Chapitre II. Des automates dégingandés
p. 51-79
Texte intégral
1 Une même expression est convoquée par Spinoza de façon récurrente pour qualifier la vie sous le régime des passions : elle est « diverse et inconstante1 ». L’inconstantia et la varietas semblent si bien convenir pour qualifier la vie commune2, que c’est d’ailleurs un lieu commun, au moins depuis l’Antiquité3. Il faut entendre « vie commune » dans les deux sens du terme : la vie individuelle dans son cours ordinaire, et la vie collective. La diversité des dispositions que peut prendre un homme est aussi la diversité des dispositions que peut prendre la multitude. La multitude n’est jamais composée que du vulgaire qui, loin de former un peuple, s’apparente davantage à une foule ou à une masse4. La multitude reçoit son unité d’un affect commun, non de la raison5, mais cet affect est évidemment variable, car la multitude est ouverte à tous vents. S’il faut un État, c’est parce qu’il faut produire une volonté constante de justice chez les individus et contenir la multitude dans certaines limites6, elle qui est « terrible quand elle est sans crainte7 ». En effet, « une Cité est toujours plus menacée par ses citoyens que par ses ennemis : car ceux qui sont bons sont rares8 ».
2 La philosophie de Spinoza est particulièrement attentive à la plasticité des dispositions affectives des individus et des groupes. Cette plasticité est même un trait de la nature humaine9, qui en dessine la puissance : plus un corps est plastique, plus il peut être affecté par de nombreuses choses et les affecter en retour. Néanmoins, elle souligne aussi les incessants changements auxquels il est soumis : son état se modifie au gré des circonstances. En ce sens, il faut parler d’une extrême labilité de l’automate humain, qui ne cesse d’être exposé aux déterminations du dehors. Pour Spinoza, les dispositions du corps et de l’esprit, qui déterminent leur état, sont des effets des assauts de l’extériorité qui affectent l’agent dans son effort pour persévérer dans son être. La labilité des dispositions détermine donc une versatilité des désirs et des passions. Quelle que soit la durabilité des traces et des habitudes, nous ne cessons donc de changer d’état. La plasticité des corps rend compte de la labilité des êtres. Manger ou faire l’amour, c’est changer d’état10 ; s’imaginer que la personne qu’on aimait ressemble à une autre qu’on haïssait, c’est changer d’état11. Plus généralement, puisque tout affect, désir, joie ou tristesse et leurs dérivés indiquent l’état du corps et ses variations12, et que nous ne cessons d’être agités « de bien des manières », notre état est toujours plus ou moins transitoire. C’est ainsi qu’on se prend de passion pour une chose qui nous était indifférente, voire que nous méprisions auparavant, au seul prétexte qu’un autre, que nous aimons, en chante les louanges :
Quelqu’un, en effet, ayant entendu dire d’une chose qu’elle est bonne, ressent de l’appétit et de l’attrait envers cette même chose, comme on le voit chez un malade qui, rien qu’en entendant dire par le médecin que tel ou tel remède est bon pour son mal, est aussitôt [terstond] attiré par ce remède13.
3On remarque que les enchaînements nouveaux d’affections se font tout aussi rapidement que les enchaînements inculqués depuis la plus tendre enfance : « Aimant une chose, lorsque nous découvrons une chose meilleure que celle que nous aimons alors, nous nous y attachons toujours aussitôt [terstond], abandonnant la première14. » Les plus grands amours se voient ainsi rapidement effacés sous l’effet du jugement d’un proche dont nous recherchons l’estime.
4Ainsi, même le peuple hébreu, pourtant fortement lié comme on l’a vu par des coutumes communes et par un fort sentiment national, n’a cessé de se révéler inconstant, et par conséquent désobéissant. L’insoumission est un trait commun au vulgaire et donc partagé par le peuple hébreu à sa sortie d’Égypte. Spinoza qualifie le bas peuple hébreu de « divers et inconstant [varii et inconstantis]15 », au même titre que le vulgaire. Cependant, à partir des enseignements historiques de la Bible et des paroles mêmes de Dieu et de Moïse, il remarque que ce peuple s’est montré tout particulièrement rebelle16. En fait, il faut distinguer l’insoumission et l’inconstance. L’insoumission manifeste un amour passionné et relativement constant de la liberté. Cette insoumission est universelle : « Je sais […] que la constance de la foule, c’est l’insoumission et que, loin d’être gouvernée par la Raison, elle se laisse emporter par un élan aveugle à l’éloge et au blâme17. » Néanmoins, elle est particulièrement bien illustrée par l’histoire du peuple hébreu18, et il aura fallu tout l’art prophétique de Moïse et le recours aux miracles pour parvenir à imposer une relative discipline. Mais cette insoumission particulièrement prononcée n’est pas due à une quelconque nature singulière du peuple hébreu : « La nature ne crée pas de nations19. » Elle fut, en effet, cultivée chez eux par un défaut dans les lois. Dans le paragraphe 26 du chapitre XVII du Traité théologico-politique, alors qu’il vient d’énumérer toutes les causes qui ont participé à produire cette remarquable unité et ce fort sentiment d’appartenance à la patrie qui caractérisent les Hébreux, Spinoza explique leur attitude rebelle par l’existence d’une disposition législative qui a été à la circoncision ce que le ver est au fruit. À la suite de l’épisode du veau d’or où tous s’étaient une nouvelle fois montrés inconstants, à l’exception des Lévites, Moïse réserva l’administration du ministère sacré à ces derniers. Cela entraîna au bout d’un certain temps un ressentiment et une haine aigus, affects susceptibles d’être exploités par les princes qui cherchaient à accroître leur propre pouvoir face à celui des prêtres20. On le voit, l’insoumission n’est pas ici signe d’inconstance, bien au contraire : elle semble un trait de caractère relativement durable. Mais elle fut favorisée et cultivée par cette malheureuse loi, qui n’aurait jamais été promulguée si le peuple hébreu ne s’était pas montré inconstant dans ses dévotions. En effet, nous l’avons dit, la disposition législative relative aux Lévites fait suite à l’épisode du Veau d’or, exemple parmi d’autres de la versatilité des Hébreux dont, selon les Écritures, Dieu lui-même ne cesse de se plaindre. L’inconstance manifeste la soumission de la vie affective aux circonstances, et là aussi le peuple hébreu s’est illustré. Les Hébreux sont des hommes et, encore une fois, « la nature ne crée pas de nations ». Mais ils furent particulièrement exposés à ce trait de caractère paradoxal, du fait des circonstances historiques qui les ont conduits de leur esclavage en Égypte à leur exode, condition extrêmement favorable pour sombrer dans la superstition. Largement disposés à la crainte, ils furent portés à la dévotion pour le premier venu qui venait satisfaire leurs désirs changeants, prophète ou Veau d’or peu importe.
DES AUTOMATES INCONSTANTS
5Lorsque la fortune leur est favorable, les hommes ont des paroles empreintes de sagesse. Mais un retournement du sort survient, et voilà qu’« ils flottent misérablement entre l’espoir et la crainte » et ont « l’âme encline à croire n’importe quoi21 ». Il serait presque avisé, si cela n’était suspect de ressentiment, de se souvenir que ceux dont « l’orgueil et la vantardise » rendent le comportement si assuré ne sont pas les derniers, en période de crise, à « pencher facilement22 » pour n’importe quel sauveur qui leur promet le salut. L’expérience l’enseigne bien assez : les inclinations des individus sont largement soumises à la « fortune » et aux déterminations extérieures. La superstition est « extrêmement diverse et inconstante, comme le sont les jouets illusoires de l’esprit et tous les élans de la folie23 ». Ce n’est d’ailleurs pas tant la tendance elle-même qui est inconstante, que le contenu des croyances. Il n’en reste pas moins que cette tendance constante produit l’inconstance des amours et des haines. Si la crainte est la cause de la superstition, il faut évidemment s’attendre à ce qu’à chaque revirement de situation, le vulgaire (et donc ses chefs, tel Alexandre) se tourne vers les premières croyances qu’on lui propose, adore un nouvel interprète de la nature et des dieux et haïsse l’ancien qu’il vénérait autrefois. Les dispositions du vulgaire produisent la place vide pour le pouvoir, mais ceux qui l’occupent doivent s’attendre à être souvent remplacés. Les « interprètes de la nature et des dieux » dont parle l’appendice d’Éthique I peuvent se permettre d’accuser d’hérésie ceux qui s’appliquent à connaître rationnellement la nature parce qu’ils ont le soutien du vulgaire qui les adore, eux qui donnent le sens et la finalité des choses. Le vulgaire est, en effet, le personnage principal du dialogue fictif entre le rationaliste et le théologien auquel on assiste dans l’appendice : la scène de la pierre qui tombe d’un toit et tue un passant se déroule dans la rue, et celui qui s’émerveille du bel arrangement du corps humain le fait en public. C’est parce que les hommes du commun sont disposés à la superstition par la crainte et par l’ignorance que d’autres viennent occuper la position de pouvoir produite par l’attente du réconfort. La multitude produit ceux qui l’oppriment, et ceux qui l’oppriment s’efforcent de produire et d’entretenir les passions susceptibles de garantir leur reproduction. La « captation » de la puissance de la multitude n’est le plus souvent que l’effet des dispositions du vulgaire qui s’agenouille comme spontanément devant son maître24. Mais l’inconstance de la superstition dont parle la préface du Traité théologico-politique est telle que cette domination est elle-même précaire. Les affects étant inconstants, celui qui veut conserver sa gloire doit s’agiter en tous sens pour espérer la conserver25, en flattant la foule par des nouveautés propres à l’étonner. Par conséquent, « autant il est facile aux hommes de tomber dans toute sorte de superstition, autant il est difficile d’obtenir qu’ils persistent dans une seule et la même26 ».
6La superstition n’est pas un moyen sûr de gouverner si elle n’est pas instituée, c’est-à-dire si elle ne se mue pas en religion organisée qui s’incorpore par le biais des cultes et des rites27. Mais même alors, certains théologiens ambitieux désirent ravir le pouvoir et créer des séditions en inventant des nouveautés qui étonnent le vulgaire. L’espoir et la crainte, d’instruments du pouvoir, deviennent de puissants explosifs. Le mécanisme d’après lequel ceux qui introduisent la haine, la guerre et le désordre s’imposent au nom de la restauration de l’ordre, de la sécurité et de l’amour, est le fruit d’une superstition, qui peut parfois être sécularisée mais n’en est pas moins structurellement superstition. Il s’agit toujours d’entretenir la crainte et d’étonner pour apparaître comme l’incarnation de l’espoir. La disposition à la dévotion, qui suppose l’étonnement – donc l’ignorance – et l’espoir – donc la crainte –, loin de garantir la paix et l’obéissance, est en fait facteur d’une grande instabilité et de grands conflits. La régularité et la constance des mœurs et des coutumes ne peuvent suffire à faire que les hommes échappent à la superstition. Le goût des nouveautés et la crainte peuvent ainsi les conduire à s’unir contre d’autres, puis à se désunir au profit d’autres alliances tout aussi précaires. Autant les hommes ont une disposition qu’on pourrait dire innée et constante pour la superstition, autant le contenu des croyances et des dispositions singulières ne cesse de changer.
7L’inconstance des passions est l’effet de l’impuissance de la raison. Il n’est pas jusqu’au sage qui ne soit exposé à la puissance des affects passifs :
[…] nul n’eut jamais le cœur si ferme et si vaillant que parfois, et surtout quand la force d’âme était la plus nécessaire, il ne cédât et ne subît la défaite. Et c’est une absurdité patente que d’exiger d’un autre ce que nul ne peut obtenir de soi-même : veiller sur autrui plutôt que sur soi, être dépourvu d’avidité, d’envie, d’ambition, etc. – surtout lorsqu’on est exposé chaque jour aux sollicitations les plus vives de tous les affects28.
8Dans le constat d’une inconstance des hommes, il n’est donné aucune trace de cynisme ou de « racisme de l’intelligence29 » à l’égard du vulgaire. D’un point de vue théorique, la partie V de l’Éthique n’annule en rien le début de la quatrième partie. D’un point de vue pratique, la puissance de la raison dans la production d’affects actifs doit compter sur les contrariétés que lui opposent les affects passifs. Le sage peut être en proie à la colère, à la haine, le temps du moins que la compréhension des causes produise son effet en son esprit. Si l’on en croit la légende, il a fallu toute la sagesse d’un logeur pour empêcher Spinoza de manifester son indignation après le meurtre des frères De Witt par le camp orangiste. Spinoza raille quelque peu la crédulité de l’ami Boxel dans la correspondance sur les spectres, s’agace des professions de foi de Blyenbergh, et certains passages du Traité théologico-politique ou de l’Éthique ne sont pas exempts d’affects qui manifestent un effort contrarié. Même le Christ n’est pas exempt de passions tristes30. Il est difficile de rester ferme et constant face à l’absurdité des comportements du vulgaire.
9Il ne fait aucun doute que les fluctuations de la vie affective obéissent à une certaine régularité : chacun se met en colère, tombe amoureux ou se venge à sa manière, selon sa complexion ou selon la loi naturelle des affects. Il est bien sûr possible de repérer une certaine constance culturelle dans les façons d’être individuelles, qui marque le façonnement des corps par le conditionnement social. Un paysan hébreu et prophète ne se met pas en colère pour les mêmes raisons qu’un soldat romain ou que François Ier. Il n’est pas question de nier non plus la possibilité d’une polarité affective telle qu’elle puisse empêcher un individu de changer : l’avare est si avare qu’il n’a même plus l’occasion de se mettre en colère, tant il fuit la compagnie de ses congénères. Si Spinoza n’ignore ni la réalité des types sociaux, ni l’existence de caractères, il met cependant l’accent sur l’extrême versatilité des passions, référée à la multiplicité des dispositions dont est capable le corps humain. Loin donc d’être condamnés à la reproduction perpétuelle de l’ordre établi, les hommes se révèlent en réalité relativement inconstants et divers.
10L’inconstance s’explique aussi par l’imitation des affects : il n’est pas rare, en effet, que ce qu’on adorait devienne l’objet de la haine ou d’un sentiment fluctuant si un semblable éprouve du dégoût pour lui31. Inversement, il suffit que nous éprouvions du plaisir au contact d’une chose que, sous l’effet de l’imitation affective, nous haïssions, pour que nous changions d’opinion à son sujet. Si nous ne sommes pas aussi versatiles que les enfants, du fait d’habitudes qui dessinent des préférences, nous sommes néanmoins soumis à cette même condition :
[…] parce que leur corps est continuellement comme en équilibre, nous savons bien par expérience qu’ils [les enfants] rient ou pleurent pour cela seul qu’ils en voient d’autres rire ou pleurer ; et tout ce qu’ils voient encore faire aux autres, ils désirent aussitôt [statim] l’imiter, et enfin, ils désirent pour eux-mêmes tout ce qu’ils imaginent être agréable aux autres ; c’est que les images des choses sont, comme nous l’avons dit, les affections mêmes du Corps humain, autrement dit des manières dont le corps humain est affecté par les causes extérieures, et disposé [disponitur] par elles à faire ceci ou cela32.
11L’imitation des affects produit aussi l’affect d’ambition, par lequel on s’efforce de faire qu’autrui aime ce qu’on aime, de façon à nous réjouir de la joie d’autrui. Mais cet affect peut conduire au conformisme aussi bien qu’à la tyrannie. Le gain attendu d’une conformation n’étant pas toujours satisfaisant – cela se fait à notre détriment33, ou cela ne plaît pas à autrui qui fait effort pour s’imaginer plus distinctement34 –, nous passons à la tyrannie35, et inversement. Faisant effort pour aimer ce que les autres aiment, nous faisons effort pour qu’ils aiment ce que nous aimons et, d’aimables et polis, nous devenons insupportables. Sans compter que l’amour que nous éprouvions pour un objet et l’effort que nous avons fait pour que les autres l’aiment à leur tour peuvent nous priver de sa possession et de sa jouissance exclusive, ce qui nous conduit à envier et haïr ceux dont nous cherchions l’émulation, et à haïr jusqu’à l’objet d’amour36.
12Cette inconstance rend illusoire l’idée de se rabattre sur les promesses et les contrats. Les promesses « n’engagent que ceux qui y croient », répète à l’envi la sagesse populaire, sagesse dont hélas ! l’unanimité des suffrages n’empêche pas toujours le vulgaire de croire les promesses qu’on lui fait, et de faire des promesses en espérant qu’il soit cru. Pourtant,
[…] il s’en faut de beaucoup que tous puissent être toujours facilement conduits par la seule raison : car chacun est entraîné par son plaisir, et l’esprit est si souvent rempli par la gloire, l’envie, la colère, etc., qu’il ne reste plus de place pour la raison. C’est pourquoi les hommes ont beau promettre et s’engager à tenir parole avec des marques assurées de sincérité, personne cependant ne peut se fier en toute certitude à autrui si rien d’autre ne s’ajoute à la promesse [… ]37.
13La promesse n’engage que tant qu’on la tient, alors que son but supposé, c’est d’engager au-delà de l’inconstance de la volonté :
La parole donnée par laquelle on ne s’est engagé que verbalement à faire telle ou telle chose dont on pourrait se dispenser en vertu de son propre droit, ou inversement, reste en vigueur aussi longtemps que [quamdiu] ne change pas la volonté de celui qui l’a donnée38.
14Ce n’est pas la promesse qui garantit la constance de la volonté, mais la constance de la volonté qui garantit la promesse. La volonté n’étant rien d’autre que l’appétit ou le désir en tant qu’il se rapporte à l’esprit, il ne faut pas y voir une faculté d’élire éclairée par la raison39. En effet, « sous le nom de Désir », Spinoza entend « tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l’homme, lesquels varient en fonction de l’état d’un même homme, et il n’est pas rare de les voir tellement opposés entre eux que l’homme, tiraillé dans des sens divers, ne sache où se tourner40 ». Difficile de fonder quoi que ce soit sur une volonté qui varie en fonction des affects de crainte, d’espoir, et, plus généralement, des circonstances. Les engagements sont aussi fiables que les affects qui ont présidé à leur établissement : « Cette alliance subsiste aussi longtemps que [quamdiu] demeure la cause qui l’a fait conclure : crainte d’un dommage ou espoir d’un profit41. » De même, la puissance du roi repose « sur le nombre des soldats, et surtout sur leur courage et leur loyauté ; et celle-ci ne règne entre les hommes avec une constance aussi durable [tamdiu] qu’aussi longtemps qu’[quamdiu] ils sont unis par un besoin, qu’il soit honorable ou dégradant42 ». Sitôt le besoin, l’espoir ou la crainte sont absents, sitôt la volonté d’obéir ou de respecter la promesse disparaît – toute chose égale par ailleurs, car il faut compter sur la dimension affective de la promesse, qui néanmoins est aussi inconstante.
15La volonté changeant au gré de la fortune, on peut en conclure qu’il faut compter sur la précarité essentielle des engagements. C’est la raison pour laquelle Spinoza ne cesse de souligner aussi la précarité du pouvoir, car ce que l’obéissance contient de promesses pour l’avenir n’est jamais acquis. Le Traité théologico-politique, qui fait référence au contrat pour établir le fondement de l’État, soutient qu’il n’est par lui-même au principe d’aucune obéissance durable : « Le contrat sera valide aussi longtemps que [quamdiu] son fondement, c’est-à-dire un motif de danger ou d’utilité, continuera de s’imposer43. » Le pouvoir ne peut tenir que si les circonstances passées qui ont présidé à son établissement subsistent – il s’en remet alors à la fortune – ou s’il est capable de reproduire artificiellement ces circonstances afin de renouveler la promesse, qui n’engage donc personne et surtout pas l’avenir puisqu’il faut la refaire perpétuellement au présent. La récurrence de l’adverbe quamdiu signale à quel point la continuité du pouvoir ne tient pas à l’engagement passé ou à ses promesses futures, mais à son aptitude à disposer en acte à l’obéissance. Le souverain « ne gardera [son] droit qu’aussi longtemps qu’[quamdiu] il conservera la puissance d’accomplir ce qu’il veut ; autrement, son commandement sera précaire44 ». Ce n’est rien dire d’autre que ceci : le souverain a le droit d’être souverain aussi longtemps qu’il est souverain, c’est-à-dire qu’il est obéi. Ce qui peut apparaître comme une tautologie est en réalité un cercle du fait et du droit : tant qu’il se fait obéir, il est souverain et en a le droit, et tant qu’il est souverain et passe pour avoir le droit, il parvient à se faire obéir. Si « chacun relève du droit d’autrui aussi longtemps qu’[quamdiu] il est au pouvoir d’autrui45 », la précarité des associations politiques ne s’explique pas seulement par la faiblesse de celui qui détient l’autorité, mais aussi par l’inconstance des dispositions de ceux sur lesquels il l’exerce. Ce n’est donc qu’en affectant au présent et constamment ses sujets que le pouvoir peut espérer se maintenir46. Étant toujours affectés par des causes extérieures, les hommes sont toujours susceptibles d’oublier ou d’ignorer leurs promesses si les conditions qui ont présidé à leur loyauté première ne leur sont pas rappelées : « Aussi longtemps que [quamdiu] le Corps humain est ainsi affecté, aussi longtemps [tamdiu] l’Esprit humain contemplera cette affection du corps47. » On ne peut donc rien construire de durable sur la seule promesse, car les engagements sont précaires, comme la volonté est versatile.
16L’extrême versatilité des dispositions des hommes, relative aux circonstances comme aux lois affectives de la nature humaine, produit cette inconstance flagrante qui est la marque d’une humanité aux abois, exposée aux vents contraires et contrariants de la fortune et qui s’élance aussi facilement dans les rets du pouvoir, de la superstition ou de la tromperie que dans la sédition, l’orgueil ou la confiance mutuelle et aveugle. Cette même inconstance de la vie affective explique que les hommes sont « par nature ennemis48 », alors même que tous ont « le mot à la bouche “l’homme est un Dieu pour l’homme”49 ». Ils désirent tous l’aide d’autrui, leur joie est accrue quand autrui la partage, mais ils sont enclins à la jalousie, à l’envie et à la haine. Ainsi, il n’est pas rare de voir, jusque dans nos régimes dits démocratiques, des hommes ballottés de droite à gauche et d’extrême gauche à extrême droite au gré des circonstances et des affects. On peut s’étonner du grand nombre d’électeurs capables de voguer d’un bord à l’autre dans un laps de temps relativement court. De même, les grandes communions autour d’événements extraordinaires étonnent moins par leur ampleur – d’ailleurs relative – que par leur courte durée.
17Loin de nous l’idée de contester la pertinence des analyses sociologiques qui mettent en évidence la grande régularité de la pratique qu’assurent les dispositions incorporées. Mais en deçà de ces concaténations instituées par l’intériorisation de l’extériorité institutionnelle et qui dessinent un certain nombre d’aptitudes polarisées, il faut prendre en considération les dispositions actuelles, qui forment comme les expressions concrètes et singulières de ces manières d’être. L’adolescent qui fuit la réprobation de ses parents pour s’engager dans l’armée50 se conforme à une norme sociale de rébellion qu’il a incorporée. En ce sens, sa rébellion obéit à une certaine régularité. Pour autant, on ne comprend pas ces attitudes en apparence absurdes (fuir une autorité pour se jeter dans les rets d’une autorité bien plus redoutable), si on fait abstraction de l’extrême labilité des dispositions. Il est évident que l’adolescent en question avait aussi incorporé la norme sociale de l’autorité parentale, et plus généralement le régime d’existence de la société dans laquelle il évoluait, mais les circonstances le disposent de telle sorte qu’il voit plus de gloire et d’espoir dans son engagement pour la mort que dans ses tentatives ratées de se plier à l’autorité parentale ou de jouer le jeu du système scolaire. L’inconstance des affects produit l’insoumission qui inclut cette forme singulière (mais bien connue) de rébellion consistant à se soumettre à un autre pouvoir.
18Il faut donc parvenir à tenir ensemble la régularité qu’autorise l’automation, et les aspérités que présente cette régularité : l’automate est ouvert à tous vents. Toute politique doit prendre acte de cette labilité des automates auxquels elle a affaire, et doit notamment se préparer à ce que les hommes, au moindre retournement du sort, se soumettent à tout pouvoir qui propose des nouveautés étonnantes :
Mais l’on peut encore nous objecter que, bien que les règles de droit de l’État exposées aux chapitres précédents soient soutenues par la raison et par les affects communs des hommes, elles peuvent néanmoins parfois être défaites. Il n’est pas d’affect, en effet, qui ne soit vaincu quelque fois par un affect plus fort et contraire. La peur de mourir est souvent balayée par la convoitise. Ceux qui fuient, terrifiés par la peur de l’ennemi, aucune autre peur ne peut les retenir : ils se précipitent à l’eau ou se jettent dans les flammes pour échapper au fer. Donc, si bien organisée soit une Cité, et même si ses règles de droit sont instituées au mieux, dans les moments d’intense détresse de l’État, quand tous, comme il arrive, sont pris de terreur panique, alors tous approuvent ce que suggère la peur présente, sans tenir compte ni de l’avenir ni des lois ; les visages de tous se tournent vers un homme illustre par ses victoires, on le place au-dessus des lois, on prolonge son commandement (désastreux exemple), et l’on commet à sa loyauté toute la République – ce qui assurément fut cause de la ruine de l’État romain51.
19Le vulgaire étant divers et inconstant, il peut à chaque instant faire porter son amour et sa dévotion sur n’importe quel nouveau venu. Cette inconstance est relative : il y a bien une inertie des dispositions du fait de frayages incorporés, qui fait par exemple qu’un peuple habitué à la monarchie ne devient pas du jour au lendemain démocrate52. Mais cette inclination pour la monarchie n’explique pas les amours et désamours du peuple pour ses monarques, monarques qui n’échappent pas, loin de là, à cette inconstance. Aussi n’est-on jamais à l’abri de séditions.
20L’objection – d’esprit très spinoziste – que Spinoza se fait à lui-même dans le texte cité ci-dessus est cependant balayée dans la suite. Une Cité qui se trouverait confrontée aux événements évoqués est une Cité impuissante, qui aura mal pourvu à son utilité par des institutions mal conçues. Il faut une singulière configuration historique ou des institutions singulièrement malades pour qu’un homme (ou une femme) puisse apparaître au moins temporairement comme un sauveur sans que personne ne puisse rien y faire. Un élément fondamental est mentionné par Spinoza : dans une république bien pensée, personne ne peut se présenter comme le sauveur sans qu’aussitôt naisse une controverse à son propos, car nécessairement se présenteront des rivaux qui auront leurs partisans et leur réputation constituée. C’est ainsi la variété du vulgaire (dans lequel il faut évidemment inclure les rois ou les patriciens) qui doit régler l’inconstance de la collectivité. La variété, qui était dans l’Éthique un obstacle à la convenance entre les hommes, sert dans le Traité politique à la produire. Néanmoins, c’est par leur insertion dans les institutions que l’inconstance et la variété des hommes assurent la constance et l’unité du tout : livrées à elles-mêmes, elles sont sources d’interminables conflits.
DES AUTOMATES SEMBLABLES, MAIS VARIÉS
21Dire du vulgaire qu’il est « divers » pourrait signifier que ses dispositions affectives changent avec le temps, au gré des circonstances. Mais cela serait redondant avec le fait de le qualifier d’« inconstant ». Aussi la varietas concerne-t-elle davantage la composition de la foule ou de l’individu. Que la multitude soit unie par un affect commun, même inconstant, est une chose. Mais cet affect commun n’empêche pas les individus d’avoir une manière d’être singulière. Aussi uni qu’il ait été, le peuple hébreu était divers53.
22La variété des automates soumis aux passions produit de la discorde54. Non seulement les lubriques se disputent les femmes, tandis que les avares s’envient mutuellement leurs richesses, mais encore les lubriques se moquent des avares, lesquels se gaussent des lubriques. Il faudrait étendre cela aux discordes entre associations et groupes sociaux. Les protestants haïssent les catholiques, qui le leur rendent bien, mais s’accordent pour dénoncer les athées et les mahométans. La plèbe [plebs] est l’objet du mépris des élites, pourtant soumises aux mêmes affects que le vulgaire, affects dont l’expression est simplement euphémisée55. À ce propos, « les hommes sont par nature ennemis », mais ils le sont aussi par culture. Les discordes passent toujours plus ou moins par des idées abstraites, forgées à partir de l’expérience individuelle et sociale. On hait ou méprise les catholiques, les musulmans, les protestants, les athées, le vulgaire, comme si ces idées générales et abstraites étaient des réalités. Ce qui est une réalité, c’est que ces idées générales viennent redoubler et renforcer la diversité des hommes par la substantialisation des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. La stigmatisation produit ce qu’elle stigmatise par la seule apposition du stigmate. L’imaginaire a des effets de réel et des effets réels. L’amant éconduit par sa maîtresse se plaint de « l’inconstance des femmes » et rabâche dans son esprit les vices féminins « dont parle la chanson56 ». Est-ce parce que les femmes sont inconstantes que la chanson en parle, ou est-ce parce que la chanson en parle que l’inconstance des femmes est si visible ? Une « image universelle » – ce qu’on appelle un « cliché » – de la femme redouble la disconvenance de l’amant et de son amante en polarisant abstraitement la diversité sous la forme d’une opposition irréductible de genre. Les catégories sociales de l’imagination, à la différence de celles de la sociologie, sont au service de l’incompréhension et de la division. À cause des lieux communs abstraits, l’amant ne voit pas que l’inconstance est un trait commun à l’humanité. Lui-même fera pourtant preuve d’inconstance quand il passera aussitôt du ressentiment vengeur à l’amour docile, dès que sa maîtresse l’accueillera de nouveau. Il ne faut pas nier pour autant l’inconstance des femmes, bien réelle, comme l’est celle de l’amant. Spinoza s’attache moins à nier le fond de vérité des clichés sociaux qu’à les étendre à toute la nature humaine. Ce qu’il fera aussi dans le Traité politique, au paragraphe 27 du chapitre VII, à propos du vulgaire et des « élites ». Deux modes de constitution de groupes sociaux à partir de stéréotypes peuvent ainsi être repérés. Dans le cas de l’inconstance des femmes, il s’agit de l’abstraction illusoire d’un trait universel qui vient dans l’imagination renforcer ce trait du groupe ainsi stigmatisé. Dans le cas du vulgaire, « terrible quand il est sans crainte », ce sont les conditions sociales elles-mêmes qui ont renforcé un trait commun à tous, justifiant en apparence son essentialisation et sa particularisation exclusive dans l’imaginaire social, lequel vient à son tour renforcer ce trait dans le réel. Ces deux modes ne sont en rien exclusifs : à force de croire en l’inconstance féminine et en la constance masculine, on a fini par exclure les femmes des activités qui demandaient une relative constance.
23La variété réelle, redoublée par la variété catégoriale, est au principe de la discorde entre les individus et entre les groupes sociaux. Mais elle vient produire de la discorde au sein des groupes sociaux [societas] eux-mêmes, pourtant réunis autour d’un affect commun. Spinoza prétend que la simple association, au contraire de la Cité, risque souvent (« c’est souvent le cas57 ») de se dissoudre, la moindre sédition, le moindre désaccord suffisant à en défaire le lien. Pourquoi ? Le paragraphe 1 du chapitre VI du Traité politique en donne deux raisons négatives : si les hommes s’accordent naturellement entre eux, c’est à partir d’affects communs, et la crainte de la solitude habite tous les hommes. Ces deux raisons font que naturellement les hommes aspirent à vivre dans un état civil, et qu’ils ne peuvent jamais l’abolir complètement58. On comprend donc négativement que, si les associations souvent peuvent se dissoudre, c’est parce que la simple association dont parle Spinoza est seconde par rapport à la Cité : elle dépendrait elle-même de la commune appartenance à une Cité. Les associations se dissolvent facilement, car leur dissolution n’implique pas l’isolement et la discorde généralisée, que personne ne désire. Une secte religieuse, un parti politique, une association de défense des animaux, tout cela est soumis non seulement à un même droit, un même imperium, mais encore à une langue, des croyances et des affects communs.
24Il y a de quoi s’étonner : alors qu’une Cité, qui réunit un grand nombre d’individus relativement dissemblables, ne se dissout presque jamais, les associations, fondées quant à elles sur une croyance, une idéologie et une passion communes, se caractérisent par leur grande instabilité. En réalité, il ne suffit pas d’être semblables pour se ressembler réellement. Encore moins de croire se ressembler pour s’assembler durablement. Facteur de socialisation, l’imitation des affects est aussi facteur de désunion. Si elle produit le plus souvent conformisme ou tyrannie, par lesquels chacun veut régler sa complexion ou régler celle d’autrui, c’est qu’elle jaillit sur fond d’une ressemblance qui n’exclut pas la variété, facteur de discorde59. La ressemblance n’est qu’imaginaire : même si elle est quelque part fondée en nature, elle ne suffit pas à faire la convenance. Il y a toujours de la variété chez nos semblables, en ce qu’ils sont en proie aux passions. En ce sens, rien de plus illusoire que de se croire unis parce qu’on partage des croyances et des convictions communes. Les réunions de partis sont exemplaires à cet égard : tandis que l’un s’en sert à des fins carriéristes – du moins l’en accuse-t-on –, un autre y voit le sens même de son existence – du moins le prétend-il. L’un a une interprétation plus souple des dogmes fondamentaux et n’est qu’un « tiède » aux yeux de l’autre, qui apparaît comme « fanatique » aux yeux du premier. Hélas ! Il n’y a qu’une place pour la tête de liste que chacun affecte de ne pas désirer, et aucun des deux n’est disposé à se laisser tyranniser pour vivre selon la complexion de l’autre. Pourtant, tous deux se sont unis sur la base d’une ressemblance, et ont éprouvé les premiers jours la joie de voir leur amour aidé par la puissance et l’amour de l’autre. De plus, l’orgueil, qui nous conduit à faire de nous-mêmes plus de cas qu’il n’est juste, nous conduit à dénigrer ceux qui sont les plus semblables, ce qui ne fait que produire de la variété, là où justement il y avait similitude. En ce sens, on ne pourra jamais compter sur l’imitation affective pour produire une union où règne la concorde, car elle naît et reproduit de la variété sur un fond agonistique.
25La variété des dispositions, ajoutée à leur inconstance, n’entraîne pas la ruine de la vie commune, mais suffit à la rendre difficile et pénible60. Il est impossible de considérer la multitude comme puissance dont la constitution immanente et spontanée produirait du social, sans tenir compte aussi de la multitude comme traversée par des rapports irrationnels de domination et de lutte, parfois destructeurs61. La variété des dispositions et leur inconstance font qu’il est toujours possible de trouver de la division dans les groupements en apparence les mieux unifiés affectivement. C’est la raison pour laquelle a été institué le mariage : consciente de l’inconstance de l’amour et de la variété des hommes, la société a institué la constance de l’engagement mutuel – tout en autorisant le divorce, tant est grande l’inconstance des femmes (et des hommes !). S’il arrive qu’une multitude s’autoconstitue, c’est le plus souvent sous l’effet de frayages et de passions délirantes, au principe de bien des déboires. Ainsi, s’agissant de la superstition, il faut ajouter à l’inconstance de la foule sa variété : chacun accuse son voisin d’être un hérétique, voisin avec qui pourtant il s’était déchaîné, la veille, contre un autre.
26La grande originalité du Traité politique ne consiste peut-être pas tant dans son insistance sur la dimension constitutive de la multitude, que dans l’accent mis sur la nécessité d’étendre aux rois et aux aristocrates les passions et l’ignorance du vulgaire. Loin de concevoir une rupture entre ce qu’on appelle parfois les « élites » et la « populace », Spinoza met en évidence, chez les premières, l’euphémisation de manières d’être et de penser communes et vulgaires, dans un texte qui semble annoncer les analyses bourdieusiennes :
Le vulgaire, dit-on, n’a aucune mesure, il est terrible s’il est sans crainte ; la plèbe est tantôt humble dans la servitude, tantôt arrogante dans la maîtrise, il n’y a en elle ni vérité ni jugement, etc. En réalité la nature est une, et commune à tous, mais nous sommes trompés par la puissance et par la culture : de là vient que lorsque deux hommes font une même chose, nous disons souvent qu’elle est acceptable de l’un mais pas de l’autre, non parce qu’elle diffère, mais parce qu’ils diffèrent. L’arrogance est le propre des maîtres. […] Mais leur arrogance s’orne de faste, de luxe, de prodigalité, d’une certaine cohérence dans le vice, d’un certain savoir dans la sottise et d’une certaine élégance dans la dépravation, si bien que des vices qui, considérés séparément, et se détachant alors au plus haut point, sont répugnants et honteux, paraissent honorables et convenables aux ignorants et aux naïfs62.
27C’est d’ailleurs la vulgarité des dominants, animés par les passions les plus communes et les plus viles, qui produit et reproduit toujours davantage l’ignorance et la vulgarité des dominés :
Par ailleurs, si le vulgaire n’a aucune mesure, s’il est terrible quand il est sans crainte, c’est que l’on ne mélange pas facilement la liberté et l’esclavage. Enfin, il n’est pas étonnant que la plèbe n’ait ni vérité ni jugement, puisque les principales affaires de l’État sont traitées à son insu, et qu’elle ne se forge un avis qu’à partir du peu qu’il est impossible de lui dissimuler. La suspension du jugement est en effet une vertu rare. Donc vouloir tout traiter en cachette des citoyens, et vouloir qu’à partir de là ils ne portent pas de jugements faux, et n’interprètent pas tout de travers, c’est le comble de la stupidité. Si la plèbe en effet pouvait se tempérer, suspendre son jugement sur ce qu’elle connaît mal, et juger correctement à partir du peu d’éléments dont elle dispose, elle serait plus digne de gouverner que d’être gouvernée. Mais comme nous l’avons dit la nature est la même en tous ; tous sont arrogants dans la maîtrise, tous sont terribles s’ils sont sans crainte, et partout la vérité est mise en pièces par ceux qu’elle fâche ou met en danger – là surtout où un seul ou un petit nombre dominent, qui dans les procès ne prennent pas en compte le droit ou le vrai mais la grandeur des richesses63.
28La commune appartenance au genre humain conduit à se méfier de tout le monde, et c’est peut-être là le vrai démocratisme de Spinoza : on ne peut vraiment compter sur personne. La plupart des garde-fous prévus dans le Traité politique visent à contenir la multitude dans certaines limites, mais ceux de la multitude qu’il s’agit surtout de contenir, ce sont ceux qui prétendent n’en pas faire partie64. Ainsi, la variété des complexions et l’inconstance des hommes concerne le vulgaire tout entier, dont on ne doit pas exclure ceux qui s’en excluent.
29Il est vrai que le Traité politique, à la différence du Traité théologico-politique, ne qualifie à aucun moment la multitude (ni le vulgaire, ni même la plèbe) de « diverse et inconstante ». Cette expression ne s’applique plus qu’aux individus, notamment au roi, pour justifier les mécanismes institutionnels propres à éviter le péril suprême d’une monarchie. En effet, selon le Traité politique VII-1, seule la volonté du monarque fait le droit, mais toute volonté du monarque ne doit pas faire droit65, car elle est trop inconstante. Faut-il voir là un signe d’évolution doctrinale entre le Traité théologico-politique et le Traité politique ? Ce dernier mettrait alors l’accent sur le procès de constitution sans sujet de la multitude à partir des liens coutumiers, eux-mêmes formés certainement sous l’effet conjugué de la peur de la solitude, de la nécessité économique et vitale de s’associer66, et enfin de l’imitation des affects67. C’est la raison pour laquelle une Cité peut sans se dissoudre supporter dissensions et séditions, même si cela fait changer sa forme et la forme de l’État – imperium. Néanmoins, le problème qu’affronte le Traité politique n’est pas d’expliquer comment se forment les Cités, ni même comment les conserver, puisqu’elles se conservent nécessairement ; mais de voir comment conserver la forme de l’État68. C’est dire que Spinoza n’abandonne pas le thème de l’inconstance et de la variété de la multitude, car discordes et séditions en effet « agitent souvent une Cité69 ». En conséquence, il s’agit de produire l’obsequium, cette « volonté constante d’accomplir ce qui est bon selon le droit et doit être fait selon le décret commun70 », et de faire en sorte que la multitude soit conduite comme par une seule pensée.
HABITUS ORCHESTRÉS, CONATUS DÉSACCORDÉS
30Si les hommes conviennent naturellement en tant qu’ils raisonnent, ils ne raisonnent pas naturellement. Et s’ils peuvent discorder en tant qu’ils éprouvent des passions, c’est leur condition naturelle que de discorder. La théorie de l’imitation des affects n’est pas la planche de salut qui unit les hommes malgré eux mais de bon gré. On a certes insisté avec raison sur l’originalité du spinozisme quant aux principes de formation des sociétés politiques, notamment à partir de cette loi d’imitation71. Mais, nous l’avons vu, s’il est vrai que « qui se ressemble s’assemble », qui se ressemble et s’assemble ne se rassemble pas forcément. Se ressembler n’est pas s’accorder, et il faut toute la tyrannie inversée du conformisme pour échapper à la tyrannie, parfois subtile mais toujours violente, que chacun se croit habilité à exercer sur chacun pour le conformer à sa propre complexion72. L’imitation des affects n’annule pas l’ambition de gloire et l’orgueil. Le spinozisme insiste moins sur le processus d’autoconstitution du social que sur le contenu tendanciellement conflictuel de ce processus : « Il ne faut […] pas croire que cette situation d’imitation des affects rend les hommes plus sociables. Elle les dispose effectivement aux relations interhumaines, mais celles-ci risquent beaucoup plus d’être négatives que positives73. » L’accent mis sur les passions conduit ainsi à voir dans le social non pas une guerre de tous contre tous, mais davantage un risque constant de luttes entre factions, groupes d’intérêt ou individus qui se jalousent et s’envient. Il ne s’agit pas tellement d’une guerre généralisée : cette fiction théorique reste trop abstraite. Il est plutôt question d’un ensemble qui tente de jouer de concert, mais qui pourtant ne cesse de discorder.
31Toute la différence entre l’anthropologie politique spinoziste et l’anthropologie de Bourdieu pourrait être résumée par la métaphore leibnizienne de l’orchestre sans chef d’orchestre, reprise par le sociologue pour signifier la coïncidence des aspirations subjectives ou appétits avec l’ordre du monde. Ce que le sociologue appelle la « sociodicée », qui désigne l’accord spontané entre les aspirations individuelles et la structure sociale, se fait « en l’absence de toute interaction directe et de toute concertation explicite », chacun « ne suivant que ses propres lois74 ». Chez Leibniz, la substance individuelle, ou la monade comme il l’appellera par la suite, est sans porte ni fenêtre et tire tout d’elle-même. On n’expliquera donc pas l’harmonie entre les aspirations des agents sociaux et les possibilités objectives qui leur sont offertes par une interaction de l’ordre de la contrainte physique – quoique chez Bourdieu il a fallu la contrainte première de l’éducation –, mais par une « loi intérieure », lex insita, terme qu’aime utiliser Bourdieu pour expliquer l’idée qu’il se fait de l’habitus75, quand ce n’est pas celui de vis insita76, conformément à l’alternance constante entre l’habitus comme structure et l’habitus comme tendance ou propension. Bourdieu caractérise, en effet, très souvent les dispositions comme aptitudes et comme inclinations ou propensions. L’accord entre les habitus et entre les habitus et l’ordre établi conduit les agents à vivre leur destin comme inscrit dans leur nature, justifiant ainsi l’ordre établi : la sociodicée désigne autant l’ordre objectif qu’on constate dans la réalité sociale – tout s’accorde relativement bien – que l’appréhension subjective qu’en ont les agents – ils trouvent sinon appréciable, du moins normal, ce qu’ils sont condamnés à faire ou, même s’ils en retirent une impression d’anormalité, n’arrivent pas à imaginer une autre solution possible ou vraisemblable. Les hommes font ainsi effort pour réaliser ce qui est dans l’ordre des choses ; du moins se résignent-ils à le faire.
32L’habitus est un conatus discipliné, et même s’il autorise une certaine improvisation, celle-ci est d’autant plus régulière qu’elle est structurée par des schèmes dont la logique est une logique pratique du flou et du vague. Chez Bourdieu, tout marche toujours à peu près bien, même s’il faut de temps en temps quelques sanctions ou rappels à l’ordre pour remettre les choses (c’est-à-dire les habitus) en ordre :
L’apparence de la diffusion résulte en fait de la multiplicité des inventions simultanées, mais indépendantes, quoique objectivement orchestrées, que réalisent en des points différents de l’espace social, mais dans des conditions similaires, des agents dotés d’habitus semblables et, si l’on peut dire, d’un même conatus social, en entendant par là cette combinaison des dispositions et des intérêts associés à une classe particulière de position sociale qui incline les agents à s’efforcer de reproduire, constantes ou augmentées, sans même avoir besoin de le savoir ni de le vouloir, les propriétés constitutives de leur identité sociale77.
33On constate la mobilisation du concept de conatus, dont l’usage par Bourdieu est fluctuant. Il désigne parfois l’effet de groupe des habitus individuels (les groupes persévèrent dans leur être parce que leurs membres reproduisent et transmettent un héritage)78, tandis qu’il signifie ailleurs la cause du groupe, comme ici semble-t-il (il faudrait l’entendre aussi au sens où c’est sa raison d’être, causa nostra, mais qui n’a même plus besoin de se dire). L’habitus lui-même serait ainsi un conatus discipliné qui aurait pour effet le groupe lui-même. En réalité, si l’habitus ne va pas sans illusio, c’est parce qu’il implique de la part de l’agent un certain investissement passionnel qui rend compte de la perpétuation du groupe lui-même :
Évidemment, le présupposé de tout ce que j’avance à propos des modes de reproduction est que le pouvoir est animé d’une sorte de conatus, pour parler comme Spinoza, d’une tendance à se perpétuer lui-même, d’une tendance à persévérer dans l’être. (Quand on fait de la sociologie, c’est un postulat qu’on est obligé d’admettre explicitement pour comprendre comment marche le monde social ; ce n’est pas du tout comme si c’était un principe métaphysique : on est obligé de supposer que les gens qui détiennent un pouvoir, un capital, agissent, qu’ils le sachent ou non, de manière à perpétuer ou augmenter leur pouvoir et leur capital). Ce conatus, qui est le mouvement permanent par lequel le corps social est soutenu, conduit les différents corps qui détiennent du capital à s’affronter et à mettre en œuvre les pouvoirs qu’ils détiennent dans des luttes destinées à maintenir ou augmenter ce pouvoir lui-même79.
34Dans un texte comme celui-ci, on remarque une attention accordée aux passions et à leur dimension à la fois dynamique et conflictuelle : « Ce qui est en question, c’est une des choses les plus importantes sociologiquement, à savoir les passions sociales, c’est-à-dire des sentiments très violents, pathétiques, d’amour, de haine, que la sociologie a tendance à exclure comme étant de l’ordre de l’irrationnel80. » En deçà de la régularité des pratiques assurée par l’incorporation des structures sociales grondent les passions qui précisément font tourner la machine sociale. Si le conatus semble encore une fois recevoir une valeur collective, il faut néanmoins remarquer que ce n’est pas tant ici l’ordre social dans son entier qui se reproduit que « les gens » qui composent chaque « corps » ou groupe social qui, s’efforçant de perpétuer leur être et d’accroître leur puissance, produisent au sein de chaque champ et entre les champs des luttes de pouvoir et d’intérêts en vue de leur autonomie. On retrouve exactement le même modèle au sein de chaque champ, quand un des enjeux de celui-ci est justement la différenciation individuelle, comme c’est le cas par exemple dans le champ artistique, littéraire ou académique.
35Bourdieu convoque le concept de conatus dans un contexte de tensions, de luttes, et l’on comprend que ces luttes sont animées par des affects. La justification de l’ordre établi que désigne la « sociodicée » consiste en l’affirmation par chacun de sa position et ne va donc pas sans contestation de la position des autres, parfois sous la forme paradoxale de la nécessité faite vertu, censée renverser – de façon purement imaginaire – le rapport de domination. Il en va ainsi du jugement défavorable de la part des classes populaires à l’égard de l’art savant dit « bourgeois ». On trouve aussi chez Spinoza une théorie de la justification par l’agent de ce qu’il est : « Chacun est content de sa nature et s’en réjouit81. » Il n’est pas rare, en effet, de voir des esclaves revendiquer leur servitude et rappeler à l’ordre leurs compagnons de misère qui éprouveraient des velléités d’émancipation. On peut aussi constater le contentement de soi qui anime tant l’intellectuel au faîte de la gloire que l’intellectuel qui, en position de dominé dans le champ intellectuel, se fait le porte-parole de ceux qui sont dominés par ce même champ intellectuel, dont il fait pourtant partie. Dominés qui eux-mêmes revendiquent leur exclusion de ce champ comme procédant d’une élection de la volonté. Cette confabulation est contenue dans l’idée même de disposition. On est bien disposé à faire ce qu’on est déterminé à faire, « déterminé » à prendre aux deux sens du terme : on est contraint à y tenir82. Une telle adhésion conduit non seulement à la possibilité d’une reproduction de l’ordre établi, par sa justification, mais aussi à une lutte d’amour-propre et de gloire dans laquelle il y va de l’affirmation et de la conservation de son être (imaginaire).
36La sociodicée n’exclut pas une lutte des ego socialisés qui, du fait même de leurs dispositions, s’affrontent pour défendre leur position et accroître leur capital. Au fondement même de la libido dominandi, même disciplinée sous la forme d’un habitus, il faut placer cet effort de chacun pour persévérer dans son être et affirmer l’être qu’il est, le plus souvent de façon imaginaire. L’amour de soi et le contentement de soi prennent communément la forme de l’amour-propre et de l’orgueil83, tant et si bien que la sociodicée est aussi toujours en même temps une dissociation :
La joie qui naît de la contemplation de nous-même [s’appelle] Amour de soi, ou bien Satisfaction de soi-même. Et, comme celle-ci se répète toutes les fois que l’homme contemple ses vertus, autrement dit sa puissance d’agir, de là vient donc également que chacun adore raconter ses hauts faits, et faire étalage de ses forces tant corporelles que spirituelles, et que les hommes pour cette raison sont pénibles les uns aux autres. D’où de nouveau il suit que les hommes sont envieux de nature, autrement dit, se réjouissent de la faiblesse de leurs égaux, et, au contraire, s’attristent de leur vertu84.
37Pour « faire de soi plus d’état qu’il n’est juste85 », il faut nier des autres ce qu’on veut affirmer de soi, ce qui paradoxalement suppose qu’on demande aux autres d’affirmer de soi ce qu’on vient de leur dénier. On ne s’entoure donc que de flatteurs, qui hélas ! sont eux-mêmes dans une recherche de gloire susceptible de consolider l’idée imaginaire qu’ils se font d’eux-mêmes86. Que cette dissociation fasse paradoxalement tourner l’ordre établi est une certitude, celui-ci ne pouvant lui-même persévérer dans son être qu’en tant que chacun « joue le jeu », engagé dans cette illusio qui consiste à se « prendre au jeu » en y voyant de l’enjeu. Pour autant, et Bourdieu ne cesse d’y insister, c’est aussi dans cette lutte pour l’accumulation de capital que se jouent les transformations structurelles, au nom même des positions et sur la base des dispositions déterminées par la structure, qui se voit ainsi transformée. Mais c’est certainement dans la monopolisation du capital culturel, économique et symbolique, qu’il faut situer les effets les plus nocifs de ces passions. L’accumulation unilatérale des signes et des instruments de domination ne peut indéfiniment compter sur l’intériorisation et l’adhésion du dominé à sa propre domination. Le cas des Lévites est là pour le rappeler : une institution de pouvoir qui ne désamorce pas les effets funestes des passions orgueilleuses et de l’humiliation qu’elles ne manquent pas d’engendrer, ne pourra pas compter sur la seule durabilité de la coutume pour perdurer.
38Il faut donc donner toute sa place, dans une anthropologie politique dispositionnaliste, à l’orgueil, à l’ambition de gloire et à toutes les stratégies dérivées (y compris la fausse humilité), effet naturel du conatus en tant qu’il est pris dans des déterminations imaginaires et passionnelles qui conduisent à se poser en s’opposant, à s’affirmer en niant les autres, dont on recherche pourtant l’approbation dans une logique d’imitation des affects. C’est encore ainsi que les théologiens et autres thuriféraires de la « vertu » qui ne cessent, avec tous les airs de l’humilité et parfois de leur soi-disant proximité avec le « peuple », d’accuser les hommes de tous les vices pour apparaître sages, doivent être identifiés comme des ambitieux qui, manipulant la détresse des humiliés et offensés de toute sorte, cherchent à s’approprier le pouvoir87. L’ensemble de ces stratégies irrationnelles, dans leurs moyens comme dans leurs fins, n’en sont pas moins explosives, pour le meilleur parfois, mais aussi pour le pire. Ainsi, il est devenu courant, dans le commentaire spinoziste, d’insister sur la positivité de l’indignation comme contre-pouvoir, ce que nous ne contesterons pas – même s’il faut savoir que l’indignation chez Spinoza n’a de positivité que si elle est armée. Néanmoins, il faut insister sur la dimension proprement dissociative et factieuse de l’indignation qui, sous des dehors de morale ou d’attention au « petit peuple opprimé », cache en réalité une ambition de gloire qui cultive la haine et l’envie sans énoncer les raisons de la colère. La méfiance de Spinoza à l’égard des passions ne le conduit certainement pas à un « racisme de l’intelligence », ni à dénier la force constitutive des affects passifs. Il s’agit néanmoins de ne pas célébrer aveuglément la spontanéité d’une multitude qui, jusque dans ses élites, reste traversée par des affects dissociatifs.
39Bourdieu semble retrouver Spinoza quand il donne toute sa dynamique à l’habitus et qu’il n’hésite pas à lui attribuer une charge passionnelle88. La « sociodicée » que produit l’harmonie des aspirations subjectives avec la structure objective est ainsi traversée par un ensemble cacophonique de rapports de forces entre ces aspirations subjectives, ce que traduit la notion de « champ ». Il ne s’agit pas de remettre en question la régularité et la constance de l’habitus, puisque c’est pour Bourdieu le sens du jeu lui-même qui conduit les individus ou les groupes à se faire concurrence de la façon la plus réglée et régulière possible, en assurant même la constance du groupe. En reprenant la métaphore leibnizienne, on pourrait dire qu’il faut considérer les dissonances comme participant de l’harmonie du tout. Il n’empêche, pour recevoir cette forme dissonante, il faut donner à l’habitus le sens d’une dispositio spinoziste, ne serait-ce qu’en tant que Spinoza identifie disposition et conatus : dispositio seu conatus89, identification que Bourdieu considère comme relevant du postulat nécessaire pour comprendre le monde social. Pour saisir par exemple les changements induits par les « reconversions » des « surnuméraires » qui, victimes de déclassement et contraints au déplacement, induisent des modifications de l’ordre établi pour s’imposer et se reproduire, il faut aussi entendre la puissance des passions comme affirmation de son être contre les contrariétés que le monde social lui oppose90.
40En conséquence, si Bourdieu n’accorde pas tellement d’importance à l’inconstance ou à la variété, ainsi qu’à la dimension explosive et dissociative des passions, nous allons voir qu’il esquisse néanmoins une pensée politique normative réaliste qui vise à concevoir les contre-feux institutionnels susceptibles de réguler les passions. La libido dominandi notamment doit être orientée dans le sens d’une rationalité universellement partagée, contre la monopolisation par quelques-uns de l’appareil d’État. Une telle attention vient soutenir une « utopie contrôlée » de l’État, qu’il présente justement en citant ce texte de Spinoza :
Par conséquent, un État qui, pour assurer son salut, s’en remettrait à la bonne foi de quelque individu que ce soit, et dont les affaires ne pourraient être convenablement gérées que par des administrateurs de bonne foi, reposerait sur une base bien précaire. Veut-on qu’il soit stable ? Les rouages publics devront être alors agencés de la façon que voici : à supposer indifféremment que les hommes chargés de les faire fonctionner se laissent guider par la raison ou par les sentiments, la tentation de manquer de conscience ou d’agir mal ne doit pas pouvoir s’offrir à eux. Car, pour réaliser la sécurité de l’État, le motif dont sont inspirés les administrateurs n’importe pas, pourvu qu’ils administrent bien. Tandis que la liberté, une force intérieure, constitue la valeur (virtus) d’un particulier, un État ne connaît d’autre valeur que sa sécurité91.
41L’État étant, selon Bourdieu, le processus même d’universalisation (par exemple de la langue, des systèmes de mesure), il ne va pas sans monopolisation (on prive par exemple les langues régionales de leur légitimité), un groupe social s’arrogeant le monopole de l’universel et de la rationalité, exerçant ainsi sa domination sur ceux qui portent le stigmate de la particularité et du local. La question que pose le sociologue, sur le mode de l’« utopie contrôlée », consiste à s’interroger sur un modèle d’État qui permette d’« universaliser les conditions d’accès à l’universel92 », ce qui suppose de faire tourner les conatus individuels ou corporatistes à l’avantage de tous, c’est-à-dire qu’ils soient utiles à tous et non à eux-mêmes seulement. L’anthropologie dispositionnaliste de Bourdieu rencontre à nouveau celle de Spinoza : une utopie réaliste consiste à repérer les manières concrètes et réelles par lesquelles on peut disposer les hommes de telle sorte qu’ils travaillent au bien commun tout en ayant le sentiment de n’en faire qu’à leur tête, de façon à ce que la raison, d’instrument de domination, devienne finalité partagée.
42Qu’est-ce qui pourrait idéalement nous unir de façon durable ? La raison, mais elle est impuissante, tandis que la puissance des affects nous divise ou nous emporte tous dans des voies périlleuses. Qu’est-ce qui peut alors nous unir durablement ? Des affects communs, une volonté constante produite par des institutions communes. Cependant il serait illusoire de chercher à fonder l’unité et la constance d’un peuple sur des valeurs, croyances et pratiques communes, même vraies du point de vue de la raison. Il faut nécessairement faire avec l’inconstance et la variété. On aura beau faire, comme le disent les lieux communs, « il y aura des vices tant qu’il y aura des hommes93 », « autant de têtes autant d’avis94 », et il est des choses que, faute de pouvoir interdire ou corriger, il faudra nécessairement permettre95. Une Cité sera nécessairement composée aussi d’ivrognes, d’envieux, de flemmards, d’avares ou de lubriques, et il faudrait ajouter : de nouveaux venus, qui éveilleront la haine et la rancœur chez certains. L’inconstance et la variété sont irréductibles, à moins de former un État sur le modèle des Turcs, qui réduisent les individus à la condition d’automates ou de bêtes brutes inutiles à eux-mêmes. Mais cette variété peut représenter un péril. Il faut prendre acte du fait que « la reproduction de la vie quotidienne des citoyens à l’intérieur de l’État amène presque automatiquement à sa destruction nécessaire, de sorte qu’il faut mettre en place des contre-feux passionnels pour lutter contre les passions nuisant à l’État96 ».
Notes de bas de page
1 É IV 33, reprise en É IV 37 sc. 2, et É IV 58 sc. Voir aussi TP VIII-3, et TTP XVII-4. Cette
formule concerne donc indifféremment les individus singuliers et les individus collectifs.
2 Rappelons qu’« un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de manière différente à des moments différents » (É III 51), et parfois même au même moment (É III 59 sc.).
3 On trouve cette expression à propos de la multitudo chez Cicéron, dans son discours Sur sa maison, trad. Pierre Wuilleumier, dans Discours, Paris, Les Belles Lettres, 1952, t. XIII, II-4. Sur la proximité du constat spinoziste avec les auteurs baroques, qui soulignent eux aussi l’inconstance des hommes, voir Saverio Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, op. cit., notamment p. 87-90, ainsi que le chapitre I, dans lequel l’auteur cite un texte de Quevedo particulièrement significatif, p. 26. Saverio Ansaldi montre qu’un des éléments qui lie Spinoza aux auteurs baroques est « l’expérience de notre impuissance vis-à-vis de la puissance de l’infini », p. 118. Voir aussi la deuxième partie de l’ouvrage, qui porte sur le désir et ses variations. Voir enfin, du même auteur, Nature et puissance. Giordano Bruno et Spinoza, op. cit.
4 Voir sur ce point le texte d’Étienne Balibar, « Spinoza, l’anti-Orwell. La crainte des masses », dans La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997, p. 57- 99, initialement paru dans Les Temps modernes, septembre 1985.
5 TP VI-1.
6 TP I-3.
7 É IV 54 sc. On le verra, TP VII-27 revient sur cette citation de Tacite et en fournit une interprétation historico-institutionnelle qui en relativise la vérité. De plus, la suite du scolie cité ci-dessus fait référence aux prophètes qui, pour « réunir les hommes par des liens et les enchaîner », tentent de produire des affects certes passifs mais joyeux plutôt que tristes. C’est dire que Spinoza n’endosse pas la signification de cette phrase sans en nuancer la valeur universelle et éternelle.
8 TP VI-6.
9 É II 14.
10 É III 59 sc.
11 Sur la « fluctuation » ou « flottement de l’âme » comme état, É III 17 sc.
12 É III déf. générale des affects.
13 Court Traité II-III-10.
14 Court Traité II-V-10.
15 TTP XIV-1.
16 TTP V-10.
17 TTP préf. § 15. Voir encore TTP V-8 où Spinoza explique que les hommes ne supportent pas d’être soumis à leurs égaux.
18 Ainsi, Filippo Del Lucchese, dans Tumultes et indignation. Conflit, droit et multitude chez Machiavel et Spinoza, trad. Pierre Pasquini, Paris, Éditions Amsterdam, 2010, écrit p. 124 : « L’indiscipline des Hébreux exprime l’amour de la liberté et la résistance à tout prix, jusqu’à la mort, préférée à la soumission. »
19 TTP XVII-26.
20 Ibid.
21 TTP préf. § 1 et § 2.
22 Ibid., § 1 et suiv.
23 Ibid., préf. § 5.
24 Concernant la question de savoir s’il faut ou non parler de « servitude volontaire » à propos de Spinoza, voir Miguel Abensour, « Spinoza et l’épineuse question de la servitude volontaire », Astérion, 13, 2015, mis en ligne le 4 juin 2015 : http://asterion.revues.org/2594, et Laurent Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996, chap. VII, ainsi que, du même auteur, « La servitude, objet paradoxal du désir », Revue de l’enseignement philosophique, 34/6, août-septembre 1984, p. 33-42. Voir enfin Stefano Visentin, « Volonté d’être esclave et désir d’être libre. Ambivalence de la multitude chez Spinoza », suivi d’une réponse de Laurent Bove, dans Chantal Jaquet, Pierre-François Moreau (dir.), Spinoza transalpin, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 183-205. Stefano Visentin établit un lien entre la croyance en la liberté de la volonté et une volonté de s’asservir à un Dieu-roi. Laurent Bove ajoute qu’il faut poser l’existence d’un désir de la servitude.
25 É IV 58 sc.
26 TTP préf. § 5.
27 Ibid., § 6.
28 TP VI-3. Ce passage concerne surtout le roi, exposé à tous les affects du fait de sa richesse, de sa cour, etc. La position sociale surdétermine les dispositions affectives.
29 Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, op. cit., p. 264.
30 Il se met en colère, par exemple : Matthieu 3, 15 ; 23, 13-15 ; Jean 2, 14-18.
31 É III 31.
32 É III 32 sc.
33 É III 29 sc.
34 É III 53 et 55 sc.
35 É III 31 sc.
36 É III 35 sc.
37 TTP XVI-7. Voir aussi TP II-12. Pierre-François Moreau interprète ce passage en termes de mensonge : « Alors que tous les autres théoriciens concèdent qu’après s’être engagés dans le pacte, les hommes pourraient ensuite ne pas vouloir y obéir, Spinoza déplace l’accent : le vrai problème n’est pas tant que les hommes pourraient ne plus obéir, mais qu’au moment où chacun s’engage, chacun ment. Pour Spinoza, ce n’est pas une exception, c’est une règle. Chacun, quand il passe le pacte, est bien décidé à ne pas y obéir. Chacun est bien décidé à en tirer tous les avantages et à en laisser tous les désavantages à autrui » (Pierre-François Moreau, « La place de la politique dans l’Éthique », art. cité, p. 128). Voir aussi, du même auteur, Spinoza. État et religion, op. cit., p. 46. Il ne s’agit pourtant pas seulement de mensonge. Il est vrai que les hommes, n’étant pas rationnels, contractent sous le seul commandement des circonstances extérieures et dans leur seul intérêt ce qui les conduit souvent à s’engager, alors même qu’ils savent pertinemment qu’ils briseront leurs promesses le moment venu. Pensons par exemple aux pactes entre États. Mais il arrive que des hommes contractent ensemble de la façon la plus sincère qui soit, parfois avec des effusions sentimentales touchantes. C’est alors l’inconstance de leurs affects, relative à l’inconstance des circonstances, qui les conduit à ne pas tenir leurs promesses. Pensons par exemple au mariage. Il peut s’agir aussi d’une discordance entre ce que les hommes croient très sincèrement pouvoir faire, et ce qu’ils peuvent objectivement faire.
38 TP II-12 (dans la traduction de Pierre-François Moreau, Paris, Réplique, 1979).
39 É III 9 sc.
40 É III déf. 1 des affects.
41 TP III-14 (traduction de Pierre-François Moreau).
42 TP VII-12 (traduction de Pierre-François Moreau). Nous modifions légèrement la traduction.
43 TTP XVI-16. Sur tous ces points, voir aussi Nicolas Israël, Spinoza. Le temps de la vigilance,
Paris, Payot, 2001, notamment p. 213-215.
44 TTP XVI-7.
45 TP II-9.
46 Nous verrons plus loin qu’il est possible, à partir de ce constat, de repérer chez Spinoza une esthétique du pouvoir, par laquelle celui-ci se présentifie, se représente, produisant par l’artifice un renouvellement des conditions de l’obéissance. En plus de Spinoza. Le temps de la vigilance, voir aussi, de Nicolas Israël, « La question de la sécurité dans le Traité politique », art. cité.
47 É II 17 dém.
48 TP II-14.
49 É IV 35 sc.
50 É IV chap. 13.
51 TP X-10.
52 TP VII-26.
53 TTP XIV-1.
54 É IV 33 et 34.
55 TP VII-27.
56 É V 10 sc. Nous suivons la traduction de Charles Appuhn, car le verbe decantare peut signifier « chanter sans relâche ». Les chansons qui ont pour thème la légèreté des femmes sont effectivement très nombreuses.
57 TP VI-2. La différence entre societas et civitas est aussi définie implicitement en É IV 37 sc. 2 : une Cité, c’est une société en tant qu’elle est structurée par un État.
58 TP VI-2.
59 É IV 33.
60 Nous renvoyons à nouveau à l’article cité ci-dessus de Pierre-François Moreau, « La place de la politique dans l’Éthique », pour un développement plus complet de ce qu’on peut appeler d’après Kant « l’insociable sociabilité » chez Spinoza.
61 Philippe Zarifian écrit : « Si la puissance de la multitude est la source de tout pouvoir politique, il faut, à notre avis, rejeter toutes les acceptions idéalisantes de la multitude qui en feraient une source “en soi” d’émancipation », acception qu’il repère chez Antonio Negri notamment. Philippe Zarifian, « Puissance et communauté d’action (à partir de Spinoza) », dans Yves Citton, Frédéric Lordon (dir.), Spinoza et les sciences sociales, op. cit., p. 176.
62 TP VII-27.
63 Ibid.
64 C’est une des différences majeures qui sépare Spinoza des auteurs baroques, comme le montre Saverio Ansaldi dans la troisième partie de son ouvrage Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, op. cit.
65 Voir aussi TP VIII-3.
66 Voir TP II-15, TTP V et É IV 35 sc.
67 TP VI-1. Voir aussi les divers travaux d’Alexandre Matheron, qui proposent une génétique du social à partir de l’imitation affective.
68 TP VI-2.
69 Ibid.
70 TP II-19. Nous soulignons.
71 Voir notamment Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit., mais surtout « L’indignation et le conatus de l’État spinoziste », dans Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, op. cit., p. 219-229. Dans le même recueil, voir aussi « Passions et institutions selon Spinoza », p. 231-252. Alexandre Matheron souligne d’ailleurs que les mêmes passions qui sont au principe de la constitution des sociétés politiques sont ce qui menace leur stabilité, pour le meilleur (résistance) mais aussi pour le pire (séditions).
72 É III 31 sc.
73 Pierre-François Moreau, « La place de la politique dans l’Éthique », art. cité, p. 135.
74 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 271. Même texte dans Le sens pratique, op. cit., p. 98-99.
75 Sur ce point, voir l’analogie avec les horloges, dans Gottfried Wilhelm Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, avec trois éclaircissements, Paris, Flammarion (Garnier-Flammarion), 1994, le second éclaircissement, p. 82, cité par Bourdieu, voir note précédente. Pour une analyse du rapport entre Bourdieu et Leibniz, voir Elke Weik, « Bourdieu and Leibniz : Mediated Dualisms », Sociological Review, 583, 2010. On trouve la notion de lex insita dans Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 272, ou bien encore Méditations pascaliennes, op. cit., p. 209. Il tient cette expression de Leibniz, De la nature en elle-même, § 5, dans Opuscules philosophiques choisis, trad. Paul Schrecker, édition bilingue, Paris, Vrin, 2001, p. 203. Rappelons que Bourdieu a écrit un mémoire de ce qui serait aujourd’hui un master 2 sur Leibniz.
76 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 209. De Leibniz, voir le De ipsa natura, dont le sous-titre est : Sive de vi insita actionibusque creaturarum pro dynamicis suis confirmandis illustrandisque [De la nature en elle-même, ou de la force inhérente aux choses créées et de leurs actions, pour servir de confirmation et d’éclaircissement à la dynamique de l’auteur], dans Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, op. cit.
77 Pierre Bourdieu, Homo academicus, op. cit., p. 230.
78 Id., Le sens pratique, op. cit., p. 91, n. 4. Voir aussi Méditations pascaliennes, op. cit., p. 219, où c’est l’ordre social dans son entier qui tend à persévérer dans son être, tendance qui est l’effet de l’habitus et des stratégies de reproduction qu’il engendre.
79 Id., Sur l’État, op. cit., p. 443-444.
80 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op. cit., p. 205.
81 É III 57 sc.
82 Bernard Lahire écrit, dans L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Fayard/Pluriel, 2011, p. 345 : « Être résolument déterminé à commettre tel ou tel acte est une façon courante de sentir et de vivre les déterminismes sociaux dont nous sommes les produits. »
83 É III déf. 28 des affects, expl.
84 É III 55 sc.
85 É III déf. 28 des affects.
86 É IV 57.
87 É III préf.
88 Il faut néanmoins nuancer, puisque, comme le montre Pascal Sévérac dans sa contribution à l’ouvrage collectif de Claude Cohen-Boulakia, Pierre-François Moreau, Mireille Delbraccio (dir.), Lectures contemporaines de Spinoza, op. cit., intitulée « Le Spinoza de Bourdieu », Bourdieu n’envisage pas un « devenir actif » et restreint le conatus à sa seule dimension passive.
89 É III déf. 32 des affects, expl.
90 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op. cit., p. 265. Voir aussi par exemple La distinction, op. cit., p. 145 et suiv., qui montre bien que ces changements sont un effet de la structure sociale et un mode de reproduction de la position sociale, l’effort pour persévérer dans son être supposant une restructuration des stratégies de reproduction. Voir encore Id., Homo academicus, op. cit.
91 Cité dans Pierre Bourdieu, Sur l’État, op. cit., p. 390. Exceptionnellement, nous citons la traduction de Madeleine Francès (tirée de l’édition Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], p. 921) que Bourdieu utilise.
92 L’expression se trouve par exemple dans Méditations pascaliennes, op. cit., p. 121.
93 Cité dans TP I-2.
94 Cité dans É I app.
95 TTP XX-10.
96 Pierre-François Moreau, « La place de la politique dans l’Éthique », art. cité, p. 126. Voir aussi p. 129-130, où il écrit : « La guerre civile et la destruction de l’État sont non pas un risque mais l’horizon nécessaire de l’apparition de la société […]. Il ne faut donc jamais penser qu’il suffit de créer un État pour qu’il subsiste ; au contraire, c’est une fois qu’il est créé que les problèmes se posent. Alors que pour tous ses contemporains, le problème est celui de la constitution de l’État, pour Spinoza c’est celui de la victoire de l’État sur ses forces de destruction, une fois qu’il est constitué. »
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