambition est toujours prioritairement marchande », Mickaël Popelard, « Voyages et utopie scientifique dans La Nouvelle Atlantide de Bacon », art. cité, p. 16.
83 Mickaël Popelard, Francis Bacon. L’humaniste, le magicien, l’ingénieur, op. cit., p. 62.
84 Bacon, Novum Organum, Préface, op. cit., p. 93. Le philosophe examine l’opposition entre l’enseignement universitaire, orienté vers les métiers, et un savoir général qui serait transmis par une institution « ouverte aux arts et aux sciences libres de toute spécialisation », Du progrès et de la promotion des savoirs, op. cit., II, p. 82, le premier étant un obstacle pour le progrès du savoir, et le deuxième touchant à des « connaissances fondamentales [qui] n’ont été étudiées qu’en passant », ibid. Pour indiquer le caractère de ces arts et sciences, il utilise de manière significative l’expression nautique at large : celle-ci décrit un navire qui avance dans la direction choisie, comme celui du frontispice de son ouvrage, voir ibid., p. 313, n. 7.
85 Bacon, Novum Organum, op. cit., I, § 84, p. 144.
86 « […] les lettres & les sciences proprement dites, ont entr’elles l’enchaînement, les liaisons, & les rapports les plus étroits ; c’est dans l’Encyclopédie qu’il importe de le démontrer », « Lettres » (article non signé), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, 1757, t. 9, p. 409.
87 « On appelle les Lettres humaines, & abusivement les belles-Lettres, la connoissance des poètes & des orateurs ; au lieu que les vrayes belles-Lettres sont la physique, la géométrie & les sciences solides », Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye/Rotterdam, Arnout & Renier Leers, 1690, t. 2, p. 442.
88 Voltaire, « Gens de lettres », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, op. cit., 1757, t. 7, p. 599.
89 Ibid.
90 D’Alembert, « Géographe », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, op. cit., p. 608.
91 Robert de Vaugondy, « Géographie », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, op. cit., p. 613.
92 Ibid.
93 Nicolas Desmarest, « Géographie physique », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, op. cit., p. 613. Voir Isabelle Laboulais-Lesage, « Voir, combiner et décrire : la géographie physique selon Nicolas Desmarest », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 51/2, 2004, p. 38-57.
94 Robert de Vaugondy, « Géographie », art. cité, p. 613.
95 Robert de Vaugondy, « Géographie », art. cité, p. 614.
96 Ibid.
97 « Cette étude suppose les grandes vûes d’un génie ardent qui embrasse tout d’un coup-d’œil, & les petites attentions d’un instinct laborieux qui ne s’attache qu’à un seul point », Buffon, Histoire naturelle, op. cit., vol. 1, p. 4.
98 Voltaire, Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, op. cit., p. 372.
99 Nicolas Desmarest, « Géographie physique », art. cité, p. 616.
100 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., vol. 1, p. 4.
101 Nicolas Desmarest, « Géographie physique », art. cité, p. 616.
102 Nicolas Desmarest, « Géographie physique », art. cité, p. 616.
103 Ibid., p. 618.
104 « La terre ferme comprend quatre grands continens : 1o l’ancien : 2o le nouveau : 3o les terres australes connues ou soupçonnées : 4° les terres arctiques, dont la séparation d’avec l’Amérique n’est pas encore bien déterminée ; la configuration des terres australes est encore moins connue », ibid., p. 619.
105 Jean Le Rond d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Paris, Vrin, 2000, p. 84.
106 Sur la position de la géographie dans les systèmes figurés, je renvoie à Isabelle Laboulais, « La géographie dans les arbres encyclopédiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle », dans Hélène Blais, Isabelle Laboulais (dir.), Géographies plurielles. Les sciences géographiques au moment de l’émergence des sciences humaines (1750-1850), Paris, L’Harmattan, 2006.
107 Jean Le Rond d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, op. cit., p. 116. C’est la conclusion de l’exemple de l’absurdité de la recherche d’un lien direct entre les articles « section conique » et « accusatif ».
108 Ibid. Doit-on entendre ici une résonance baconienne de la devise plus ultra ? Sur les rapports entre le philosophe anglais et les Encyclopédistes, voir Michel Malherbe, « Bacon, Diderot et l’ordre encyclopédique », Revue de synthèse, 1-2, 1994, et Id., « Bacon, l’Encyclopédie et la Révolution », Études philosophiques, 3, 1985.
109 Jean Le Rond d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, op. cit., p. 109.
110 Jean Le Rond d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, op. cit., p. 109.
111 Ibid., p. 110.
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