Chapitre III. Pour une Realpolitik de la raison
p. 81-120
Texte intégral
1 Si les Hébreux ont particulièrement fait preuve d’insoumission et d’inconstance, ce n’est pas en raison d’une spécificité biologique (« la nature ne crée pas de nations »), mais d’un vice des institutions et des lois qui a renforcé chez eux un trait commun à la nature humaine. Les hommes sont ce qu’ils sont, divers et inconstants, dominés par des passions qui les entraînent tantôt à se soumettre à l’ordre établi, tantôt à se rebeller, parfois à se jeter aux pieds d’un nouveau maître, parfois à le rejeter au profit de l’ancien. Ce qui a pu sauver un temps les Hébreux de cette servitude généralisée, ce furent ces mêmes institutions qui en ont précipité le retour. Si la décadence de l’État hébreu et sa transformation en monarchie s’expliquent en partie par l’inconstance et le goût de la plèbe pour la nouveauté, c’est le privilège accordé aux Lévites qui est la cause de la coïncidence entre cette donnée commune à la nature humaine, la haine et le ressentiment de la plèbe à l’égard de ces privilégiés et l’ambition des princes. Rien n’y fait : un bon dressage ne peut rien contre les passions si les institutions de l’État n’assurent pas le bien commun.
2Que ce soit le caractère explosif des passions ou la régularité de la pratique qu’on souhaite mettre en avant, il s’agit de toute façon de montrer la détermination des actions par une extériorité contraignante. Les conduites des gouvernants comme des gouvernés, des citoyens comme des sujets, des dominants comme des dominés, dépendent principalement des rapports de force entre groupes sociaux aménagés par les institutions. Le réalisme de la pensée dispositionnaliste conduit alors à adopter une position sur les institutions largement paradoxale. À même de fournir une pensée critique qui repère dans les dressages et la monopolisation de pouvoir les conditions de production et de reproduction de la servitude et de l’ignorance du vulgaire, elle est du même coup condamnée à rechercher les conditions politiques de production de la liberté et de la rationalité. Le réalisme, loin de venir flatter les « dispositions anarchistes » qu’il contribue pourtant à alimenter, conduit à une Realpolitik de la raison, selon l’expression de Bourdieu.
3Si le Traité politique a pu apparaître, aux yeux des commentateurs spinozistes, comme l’aboutissement de la conquête d’une pensée de l’immanence et de la productivité d’une puissance qui s’autoconstitue sans médiations, la lecture de l’ouvrage peut être source de déconvenues pour celui qui, croyant y trouver une forme de pensée révolutionnaire, se voit perpétuellement rappeler qu’il s’agit essentiellement de produire l’obéissance, et une obéissance à laquelle l’individu adhère, obsequium plutôt qu’oboedentia, comme s’il était question de manipulation. C’est que la force des affects est telle qu’il faut contenir le vulgaire dans certaines limites. Mais comment concilier cette exigence avec ce formidable appel à la libération de l’homme et à la générosité qu’est l’Éthique ? Si le Traité politique est la suite logique de l’Éthique, c’est parce que, la nature étant ce qu’elle est, il faut aménager un milieu dans lequel on puisse espérer, sinon développer la raison de tous, du moins ne pas empêcher son développement chez chacun. Cela suppose des institutions, et donc de l’obéissance.
4Toute la question politique normative n’est donc pas de savoir s’il faut obéir ou non : la nature n’est pas libérale, et c’est notre condition de mode fini que d’obéir toujours à des contraintes. Il ne s’agit pas davantage de déterminer les conditions de légitimité de l’obéissance, dans une perspective idéaliste de la fondation rationnelle d’un ordre juste. Il est plus modestement question de savoir à quelles contraintes il vaut mieux être soumis pour être disposé à vivre sinon rationnellement, du moins raisonnablement, et de dégager en conséquence un modèle d’institutions qui contraignent les individus à être utiles à tous et à eux-mêmes, malgré eux mais de bon gré. Si ce ne sont pas des institutions rationnelles qui s’en chargent, on peut être certain que d’autres puissances sociales s’empresseront de les assujettir, mais pour leur propre utilité. C’est par une confusion liberticide qu’on assimile contrainte et tyrannie : en l’absence d’une institution commune qui vient contraindre les individus à produire de la rationalité, des institutions et des personnes privées se feront un plaisir de les maîtriser afin de « rationaliser les moyens de production ».
5Si Bourdieu peut rejoindre Spinoza dans l’élaboration d’un modèle d’institution, principalement de l’État, c’est parce qu’il est lui aussi sensible au fait qu’en l’absence de telles institutions règneraient la servitude et la misère. Nul doute que l’État soit, à ses yeux, l’instrument de domination par excellence. Mais il serait erroné d’avoir une conception substantialiste de l’État et de ne pas voir en lui un champ de forces. Bourdieu, penseur critique de la domination symbolique, et notamment de ce pourvoyeur formidable de légitimité symbolique qu’est l’État, fut aussi le penseur d’un modèle d’État et, plus largement, d’institutions susceptibles de contraindre à la liberté, à l’égalité et à la rationalité. Concevoir l’homme en tant que nécessairement plongé dans des rapports de force conduit nécessairement à concevoir ce qui, au sein même de ces rapports de force, pourrait permettre de dégager de nouvelles possibilités de vie. Les deux auteurs développent une conception de la démocratie comme manipulation des dispositions de chacun au profit de tous et de chacun, par la puissance anonyme du tout de l’État.
POUVOIR SYMBOLIQUE ET DÉSIR
6Spinoza affirme dans le Traité politique que l’institution d’un régime de signes est « moins importante » que les autres institutions1. Surtout, en comparaison de l’analyse des signes fournie dans le Traité théologico-politique à propos des Hébreux, on voit s’opérer un léger glissement dans leur fonction. Il s’agit toujours de faire incorporer l’ordre établi, mais il est davantage question de venir satisfaire des passions individuelles que de faire naître une adhésion collective et spontanée par l’habitude. Dans son analyse des États monarchique et aristocratique, il revient à plusieurs reprises sur la nécessité d’instituer des signes, vestimentaires cette fois, signes dont la fonction est distinctive. Ils permettent en effet d’identifier l’appartenance de l’individu à un groupe social. Ainsi, les familles, en monarchie, seront distinguées entre elles dans l’espace public par un « insigne [insignis]2 ». La personne du roi et ses descendants seront eux-mêmes distingués de leur propre famille par des « insignes [insignis] royaux3 ». Quant aux hommes en âge d’être élus patriciens (30 ans), ils devront porter un « ornement »« qui les fera reconnaître et honorer par les autres4 ». Les patriciens eux-mêmes « doivent être distingués par un certain vêtement ou habit [habitus] particulier, salués d’un titre particulier, et tout plébéien doit leur céder le pas5 ». Une loi doit, en effet, établir « que les patriciens et ceux qui briguent les honneurs se distingueront par un vêtement particulier », afin qu’ils n’aient « ni désir des coutumes [habitus] étrangères ni mépris des coutumes ancestrales6 ».
7La moins grande importance accordée à ces signes dans le Traité politique relativement à celle accordée à la circoncision ou à la natte des Chinois dans le Traité théologico-politique est peut-être en rapport avec leur caractère plus ou moins incorporé. Il est moins question d’instituer des rites que d’instituer des objets communs de désirs. Le vêtement ou l’insigne, c’est ce que l’on porte sur le corps, mais aussi ce que l’on peut enlever du corps. Cependant, cette différence n’est pas essentielle, puisque la natte des Chinois est un attribut qu’il est très aisé de faire disparaître. On notera par ailleurs que ces signes ont pour caractéristique d’être visibles, alors que la circoncision ne l’est pas, même si elle s’accompagne toujours d’autres signes qui le sont. L’idée développée dans le Traité politique n’est pas tant d’inscrire, dans l’individu, la marque et l’idée de la marque qui lui rappelle son appartenance à un peuple, que de signifier à autrui et à lui-même son appartenance à un groupe social. Même le vêtement des patriciens, censé contrarier le désir des coutumes étrangères ou le mépris des coutumes ancestrales, est un moyen de satisfaire leur goût pour les honneurs, satisfaction qui passe par la reconnaissance d’autrui.
8Au-delà de la question de l’identification, par les autres et par soi-même, que doit permettre un tel instrument, c’est l’idée d’une distinction à l’égard d’autrui qui est mise en avant par Spinoza. Néanmoins, il ne s’agit pas de produire un sentiment d’unicité exclusive qui pourrait engendrer l’envie ou la haine chez les autres, et l’orgueil chez celui qui les porte, mais davantage de faire naître l’espoir chez ceux qui ne l’ont pas, et une certaine tenue chez ceux qui l’obtiennent. Non pas flatter les passions, mais tenter de les réguler pour les faire fonctionner dans le tout de l’État.
9C’est la raison pour laquelle il faut que ce soit un vêtement ou un ornement. Le costume ou l’insigne a deux avantages. Le premier est d’être au plus près du corps, et d’être ainsi du social individualisé, de l’artifice naturalisé. Porter une tenue, c’est devoir se tenir conformément à cette tenue. On sait d’ailleurs que costume et coutume partagent une étymologie commune, comme habit et habitude. L’habit, c’est l’« habitus collectif objectivé7 » : porter l’habit, c’est marquer son respect à un ordre social auquel on s’identifie jusque dans les manières d’être et de penser, et c’est avoir droit au respect et aux honneurs dus à l’habit. Spinoza précise bien que les criminels, les insensés, les muets, les serviteurs, n’auront pas droit à l’insigne de la famille8 : l’insigne marque à l’individu et aux autres membres de la société l’appartenance à la communauté des citoyens et de la famille, appartenance qui suppose une certaine tenue. Dans l’aristocratie, c’est parce que certains sont susceptibles d’être exclus du patriciat (les moins de 30 ans, les inéligibles) que ceux qui ont un droit à y prétendre sont inscrits sur les registres et qu’ils doivent pouvoir être clairement identifiés dans l’espace public9. Autant dire que l’ornement doit signifier un honneur qui les obligent. Tout l’intérêt de ces signes, c’est de tenir en respect les désirs irrationnels des hommes en venant les satisfaire de façon détournée. Le désir de distinction, qui pourrait conduire les hommes à un orgueil tyrannique dont l’ambition est de faire en sorte que tous aiment ce qu’ils aiment, tout en évitant que tous obtiennent ce qu’ils s’efforcent en même temps de leur faire désirer10, trouve sa satisfaction par l’institution d’une marque de respect. Celle-ci tient en respect ces dispositions affectives, en faisant précisément que soit tenu en respect, dans les deux sens du terme, celui qui la porte : on lui témoigne du respect et lui-même se voit contraint d’observer une certaine distance et de se tenir correctement.
10On retrouve ici le leitmotiv du Traité politique concernant la paix de l’État : faire que « les sujets y fassent leur devoir spontanément plutôt que sous la contrainte de la loi11 ». C’est en ce sens qu’il s’agit encore d’une théorisation dispositionnelle de l’obéissance : l’enjeu consiste à penser les mécanismes par lesquels les individus sont inclinés à adhérer à l’ordre établi. Mais il est moins question d’insister sur la coutume – quoi qu’elle soit supposée dans la reconnaissance spontanée des signes – que sur les passions, qui viennent investir la coutume – le costume – d’un intérêt. Conférer à un homme une marque d’appartenance à un groupe social, c’est lui conférer un honneur, puisque certains en sont exclus. Mais l’honneur est produit par l’inclusion que signifie l’insigne ou le vêtement. La hiérarchie des marques entretient donc l’espoir, chez les ambitieux, de parvenir aux honneurs, ce qui les conduit, par désir de distinction, à se conformer aux dispositions de classe. Cela suppose évidemment que les marques soient reconnues socialement. Elles doivent s’accompagner de témoignages de respect de la part de ceux qui les ont, et surtout de ceux qui ne les ont pas.
11Néanmoins, Spinoza met l’accent, dans la distribution de ces signes, sur leur impersonnalité, point qui leur est commun avec ceux qu’étudiait le Traité théologico-politique, et qui constitue leur second avantage : ils viennent sanctionner une appartenance à une communauté, non une singularité exceptionnelle qui flatterait l’orgueil individuel. C’est le sens du refus chez Spinoza des « triomphes » et « statues12 ». L’insigne, le vêtement, le costume ou l’habit sont communs, et font naître l’espoir d’« en être », plutôt que l’envie d’en exclure autrui. Comme ils ne sont pas uniques, il ne peut être question d’en priver ses égaux. À l’instar de la vérité ou de la connaissance de Dieu, quelque chose de commun peut être partagé. Notre amour pour Dieu et sa connaissance vraie sont alimentés s’il est aimé et connu des autres. L’objet de notre amour étant dans ce cas partageable, l’affect ne peut en aucun cas dégénérer en rapport conflictuel d’envie13. Le costume ou l’insigne, c’est en quelque sorte le substitut politique de la vérité. Le fait que notre satisfaction personnelle passe par un objet que nos pairs désirent aussi alimente notre amour, et « nous l’aimerons par là-même avec plus de constance14 ». Un tel phénomène s’appelle l’émulation, qui n’est rien d’autre que l’imitation des affects, en tant que ceux-ci se rapportent à « ce que nous jugeons être honnête, utile ou bien agréable15 ». Si elle reçoit un nom différent, c’est qu’elle désigne un désir que « nous », entendons la collectivité, comprenons comme bon. Un désir qui se porte par l’imitation des affects sur ce qui est socialement approuvé est un désir lui-même approuvé. Qu’à l’émulation soit « la plupart du temps16 » liée l’envie, cela est dû au fait que, le plus souvent, chacun représente une menace pour autrui, car tous désirent « une chose dont un seul peut être le maître17 ». Si l’État institue des objets d’émulation partageables, le désir même passivement conditionné n’est pas concurrentiel mais « honnête », conforme aux mœurs reçues, et par là favorable à la concorde et donc à la raison18. Chacun constate que son désir et son amour sont aidés et augmentés de l’imitation d’autrui, sans qu’ils soient contrariés par une quelconque rivalité.
12Se distribue dans l’espace social un ordre symbolique qui double l’ordre imaginaire spontané des passions, mais qui le comble de façon conforme à l’ordre rationnel visé par l’institution de l’État. Il s’agit bien de ce que Bourdieu appelle l’illusio, mais une illusio rationnellement justifiable, puisque les enjeux du jeu social et l’ensemble des conatus travaillent pour le tout de concert – sans forcément l’avoir voulu – jusque dans leur ambition de gloire. En ce sens, la philosophie politique de Spinoza consiste à concevoir une structure politique rationnelle qui traite les hommes tels qu’ils sont. Les hommes étant davantage mus par les affects que par la raison, il faut concevoir des institutions qui fonctionnent avec le soutien des dispositions affectives :
[…] les règles de droit ne sont invincibles que si elles sont soutenues à la fois par la raison et par les affects communs des hommes ; autrement, si par exemple elles s’appuient sur le seul soutien de la raison, elles seront bancales et facilement défaites19.
13On constate que dans le Traité politique, la coutume ne joue plus un rôle essentiel, sinon comme mécanisme qui sous-tend la logique des passions et de la reconnaissance des signes. Bien plus, le rôle des signes est non seulement relativisé, mais il est déplacé : d’un signe incorporé qui dispose automatiquement l’agent à l’obéissance et au sentiment d’appartenance, il devient un signe visible et superficiel qui vient satisfaire les dispositions affectives de chacun, tout en garantissant le bien commun. On ne travaille plus les corps, on ne dresse plus les esprits, mais on agence les institutions de telle sorte que, quels que soient les corps et les esprits, la concorde subsiste. Puisqu’on ne peut pas compter sur la constance d’un habitus, comptons sur ce qui est l’élément le plus permanent de la vie humaine : les passions, et assurons-leur une certaine constance.
14C’est en réalité toute une esthétique du pouvoir qui est ici dessinée. Puisque la promesse de l’obéissance doit toujours être renouvelée, il faut affecter au présent les sujets de telle sorte qu’ils soient disposés à obéir. La visibilité du pouvoir souverain est l’artifice par lequel celui-ci vient reproduire les conditions de l’engagement. Il en va des insignes comme du « spectacle [spectaculum] » de la voix, des trompettes et des éclairs en haut du mont Sinaï, qui ravit d’admiration le peuple pour l’inciter à l’obéissance20. Il faut occuper l’imagination de telle sorte que d’autres affects ne viennent pas faire oublier l’obéissance due à l’autorité. Si les insignes et ornements ont pour objet de maintenir présente l’image des honneurs et d’entretenir l’espoir et l’amour de la patrie, l’artifice du miracle a pour vertu d’éveiller la vénération et la dévotion, autant d’affects qui disposent à l’obsequium. Le pouvoir a tout intérêt à se présentifier dans l’ordre symbolique. Ainsi, la crainte, autre affect susceptible de déterminer à l’obéissance, est produite par le supplice et sa publicité, qui rappellent aux sujets le danger qu’il y a à désobéir au souverain :
[…] qui aura remis en cause dans l’assemblée souveraine quelque fondement juridique, par exemple en proposant de prolonger le commandement d’un général, de diminuer le nombre des patriciens, etc. sera accusé du crime de lèse-majesté ; non seulement on le condamnera à mort et on confisquera ses biens mais encore on érigera un monument dans un lieu public pour perpétuer à jamais le souvenir de son supplice21.
15Le refus des « statues » et des « triomphes », qui entretiennent des passions séditieuses, a pour corrélat un intérêt marqué pour les punitions ayant valeur d’« exemples », qui rappellent à la mémoire la puissance de l’État :
[…] rien n’émeut davantage l’esprit de la multitude ; la rareté de tels exemples n’est pas gênante ; elle est au contraire fort utile. En effet un corps politique est mal conçu, lorsque chaque jour on y fait des exemples en punissant des délinquants (nous l’avons montré V-2) ; ce sont d’ailleurs les exemples les plus rares qui doivent faire le plus d’impression sur l’opinion publique22.
16Reste que fonctionner à la crainte n’est pas suffisant et risque même de provoquer l’indignation. Il vaut mieux produire des images qui provoquent de la joie que de la tristesse, car la joie est davantage source de constance :
[…] aussi longtemps que [quamdiu] l’Esprit imagine ce qui augmente ou aide la puissance d’agir de notre corps, aussi longtemps [tamdiu] le Corps est affecté de manières qui augmentent ou aident sa puissance d’agir, et par conséquent aussi longtemps [tamdiu] se trouve augmentée ou aidée la puissance de penser de l’Esprit ; et partant l’Esprit, autant qu’il peut, s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du Corps23.
17L’esprit imagine d’autant plus durablement les objets qu’il y voit une source de satisfaction. Il suffit donc de faire désirer des objets conformes à l’ordre politique établi. On gouverne avec plus de constance par l’espoir et l’amour, et faire en sorte que les hommes tiennent leurs promesses suppose de leur représenter ce qu’ils vont y gagner plutôt que ce qu’ils risquent de perdre s’ils désobéissent. C’est tout l’intérêt des signes et insignes que de disposer les hommes sans les contrarier, en leur offrant ce qu’eux-mêmes désirent spontanément.
18Finalement, il en va ici comme de la fin du Traité théologico-politique, qui privilégie la liberté pour chacun de vivre selon sa complexion pour autant que cela ne porte pas atteinte à la paix, à la tentative forcément vaine de subjuguer absolument les hommes jusque dans leurs affects, leurs opinions et leurs paroles. La fonction des signes et insignes est très claire : tâchons de réguler les passions en leur assignant un objet institué qui soit commun, partageable et durable. Pour que les patriciens n’aient pas le désir des coutumes étrangères, faisons en sorte qu’ils se réjouissent de vivre dans leur patrie. Face aux indisciplines et aux rébellions, il ne sert à rien de pérorer en invoquant l’autorité de l’État ou l’amour de la patrie : encore faut-il que l’individu soit disposé à aimer la patrie et à reconnaître l’autorité de l’État, ce qui repose d’abord sur les affects et sur la manière dont l’État est organisé. En ce sens, même si Spinoza n’a pas achevé les chapitres sur la démocratie, on peut supposer qu’un tel régime aurait encore développé une politique de satisfaction des désirs par les insignes, de façon à cultiver l’amour de l’État et de ses concitoyens par le biais de la satisfaction de l’ambition de gloire, ainsi réglée et disciplinée dans les institutions. Il est certain qu’une démocratie qui n’offre aucun espoir de reconnaissance à ses citoyens et ne vient satisfaire aucun désir, même irrationnel, est une démocratie qui ne pourrait espérer survivre qu’en ayant pour citoyens les habitants chimériques de l’île d’Utopie, plutôt que les hommes tels qu’ils sont24.
19La distinction accordée aux patriciens par les vêtements et ornements ne risque-t-elle cependant pas de se révéler contre-productive, en éveillant l’envie et le ressentiment dans la plèbe, et en assurant une sorte de monopole bureaucratique à quelques individus qui ne doivent leur distinction qu’au hasard de leur naissance ? On se demande pourquoi il en irait autrement dans l’État aristocratique spinoziste, ou dans tout autre État oligarchique, que dans l’État hébreu qui, du fait même d’avoir accordé un privilège à la tribu des Lévites, s’est retrouvé à la merci des passions du vulgaire manipulé par quelques ambitieux :
Tous les présents qu’on était tenu de donner aux prêtres et aux Lévites, l’obligation de racheter les premiers-nés et de payer aux Lévites une capitation en argent, et enfin le fait que seuls les Lévites avaient le droit d’accéder aux choses sacrées, tout cela rappelait continuellement aux autres tribus leurs impureté et leur répudiation. Ensuite les Lévites avaient de quoi s’exposer à des reproches continus. Car il ne fait pas de doute que, parmi tant de milliers de Lévites, se trouvèrent beaucoup de théologastres intraitables ; ce qui donna au peuple le désir d’observer les actes des Lévites, qui sans aucun doute étaient des hommes, et, comme il arrive d’ordinaire, de les accuser tous de la faute d’un seul. De là des rumeurs continuelles, et le dégoût d’avoir à nourrir des hommes inactifs et détestés qui ne leur étaient pas unis par le sang, surtout si le cours des denrées était élevé. Quoi d’étonnant donc à ce qu’en période calme, quand il n’y avait plus de miracles sous leurs yeux et qu’il n’y avait plus d’hommes d’une autorité particulièrement distinguée, le peuple, éprouvant irritation et convoitise, ait commencé à se refroidir et se soit enfin détourné d’un culte qui, bien qu’institué par Dieu, lui était devenu ignominieux et même suspect, et à en désirer un nouveau. Quoi d’étonnant à ce que les princes qui, afin d’obtenir pour eux seuls le droit souverain de l’État, recherchent toujours le moyen de s’attacher le peuple et de le détourner des prêtres, lui aient tout concédé et aient introduit des cultes nouveaux25.
20Si une telle situation – instituée – est dangereuse, c’est parce qu’elle suscite les passions les plus contraires à la vie en commun. L’ambition de gloire des princes qui désirent s’arroger tous les pouvoirs, l’orgueil des Lévites qui font la leçon au peuple pour mieux se distinguer par leur soi-disant vertu, et enfin la haine et l’envie de ce peuple humilié par le vivant reproche de leur infidélité passée qu’est le privilège des Lévites, sont autant d’affects qui les disposent à désirer des nouveautés que les princes sont eux-mêmes tout disposés à leur accorder. Une telle situation guette n’importe quel État dans lequel une oligarchie se pavane sans égard pour le sentiment d’humiliation et la haine qu’elle inspire à la plèbe. Comment pourrait-il en aller autrement, puisque les Lévites comme les patriciens du Traité politique « sans aucun doute étaient des hommes » et n’avaient donc aucun titre qui fasse de leur distinction symbolique autre chose qu’une élection arbitraire ?
21Néanmoins, le régime aristocratique du Traité politique est conçu de telle sorte qu’il échappe à ce péril. Le statut de patricien est accordé à un très grand nombre d’individus élus dans le peuple, de telle sorte qu’il peut y avoir plus de patriciens que de sujets, alors qu’en démocratie, il pourrait y avoir moins de citoyens que de sujets26. Surtout, chacun peut en être, du moins en droit : aucun privilège exprès n’est décrété27. Spinoza ne cesse de concevoir les institutions politiques de telle sorte que le monopole du pouvoir par quelques-uns, tendance naturelle et nécessaire28, soit contrarié par des mécanismes qui viennent régler la répartition adéquate du pouvoir entre différents pôles. Tout est ainsi fait pour que ne puisse se constituer ce que Bourdieu appelle une « noblesse d’État », y compris en aristocratie. La monopolisation du pouvoir symbolique et politique est le péril suprême, et c’est la raison pour laquelle Spinoza multiplie les foyers de pouvoir (individus et institutions), allant jusqu’à rappeler que la plèbe, en aristocratie, est privée de tout droit, sauf de celui qu’elle a la puissance de revendiquer29… Il s’agit donc moins de procéder à une domestication des sujets pour focaliser les désirs sur un foyer monopolistique de pouvoir, que de domestiquer les foyers de pouvoir par une démultiplication des contrôles assurés par les passions elles-mêmes et le péril qu’elles représentent. Ce fut la grande vertu de l’État hébreu après la mort de Moïse : n’était l’institution malheureuse du privilège des Lévites, le fonctionnement de l’État théocratique avait pour vertu – c’est sa proximité avec la démocratie – de n’avoir aucun maître, mais uniquement des administrateurs, eux-mêmes administrés par le peuple tout entier censé lire et relire le livre de la Loi et se réunir tous les sept ans30. Se dessine ici un fonctionnement idéal et anonyme de l’État, où le bien commun ne serait entre les mains de personne en particulier, mais de tous en général, par et dans le mécanisme réglé des institutions.
L’ÉTAT AUTOMATE
22Toutes les mesures détaillées et parfois tatillonnes du Traité politique n’ont qu’un seul but : veiller « à ce que les sujets y fassent leur devoir spontanément plutôt que sous la contrainte de la loi31 », sans préjuger de leur rationalité. Il faut les disposer à être utiles à eux-mêmes et aux autres, malgré eux mais de bon gré ; les disposer à produire de la convenance et de la constance, sans supprimer la variété et le sentiment de la liberté et de la joie. Mais c’est là la définition même d’une institution32 : prendre acte de l’inconstance et de la variété des dispositions, ainsi que de leur caractère conflictuel, et les faire travailler au bien commun et individuel, sinon de plein gré, du moins de gré, étant entendu que si le gré manque, on usera de la force. La « loyauté », loin d’être un produit moral, sera un produit politique :
[…] il est nécessaire qu’un État soit institué de telle sorte que tous, gouvernants et gouvernés, fassent, qu’ils le veuillent ou non, ce qui importe au salut commun ; c’est-à-dire que tous soient contraints, de gré ou de force, spontanément ou par nécessité, de vivre sous le commandement de la raison [ut omnes sponte, vel vi, vel necessitate coacti sint ex rationis praescripto vivere] : ce qui arrive lorsque les affaires de l’État sont ordonnées de telle sorte que rien de ce qui concerne le salut commun ne soit commis absolument à la loyauté de quiconque33.
23Il faut donc disposer les hommes à obéir, mais puisque la nature humaine est partout la même, il faut disposer aussi la personne du souverain, monarque ou assemblée, à obéir :
Les rois en effet ne sont pas des dieux mais des hommes souvent pris par le chant des sirènes. Si donc toutes choses dépendaient de la volonté inconstante d’un seul, il n’y aurait rien de fixe. Et par conséquent l’État monarchique, pour être stable, doit être institué de telle sorte que tout advienne sans doute par le seul décret du roi – autrement dit, que tout droit soit une expression de la volonté du roi – mais non pas de telle sorte que toute volonté du roi fasse droit34.
24On pourrait illustrer cela par l’invention qu’évoque Bourdieu du « sceau » et la multiplication progressive des intermédiaires entre la volonté du roi et l’ordre publiquement prononcé, « qui transforme un ordre privé, qui pourrait sinon être une lubie d’un roi fou – c’est important, […] le roi peut être fou, ou faible, ou manipulé par les femmes [… ]35 » en un ordre politique. En ce sens, Spinoza ne fait que formaliser dans le Traité politique ce que les « habiles politiciens » ainsi que ceux que Bourdieu désigne comme étant les « juristes » ont inventé comme procédures, le plus souvent dans leur propre intérêt, personnel ou de classe, pour dépersonnaliser le pouvoir. Un roi peut être fou, mais son chancelier aussi : qui contrôlera le chancelier si le roi est fou ? Ce sont là les vraies questions politiques, bien davantage que de savoir quelles sont les normes éthiques auxquelles doivent se conformer les gouvernements du monde. Comme l’écrit Pierre-François Moreau : « Un bon État est celui qui fonctionne, quelle que soit la qualité éthique de ses dirigés et de ses dirigeants36. » C’est la raison pour laquelle il faut à tout prix dépersonnaliser le pouvoir en multipliant les mécanismes de contrôle, car le vulgaire est à craindre, au premier rang duquel on trouve les individus en charge de la souveraineté :
[…] il est nécessaire que tous les patriciens soient liés par les lois de telle façon qu’ils composent comme un seul corps gouverné par une seule âme. Or les lois à elles seules sont par elles-mêmes sans force, et on les enfreint facilement lorsque leurs défenseurs sont ceux-là mêmes qui peuvent pécher, c’est-à-dire ceux-là seuls auxquels le supplice doit servir d’exemple, et auxquels il appartient donc de punir leurs collègues pour mettre un frein à leurs propres appétits par crainte de ce même supplice : ce qui est complètement absurde. Et c’est pourquoi il faut chercher un moyen pour que l’organisation de ce Conseil suprême et les règles de droit de l’État soient observées sans violations, de telle sorte cependant que l’égalité règne entre les patriciens autant que faire se peut37.
25À défaut de pouvoir compter sur la sagesse, la vertu et la prudence d’un souverain, il faudra compter sur la « prudence propre à l’État » et « inhérente à l’ordre politique38 ». C’est en instaurant un autre conseil, en l’occurrence le Syndic, que l’assemblée des patriciens sera tenue d’obéir aux règles de droit. Mais la solution spinoziste est non seulement d’accumuler la quantité39 de personnes et de pouvoirs jouant le rôle de contre-feux, mais aussi de faire que, de cette quantité, sortent mécaniquement des jugements de qualité :
[…] la volonté d’un Conseil assez important a plus de chance d’être déterminée par la raison que par l’appétit, puisque les hommes sont entraînés en tous sens par les affects mauvais, et ne peuvent être conduits comme par un seul esprit [mente] que dans la mesure où ils aspirent à ce qui est honnête ou du moins en a l’apparence40.
26C’est dans et par l’inconstance et la variété du grand nombre, moins capté que contraint par la médiation des institutions, que doivent émerger « l’union des cœurs », la concorde et le bien commun :
[…] les hommes sont de complexion trop épaisse pour pouvoir tout saisir d’un coup ; mais ils s’affinent en délibérant, en écoutant et en discutant ; et, à force d’explorer toutes les pistes, ils finissent par trouver ce qu’ils cherchaient, qui recueille l’assentiment de tous, et à quoi personne n’avait pensé auparavant41.
27La question politique classique semble donc se retrouver chez Spinoza : comment faire pour que chacun obéisse dans la constance de la volonté de faire ce qui est juste selon le décret commun ? C’est apparemment le même problème qu’affronte Hobbes dans le Léviathan. En réalité, à l’instar de nombre de penseurs de philosophie politique, celui-ci en pose un autre, qui consiste à se demander : « Pourquoi chacun doit obéir, et à qui ? » Au contraire, chez Spinoza, les systèmes politiques, « au lieu de dépendre de la rationalité des sujets qui les engendrent, constituent la condition du déploiement d’une telle rationalité42 ». Aussi la question de l’obéissance prend-elle un tour particulier chez lui, puisqu’il part du principe qu’elle est difficile à produire et qu’elle concerne tout autant celui ou ceux qui sont en charge de la souveraineté que la plèbe exclue des instances délibérantes.
Un État, par conséquent, dont le salut dépend de la loyauté de tel ou tel, et dont les affaires ne peuvent être correctement prises en charge qu’à la condition que ceux qui les traitent aient la volonté d’agir loyalement, n’aura aucune stabilité. Pour qu’il puisse durer, au contraire, les affaires publiques doivent être ordonnées de telle sorte que ceux qui les administrent, qu’ils soient conduits par la raison ou par les affects, ne puissent être amenés à manquer de loyauté, ou à mal agir. Et peu importe à la sécurité de l’État dans quel esprit les hommes sont amenés à administrer correctement les affaires, pourvu qu’elles le soient en effet43.
28Puisque les idées et l’intellect ne mènent pas le monde, Spinoza est conduit tout naturellement à s’interdire tout recours à des obligations morales dictées par la raison. L’insistance sur la force des affects, qui met en péril l’obéissance comme « volonté constante d’accomplir ce qui est bon selon le droit et doit être fait selon le décret commun44 », conduit naturellement à ne pas accorder sa confiance à la moindre déclaration de bonne volonté ou d’engagement solennel. Comment donc faire obéir des hommes qui ne le veulent pas ? Comment vivre dans « une Cité » quand on sait qu’elle « est toujours plus menacée par ses citoyens que par ses ennemis : car ceux qui sont bons sont rares45 » ?
29L’originalité du problème spinoziste se retrouve en toute logique dans la solution qui lui est apportée : cela ne sera possible que si le fonctionnement de l’État ne dépend de personne, pas même de la multitude, d’un monarque ou d’une assemblée de patriciens. C’est bien plutôt la multitude, le monarque et l’assemblée de patriciens qu’il faut faire obéir, ce qui suppose que l’État fonctionne et produise de l’obéissance de façon automatique et impersonnelle46. Si les hommes étaient naturellement disposés à la loyauté et au service du bien commun, il n’y aurait même pas besoin qu’ils soient loyaux à quoi que ce soit. Mais c’est rêver les yeux ouverts : « Les hommes ne naissent pas citoyens, mais le deviennent47. » Pour autant, si les hommes sont méchants et disposés aux séditions ou violations, c’est en raison d’un « régime vicieux de l’État », autrement dit de l’impuissance des règles de droit : « Vertu et constante observation des lois doivent être attribuées à la vertu et au droit absolu de la Cité48. » Mais cette vertu d’obéissance doit être produite chez chacun, y compris ceux qui ont en charge la souveraineté de l’État. C’est donc aux institutions dans leur anonymat le plus complet qu’il faut confier le soin, par leur propre mécanisme, de disposer les hommes, multitude, patriciens ou monarque, à obéir. De même que le sage conduit par la raison n’obéit pas à une instance supérieure qui commande, de même l’État idéal n’est pas celui où la volonté du souverain serait obéie par les sujets qui lui feraient face, ni celui où les individus seraient réduits à l’état d’automates-bêtes brutes. Il est celui où tout se déroule nécessairement sous l’effet des passions, par la seule nécessité de sa nature. Un État bien pensé est un État dont le fonctionnement ne dépend de personne en particulier, autrement dit de tout le monde. S’il faut prendre acte du pluralisme des affects et des dispositions individuelles, il s’agit de produire un fonctionnement malgré et par ces dispositions, ce qui suppose la médiation49 d’institutions qui font agir les hommes dans le bon sens, malgré eux mais de bon gré. L’État désigne donc moins chez Spinoza une institution qui transcende la société que le système immanent des institutions qui constitue et structure la vie commune.
30On a pu regretter le caractère décevant et même franchement suranné des chapitres VI à XI du Traité politique portant sur les structures institutionnelles. Alexandre Matheron écrit, dans sa préface à l’ouvrage d’Antonio Negri intitulé L’anomalie sauvage :
Quant aux limites auxquelles Spinoza s’est heurté dans l’examen détaillé de ces structures, ce sont évidemment les limites mêmes de la situation historique qui était la sienne. Negri m’a amicalement reproché d’avoir trop insisté sur cet examen détaillé, qui lui paraît moins intéressant par son contenu que par l’échec dont il témoigne. Il fallait pourtant, me semble-t-il, prendre au sérieux ce que Spinoza lui-même a pris au sérieux. Mais je reconnais avec Negri que, pour nous et aujourd’hui, du point de vue de l’avenir comme du point de vue de l’éternité (ce qui finalement revient au même), l’essentiel du Traité politique, ce sont ses fondements tels qu’ils sont exposés dans les cinq premiers chapitres50.
31Il est pourtant intéressant de voir à quoi Spinoza songeait quand il écrivait les premiers chapitres. Sa conception de l’État et du droit n’a plus grand-chose à voir avec une représentation juridico-discursive du pouvoir51, mais davantage avec la puissance des institutions collectives elles-mêmes, qui affecte de façon immanente la puissance des sujets. Il faut cependant admettre qu’on trouve dans le Traité politique l’affirmation d’une nécessaire médiation des institutions, de façon à produire un ordre qui n’est jamais donné tant il ne cesse de se défaire en même temps qu’il se constitue. L’anomalie spinoziste ne se situe pas tant dans le refus des médiations politiques de l’État, que dans la constitution d’un modèle moderne d’exercice du pouvoir commun susceptible d’éviter sa captation monopolistique par quelques-uns. Finalement, le seul affect commun capable d’unir la multitude de façon durable et libératrice, c’est peut-être l’amour que chacun porte aux institutions, c’est-à-dire à l’État.
32La conception de l’État que se fait Spinoza rejoint ce que Bourdieu appelle la Realpolitik de la raison. Les Méditations pascaliennes produisent l’esquisse d’une histoire de la raison, c’est-à-dire des « conditions historiques d’émergence de la raison52 », en montrant ce que la pratique scolastique doit aux institutions matérielles et symboliques qui l’ont rendue possible. Bourdieu opère dans cet ouvrage la critique de la raison scolastique par la mise en évidence de son amnésie de la genèse. L’oubli ou le déni des conditions de possibilité de la raison la conduit à considérer comme allant de soi l’intellectualisation du monde. Celle-ci fut pourtant rendue possible par une condition sociale singulière qui n’a rien d’intellectuelle. Mais il ne faut pas s’y tromper : le sociologue n’a jamais fait mystère du fait que l’« effort constant de réflexivité » pour échapper à l’illusion scolastique était le « seul moyen, lui aussi scolastique, de lutter contre les inclinations scolastiques53 ». La productivité des institutions propres au champ scientifique (au sens large) consiste en ce dépassement qu’elle permet de ses propres limites, par la seule vertu de ses règles de fonctionnement, qui disposent les chercheurs à être rationnels, malgré eux mais de bon gré. Ces règles n’ont bien entendu rien d’intellectualisé ; ou plutôt, elles n’ont pas besoin de l’être pour opérer :
Les contraintes capables de favoriser des actions propres à contribuer au progrès de la raison n’ont pas, le plus souvent, à prendre la forme de règles explicites : elles sont inscrites dans les procédures institutionnalisées réglant l’entrée dans le jeu (sélection et cooptation), dans des conditions de l’échange (forme et espace de la discussion, problématique légitime, etc.), dans les mécanismes du champ qui, fonctionnant comme un marché, attribue des sanctions, positives ou négatives, aux productions individuelles selon des lois tout à fait spécifiques, irréductibles à celles qui régissent les univers économique ou politique, et enfin et surtout dans les dispositions des agents qui sont le produit de cet ensemble d’effets – l’inclination et l’aptitude à opérer la « rupture épistémologique » étant inscrite par exemple dans toute la logique de fonctionnement du champ autonome, capable d’engendrer ses propres problèmes, au lieu de les recevoir, tout faits, du dehors54.
33Quelle que soit la passion qui anime le chercheur – passion de gloire, haine viscérale à l’égard d’un courant intellectuel, amour de la connaissance ou goût pour les palmes académiques, préjugé politique ou posture esthétique –, les contraintes du champ sont telles que, pour assouvir ses passions, il faudra nécessairement en passer par l’observation de règles qui ne sont même pas remarquées tant elles font partie des conditions de la satisfaction. Il s’agit bien de « contraintes » : l’agent y obéit malgré lui, et même si les règles sont incorporées, elles sont des dispositions dont l’individu n’est pas cause adéquate. Et pourtant, y obéir, être déterminé et contraint par elles, c’est précisément produire de la rationalité, peut-être seulement externe dans le cas où l’agent n’en aurait pas connaissance, mais une rationalité externe n’en est pas moins rationnelle.
34Nul doute que le champ scientifique fonctionne grâce à la mise en relation d’affects singuliers avec des automatismes et des règles institutionnelles qui viennent les satisfaire en les faisant tourner au profit du tout. La volonté « désintéressée » de la vérité et l’amour du savoir sont à eux seuls insuffisants pour produire une recherche rationnelle et réglée de la vérité. La « compétition réglée, qui se contrôle elle-même […] par sa seule logique immanente, à travers des mécanismes sociaux capables de contraindre les agents à se conduire “rationnellement” et à sublimer leurs pulsions55 » produit l’équivalent de ce que l’amour désintéressé de la connaissance produirait s’il était communément partagé et suffisamment constant pour ne pas laisser place à la malhonnêteté intellectuelle. Autrement dit, il s’agit de contraindre les passions à emprunter le chemin de la raison, quelles que soient les raisons – c’est-à-dire bien souvent les passions – de l’emprunter. Si « ce n’est pas la raison de l’obéissance qui fait le sujet, mais l’obéissance56 », alors il suffit que la volonté n’ait de constance que dans ses effets.
35Néanmoins, il faut distinguer et hiérarchiser les institutions en fonction de leur fin et des raisons d’obéir qu’elles produisent chez l’agent : s’agit-il de capter la puissance de la multitude au profit d’une puissance tierce en entretenant les passions serviles, ou s’agit-il de produire, dans l’agent lui-même, les conditions d’un progrès éthique ? Car il est possible qu’à force d’être forcé de comprendre, l’agent finisse par se comprendre. C’est exactement le sens qu’a pour Bourdieu la science de la science et la réflexivité57. Il faut être contraint à agir et à penser de façon rationnelle pour en venir à raisonner. Les règles qui régissent le champ scientifique poussent en effet le chercheur à avancer toujours davantage sur le chemin de l’objectivité critique, jusqu’à le récompenser symboliquement d’avoir si bien mené la critique du champ scientifico-pédagogique en lui confiant des postes scientifico-pédagogiques prestigieux.
36On peut voir ici se dessiner la rédaction des chapitres XI et XII du Traité politique concernant la démocratie. La « description réaliste du champ scientifique » forme « une sorte d’utopie raisonnable de ce que pourrait être un champ politique conforme à la raison démocratique58 ». En ce sens, quand le Traité théologico-politique défend le principe de la liberté d’expression, c’est essentiellement pour étendre au champ politique la règle qui doit régner dans le champ spéculatif. Il est tout à fait possible de faire progresser les arts et les sciences par un usage réglé mais non contrariant de l’orgueil ou de l’ambition. Désirer supplanter un collègue ou un citoyen peut passer par la critique toute constructive de ses discours ou de ses articles récemment publiés. En appeler à la raison communicationnelle ou à l’éthique de la discussion est un doux rêve qui demande, pour être réalisé, de prendre en compte les rapports de domination et les passions qui structurent le monde social, afin de se donner les moyens de les contraindre à emprunter des chemins conformes à la raison. Le monde scientifique, qui n’échappe pas à l’inconstance, à la variété et aux affects passifs, a pu produire un espace réglé où émergent parfois quelques vérités. Cela ne s’est pas fait par la seule invocation de principes déontologiques abstraits. Des sanctions et récompenses symboliques et économiques (désapprobation ou approbation d’un article, indignation ou louange, élimination ou élection, suppression ou augmentation de crédits) accompagnent, soutiennent et règlent la recherche et l’énonciation. Dans un tel contexte, il est difficile pour un faussaire ou un illuminé de laisser aller toute sa vilenie sans lui donner les atours de la rationalité, ce qui déjà est un beau succès. Tout l’effort de Spinoza dans le Traité politique est de produire de tels mécanismes anonymes – c’est-à-dire soutenus par tout le monde, mais par personne en particulier – susceptibles de contraindre l’agent à agir et à s’exprimer publiquement comme s’il avait pour seul guide la raison. Non pas qu’il s’agisse pour le citoyen de « faire semblant », ce qui reviendrait à cultiver la duplicité dans l’État, et prêterait trop d’intelligence calculatrice aux individus. Il n’est pas tant question de duper les autres que de se duper soi-même59, plus ou moins consciemment. Si la démocratie est le régime où la souveraineté est la plus absolue, c’est aussi parce que le sujet de l’État est sous l’autorité du plus grand nombre, de telle sorte qu’il ne puisse même pas envisager de faire autrement, et soit tout naturellement incliné à cultiver l’illusio, qui n’est rien d’autre que le sens du jeu, dont on n’interroge pas les règles tant elles semblent aller de soi.
37On imagine alors que les institutions démocratiques, dont la détermination aurait formé les derniers chapitres du traité, auraient particulièrement insisté sur les règles régissant les temps de parole, le roulement des fonctions et le déroulement des votes, de façon à ce qu’un individu rongé par la haine ne puisse pas occuper la fonction de juge ou de conseiller plus de trois secondes. Ou plutôt, s’il y tient, il sera forcé de se conformer aux règles, moins pour tromper les autres qu’en se dupant lui-même : pour « en être », il lui faut jouer le jeu. Tandis que la monarchie et l’aristocratie ont encore ce défaut d’avoir des chefs, la démocratie serait ainsi réglée par les règles elles-mêmes, et personne ne serait commandé par une autre puissance que celle de la multitude elle-même, en tant qu’elle s’exprime dans des règles de droit. Si « la forme élémentaire de la démocratie, c’est le lynchage60 », sa forme instituée, ce serait plutôt le contrôle de chacun par le tout de la communauté – des chercheurs dans le champ scientifique, des citoyens dans le champ politique. C’est déjà le cas en monarchie et en aristocratie spinozistes, ce le serait d’autant plus en démocratie. Au fond, il faudrait distinguer « institutions » et « pouvoir » : le Traité politique peut se comprendre comme une tentative de déterminer des médiations politiques qui aménagent le moins possible de positions de pouvoir, c’est-à-dire de captation par quelques-uns de la puissance de la multitude. L’idée de « captation », que nous reprenons de Frédéric Lordon, convient mieux en effet à la notion de pouvoir qu’à celle d’institution, et doit être distinguée de l’idée de « médiation » : ce n’est pas parce qu’une puissance est médiée qu’elle est captée61. À ce propos, on peut remarquer que l’idée de « représentation » est radicalement étrangère à la philosophie politique spinoziste : on trouve des administrateurs, des citoyens, des agents de l’État, mais pas de représentant. Il y est toujours question de prévoir des règles ou des instances qui viennent contraindre certaines puissances à respecter certaines limites et à emprunter certaines voies. Contre le pouvoir, multiplier les contrôles et les règles, c’est-à-dire les contre-pouvoirs. Contre le monopole du pouvoir, disperser les foyers de puissance.
38La vertu de telles institutions provient de ce qu’elles travailleraient structurellement, non à l’avantage d’un seul ou de quelques-uns, mais de tous et de chacun. On a pu faire remarquer que Spinoza tendait de plus en plus à valoriser le conflit dans l’espace public62. Des commentateurs ont bien mis en évidence la similarité entre l’État démocratique et la sagesse en invoquant le mouvement d’autoconstitution et de perfectionnement continu que permet le conflit63. Ce serait à même le conflit qu’émergerait la rationalité de l’État, du fait même de la résistance que la multitude oppose à toute tentative de soumission ou de captation. Mais il ne faut pas ignorer la place déterminante et centrale que Spinoza accorde aux mécanismes institutionnels susceptibles de régler ce conflit, afin de le rendre productif et profitable. C’est d’ailleurs la multiplicité des institutions qui, par les intérêts divergents qu’elles font naître chez leurs agents, assure une certaine permanence de l’État : la première grande institution spinoziste, c’est celle d’une pluralité d’institutions qui produit un conflit institué entre des agents-fonctionnaires qui, dans le champ total de l’État, tentent de maintenir l’autonomie de leurs sous-champs respectifs. Comme l’écrit Ariel Suhamy à propos de la théorie politique spinoziste : « Maintenir la possibilité des dissensions tout en empêchant les séditions, c’est l’objectif principal de la politique ; elle doit concilier liberté et sécurité64. » Contenir les dissensions de façon à les rendre productives et qu’elles ne tournent pas à l’insulte, à l’invective et à la sédition, suppose une « volonté constante » de respecter les règles du jeu politique. Il ne suffira pas d’en appeler à la loyauté et au sens de la justice de chacun pour l’obtenir.
39La régularité et la stabilité ainsi que l’unité qu’on ne trouve pas chez les automates ignorants seront produites de façon automatique à l’échelle du collectif et de l’âme de la Cité par l’accomplissement des passions et interactions humaines. Cet accomplissement est certes spontané, mais il est aussi contraint par des dispositions législatives. Comme l’explique Bourdieu, pour « universaliser les conditions d’accès à l’universel »,
[…] il faut travailler à créer les conditions sociales de l’instauration d’un mode de fabrication de la « volonté générale » (ou de l’opinion collective) réellement collectif, c’est-à-dire fondé sur les échanges réglés d’une confrontation dialectique supposant la concertation sur les instruments de communication nécessaires pour établir l’accord ou le désaccord et capable de transformer les contenus communiqués et ceux qui communiquent65.
40Le Traité politique met en exergue l’importance, surtout pour une monarchie, d’une multiplicité et d’une extériorité des points de vue : « Il faut considérer le roi comme l’âme de la Cité, et le conseil comme les sens externes de cette âme, ou comme le corps de la Cité, par l’intermédiaire duquel l’âme conçoit l’état de la Cité, et fait ce qu’elle juge lui convenir le mieux. » Plus les avis seront nombreux et variés, plus l’aptitude de l’esprit à comprendre ce qu’il en est sera grande, plus nécessairement les décisions rationnelles l’emporteront : pour percevoir l’intérêt commun, il vaut mieux développer sa puissance de percevoir une plus grande variété d’avis. Comme l’écrit Étienne Balibar : « Être le plus nombreux possible à penser le plus possible66. » En ce sens, dans sa défense ardente pour la liberté d’expression, le Traité théologico-politique est étranger à la notion de tolérance, si l’on entend par là la simple exigence de supporter la différence. S’il faut bien supporter les ivrognes et les avares, ce qui d’ailleurs se fait faute de mieux, il est bon pour le développement des sciences, des arts et du bien commun, que puissent s’exprimer positivement les opinions et les styles de vie divergents67. Néanmoins, de même qu’il faut limiter la liberté d’expression de façon à empêcher les passions séditieuses de triompher, de même faut-il régler dans les assemblées les temps de parole, déterminer un nombre suffisant de membres, prévoir des mécanismes anticorruption, intéresser au désintéressement, etc. La variété est favorable au bien commun, mais peut toujours dégénérer en conflits.
41Il y a dans tout cela quelque chose qui relève de la manipulation. Cependant, c’est une manipulation sans main, c’est-à-dire sans personne qui manipule. C’est en fait ce que Bourdieu appelle la « Realpolitik de la raison » qui vise « à instaurer ou renforcer, au sein du champ politique, les mécanismes capables d’imposer les sanctions, autant que possible automatiques, propres à décourager les manquements à la norme démocratique68 ». Comment expliquer que les théories des dispositions de Bourdieu et de Spinoza, relativement différentes, puissent ainsi se retrouver autour d’une conception de l’État automate ? Il y a, chez Bourdieu, une pensée de l’intérêt dont il faut se garder de croire qu’il est nécessairement bien compris. Si le sociologue a toujours insisté sur les régularités de la pratique du point de vue des structures incorporées (habitus), il fut aussi toujours très attentif à ce qui vient investir de toute sa puissance les jeux et enjeux dessinés par les champs (illusio), et qu’il appelle « l’intérêt », dont il ne faut pas minorer la charge affective et passionnelle. C’est la raison pour laquelle, sous les déterminations stables et constantes de l’habitus, court tout un ensemble de luttes et de conflits. L’idée même de « champ » met en avant le fait que le social est constitué de rapports de force et de passions qui n’ont rien de stable et de constant. Ces rapports sont précisément organisés par les règles qui structurent le champ. Ainsi, pour ce qui concerne le champ scientifique :
La libido sciendi, comme toute passion, peut être au principe de toutes sortes d’actions contraires aux normes idéales dégagées par Merton, qu’il s’agisse des luttes les plus impitoyables pour la captation des découvertes […], ou des stratégies de plagiat, plus ou moins bien dissimulé, de bluff, d’imposition symbolique […] ; mais elle peut être aussi au principe de toutes les vertus scientifiques, lorsque, selon le modèle machiavélien, les lois positives de la Cité savante sont telles que les citoyens de la science ont intérêt à la vertu69.
42Dans la droite ligne de Machiavel70, Spinoza et Bourdieu regardent la « réalité effective des choses » et tentent de produire et d’analyser les conditions optimales pour que les hommes soient les moins malheureux, les moins contrariés, les moins bêtes et les moins asservis possible, voire pour qu’ils soient les plus heureux, les plus joyeux, les plus intelligents et les plus libres possible. Car « il ne suffit pas d’avoir montré ce qu’il convient de faire, mais il faut surtout montrer comment il est possible de faire que les hommes, qu’ils soient conduits par les affects ou par la raison, aient néanmoins des règles de droit valides et durables71 ». En ce sens, plutôt que de se perdre en ouvrages normatifs éthico-juridiques visant à énoncer les conditions morales de légitimité d’institutions justes – toutes ces « théories de la justice » qui, en plus d’être vaines et abstraites, et pour cette raison même, ne sont la plupart du temps que la justification-sanctification de l’ordre établi –, il serait possible de concevoir, à partir du constat que les choses fonctionnent nécessairement ainsi, un système démocratique, et plus généralement, social, qui insère les agents dans « une sorte d’automate collectif72 » libérateur. Cela passe moins par l’incorporation d’images particulières que par l’incorporation de règles de fonctionnement – c’est toute la différence entre l’État hébreu décrit dans le Traité théologico-politique et ce qui est préconisé à la fin de ce traité et dans le Traité politique. Si la métaphore de l’automate est bienvenue, c’est que, quelle que soit la naturalité du corps collectif – ce qui sépare Spinoza et Hobbes sur ce point a déjà été amplement souligné –, il faut tout un « art » pour que « règnent concorde et loyauté73 ».
43Il serait possible de lire dans le Traité politique le projet de transformer tous les individus en fonctionnaires. Suivant la définition bourdieusienne ou spinoziste, le fonctionnaire est celui qui trouve un intérêt au désintéressement. S’il arrive à Spinoza de s’exprimer dans des formules qui font penser au modèle libéral de la société, il s’agit en réalité de tout autre chose : « Les choses devront être organisées de telle sorte que les fonctionnaires ayant en charge la République servent d’autant plus leur intérêt qu’ils veillent le plus au bien commun74. » Il faut faire en sorte que l’individu passionnel obtienne « une reconnaissance universelle, celle du groupe, en échange de la reconnaissance de l’universel, celle des normes de désintéressement promues par le groupe, comme conditions de son existence75 ». Chaque individu, membre d’un conseil ou d’une famille, ou tout simplement attaché aux mœurs, devient intéressé au maintien des institutions telles qu’elles sont et combat tout individu déloyal. Croyant n’obéir qu’à lui-même et veiller à ses propres intérêts, il ne fait au fond qu’obéir à la puissance de la multitude. Ce n’est pas le libre jeu des intérêts particuliers qui pourra produire l’intérêt commun, mais bien davantage les institutions communes qui produiront une cohésion à partir de leur adaptation aux dispositions singulières et aux intérêts divergents qui, agencés d’une manière convenable et cherchant à s’adapter sous la contrainte du tout, font tourner la machine. Autrement dit, « il s’agirait d’instituer des univers sociaux où, comme dans la République idéale selon Machiavel, les agents aient intérêt à la vertu, au désintéressement, au dévouement au service public et au bien commun76 ». Les positions publiques des individus doivent déterminer et satisfaire l’orientation de leurs dispositions affectives. Ainsi défendront-ils de toute leur âme ce qui est de l’intérêt de tous, comme s’il s’agissait d’eux-mêmes. Il s’agit moins d’un assujettissement que d’un changement d’objet : on substitue à l’objet non partageable, variable et inconstant du désir un objet commun et durable. Rappelons que, selon Éthique III-31, nos désirs sont d’autant plus constants que nous pouvons imaginer qu’autrui les partage. Si tous désirent les mêmes choses que moi, mon effort pour les atteindre et pour aider les autres dans leur effort sera accru, à condition que l’objet désiré soit partageable, d’où toutes les dispositions concernant le renouvellement des mandats77. Puisque la nature humaine est ainsi faite que
[…] chacun cherche passionnément ce qui lui est utile en particulier, juge que les règles de droit les plus justes sont celles qui sont nécessaires à la conservation et l’accroissement de ses propres biens, et ne défend la cause d’autrui que dans la mesure où il estime, ce faisant, consolider sa propre situation, il s’ensuit qu’on devra nécessairement choisir des conseillers dont les affaires privées et les intérêts dépendent de la paix et du salut communs78.
44On se sera arrangé, en amont, pour que les affaires privées et les intérêts de chacun dépendent, en effet, de la paix et du salut commun. Pour ne citer que quelques exemples : comment faire pour que les sénateurs tiennent plus à la paix qu’à la guerre ? Il faut les tenir par l’argent, en leur accordant un pourcentage sur les exportations et les importations avec l’étranger79. Comment faire pour disposer les individus à se comporter correctement en monarchie ? Il faut instaurer la règle du caractère non renouvelable et court du mandat de membre au conseil, pour permettre au plus grand nombre possible d’avoir l’espoir d’en être, car le désir de gloire est tel que « rien ne peut davantage inciter à la vertu que cet espoir partagé d’accéder à ce suprême honneur80 ». Cet attrait de la gloire fait que tous vont défendre cette institution81. Comment cultiver la concorde et le sentiment de dépendance des uns à l’égard des autres en monarchie ? En interdisant la possession de biens immeubles et le prêt d’argent à l’étranger, ce qui force à nouer des relations de dépendance financière et produit l’unanimité dans la recherche de la paix, car « chacun ne défend la cause d’autrui que dans la mesure où il estime ce faisant consolider sa propre situation82 ». Comment faire pour que le roi n’agisse pas sous l’impulsion de la passion et écoute le conseil ? On armera la multitude, que le monopole de la force militaire83 inclinera en même temps à désirer la paix84.
45Les mécanismes institutionnels sont ainsi conçus pour que les individus soient contraints à rechercher malgré eux – sans le vouloir expressément – mais de bon gré ce qui est utile à tous et à chacun. Le roi, les patriciens et la multitude sont ainsi tous « conduits comme par une seule âme85 », cette âme de l’État n’étant personne mais s’identifiant aux règles de droit, autrement dit à la mécanique même de l’État. Ou plutôt, cette âme de l’État, c’est tout le monde, le tout de la puissance de la multitude en tant que chaque individu est pris dans les rets des institutions que chacun défend parce qu’il y va de son intérêt. Il faudrait en fait distinguer : le souverain est comme l’âme de l’État, mais ce sont les règles de droit qui sont l’âme de l’État, selon le Traité politique X-9 (où exceptionnellement c’est le terme anima qui est employé). La multitude est conduite comme par une seule âme86 – le droit du souverain – parce que la multitude et le souverain sont conduits par une seule âme – les règles institutionnelles qui donnent son droit au souverain. Autrement dit, l’âme de l’État, c’est la puissance même de la multitude en tant qu’elle s’exprime dans des institutions, ce que Spinoza appelle les jura, qui ne sont pas réductibles aux leges décrétées par le souverain. Ainsi, en monarchie, le roi sera comme l’âme et le conseil comme le corps ; en aristocratie, l’assemblée sera comme un corps gouverné par une seule âme ; on peut imaginer qu’en démocratie, l’assemblée des citoyens sera comme l’âme de la multitude. Dans les trois cas, la multitude n’est conduite comme par une seule âme que sous l’effet des règles de droit qui sont l’âme de l’État en tant qu’elles en sont la forme et expriment la puissance de la multitude tout entière87. L’identification de l’État aux règles de droit est ainsi la solution à la contradiction qui menace à chaque instant la construction de l’État : le mouvement d’unification et d’universalisation risque, en effet, toujours de produire une monopolisation du pouvoir, on le voit parfaitement bien chez Hobbes.
46Si un tel modèle a une dimension éthique évidente, c’est parce qu’il repose non sur des présupposés moraux idéalistes, mais sur une anthropologie réaliste des dispositions. Il est possible de dégager un modèle utopique, parce qu’on sait ce que peuvent et ce que sont les hommes : « La morale n’a quelque chance d’advenir, particulièrement en politique, que si l’on travaille à créer les moyens institutionnels d’une politique de la morale88. »
DES INSTITUTIONS LIBÉRATRICES
47Au sein de la servitude naturelle commune à ceux qui composent le vulgaire, il faut distinguer une servitude redoublée par le dressage imposé par l’État ou la religion, d’une servitude qu’on laisse faire dans certaines limites, selon une conception apparemment toute libérale de l’État. Il faut ajouter qu’il est possible de distinguer deux degrés de servitude au sein de la servitude-dressage : la première exemplifiée par les Turcs, la seconde par les Hébreux. En effet, tandis que les Turcs servent un pouvoir aux dépens de leur humanité et de leur utile propre, les Hébreux sont utiles à eux-mêmes et servent dans l’amour et la justice. Il y a dressage-bête brute et dressage-rationalisation89. Tout l’effort du Traité théologico-politique est néanmoins de dégager une forme d’État qui libèrerait un espace public de libre expression et autoriserait le sage, mais aussi les hommes-perroquets (ceux qui ne contrôlent pas leur langue et ne font que répéter leurs passions), à juger et à s’exprimer selon leur propre complexion, ce que de toute façon on ne peut interdire sans grand péril. Les Hollandais ne sont pas dans la même situation que les Hébreux, qui d’ailleurs n’ont jamais été complètement dressés, et la libre expression est favorable à la paix et à la piété. C’est ce qu’on pourrait appeler la « servitude-libéralisée ». En ce sens, Spinoza défendra toujours, du Traité théologico-politique au Traité politique, le principe de libertés incompressibles contre la tyrannie ou ce qu’on appelle aujourd’hui le « totalitarisme », notion qui a l’inconvénient, en plus d’être anachronique, d’être extrêmement confuse.
48Néanmoins, Spinoza déplace totalement la question des limites du pouvoir. Il ne la pose pas en termes de légitimité morale, mais de possibilité, de puissance, puisque le droit, c’est la puissance. Si le souverain doit respecter un certain nombre de libertés, ce n’est pas parce qu’elles sont référées à des droits moralement inaliénables, mais parce qu’il n’est pas possible de faire autrement. Ainsi, selon le Traité politique III-9, « n’appartient pas au droit de la Cité ce qui indigne le plus grand nombre », non parce que ce serait scandaleux d’indigner le plus grand nombre, mais tout simplement parce que indigner le plus grand nombre, c’est se condamner à être renversé. De même, il ne s’agit pas d’être vertueux, mais de ne pas paraître vicieux, sous peine de provoquer l’indignation : courir les rues nu avec des prostituées, violer ou mépriser ouvertement les lois, etc., ce n’est pas permis, non parce que c’est illégitime, mais parce que ce serait trop bête90. D’ailleurs, rien n’empêche, d’un point de vue juridique et politique, de le faire si cela fait fantasmer le vulgaire. Enfin, on ne peut pas demander à un peuple de travailler pour autrui, non parce que ce serait injuste, mais parce que ce serait comme demander à une table de manger de l’herbe91. Mais certes, s’il croit qu’il est impossible de faire autrement pour vivre, ou s’il y voit l’occasion rêvée de s’épanouir ou, pis encore, s’il lui est effectivement impossible de faire autrement pour vivre et qu’il croit que c’est normal, alors il est possible de l’exploiter, et on en a le droit. Ainsi, les limites du pouvoir ne sont pas des limites morales ou juridiques, mais des limites naturelles de puissance. Elles sont dessinées par ce qu’il peut et ne peut pas faire, selon les aptitudes du patient : « D’où suit que les actions auxquelles il est impossible d’amener personne, que ce soit par des récompenses ou par des menaces, ne tombent pas sous le droit de la Cité92. » Le pouvoir n’est pas quelque chose qu’on possède, mais l’exercice d’une puissance qui se définit dans la relation entre les puissances en présence.
49La « servitude-libéralisée » est d’autant moins conçue de façon « libérale » que les individus doivent être, malgré eux mais en les contrariant le moins possible, contraints d’emprunter des voies salutaires pour tous et pour chacun. Spinoza reconnaît la contre-productivité de la contrariété, mais non de la contrainte habile :
Je conclus donc, à propos de ces vices communs du temps de paix, desquels nous parlons ici, qu’il ne faut jamais les interdire directement ; il faut le faire indirectement, c’est-à-dire en établissant les fondements de l’État de telle sorte que la plupart des hommes, s’ils ne s’appliquent sans doute pas à vivre sagement (cela en effet est impossible), soient cependant conduits par les affects les plus utiles à la République. Et c’est pourquoi il faut s’appliquer tout particulièrement à rendre les riches sinon économes, du moins avides de richesses93.
50Il s’agit de faire servir la force des affects au bien commun. La « dé-moralisation » de la question des passions va de pair avec une intensification de leur productivité, ce qui suppose de ne pas les contrarier, mais de les canaliser. Si l’on accepte de repérer dans l’idéologie libérale des fondements qui n’ont rien de libéraux, on ne s’étonnera pas de la proximité, du moins apparente, entre certaines formules de Spinoza et celles de Mandeville, quand celui-ci évoque la nécessité d’un « management habile [dextrous management]94 ». De même, quand Bentham écrit que « toute loi qui aura pour objet le bonheur des gouvernés devra tendre à ce qu’ils trouvent leur intérêt à faire ce dont elle leur impose le devoir95 », il semble au plus près des principes qui guident le Traité politique. Finalement, l’automaticité de l’État revient à faire en sorte que chacun se croie libre alors qu’il est déterminé à être utile au tout de la Cité. Les mécanismes de contre-feux que Spinoza prévoit semblent au plus près du modèle de l’État libéral développé dès le xviiie siècle, et davantage encore au xixe siècle : « La formule de la nouvelle normativité propre à la société de marché, c’est : moins de transcendance, plus de surveillance96. »
51Mais qu’est-ce qui distingue alors, d’un point de vue éthique, cette « servitude-libéralisée », qui est en réalité une « servitude-faussement-libéralisée », de la « servitude-dressage » des Hébreux, voire des Turcs ? Chacun semble content de son état et s’épanouit de sa nature telle qu’elle est constituée, sans apercevoir sa servitude redoublée par ce qui ressemble à des dispositifs d’assujettissement qui le font fonctionner volontiers. Les Hébreux ne sont-ils pas utiles à eux-mêmes, eux qui sont comme de grands enfants ? Que les individus trouvent de la joie à accomplir « librement » sans contrariété ce que les institutions de pouvoir les disposent (c’est-à-dire contraignent) à faire, ne conduit-il pas, à défaut de critère de légitimité morale, à justifier la servitude, par et dans « l’adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant97 » selon la formule de Bourdieu, non seulement sous l’effet d’un dressage et d’une incorporation des signes du pouvoir, mais aussi sous l’effet d’un mécanisme institutionnel et de contraintes cachées ?
Il faut […] conduire les hommes de telle sorte qu’ils aient le sentiment, non pas d’être conduits, mais de vivre selon leur complexion et leur libre décret ; et par conséquent seuls doivent les retenir l’amour de la liberté, le soin d’accroître leur fortune et l’espoir d’accéder aux dignités de l’État98.
52Il suffirait de remplacer ici le mot « État » par « entreprise » pour obtenir la formule quintessentielle du management contemporain99. Liberté paradoxale que celle qui est aimée pour ce qu’elle n’est pas. Il faut que chacun ait l’impression de vivre selon sa propre complexion, alors qu’en réalité il vit selon le droit d’un autre. Une multitude libre, selon le Traité politique V-6, est une multitude conduite par l’espoir, tandis qu’une multitude soumise est conduite par la crainte. Mais l’espoir n’est ici qu’une manière pour un individu d’être tenu sous l’emprise d’un autre, selon le paragraphe 10 du chapitre II – sans parler du statut de l’espoir dans l’Éthique, ou de l’espoir des récompenses dans le Traité théologico-politique et la correspondance par exemple100. La liberté semble ici au plus près d’une servitude inaperçue. Il en va de même quand Spinoza assimile, dans le Traité politique V-4, la paix à la vertu qui naît de la force d’âme. Cet affect, qui apparaissait dans l’Éthique comme un affect rationnel par excellence est, cette fois, immédiatement référé à l’obéissance, volonté constante de faire ce qui a été décrété par le souverain. C’est pourtant ce même mot d’« obéissance » qui a été considéré comme très impropre pour qualifier la vie selon la raison dans le paragraphe 20 du chapitre II. Or, dans le paragraphe 11 de ce même chapitre, il écrit que relever de son droit, c’est force d’âme, c’est-à-dire raison101. Comment ce que l’Éthique opposait radicalement – servitude des passions et liberté de la vie rationnelle – peut-il devenir aussi indéterminé dans le Traité politique ? Que faut-il penser de cette « liberté » dont parle ce traité, sinon qu’elle correspond en tout point au sentiment de la liberté qui accompagne le fait d’agir selon des dispositions contractées sous l’effet d’une puissance extérieure ? Comment peut-on soutenir qu’une multitude obéissante est une multitude libre, sous prétexte qu’elle n’a pas le sentiment d’être conduite et qu’elle est contente de faire son devoir qu’elle n’aperçoit pas comme tel ?
53On pourra évoquer le fait qu’il vaut mieux, du point de vue rationnel, être alterius juris que sui juris :
Mais, peut-on nous objecter, n’est-il pas contraire au commandement de la raison de nous assujettir sans réserve au jugement d’un autre ? […] Puisque cependant la raison n’enseigne rien de contraire à la nature, une saine raison ne peut pas édicter que chacun continue à relever de son propre droit aussi longtemps que les hommes sont soumis aux affects ; autrement dit, la raison nie que cela puisse arriver102.
54La raison ne peut encourager que chacun vive à sa guise. Elle enseigne de rechercher la paix, et l’état civil est institué pour ôter la crainte. C’est dire que l’obéissance est conforme à la raison, elle qui fait faire au vulgaire, volontiers mais pas volontairement, ce qui lui convient le mieux. Bien plus, selon le paragraphe 7 du chapitre III, une Cité est d’autant plus puissante et a d’autant plus d’empire sur les individus qu’elle est plus conforme à la raison. Il est alors d’autant moins contraire à la raison d’obéir à la Cité. Mais qu’est-ce qui distingue une telle liberté d’une adhésion du dominé à sa propre servitude ? Posons la question de façon plus prosaïque : qu’est-ce qui distingue les institutions spinozistes du management contemporain, parfait exemple de servitude-faussement-libéralisée, qui s’efforce de produire une obéissance inaperçue comme telle en conduisant les hommes par l’espoir ? Peut-on échapper à un relativisme indifférencialiste tout en refusant de poser les questions en termes moraux de légitimité103 ? Spinoza semble lui-même nous y inviter, quand il affirme à la fois l’identité de la puissance et du droit, et la différence entre le droit et la rationalité : « Nous n’affirmons pas que tout ce qui est fait à bon droit est fait pour le mieux104. » Avoir la puissance d’exploiter nous donne le droit de le faire, mais avoir le droit de le faire n’est pas forcément rationnel. Pour le dire autrement : avoir la puissance de le faire ne veut pas dire qu’on fait preuve de la plus haute puissance. Mais que serait une puissance qui s’exercerait « pour le mieux » ?
55Il est difficile de discriminer une bonne et une mauvaise obéissance sans faire preuve d’ambition tyrannique. Les contraintes institutionnelles peuvent s’exercer sans la moindre contrariété – du moins idéalement, car n’est pas Moïse qui veut, et la crainte reste le recours privilégié de bien des pouvoirs. En tant qu’elles sont relayées par les dispositions affectives de l’agent, celui-ci peut voir dans sa servitude les conditions de son épanouissement personnel. Dans ces conditions, vouloir émanciper autrui, n’est-ce pas désirer le faire vivre selon notre complexion ? Pour que cela ne soit pas tyrannie mais sagesse, encore faudrait-il déterminer une différence qualitative entre des contraintes institutionnelles vraiment favorables à la liberté, et des contraintes institutionnelles faussement libératrices. Or, on oppose facilement à un tel désir de libérer autrui le consentement qu’accorde l’individu au pouvoir qu’il n’aperçoit pas comme tel. S’il est content et se sent libre, n’est-ce pas qu’il l’est ? S’il consent, ce à quoi il consent n’est-il pas légitime ? Par un paradoxe retors, le relativisme se pare souvent des attributs de la morale au nom du respect de la différence et des choix des peuples ou des individus, ignorant par là que ces « choix » sont largement contraints, sinon produits dans la contrariété. Bourdieu le dit à propos du relativisme culturel : c’est faire preuve de peu de respect pour les hommes que de renoncer à faire partager l’universel « au nom d’un respect à la fois condescendant et sans conséquences de particularités et de particularismes “culturels” [pourtant] grandement imposés et subis, qui se trouvent ainsi constitués en choix » : le « “respect de la différence” » conduit à enfermer « les dépossédés dans leur état en omettant de leur offrir les moyens réels d’accomplir leurs possibilités mutilées105 ». Mais il est impossible de convoquer le concept d’aliénation pour départager le bon épanouissement libre des « possibilités » du mauvais épanouissement consenti de la « mutilation des possibilités » qui ne se ressent pas. Non seulement ce concept d’« aliénation » n’a pas vraiment de sens – tout le monde agit d’après les lois de sa nature – mais, si on tient à le maintenir, il faut dire que tout le monde est aliéné, puisque personne n’agit véritablement selon les seules lois de sa nature106. Bien plus, on ne dénoncera pas des institutions à l’aide des concepts d’« aliénation » ou de « séparation de la puissance d’agir », car cela ne parle pas à ceux qui croient s’épanouir alors qu’ils sont asservis, et qui sont pourtant les premiers concernés.
56Il faut à nouveau convoquer le critère énoncé par Spinoza dans le Traité théologico-politique, qui distingue qualitativement l’obéissance de l’esclave de celle de l’enfant et du sujet107. Il faut comprendre que la différence essentielle entre une obéissance serve et une obéissance libre ne se situe pas dans le consentement subjectif – on peut lutter pour sa servitude comme s’il y allait de son salut108. Elle réside dans leurs effets : dans le second cas, l’individu est utile à tous et à lui-même, et non seulement à quelques autres. C’est le sens des institutions du Traité politique : leur automatisme montre à quel point ce qui préoccupe Spinoza est que rien ne puisse fonctionner au seul profit de quelques-uns. Même les patriciens de l’aristocratie sont commandés par les mécanismes à être utiles à eux-mêmes et aux autres.
57Mais cela n’est pas encore satisfaisant : comment déterminer que le sujet est esclave, s’il voit son intérêt et son utilité dans le fait de servir son maître ? C’est après tout le cas des Turcs dont parle Spinoza. Comment savoir s’il n’est pas traité comme un enfant, s’il ne fait au fond que chercher son utile propre par commandement ? C’est le cas des Hébreux. Qu’est-ce qui permet à Spinoza de prétendre que l’adolescent qui fuit les réprobations de ses parents pour se jeter corps et âme dans la soumission la plus totale fuit la liberté pour la servitude ? Cet enfant voit dans sa fuite l’espoir d’accéder à des dignités. Ne le fait-il pas par amour de la liberté, ou par désir de faire fortune ?
58On peut alors convoquer le critère exposé dans le Traité politique V-5. Spinoza distingue une vie véritablement humaine, qui cultive l’union des cœurs et la concorde, d’une vie où la finalité suprême est la simple circulation du sang et autres fonctions biologiques, et où règne la solitude109. Ce qui est alors en jeu, ce n’est pas le sentiment de liberté à travers des affects joyeux, notamment l’espoir : la pire institution pourvoyeuse de servitude pourrait encore parvenir à produire un tel sentiment. Ce qui est en jeu, c’est la multiplication des occasions de joie et d’expériences nouvelles dans le développement des aptitudes à interagir avec l’extériorité, et au premier chef avec autrui. C’est ainsi la plasticité et la multiplicité des dispositions dont sont capables un corps et un esprit qui viennent servir de critères immanents et amoraux – mais pleinement éthiques – de sélection de ce qui vaut et de ce qui ne vaut pas. C’est aussi la solution qu’apporte Frédéric Lordon à ces mêmes questions, à propos du travail salarié soumis au management contemporain :
Et cependant, pour tous les bénéfices que l’individu y trouve, l’enrôlement n’est pas sans coût. Car, si réussie soit-elle, l’épithumogénie [façonnement des désirs par les structures, en l’occurrence capitalistes] a pour effet, et en fait pour intention, de fixer le désir des enrôlés à un certain nombre d’objets à l’exclusion d’autres. […] fût-il heureux, l’assujettissement est fondamentalement enfermement dans un domaine restreint de jouissance110.
59Cet « enfermement » est lié au fait que les institutions que sont les entreprises tournent au profit exclusif de certains : « Cette domination-là peut être redéfinie comme l’effet qui confère à certains l’aptitude à se réserver des possibilités (de jouissance) et à en écarter les autres111. » Toute puissance s’exerce nécessairement et va jusqu’au bout de ce qu’elle peut, il ne saurait y avoir là de condamnation morale. Et pourtant, tout pouvoir n’est pas nécessairement justifiable sous prétexte qu’il peut s’exercer et obtenir le gré de ceux sur lesquels il s’exerce. Bien plus, toute puissance qui s’exerce en a le droit mais n’agit pas pour autant pour le mieux112. Il est, en effet, possible de prendre les désirs des dominants à la lettre et de montrer à quel point les dominants ne sont pas à la hauteur de leurs désirs. Par exemple, l’inanité et l’inefficacité du management sont patentes en de nombreuses occasions. La domination des dominants doit donc s’entendre aussi comme servitude des dominants, qui ne comprennent pas ce qu’ils font. En mutilant les salariés d’une extension de leur puissance, les manageurs sont nuisibles à tous et à eux-mêmes. Et ce n’est pas en tentant de (se) convaincre qu’il y va avant tout d’une « aventure humaine » et d’une « histoire collective » qu’ils parviendront à sublimer la réalité fondamentalement monopolistique et mutilante de l’exploitation capitaliste.
60C’est alors au nom d’un imaginaire – les aptitudes possibles, le modèle de la nature humaine de la préface d’Éthique IV113 – qu’il est possible de construire un discours émancipateur qui rende désirable l’émancipation. Mais seules des institutions suffisamment puissantes peuvent produire chez le vulgaire l’expérience d’une vie plus souple et plus joyeuse, par le développement de ses aptitudes à être affecté et à affecter. Contre les pouvoirs factieux qui visent à capter la puissance de chacun pour la faire tourner à leur profit en distribuant un peu de faux espoirs, il ne suffit pas de révéler la vérité de l’aliénation et d’en appeler à la révolte. Quand les esclaves se croient libres ou, ce qui n’est pas mieux, quand ils sont véritablement soumis par la crainte, il faut les disposer – leur donner le pouvoir de la vertu – de telle sorte que leur désir trouve de nouveaux frayages favorables à une vie riche et rationnelle. Pour cela, il faut donner plus d’espoirs et de joies que les pouvoirs concurrents, dans l’intérêt de tous et de chacun, pour gagner les cœurs à soi et à tous. Seules des institutions communes qui conduisent la multitude comme par une seule âme parviendront à avoir la puissance de le réaliser.
61L’imaginaire idéologique dont il est ici question est un imaginaire rationnellement fondé sur la connaissance de la nature humaine, et n’a rien à voir avec un moralisme idéaliste qui en appelle à de grands principes abstraits. Le Traité politique proposerait ainsi une utopie réaliste, à l’opposé d’une légitimation de l’ordre établi par des dispositifs managériaux. Le problème original que pose Spinoza dans son dernier ouvrage est au fond le suivant : comment contraindre tous les hommes à être vraiment utiles à eux-mêmes, malgré eux mais de bon gré ? Autrement dit : comment « faire pour le mieux » avec ce qui est ?
62C’est donc un étrange concept de liberté que nous propose Spinoza dans son dernier ouvrage resté inachevé. Être alterius juris et vivre sous la domination quasi absolue d’une puissance qui nous subjugue de manière radicale – souveraine – devient le sommet de la liberté au sein de la condition naturelle de servitude. Paradoxalement, aimer la liberté devient identique à agir pour son utile propre en y étant contraint par le tout, tout en ayant le sentiment de ne pas y être déterminé. Rien n’est plus éloigné du libéralisme qu’une telle doctrine, qui confère à l’État et aux règles de droit la charge de produire le bien de chacun et de tous. C’est qu’elle est aussi un rationalisme. L’expérience de la liberté et de la satisfaction ne sont pas la liberté et la béatitude, et c’est peut-être là le fond révolutionnaire de la philosophie politique spinoziste, en ce qu’elle maintient une différence nette entre une vie rationnelle et une vie d’impuissant. On ne peut pas se satisfaire de cette liberté de pacotille qui consiste à pouvoir faire ce qu’il nous plaît dans la limite de la liberté d’autrui, et encore moins de cet asservissement à autrui par la crainte ou par l’espoir. On préfèrera au contraire cette liberté paradoxale, qui consiste finalement dans l’émancipation à l’égard de la bêtise des passions, et qui suppose d’être affecté par la puissance du collectif. Si Spinoza peut assimiler la volonté constante qu’est l’obéissance à la force d’âme, c’est parce que l’automaticité de l’État vient produire, à même les dispositions passionnelles, un enchaînement des affections conforme à celui de l’entendement. Plutôt que de rêver que les hommes préfèrent la paix, faisons qu’ils ne puissent même pas songer à faire la guerre ; plutôt que d’espérer qu’un sage gouverne sagement faisons que, des conflits réglés émerge une idée vraie. Les citoyens d’un État spinoziste sont éduqués, malgré eux mais de bon gré, à la vie rationnelle114.
63La rationalité de l’État n’est finalement rien d’autre que son automaticité : chaque partie persévère dans son être selon sa propre complexion, mais telle qu’elle est affectée par le tout auquel elle s’adapte et avec lequel elle s’efforce de convenir. En ce sens, l’État, qui doit fonctionner de façon anonyme, ne doit pas être conçu comme bureaucratie technocratique qui n’aurait en vue que le fonctionnement, quelles que soient les conditions de ce fonctionnement. Le Traité politique insiste davantage sur la nécessaire multiplication des agents – fonctionnaires malgré eux – et sur la confrontation mutuelle que doivent générer leur variété et leurs positions dans les institutions. L’émancipation de tous est moins garantie par ce qu’on pourrait appeler un « appareil d’État », qui assurerait la domination de chacun par un pôle monopolistique de pouvoir des « experts », que par une « machinerie-machination institutionnelle » par laquelle n’importe qui – y compris l’« expert » – est contraint de développer sa raison dans le fait même d’être intéressé à la vie publique, donc au désintéressement.
64Forcer les hommes à éprouver de la joie en s’adaptant au tout de la cité, voilà la finalité d’institutions bien conçues. Mais n’est-ce pas là le mime de la vie selon la raison, qui consiste à vivre selon les seules lois de sa nature et en accord avec la Nature ? C’est par la pratique même d’une vertu non intellectualisée que les individus en viennent à constater la convenance qu’ils produisent malgré eux, en eux et avec autrui. Le « cercle vicieux » de la vertu peut alors être brisé :
Le cercle peut se rompre et le cycle s’amorcer : point n’est besoin d’être raisonnable pour le devenir, car, dans une société bien faite, les causes extérieures s’organisent d’elles-mêmes de façon à nous procurer ce champ perceptif et cette paix dont notre Raison a besoin pour triompher. L’État libéral, sans être une machine à faire des sages, nous préparerait du moins à la sagesse115.
65Cette « machine », qui n’a besoin de personne en particulier mais de tous en général pour fonctionner, n’a pas pour seul horizon de « fonctionner ». Le spinozisme est un rationalisme éthique : on ne se satisfera jamais de l’état de fait, règne des affects passifs et de la servitude. Il faut « faire avec » la nature telle qu’elle est donnée, mais « faire avec » la nature, c’est aussi « faire avec » tout ce que la raison indique. L’expression « faire avec » résume bien toute l’éthique et la politique spinozistes, qui évitent « le double écueil de l’utopie dévastatrice et de la résignation fataliste116 ». Il n’est pas question de « laisser faire » ou de « laisser être », car ce serait là reproduire les conditions de la domination sociale et politique et de la servitude à l’égard des passions. On sait à quel point le « libéralisme » porte mal son nom. Il ne « laisse faire » que ce qui l’arrange, et en laissant faire, il laisse se reproduire l’obéissance de fait qui, quoique inaperçue parfois, n’en laisse pas moins de faire naître des passions tristes et potentiellement séditieuses. Il n’est pas davantage question de célébrer aveuglément l’État ou d’autres instances de domestication plus insidieuses. Par sa description des mécanismes du pouvoir, l’anthropologie politique dispositionnaliste, en tant que réalisme, est très certainement la plus à même de proposer une critique sociale des instruments de domination. Qu’il s’agisse de mettre en évidence les modes par lesquels une servitude est incorporée et reproduite, ou de montrer comment les institutions peuvent extorquer de la plus-value par le jeu de la crainte et de l’espoir, elle rend apte à repérer jusque dans les adhésions les plus spontanées la reconduction d’une domination qui ne dit pas son nom. Néanmoins, il n’est pas question de renoncer à transformer les conditions politiques d’existence. Sans tyranniser, il s’agit bien de tout faire pour que les hommes, d’automates dégingandés, délirants et asservis, deviennent des automates rationnels. Avec Spinoza, comprendre le monde, c’est faire effort, autant qu’il est en nous, pour le transformer.
Notes de bas de page
1 Pour autant, il en souligne la « grande importance », TP VIII-47. La remarque concerne les fondements de l’État aristocratique, mais elle vaut certainement aussi pour l’État monarchique.
2 TP VI-11. Traduction modifiée.
3 TP VI-13.
4 TP VIII-25.
5 TP VIII-47. Traduction modifiée.
6 TP X-7.
7 François Héran, « La seconde nature de l’habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », Revue française de sociologie, XXVIII/3, 1987, p. 389, n. 8.
8 TP VI-11.
9 TP VIII-25.
10 É III 31, et 35 dém.
11 TP X-7.
12 TP X-8.
13 É V 20.
14 É III 31 dém.
15 É III déf. 33 des affects.
16 Ibid.
17 É III 32, à laquelle renvoie la définition 33 citée ci-dessus.
18 É IV 37 sc. 1 et É IV chap. 15.
19 TP X-9.
20 TTP XIV-12.
21 TP VIII-25 (traduction de Pierre-François Moreau).
22 TP VIII-42 (traduction de Pierre-François Moreau).
23 É III 12 dém.
24 TP I-1.
25 TTP XVII-26.
26 TP VIII-1.
27 TP VIII-14.
28 TP VIII-12.
29 TP VIII-4. Lucien Mugnier-Pollet analyse cette préoccupation spinoziste à l’égard d’une tendance à la monopolisation du pouvoir dans La philosophie politique de Spinoza, op. cit., notamment p. 62 et 230.
30 TTP XVII-14 et 17.
31 TP X-7.
32 Pour une définition des institutions, voir l’introduction de Gilles Deleuze à un recueil de textes, dans Instincts et institutions, Paris, Hachette (Classiques Hachette), 1955. Frédéric Lordon, dans La société des affects, op. cit., p. 123 et suiv., signale que la définition du concept reste floue dans les sciences sociales, et que son retour en grâce s’explique par le rejet « humaniste » des « structures » au profit de l’acteur. Pour autant, il n’abandonne pas le terme et se propose de former, à partir de Spinoza, une théorie des institutions qui échappe à la restauration de l’humanisme. Nous ferons de même. Pour la cohérence lexicale, nous aurions pu préférer parler de « dispositif ». Mais ce terme est surchargé de connotations particulières depuis Michel Foucault et les travaux qui s’en sont inspirés, notamment le lien indéfectible avec celui d’« assujettissement ». Tandis qu’un dispositif vise essentiellement à capter (l’attention, l’argent, la santé, la force de travail) et/ou à normaliser, les institutions spinozistes préconisées dans le Traité politique visent à réguler et à disposer les individus à partir de leur propre complexion. Le dispositif serait donc un certain type d’institutions, celles qui assujettissent. Mis à part les travaux de Foucault, au premier rang desquels Surveiller et punir [1975], Paris, Gallimard, 1993, on peut consulter Simon Lemoine, Le sujet dans les dispositifs de pouvoir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. Voir aussi Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. M. Rueff, Paris, Payot-Rivages, 2007. Néanmoins, il existe un lien très fort entre ce qu’on appelle dispositif et ce que Spinoza préconise dans le Traité politique. On trouve de nombreuses formules qui font penser à Spinoza dans l’article de Franck Cochoy intitulé « Introduction. La captation des publics entre dispositifs et dispositions, ou le petit chaperon rouge revisité », dans Franck Cochoy (dir.), La captation des publics. C’est pour mieux te séduire, mon client…, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004.
33 TP VI-3. Nous suivons pour le passage où nous avons cité le texte latin la traduction de Pierre-François Moreau. Charles Ramond efface, en effet, le paradoxe selon lequel l’État peut contraindre les individus à agir spontanément en conformité avec les préceptes de la raison.
34 TP VII-1.
35 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op. cit., p. 495-496.
36 Pierre-François Moreau, « La place de la politique dans l’Éthique », art. cité, p. 140.
37 TP VIII-19.
38 Saverio Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, op. cit., p. 359.
39 Charles Ramond a très bien mis en évidence la dimension quantitativiste de la philosophie de Spinoza, et notamment de sa philosophie politique. Voir son introduction à sa traduction du Traité politique aux PUF, ainsi que Qualité et quantité dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1995. Voir aussi Lucien Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, op. cit., p. 245.
40 TP VIII-6.
41 TP IX-14.
42 Christian Lazzeri, Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique de Hobbes, Paris, PUF, 1998, p. 9. Dominique Weber aborde le problème de la production de l’obéissance chez Hobbes dans Hobbes et le désir des fous. Rationalité, prévision et politique, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2007.
43 TP I-6.
44 TP II-19.
45 TP VI-6.
46 Alexandre Matheron, dans Individu et communauté chez Spinoza, op. cit., a déjà mis en évidence le caractère automatique du fonctionnement des institutions chez Spinoza, notamment quand il parle d’« autorégulation ».
47 TP V-2.
48 TP V-3.
49 Étienne Balibar, dans « Spinoza, l’anti-Orwell », art. cité, invoque la nécessité des médiations institutionnelles, et s’oppose ainsi aux interprétations de Negri. Il est significatif que, chez nombre de commentateurs spinozistes, la philosophie politique de Spinoza prend des airs de philosophie révolutionnaire aux airs anarchisants, qui verrait dans toute institution une source d’aliénation. Il nous semble au contraire que Spinoza ne cesse, surtout dans le Traité politique, de compter sur les institutions, essentiellement l’État et ce qu’il nomme les « règles de droit », pour libérer les hommes de la servitude. Contre les pouvoirs locaux et globaux des tyrans en puissance (c’est-à-dire en acte), dont le désir de gloire peut exploiter sans crainte la détresse de la multitude disposée, par la crainte ou l’espoir, à s’agenouiller, Spinoza préconise l’institution d’un pouvoir anonyme qui soit défendu de toute la puissance de l’imperium, c’est-à-dire de la multitude. Il faut prêter attention au fait suivant : si la multitude s’unit naturellement sous l’effet d’un affect commun (TP VI-1), cela ne suffit pas à éviter séditions et discordes, jusqu’à provoquer la dissolution, non certes de la Cité, mais de la forme de l’État (TP VI-2), ce que les recommandations de Spinoza visent à éviter.
50 Alexandre Matheron, préface à L’anomalie sauvage d’Antonio Negri, L’anomalie sauvage, trad. de François Matheron, Paris, PUF, 1982, p. 22.
51 Sur les points communs et les différences entre Foucault et Spinoza, on se reportera à la contribution d’Aurélie Pfauwadel et Pascal Sévérac, « Connaissance du politique par les gouffres. Spinoza et Foucault », dans Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, op. cit.
52 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 103.
53 Ibid., p. 79.
54 Ibid., p. 161.
55 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 182.
56 TTP XVII-2.
57 Voir l’ouvrage éponyme, Paris, Raisons d’agir, 2001.
58 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 182.
59 Voir Pierre-François Moreau, Problèmes du spinozisme, Paris, Vrin, 2006, p. 77-86.
60 Alexandre Matheron, « L’indignation et le conatus de l’État spinoziste », dans Études sur
Spinoza et les philosophies de l’âge classique, op. cit., p. 228.
61 Voir Frédéric Lordon, « Derrière l’idéologie de la légitimité, la puissance de la multitude. Le Traité politique comme théorie générale des institutions sociales », art. cité, p. 115 et suiv. L’auteur semble faire la distinction, mais finit par assimiler médiation institutionnelle et captation.
62 Filippo Del Lucchese, Tumultes et indignation. Conflit, droit et multitude chez Machiavel et Spinoza, op. cit., p. 131 et ce qui précède sur l’exemple de Rome, qui change de valeur entre le Traité théologico-politique et le Traité politique.
63 Voir notamment les analyses de Laurent Bove dans La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, op. cit., ainsi que son introduction au Traité politique intitulée « De la prudence des corps. Du physique au politique », Paris, Le Livre de poche, 2002. Voir aussi Filippo Del Lucchese, Tumultes et indignation, op. cit., p. 172, et 249 et suiv.
64 Ariel Suhamy, La communication du bien chez Spinoza, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 17. Voir aussi le passage p. 345 à 409 sur l’exemple d’Hannibal.
65 Pierre Bourdieu, « Le mystère du ministère », Actes de la recherche en sciences sociales, 140/1, 2001, p. 11.
66 Étienne Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1985, p. 118.
67 TTP XX-7 à 10. Voir sur ce point Jacqueline Lagrée, Spinoza et le débat religieux, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 194-195. Sur le caractère étranger du spinozisme à l’idée de tolérance, voir aussi Alain Billecoq, « Spinoza et l’idée de tolérance », Philosophique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 1, 1998, p. 122-142. Voir enfin notre article intitulé « Tolérer pour tenir en respect ? La défense de la liberté de philosopher chez Spinoza », Louise Ferté, Lucie Rey (dir.), Tolérance, liberté de conscience, laïcité. Quelle place pour l’athéisme ?, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 61-78.
68 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 182.
69 Id., Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 96-97. Sur le rapport Bourdieu-Machiavel, voir la note de Serge Audier, Machiavel, conflit et liberté, Paris, Vrin/Éditions de l’EHESS, 2005, p. 267-268.
70 Sur le rapport entre Spinoza et Machiavel, voir Vittorio Morfino, Le temps et l’occasion, la rencontre Spinoza-Machiavel, trad. de l’italien par Lucile Langlois et Maxime Giglio, Paris, Classiques Garnier, 2012. Du même auteur, « Spinoza, interprète de Machiavel dans le Traité politique », dans Chantal Jaquet, Pascal Sévérac, Ariel Suhamy (dir.), La multitude libre. Nouvelles lectures du Traité politique, op. cit., p. 59-67. Voir aussi Laurent Bove, le chapitre « Une ontologie politique de la durée. Spinoza lecteur de Machiavel », dans son introduction au Traité politique intitulée « De la prudence des corps. Du physique au politique », op. cit., p. 31-46. Voir enfin Filippo Del Lucchese, Tumultes et indignation. Conflit, droit et multitude chez Machiavel et Spinoza, op. cit. Saverio Ansaldi propose un utile compte rendu des recherches de Vittorio Morfino et de Filippo Del Lucchese, dans « Conflit, démocratie et multitude : l’enjeu Spinoza-Machiavel », Multitudes, 4/27, 2006, p. 217-225.
71 TP VII-2.
72 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 210.
73 TP VI-3.
74 TP VIII-24.
75 Christian Lazzeri, « Reconnaissance spinoziste et sociologie critique. Spinoza et Bourdieu », dans Spinoza et les sciences sociales, op. cit., p. 217. Sur ce sujet, on peut aussi renvoyer à l’ouvrage de Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, op. cit. Le passage cité ci-dessus se réfère seulement au second des auteurs concernés par la contribution de Christian Lazzeri. Dans ce texte, celui-ci met très bien en évidence les points communs entre les deux auteurs et signale lui aussi la proximité des analyses du Traité politique avec la Realpolitik de la raison selon Bourdieu. Il examine néanmoins les différences entre Spinoza et Bourdieu du point de vue des présupposés anthropologiques concernant les questions de l’intérêt et de la reconnaissance. Citons par exemple, p. 239 : « [Spinoza] admettrait […] sans difficulté la thèse de la Realpolitik de la raison, mais il soutient en outre que, dès lors que la connaissance adéquate parvient à se déployer sous certaines conditions sociales favorables, elle produit des affects actifs qui déterminent les agents à la rechercher de nouveau et qui compensent les affects passifs […]. Dans ces conditions, la reconnaissance peut être recherchée comme une source de satisfaction, mais celle-ci est simplement ajoutée à celle que l’agent est désormais capable d’obtenir par lui-même. »
76 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 237.
77 Voir aussi l’exemple de l’institution du don qui, comme l’explique Frédéric Lordon, redirige le conatus de façon à le socialiser, dans L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, op. cit., ou, résumée, dans La société des affects, op. cit., p. 159.
78 TP VII-4.
79 TP VIII-31.
80 TP VII-6
81 TP VII-10.
82 TP VII-8.
83 TP VII-11.
84 TP VII-7.
85 La comparaison de l’État avec un individu composé de corps et d’âme (c’est mens que Charles Ramond traduit ici par « âme ») se retrouve à de nombreuses reprises dans le Traité politique : TP II-16 et II-21, III-2, III-5 et III-7, IV-1, VI-1, VIII-6 et VIII-19. Sur cette question de l’individualité de l’État, voir les analyses d’Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit., p. 330-354, et son article « L’État, selon Spinoza, est-il un individu au sens de Spinoza ? », dans Alexandre Matheron, Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, op. cit., p. 417-435. Voir aussi l’argumentation de Pierre-François Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 427-465.
86 Pierre-François Moreau fait d’ailleurs remarquer dans Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 452, que le terme veluti n’intervient pas à propos de la composition d’un esprit commun, mais de la direction de la masse sous un esprit commun.
87 TP VI-2.
88 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 237.
89 Voir à ce propos Laurent Bove, « “Bêtes ou automates”. La différence anthropologique dans la politique spinoziste », dans Claude Cohen-Boulakia, Pierre-François Moreau, Mireille Delbraccio (dir.), Lectures contemporaines de Spinoza, op. cit., p. 174-175.
90 Pour la réduction du péché à l’action bête et idiote, voir TP IV-4.
91 Ibid. Spinoza explique que le pouvoir se mesure non seulement aux aptitudes de l’agent,
mais aussi aux aptitudes du patient.
92 TP III-8.
93 TP X-6.
94 Mandeville emploie cette expression à plusieurs reprises dans son célèbre ouvrage The Fable of the Bees, Or Private Vices, Publick Benefits [1714-1724], Londres, Penguin Classics, 1989, cité dans Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007, p. 115. Souligner le caractère quantitatif des questions et réponses spinozistes au problème politique ne fait qu’accentuer ce rapprochement avec le libéralisme, avec lequel une arithmétique politique apparaît, qui quantifie les forces. Voir Christian Laval, op. cit., tout le chapitre II. Mais toute la différence entre Spinoza et le libéralisme, nous semble-t-il, c’est que cette arithmétique, qu’on trouve effectivement chez lui (voir Charles Ramond, Qualité et quantité dans la philosophie de Spinoza, op. cit.), est au service d’une éthique de la vertu et de la poursuite d’un souverain bien, non d’une maximisation des plaisirs (ou du profit) par l’entreprise et le commerce.
95 Jeremy Bentham, La déontologie ou science de la morale, trad. Benjamin Laroche, Paris, Encre marine/Les Belles Lettres, 2006, vol. I, p. 17-18, cité par Christian Laval, L’homme économique, op. cit., p. 205.
96 Christian Laval, L’homme économique, op. cit., p. 258.
97 Pierre Bourdieu, La domination masculine, op. cit., p. 55-56.
98 TP X-8.
99 Frédéric Lordon commente l’extrait de TP X-8 que nous avons cité : « On reconnaîtra sans peine dans cette maxime de prudence politique le projet même de l’entreprise néolibérale, manière aussi de se souvenir que, réunion de puissances d’agir, l’entreprise est fondamentalement justiciable d’une philosophie politique » (Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, op. cit., p. 123).
100 Spinoza oppose toujours celui qui obéit aux lois par espoir des récompenses et crainte des punitions, au philosophe, qui en comprend le sens et n’y obéit qu’en tant qu’il y est déterminé intérieurement par sa raison. Le philosophe est donc « au-dessus des lois ». Sur ce point, voir TTP IV, Correspondance, lettres 43 § 3 et 19 § 8, et plus largement toute la correspondance avec Blyenbergh.
101 Voir aussi TP I-6 où la force d’âme (fortitudo) signifie liberté de l’esprit et est qualifiée de
vertu privée.
102 TP III-6.
103 C’est tout le sens du travail de Frédéric Lordon, notamment dans l’ouvrage cité ci-dessus (Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, op. cit.), mais aussi dans La société des affects, op. cit. Notre propos rejoint pour une grande part ce qu’il y développe et analyse.
104 TP V-1 (traduction de Pierre-François Moreau).
105 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 111.
106 Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, op. cit., notamment p. 12, 35 et 139.
107 TTP XVI-10. Nous développons cette critique du concept d’aliénation dans notre ouvrage L’intelligence de la pratique. Spinoza et le concept de disposition, op. cit.
108 TTP préf. § 7.
109 Voir aussi TP VI-4.
110 Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, op. cit., p. 140-142.
111 Ibid., p. 142.
112 TP V-4.
113 Voir à ce sujet Moira Gatens, « Spinoza’s Disturbing Thesis : Power, Norms and Fiction in the Tractatus Theologico-Politicus », History of Political Thought, 30/3, 2009.
114 C’est ce que développe Alexandre Matheron dans Individu et communauté chez Spinoza, op. cit., notamment p. 505-519.
115 Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit., p. 519.
116 Chantal Jaquet, « L’actualité du Traité politique de Spinoza », dans Chantal Jaquet, Pascal Sévérac, Ariel Suhamy (dir.), La multitude libre. Nouvelles lectures du Traité politique, op. cit., p. 17.
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