Introduction
p. 6-14
Texte intégral
Comme on lui demandait lesquels sont les plus nombreux, les vivants ou les morts, il dit : « Dans quelle catégorie ranges-tu ceux qui naviguent1 ? »
1La chronique d’un voyage d’exploration est une lecture déroutante, à la fois cause et effet d’un certain nombre de représentations spatiales. Le présent travail n’est pas une histoire des idées ni une histoire des sciences, et il n’est pas non plus l’histoire d’un concept ou d’une métaphore. Il correspond à une épistémologie de l’exploration dans la mesure où c’est une enquête sur une certaine connaissance du monde déployée dans un corpus spécifique, constituée par des textes cartographiques, des récits de voyages, des projets coloniaux, des traités de cosmographie et de navigation. Il s’agit d’une épistémologie singulière, qui soulève la question suivante : qu’est-ce que le savoir à une époque où la Terre est en cours d’exploration ? Pour y répondre, il fallait s’éloigner de certains modes d’analyse pour en élaborer un ad hoc, forgé en tenant compte de la spécificité de l’exploration, trop souvent mise de côté en faveur des « grandes découvertes ». Pour aborder une telle question, l’objet ne pouvait pas être précédé par une méthode.
2On réfléchit assez rarement sur ce qu’est l’exploration. Il est en effet difficile de la définir, surtout parce qu’elle n’est pas nécessairement légitimée par la présence d’un objet. L’exploration se définit, paradoxalement, par l’absence d’un objet. À l’époque moderne, celui-ci est une présence possible au sens où il peut ne pas être. Et pourtant, l’épistémologie de l’exploration correspond aussi à celle de la philosophie elle-même dès lors que cette dernière s’est conçue, dans la tradition baconienne, sur le modèle, justement, d’une exploration. Entre le xvie et le xviiie siècle, les savoirs ne sont pas simplement mobilisés par un corpus de textes liés à l’exploration ; ils sont aussi élargis par un geste consistant à dessiner les traits du monde moderne. C’est pourquoi cette étude considère les récits de voyage dans leur relation avec un double objet. Il est question, premièrement, de la mise en récit d’un déplacement dans un espace inconnu, ou peu connu ; deuxièmement, il s’agit de la production d’images littéraires et cartographiques de la Terre. L’interrogation est problématique à partir du moment où il y a une confrontation entre l’exploration et les savoirs dont elle dispose. L’histoire des concepts n’est pas historique uniquement dans la mesure où ceux-ci ont opéré successivement dans la culture et dans la pensée ; il existe une historicité non conceptuelle des concepts qui en fournit les composantes, le langage et les images. Ainsi ouverte à l’histoire des concepts, cette enquête voudrait en étudier le rapport avec l’exploration en tant que source des savoirs engagés dans une mise en forme, tantôt narrative, tantôt spéculative.
3L’histoire des représentations de l’hémisphère sud de la Terre se déploie sur des millénaires. Quant au point situé au-dessous des Antipodes, où tous les méridiens convergent dans l’axe de rotation terrestre, connu par les spéculations géométriques de l’Antiquité, il est demeuré inexploré jusqu’au xxe siècle. L’âge des explorations – au sens large, c’est-à-dire la longue période qui va de la Renaissance aux Lumières – tire sa cohérence du sentiment, spécifiquement moderne, selon lequel ce n’est pas le monde mais ses zones d’ombre qui constituent des objets de savoir. Le voyage, en tant qu’activité humaine, ne peut que renvoyer à la nuit des temps ; ces trois siècles, en revanche, se caractérisent par une trame où le franchissement des limites du monde connu détermine une production d’espace. Celui-ci nécessite une réflexion dont il faut faire, en quelque sorte, l’histoire philosophique. Posé sur une mappemonde, le regard du voyageur donne lieu à une nouvelle langue cartographique contenant un système de signes, qui renvoie à une spatialité investie d’une valeur paradigmatique, tant du point de vue de l’essor de l’esprit scientifique que des métaphores géographiques mobilisées par certains projets philosophiques. Dans cette trame, l’éloge fréquent des exploits des navigateurs modernes se présente comme l’expression d’un nouvel espace d’énonciation qui trouve son instance inaugurale dans l’exploration. Si l’hypothèse est fondée, alors l’intelligibilité de certaines dynamiques entre images et concepts devrait apparaître sous une autre perspective. Plus précisément, il n’est pas certain qu’un tel espace d’énonciation puisse être suffisamment éclairé par « l’histoire des idées ». Dans le cadre de l’épistémologie de l’exploration, ce sont plutôt les concepts qui doivent être éclairés par les images.
4Le récit de voyage se sert de la toponymie, mais peut tout aussi bien en être la source paradoxale. Au sein du commerce entre texte et monde, la frontière entre énoncés descriptifs et énoncés prescriptifs n’est pas toujours identifiable, sachant que la non-identification est également le lieu où se croisent le voyage écrit et l’espace parcouru. D’ailleurs, le texte et le monde n’ont pas la même structure ni les mêmes composantes : le premier est rédigé, le second est traversé, les matériaux du premier sont des mots, les matériaux du second sont des lieux. Et pourtant il y a bien une imbrication entre le fond verbal et le fond topographique dans les cartes, dont la prolifération et le désaccord constituent des traits fondamentaux de l’exploration.
5Le récit de voyage renseigne non seulement d’autres voyageurs sur la topographie des lieux explorés, mais il a aussi le pouvoir de modeler l’image du monde. Entre le xvie et le xviiie siècle, le lien des lettres et des arts avec les sciences n’impose pas que la fonction du récit soit exclusivement documentaire. Étant donné la nature composite des objets auxquels une épistémologie de l’exploration devrait s’intéresser, comment faut-il interroger les frontières du récit de voyage ? Doit-on situer le véritable référent de ces textes du côté de la surface terrestre ou plutôt du côté de sa carte ? Il est essentiel d’examiner l’hypothèse d’un espace en quelque sorte prédéterminé par le récit d’exploration, ainsi que la possibilité que ce dernier ne soit pas seulement une image du monde, car on assiste aussi au phénomène inverse où le monde devient l’image de son récit. La formulation des principes techniques du voyage maritime, ou sa « mise en art », est sans aucun doute une question pratique vitale, comme l’atteste la diffusion de manuels tels que L’art de naviguer (1545), de Pierre de Médine, et la nécessité d’assurer le profit du commerce colonial. Mais la portée de ces aspects pratiques et matériels n’implique pas nécessairement une contradiction avec la dimension spéculative présente dans ces textes. D’une manière ou d’une autre, tous les navigateurs se sont en effet demandé jusqu’où il était possible de prolonger l’exploration. Une attention particulière à ce niveau de lecture des textes se rattache ainsi au questionnement qui hante le voyage d’exploration : qu’est-ce que connaître le monde ?
6L’espace de l’exploration sera donc le point de départ de cette enquête, qui voudrait inscrire son objet au sein d’une « géographicité » pouvant échapper aux géographes2, sans être pour autant une réflexion sur les problèmes métaphysiques soulevés par la notion d’espace dans la philosophie de l’âge classique, sur sa fonction dans la science moderne ni sur ses usages dans la pensée des Lumières3. Il s’agira ainsi d’examiner cette notion sous l’angle spécifique de l’exploration, avec une attention particulière au rôle du récit de voyage dans la construction d’un système de représentation du monde.
7S’il apparaît évident que la découverte des Amériques redistribue les enjeux de l’exploration, l’historicité de l’événement est problématique, puisque ce qui était effectivement nouveau pouvait accueillir les projections les plus diverses de l’Antiquité ou du Moyen Âge. Toutefois, le propos de cette étude n’est pas d’écrire une histoire de l’exploration du Nouveau Monde depuis sa découverte ; il interroge plutôt le paradoxe propre à la production d’un espace à explorer à partir de ce qui a été récemment découvert.
8La littérature de voyage sera privilégiée car c’est elle qui, la première, a dessiné les contours des nouveaux continents. Elle n’est pas extérieure à des questions explicitement philosophiques ; au contraire, cet ensemble de textes permet de saisir le cadre épistémologique et la possibilité même de certaines représentations philosophiques du savoir à partir des enjeux de l’exploration. Il s’agit alors de penser les mondes du voyageur non seulement par l’analyse des objets découverts, mais surtout par la « présence possible » qui hante l’exploration, qui produit du savoir, établit des liens, suggère des hypothèses et met à l’épreuve la connaissance d’une époque. Il n’y aurait pas d’exploration si celle-ci n’était munie d’un savoir ne pouvant être situé exclusivement ni du côté de l’empirique ni du côté du scientifique4.
9Les navigations de découverte confluent dans la représentation d’un monde dont l’unité est pensée par l’espace homogène et continu de la science moderne5. Or la Terre ne se réduit pas à la cohérence de ce modèle dans la mesure où les navigations d’exploration constituent une modalité sui generis, c’est-à-dire non assimilable aux voyages ayant effectivement trouvé un objet légitimé rétrospectivement par la science. Il faut donc interroger la spécificité de cette modalité, afin de tracer une histoire philosophique de l’exploration à l’époque moderne.
10L’examen de telles questions présente de nombreuses difficultés. La première d’entre elles concerne la définition du concept d’exploration. Esquisser quelques éléments utiles pour définir l’exploration est déjà en soi une opération ardue en raison de la nature éphémère de ses repères. En outre, l’élaboration d’une définition se heurte à de multiples obstacles, car le terme est chargé de significations diverses : s’agit-il simplement de quelque chose qu’on fait, d’un moyen dont on peut disposer, d’un déplacement dans lequel on est engagé, ou bien d’une condition dans laquelle on demeure indéfiniment ? À ces difficultés s’ajoute le fait qu’il ne s’agit pas de considérer, en comparatiste, les littératures concernées, française, anglaise, italienne, espagnole ou d’autres encore, pour en saisir la singularité en affirmant leur réciproque irréductibilité. Il est question de savoir pourquoi, au-delà de ces différences, il est possible d’entrevoir des processus et des systèmes généraux. Pour ce motif, l’étude de ces textes doit comporter l’examen d’un corpus d’ouvrages hétérogènes, géographiques, historiques, scientifiques et philosophiques, d’où une autre difficulté inhérente à notre objet : cela va de soi, l’ensemble des textes étudiés n’est aucunement exhaustif. Notre enquête s’est bornée à ceux qui nous semblent les plus représentatifs de cette tension spéculative propre à l’exploration. Malgré l’inévitable dispersion, ou plutôt grâce à elle, cet ensemble intelligible se présente sous une certaine unité ayant son propre « régime de spatialité ».
11Outre le risque herméneutique, il existe des difficultés liées au choix d’un corpus qui, loin d’être clos d’entrée de jeu, exige tout au long de l’enquête de garder son ouverture. Ce choix a d’abord exclu, autant que possible, les voyages imaginaires, pour se concentrer sur ceux qui ont réellement eu lieu. Deuxièmement, le corpus est limité à la littérature d’exploration du Nouveau Monde et du continent austral en tant que voie privilégiée pour accéder aux enjeux du rapport non pas entre l’ancien et le nouveau, mais entre le nouveau et l’inconnu. Autrement dit, d’une part, il ne s’agit pas de l’épistémologie du voyage en général, mais de l’épistémologie du voyage d’exploration ; d’autre part, il ne s’agit pas non plus d’une histoire des « grandes découvertes », mais de l’histoire de ce qui a lieu avant la découverte.
12L’enquête sur cette longue période de trois siècles se déploie sur trois axes thématiques : l’espace, l’espèce et le temps.
13La première question préliminaire qui s’impose à l’épistémologie de l’exploration est celle de la représentation de l’espace du globe sous la forme d’une abstraction imagée détachée de l’empiricité. Dans cette première partie, ce regard extérieur correspond à une construction, appellée ici géosyntaxe, dont l’historicité suppose la combinaison du calcul mathématique avec la prose du récit de voyage. Le cas du continent austral illustre le mieux cette dynamique : d’une part, il se situe en continuité avec le passé, car il hérite de l’histoire ancienne et médiévale des Antipodes ; de l’autre, la présence de cette entité géographique dans les cartes, dans les récits et dans les projets coloniaux, est un témoin sans égal d’un régime de spatialité qui est aussi le cadre de l’exploration, et, pour cette même raison, un objet s’inscrivant de plein droit dans le champ philosophique.
14En effet, hors de ce cadre, trois siècles d’expansionnisme spéculatif français, incarnés par des auteurs comme La Popelinière, Jean Paulmier, Buffon et Charles de Brosses, risqueraient de passer pour de l’utopisme. La longue durée et la transversalité des problèmes mis au jour dans la période examinée conduisent alors à interroger l’unité du problème de l’exploration. C’est d’ailleurs pour ces mêmes raisons que, d’une part, nous nous interrogeons sur la pertinence opératoire du concept foucaldien d’épistémè et que, de l’autre, l’étude de la structure historique de l’âge des explorations trouve un point d’appui dans la métaphorologie blumenbergienne6. Si une telle réflexion méthodologique rejoint son objet dans un deuxième temps, c’est parce qu’elle se dégage à partir de la singularité de ce dernier. L’espace à découvrir, entendu à la fois comme un domaine d’objets et comme un horizon de sens, est un modèle épistémologique non hégémonique mais disponible, lequel orientera la réflexion sur l’espace de la navigation et sur les usages philosophiques de l’exploration, notamment chez Bacon et d’Alembert.
15Le deuxième axe abordera l’aspect anthropologique de l’exploration. Une fois que les voyages ont établi avec certitude que toute la surface de la Terre est navigable, et par conséquent habitable, les terres nouvelles, ou à découvrir, sont problématiquement les terres d’autres hommes. Dans l’imbrication entre l’espace de l’exploration et la présence de populations nouvelles, non seulement les limites géographiques du monde sont susceptibles d’être mises en question, mais aussi les frontières symboliques de l’espèce humaine. Sous cet angle, ce travail se concentrera particulièrement sur les textes fondateurs du discours de l’exploration, à savoir ceux de Colomb, de Vespucci et de Magellan. Ces derniers, en effet, posent les bases d’un objet anthropologique qui ne peut être saisi sans tenir compte de la singularité cartographique de l’espace dans lequel il se situe. En procédant ainsi, la question de l’homme apparaîtra comme n’étant pas fondatrice, puisqu’elle se rattache à une interrogation majeure portant sur la possibilité et sur les conséquences d’un régime de spatialité.
16 En outre se pose un problème en apparence secondaire, mais qui s’avèrera essentiel à l’analyse de l’exploration comme système de représentation : la question très controversée des géants du monde ancien et du Nouveau Monde7. L’évolution de cette figure est bien plus complexe qu’il n’y paraît, tout comme le phénomène des passages entre des textes ouvertement fictionnels et d’autres ouvertement scientifiques, notamment entre roman chevaleresque et histoire naturelle. Alors, le discours scientifique s’appropriera cet objet puisqu’une figure littéraire, loin d’être un objet fictionnel, peut avoir une référentialité propre, du côté du domaine d’objets relatifs à l’exploration.
17C’est pourquoi nous interrogeons les modalités selon lesquelles un objet des chroniques d’exploration, plutôt singulier, a non seulement contribué à modeler les limites du concept d’homme, mais aussi comment la figure du géant a été intégrée en tant qu’objet de savoir dans des textes aussi différents que l’Histoire naturelle et morale des Indes (1590) d’Acosta ou ceux des controverses « gigantostéologiques » dans la France du xviie siècle. En dehors de la polémique, l’examen par des chirurgiens d’ossements attribués à un géant, mais aussi la défense de l’existence de cette espèce d’hommes, chez Torrubia ou Clavigero, permettent de saisir en filigrane un phénomène plus général qui résulte des effets de l’exploration : celui d’une appropriation discursive, révélatrice de la circulation d’énoncés entre littérature de voyage et discours scientifique, qui devient elle-même un objet ambigu de réflexion au xviiie siècle. À l’époque des Lumières, il est tout à fait possible que des regards différents sur un tel objet se rapportent à une même dynamique, directement liée à l’exploration et aux possibilités qu’elle ouvre du point de vue de la production de savoir. D’une part, De Pauw, dans ses Recherches philosophiques sur les Américains, fait de l’inexistence des géants un banc d’essai pour ses thèses sur la dégénérescence du Nouveau Monde, l’infériorité de ses habitants et l’inutilité des conquêtes ; de l’autre, l’intérêt et l’encouragement aux explorations de l’hémisphère sud exprimés par Buffon dans l’Histoire naturelle, ainsi que sa défense des géants, montrent la singularité de l’imbrication entre production de savoir et production d’espace, ainsi que la métaphoricité opérationnelle des images géographiques.
18Le troisième et dernier axe de ce travail sera le temps. Nous interrogerons d’abord le rapport entre histoire et écriture à partir des enjeux de l’exploration. Véritables textes « encyclopédiques », les cartes du Nouveau Monde, quiseconfrontaientauproblèmedel’originedel’homme, soulevaient aussi la question du référent de ces images, dans lesquelles l’hypothétisme apparaît comme une construction historique. La formule polysémique des « nains sur les épaules des géants » se révélera significative du point de vue de l’avancement du temps historique, car elle désigne une confrontation du présent et du passé, mais elle montre aussi que le dépassement des vues des anciens est une idée dont l’ancrage est profondément géographique.
19À la lumière des nouveaux confins de la cartographie moderne, la thèse du vieillissement du monde réapparaît, car elle semblait pouvoir rendre compte d’un certain nombre de phénomènes, notamment en établissant des rapports entre gigantisme, histoire de l’homme et âges du monde. C’est le cas, parmi d’autres, de Tommaso Fazello, Girolamo Maggi, Jean Chassanion, Juste Lipse, ou encore du Silva de varia lección (1540) de Pedro Mejía. Dans le cadre d’une unité problématique du genre humain, la portée du géant, conçu non pas comme une allégorie littéraire mais comme un objet naturel, devient ainsi essentielle pour penser le devenir de l’espèce humaine dans son lien à une historicité générale du monde, car loin d’être une spécificité américaine, la présence des géants est également affirmée dans le monde ancien. La dernière partie de cet ouvrage s’achèvera avec l’étude de la gigantum demonstratio chez Vico, où convergent plusieurs de ces questions fondamentales. En particulier seront mis en évidence la complexité du statut de la figure du géant et sa fonction dans le programme philosophique de la Science nouvelle.
20Les textes qui feront l’objet de cette étude sur la complexité du rapport entre récit d’exploration et connaissance du monde n’appartiennent pas explicitement au champ de la philosophie. Cependant, l’analyse de ces objets, de leurs relations, de leur réception, de leurs modes d’existence, nous conduira à tracer un horizon de sens de l’exploration qui pourra éclairer les usages philosophiques de cette activité durant trois siècles de voyages. Ce travail souhaite ainsi contribuer à élargir un champ de réflexion en identifiant un objet qui se précisera au fur et à mesure que l’enquête avancera. Peut-être l’intérêt de cet objet réside-t-il davantage dans sa capacité d’éclairer des concepts que dans la possibilité d’être pensé par des concepts. Peut-on vraiment fixer au préalable les critères d’après lesquels un domaine d’objets peut ou doit être philosophique ?
21En effet, il est question de rendre compte de l’origine non philosophique des concepts, ou pour le moins de certains d’entre eux issus d’une modalité spécifique de voyage et d’un imaginaire littéraire s’offrant à la pensée, non seulement comme un réservoir de signification mais aussi de conceptualité. Il s’agit, finalement, d’imaginer un outillage en mesure de repositionner ailleurs des textes classés sous le genre « récit de voyage » par une taxinomie quelque peu imprécise, mais aussi de repenser certaines élaborations philosophiques modernes, parfois brusquement reconnues comme originaires du pays de la raison.
22Il y a probablement deux sortes de voyageurs : ceux qui connaissent la route et ceux qui l’ignorent. L’iter indique le trajet d’un déplacement, le parcours d’un voyage qui suit une direction familière, tandis que l’exploratio désigne l’enquête d’un voyage qui avance dans l’incertitude ou, plus simplement, dans la recherche d’un parcours. Dépourvu de méthode et mal placé pour saisir une unité de temps, de lieu ou de langue suffisamment distincte pour orienter nos recherches, voici donc un livre sur l’épistémologie de l’exploration.
Notes de bas de page
1 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, « Anacharsis », Paris, Librairie générale française, 1999, I, p. 141.
2 « Il paraît dès lors difficile de restreindre la géographicité au discours savant des géographes », Jean-Marc Besse, « Remarques sur la géographicité. Généalogie du mot, enjeux épistémologiques et historiographiques », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia (dir.), Historicités, Paris, La Découverte, 2009, p. 287.
3 Voir, par exemple, Luc Peterschmitt (dir.), Espace et métaphysique de Gassendi à Kant, Paris, Hermann, 2013, et Thierry Paquot, Chris Yonnes (dir.), Espace et lieu dans la pensée occidentale. De Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, 2012.
4 « Entre la science et l’expérience il y a le savoir : non point à titre de médiation invisible, d’intermédiaire secret et complice, entre deux distances si difficiles à la fois à réconcilier et à démêler ; en fait, le savoir détermine l’espace où peuvent se séparer et se situer l’une par rapport à l’autre la science et l’expérience », Michel Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », Cahiers pour l’analyse, 9, Généalogie des sciences, 1968, dans Dits et écrits I, Paris, Gallimard, 1994, p. 730.
5 Voir Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad. Raissa Tarr, Paris, Gallimard, 1973.
6 Voir Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, Paris, Vrin, 2006.
7 Nous signalons l’ouvrage de Jacqueline Duvernay-Bolens, Les géants patagons. Voyage aux origines de l’homme, Paris, Michalon, 1995, qui tout en étant une recherche anthropologique sur la diversité humaine à laquelle le présent travail doit beaucoup, en est très éloigné dans son esprit.
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