Chapitre II. La notion de jouissance dans la philosophie de Spinoza
p. 57-112
Texte intégral
LE CHAMP LEXICAL DE LA JOUISSANCE
1Le champ lexical de la jouissance est assez varié chez Spinoza. Alors qu’en français on n’a que les termes « jouissance » et « jouir », en latin il y a plusieurs mots qui servent à exprimer les différents aspects de l’idée de jouissance. À cet égard, les traducteurs ont bien vu que le verbe gaudere devait parfois être traduit par « jouir » et le substantif gaudium par « jouissance ». En effet, ce dernier ne peut, sans fausser le sens du texte, signifier toujours et partout cet affect passif de joie que l’on traduit communément par « contentement » (Pautrat) ou « épanouissement » (Appuhn)1. Et cela peut se justifier, car il y a dans l’Éthique au moins deux textes qui rapprochent les verbes gaudere et frui. Le premier se trouve au sein de la deuxième démonstration de la proposition 37 d’Éthique IV :
Le bien que l’homme appète pour lui-même et aime, il l’aimera de façon plus constante s’il voit que d’autres l’aiment (par la Prop. 31, p. III) ; il fera donc effort (par le Coroll. de la même Prop.) pour que les autres l’aiment ; et, puisque ce bien (par la Prop. précéd.) est commun à tous et que tous peuvent en jouir [gaudere possunt] pareillement, il fera donc effort (pour la même raison) pour que tous en jouissent [gaudeant] et d’autant plus (par la Prop. 37, p. III) qu’il jouira [fruetur] davantage de ce bien. CQFD2.
2Ce texte nous semble important dans la mesure où Spinoza utilise les verbes gaudere et frui comme synonymes. Par-delà la complexité de ce texte, qui met en rapport amour, appétit, conatus et jouissance, ce que Spinoza veut dire relativement au rapport conatus/jouissance nous semble assez clair : l’effort que l’homme fait pour que d’autres jouissent (gaudeant) du souverain bien est mis dans un rapport de proportionnalité directe avec le degré de jouissance (fruetur) effective ou actuelle que cet homme a de ce bien. Ce à quoi cet homme est déterminé à s’efforcer, c’est à mettre les hommes dans le même rapport que lui, face au souverain bien. Ce qui peut aussi être formulé ainsi : je m’efforce d’autant plus à faire que d’autres soient dans un certain rapport déterminé à y que mon rapport x à y est plus intense. On voit bien par là qu’il s’agit d’un seul et même référent qui est dénoté par ces deux verbes3.
3Un autre terme qui se trouve dans le voisinage textuel et sémantique de la fruitio et du gaudium est celui de delectatio, ainsi que le verbe correspondant delectare, ce que l’on traduit communément par « plaisir ». La delectatio sera en effet rapprochée aussi bien de la fruitio que du gaudium. Ainsi, pour exemplifier l’idée selon laquelle les amours excessifs se tournent en leur contraire, Spinoza écrit que « quand nous imaginons quelque chose dont la saveur, d’ordinaire, nous plaît [delectare solet], nous désirons en jouir [cupimus frui], c’est-à-dire en manger » (É III 59 S). En quoi consiste ce rapprochement ? Spinoza est en train de décrire un processus de la mémoire, la manière dont un souvenir détermine le désir. Le plaisir est associé à un élément de la représentation imaginative d’une saveur, qui, bien qu’il ait été un effet du fait d’avoir mangé cette chose, sert ici de cause. Ainsi, si de cette idée naît le « désir de jouir » de cette chose imaginée, c’est dans la mesure, encore une fois, où elle nous a souvent produit un certain plaisir. C’est dans la jouissance de la chose, c’est-à-dire lorsque nous mangeons le fruit, que nous éprouvons du plaisir. Si bien que jouissance et plaisir semblent être dans une relation non pas d’identité, mais bien de concomitance, la delectatio étant ici déterminée comme une propriété de la fruitio.
4Par ailleurs, la delectatio sera aussi identifiée au gaudium. Cette identification se dégage de la collation de deux textes parallèles. D’une part, la préface d’Éthique III, lorsque Spinoza détermine l’attitude à avoir dans l’étude des affects :
Les Affects de haine, de colère, d’envie, etc., écrit-il, considérés en soi, suivent les uns des autres par la même nécessité et vertu de la nature que les autres singuliers ; et, partant, ils reconnaissent des causes précises, par lesquelles ils se comprennent, et ont des propriétés précises, aussi dignes de notre connaissance que les propriétés de n’importe quelle autre chose par la seule contemplation de laquelle nous nous délectons [cujus sola contemplanione delectamur, n. s.].
5D’autre part, le texte parallèle du début du Traité politique, où Spinoza écrit : « Et de leur [sc. celle des Affects] considération véritable, l’esprit tire autant de plaisir [gaudet] que de la connaissance des choses agréables aux sens » (TP 1/4). Avec la connaissance vraie des propriétés des affects, même des plus tristes, nous nous délectons (delectamur) ou, indifféremment, notre esprit tire plaisir (gaudet). Il est à remarquer que le gaudere du TP 1/1 ne peut être identifié à l’affect passif de joie défini en Éthique III 18 S 2. Et c’est d’ailleurs aussi le cas du scolie 1 de la proposition 37 d’Éthique IV, où Spinoza nous écrit :
Ensuite, puisque le souverain bien auquel aspirent les hommes sous l’effet de l’affect est souvent tel qu’un seul homme peut le posséder, de là vient que les amants n’ont pas l’esprit en paix, et, quand ils prennent plaisir [gaudent] à chanter des louanges de la chose qu’ils aiment, ils ont peur d’être crus.
6Ces quelques exemples nous montrent que le champ lexical de la jouissance est développé dans l’œuvre de Spinoza par au moins trois substantifs et leurs trois verbes correspondants : fruitio-frui ; gaudium-gaudere ; delectatio-delectare. Toutefois, bien qu’une telle analyse nous permette d’étendre le champ lexical de la jouissance, elle reste encore assez limitée. Elle ne permet pas, notamment, de trancher sur la question de savoir si c’est le gaudium et la delectatio qui doivent se ramener à la fruitio ou bien, au contraire, si ce n’est pas plutôt la fruitio et la delectatio qui se réduisent au gaudium – seul de ces trois termes qui est explicitement défini par Spinoza. C’est pourquoi il faut compléter cette analyse par une autre, capable de cerner les déterminations du concept de la jouissance. Par là nous serons à même de définir les rapports entre gaudium, fruitio et delectatio : dans quelle mesure ils coïncident et dans quelle mesure ils se distinguent. C’est d’ailleurs la seule façon de déterminer de manière précise la nature de la jouissance.
7Avant de poursuivre, nous devons remarquer que les termes fruitio-frui ont un rôle négligeable dans le Traité théologico-politique et nul dans le Traité politique. Nous verrons cependant que l’idée de jouissance n’est pas du tout absente de ce dernier traité, et qu’on peut en suivre la trace des termes tels que gaudium/gaudere et surtout d’un verbe dont on soulignera dès à présent l’importance, à savoir le verbe obtinere, qui prendra le relais de la notion de jouissance dans l’œuvre politique. Il faudra notamment expliquer pourquoi et comment l’obtinentia, qui n’a pas de connotation affective contrairement aux termes de fruitio, gaudium et delectatio, est capable de prendre le relais de la jouissance en politique.
8Il s’agira donc de cerner le sens que Spinoza donne au concept de jouissance par son usage concret dans l’ensemble du système. Pour ce faire, nous devons tenter de répondre à deux questions. Premièrement : de quoi peut-on jouir ? Nous étudierons cette question en deux sections différentes. D’abord, nous verrons quelles sont les choses dont on peut jouir en parcourant l’œuvre de Spinoza, en commençant par les premières œuvres pour finir avec le Traité politique, afin de déterminer s’il y a une évolution dans la doctrine de la jouissance du point de vue de son objet. Ensuite, nous étudierons de manière plus particulière les expressions de la jouissance en l’homme : jouissance de soi, de l’autre et de la multitude. Deuxièmement, nous nous interrogerons sur les choses capables de jouir, plus précisément, sur ces choses dont Spinoza étudie les modes de jouissance : Dieu, l’homme et la multitude.
DE QUOI JOUIT-ON ?
9Le terme fruitio n’a pas dû sembler suffisamment important à ceux qui ont étudié le lexique spinoziste, puisqu’il ne fait même pas l’objet d’une recension dans le Lexicon spinozanum. Pourtant, le terme apparaît à des moments tout à fait remarquables, et de manière décisive. À cet égard, dès ses premières œuvres Spinoza se sert de tout un lexique relatif à la jouissance, lequel nous fournit des renseignements divers à propos de cette notion4. Commençons donc par explorer dans ces œuvres de jeunesse la façon dont Spinoza a commencé par délimiter le champ de la jouissance. Cela nous permettra non seulement de mieux cerner l’extension de la problématique de la jouissance dans le système, mais encore de déterminer s’il y a eu une évolution de sa pensée à ce propos.
LA NOTION DE JOUISSANCE DANS LES PREMIERS ÉCRITS DE SPINOZA
10Le Traité de la réforme de l’entendement ne compte que quatre occurrences du terme fruitio5. Ces apparitions ont en commun le fait que le terme est toujours rapporté à un certain objet que nous considérons comme un « bien », et auquel nous nous attachons par l’amour. C’est le cas de l’apparition du terme au paragraphe 3 : après avoir dit que « [ce que] les hommes, à en juger par leurs actes, estiment comme le bien suprême, se ramènent à trois […] : la richesse, les honneurs, et le plaisir [sexuel] », Spinoza en vient à expliquer comment chacune de ces trois choses empêche l’esprit de « penser à quelque autre bien ». Et en effet, lorsqu’il fera état du plaisir sexuel (libido), il nous dira que, « après cette jouissance [illius fruitionem] vient une extrême tristesse qui, si elle n’absorbe pas l’esprit, le trouble et l’engourdit6 ». Le plaisir sexuel est donc ici assimilé à une certaine forme de jouissance, celle qui se rapporte à l’union des corps.
11Est-ce à dire que la jouissance soit assimilée par Spinoza exclusivement au plaisir sexuel ? Est-ce que la jouissance est le propre du plaisir sexuel, se distinguant par là des richesses et des honneurs ? Rien ne nous permet de l’affirmer. De fait, Spinoza précise qu’il ne parle ici que de « cette » jouissance, en ouvrant par là la possibilité d’assimiler aussi les richesses et les honneurs à d’autres formes de jouissance, propres à leur nature. On pourrait certes objecter qu’on ne voit pas comment les richesses ou les honneurs pourraient être identifiés à des formes de jouissance, étant de nature manifestement différente. La jouissance, bien que l’on ne connaisse pas encore sa nature, semble être bien plus proche d’un affect que d’un objet (physique ou imaginaire). Entre les deux, il y a une différence de plans, puisque l’objet est objet d’une idée et l’affect, dans la mesure où il s’explique par la pensée, est un effet de cette idée (ÉIII 3). Néanmoins, nous pouvons répondre que nous n’avons pas besoin de connaître la nature de la jouissance pour voir que, d’une part, les richesses et les honneurs sont les objets par lesquels on peut différencier deux espèces d’un même affect, à savoir l’amour7. Et d’autre part, le plaisir sexuel est une espèce d’affect, à savoir un amour immodéré dont l’objet spécifique est la fornication ou union des corps8. Si bien que les plans sur lesquels se situent ces deux genres de choses (objets et affects) ne s’excluent pas l’un l’autre, mais s’appellent au contraire : le plan des objets dessine comme en pointillé la forme de l’objet du plaisir sexuel et le plan des affects dessine les affects correspondant aux richesses et aux honneurs. Et en effet, il n’y a rien d’étrange à dire que l’on peut jouir des richesses ou des honneurs tout comme on dit que l’on jouit de l’union des corps. Par là, il est tout à fait légitime d’assimiler l’avarice et l’ambition à des formes de jouissance9.
12Face à ce genre de jouissance, le paragraphe 13 nous enseigne cependant que notre souverain bien se trouve dans la jouissance « de cette nature supérieure » consistant dans « la connaissance de l’union qu’a l’âme pensante avec la nature entière10 ». Toute l’entreprise éthique, son véritable objectif (le « souverain bien ») est lui aussi défini comme une certaine forme de jouissance. Il s’agit avant tout d’arriver à jouir de notre nature supérieure. Cette nature supérieure est donc objet de jouissance. Or, une telle nature consiste en une « connaissance », c’est-à-dire en une idée. Aussi sommes-nous amené à distinguer, semble-t-il, deux genres de jouissances, l’une « matérielle », liée à certaines choses, l’autre « spirituelle », liée à la connaissance du souverain bien. Si bien que l’on pourrait croire que tout le problème se réduirait à choisir entre deux sortes de jouissances, l’une matérielle, l’autre spirituelle, par lesquelles nous nous attachons, suivant le paragraphe 9, soit aux « choses périssables », soit à « une chose éternelle et infinie11 ». Toutefois, sans compter qu’une telle position du problème introduit l’embarras du choix dans une philosophie qui ne laisse nulle place au libre arbitre, on peut se demander si ces deux « voies » s’excluent l’une l’autre, autrement dit si l’on doit nier l’une pour pouvoir atteindre l’autre. Doit-on devenir un ascète pour jouir du souverain bien ?
13À vrai dire, seul nie la jouissance du souverain bien celui pour qui le bien suprême se trouve dans l’un de ces trois objets, richesses, honneurs ou union des corps. Spinoza est très clair à ce sujet. Au paragraphe 17, en effet, lorsqu’il s’agira de donner quelques « règles de conduite » afin que la vie ne soit pas lésée par la recherche du souverain bien, Spinoza nous dit que nous pouvons « jouir des plaisirs [deliciis] autant qu’il faut pour le maintien de la santé ». Il y a donc une jouissance modérée de certains objets, par opposition à l’immodération de l’amour ou du désir pour les richesses, les honneurs ou la fornication. Or, il ne semble pas absurde de rapporter les deliciae du Traité de la réforme à ce dont, d’après le scolie de la proposition 45 de l’Éthique, nous nous délectons (delectari). En effet, il ressort de ce scolie que le sage spinozien, loin d’être un ascète niant toute forme de vie humaine autre que celle de l’âme (i. e., niant la vie du corps ou la vie sociale), « se refait et recrée en mangeant et buvant de bonnes choses modérément, ainsi qu’en usant des odeurs, de l’agrément des plantes vertes, de la parure, de la musique, des jeux qui exercent le corps, du théâtre, et des autres choses de ce genre ».
14Le sage ne se prive donc de rien a priori, parce qu’il n’y a pas de bien et de mal en soi : bien et mal, autrement dit, ne sont pas des propriétés des choses, mais sont des termes qui naissent des effets que les choses produisent en nous12. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y ait pas des choses bonnes ou mauvaises pour nous, bien au contraire, elles seront bonnes justement dans la mesure où elles aideront ou augmenteront notre puissance d’agir, c’est-à-dire dans la mesure où elles exprimeront quelque chose de notre utile propre, mauvaises dans le cas contraire13. Si la jouissance des choses périssables peut devenir nocive, c’est dans l’exacte mesure où elle fixe la pensée dans le seul objet de jouissance, et empêche l’esprit de considérer, non seulement le bien suprême, auquel les choses périssables se substituent, mais encore la perte à laquelle la poursuite d’un tel objet peut le mener. Or, un tel processus mental, ou plutôt, un tel arrêt du processus, est un effet de l’imagination. Les choses périssables sont tour à tour considérées soit comme un bien (pour la libido), soit comme le bien suprême (pour les richesses), soit comme la fin ultime (pour les honneurs), non pas en raison d’une connaissance vraie, mais bien au contraire par la façon qu’elles ont d’intervenir dans notre vie affective. Car, plus on croit les posséder, plus notre joie augmente – abstraction faite, bien entendu, du sort inévitable auquel ces choses nous conduisent, et dont l’idée fait justement défaut à la connaissance de ces choses pour en avoir une « connaissance vraie ». Il est donc faux de mettre l’alternative entre le matériel et le spirituel. Le vrai départage de la jouissance passe entre l’imaginaire et l’intellectuel : ce que nous imaginons être notre bien suprême ou ce dont nous sommes certains que cela l’est.
15Ces trois apparitions révèlent une première caractéristique de la jouissance : les « objets » dont nous jouissons, ce ne sont pas n’importe lesquels, mais très précisément ceux par lesquels un certain genre d’affects se différencie. Ce genre d’affect, c’est l’amour, et les objets par lesquels cet amour se différencie sont, suivant le paragraphe 9 du TRE, soit « les choses périssables » (les richesses, les honneurs et l’union des corps), soit « une chose éternelle et infinie ». Ces choses, nous les considérons comme des biens, puisqu’elles font l’objet d’une espèce de joie, et se posent ainsi comme autant de fins de l’existence. La jouissance semble donc s’établir dans le rapport entre l’objet et son affect, comme ce par quoi l’amour se rapporte à son objet et se distingue du coup d’autres sortes d’amours. Si bien que jouir d’un certain objet et jouir de l’affect correspondant ne font qu’une seule et même jouissance.
16C’est aussi ce que le premier paragraphe du Traité de la réforme vient montrer et éclairer. Spinoza, rappelons-le, y fait allusion à « quelque chose dont la découverte et l’acquisition me feraient jouir pour l’éternité d’une joie suprême et continue14 ». Il existe une certaine forme de jouissance éternelle, qui est celle d’un certain affect. Plus précisément, la jouissance se dit ici du rapport s’établissant entre « quelque chose » (aliquid) et ce que ce quelque chose fait naître en nous (une « joie suprême et continue »). Elle sert de chaînon entre l’objet d’une certaine idée et l’affect correspondant. D’une part, en effet, « la découverte et l’acquisition » de ce quelque chose « nous fait jouir » éternellement. De l’autre, nous jouissons éternellement d’une certaine espèce de joie, à savoir celle qui est « suprême et continue ». Autrement dit, la « découverte et l’acquisition » de ce quelque chose se posent comme conditions idéelles de la jouissance, au même titre que l’objet découvert et acquis lui-même. Si bien que la jouissance se trouve dans un mouvement, ou plutôt dans la réalisation du mouvement par lequel l’objet découvert et acquis, ou, ce qui revient au même, connu et compris, est en même temps et pour lui-même objet de joie.
17Le Traité de la réforme nous met ainsi dans la voie de la recherche sur la notion de jouissance chez Spinoza. Cette voie se révèle d’emblée à double sens : elle nous mène soit vers notre perte, soit vers notre salut. Dans les deux cas cependant on jouit moins d’une chose matérielle ou spirituelle que de l’objet d’une idée. Nous possédons, réellement ou en apparence, l’objet de notre affect par l’idée que nous en avons, objet qui, jusque-là, nous manquait ou dont nous croyions manquer.
18Ainsi, à partir des textes du Traité de la réforme, nous pouvons essayer de déterminer une double caractéristique de la jouissance. D’une part, elle rapporte l’affect à son objet ; de l’autre, elle s’établit, du point de vue mental, comme ce qui rapporte l’idée à l’affect qui en naît. Aussi cette double articulation permet-elle de rendre compte du mouvement de « satisfaction » d’un affect de joie, qui est, en même temps, la « réalisation » d’une fin de l’existence. Si bien que la jouissance semble se caractériser par une temporalité continue et sans médiations qui travaille les hommes « du dedans », étant dès lors toujours déterminés à jouir de quelque chose. Arrêtons-nous maintenant sur l’élaboration proposée par le Court Traité du rôle de la jouissance qui vient confirmer et élargir les analyses précédentes.
19Dans le Court Traité, la jouissance a un rôle bien plus important ; ce qui est rendu manifeste ne serait-ce que par le nombre des apparitions du terme. En effet, le terme « jouissance » (genieten) fait l’objet de nombreuses occurrences et, qui plus est, dans des champs tout à fait divers. Il ne s’agit plus seulement de la jouissance dans son double rapport à l’objet de l’amour et à l’amour pour cet objet, moyennant la connaissance, adéquate ou inadéquate, que nous en avons, mais encore de son articulation à des notions proches, comme celle de désir, qui rendent plus claire le rapport de l’idée à la jouissance.
20La première apparition du terme « jouissance » concerne la redéfinition de la « science15 », c’est-à-dire de « l’intuition16 » ou encore de la « connaissance claire17 », redéfinition à laquelle procède Spinoza au début du Court Traité 2/2 concernant les « effets des différentes connaissances » (§ 1). Spinoza y propose la définition suivante : « nous appelons connaissance claire celle qui ne consiste pas en une conviction de la raison, mais en un sentiment et une jouissance de la chose elle-même, et qui va bien au-delà des autres ». La jouissance entre ici dans la définition même de la connaissance claire, suprême degré des différents modes de connaître. Toutefois, elle n’y entre pas comme sa cause prochaine ou son essence, mais seulement comme une caractéristique : nous reconnaissons la supériorité de la connaissance claire à ce qu’elle se caractérise par un certain sentiment, ainsi que parce que nous jouissons de la chose elle-même. Et ainsi, bien que la définition de la connaissance claire, comme d’ailleurs celles des autres modes de connaître, ne soit pas encore une « définition légitime » (suivant l’expression du CT 1/7 § 9), les caractéristiques qu’elle nous révèle nous permettent de reconnaître qu’elle va « bien au-delà des autres » connaissances.
21Mais en quoi va-t-elle exactement « au-delà » des autres modes de connaître ? S’il est évident qu’elle se distingue de l’opinion par la certitude qu’elle engendre, la question se pose cependant de savoir ce qui la distingue de la croyance vraie. La croyance vraie se distingue de la simple opinion en ce que celle-ci n’enlève en rien le doute, alors que celle-là entraîne une « conviction intellectuelle » (§ 2). Dira-t-on dès lors que la connaissance claire se distingue de la simple croyance vraie comme la certitude de la simple conviction ? Le sentiment caractéristique de la connaissance claire serait la certitude, alors que celui de la croyance vraie serait la conviction de la raison. Si bien qu’il y aurait une sorte de gradation qui nous ferait passer insensiblement de l’opinion, avec son incertitude fondamentale, à la connaissance claire et sa pleine certitude, en passant par la conviction intellectuelle de la croyance vraie. Toutefois, cette interprétation nous semble erronée, dans la mesure au moins où conviction rationnelle et certitude semblent bien être identiques. En effet, lorsqu’au chapitre 16, Spinoza examine le rôle de la volonté dans l’obtention du « bien-être », il avertit que la volonté a ceci en commun avec la croyance vraie « qu’elle peut être certaine18 ». Ainsi, ce n’est pas la certitude qui distingue la croyance vraie de la connaissance claire ; et il y a rupture radicale entre l’opinion et les deux autres modes de connaître19.
22Dira-t-on dès lors que ce n’est pas le sentiment de certitude, mais justement la « jouissance de la chose elle-même » qui distingue la connaissance claire de la croyance, et la fait aller « bien au-delà » ? Alors que aussi bien la croyance vraie que la connaissance claire se caractériseraient par un sentiment de certitude vis-à-vis de ce qui est ainsi connu de la chose, la connaissance claire se caractériserait en outre par la jouissance de cette chose. Or, cela ne semble pas moins douteux. En effet, lorsqu’il s’agira, au chapitre 4, de déterminer les « effets » de la croyance vraie, Spinoza va revenir sur la définition de celle-ci pour montrer en quoi elle se distingue aussi bien de l’opinion que de la connaissance claire. Or, justement, il nous dira que la croyance vraie nous fait connaître la chose comme elle est « en dehors de notre entendement ». Et c’est parce que nous la connaissons ainsi, c’est-à-dire, parce que l’idée que nous avons dans notre entendement s’accorde avec son objet tel qu’il est en lui-même, « qu’elle nous fait jouir intellectuellement non de ce qui est en nous, mais de ce qui est en dehors de nous20 ».
23Ce n’est donc ni la certitude ni la jouissance qui distinguent le quatrième mode de connaître du troisième, la science de la croyance vraie. En fait, ce qui les distingue essentiellement, c’est leur cause : car les modes de l’âme humaine « sont des concepts répartis en opinion, croyance et connaissance claire et distincte, causés par les objets, chacun d’après son espèce ». Autrement dit, ce qui fait qu’un concept soit une opinion, une croyance vraie ou une connaissance claire et distincte, c’est sa cause, qui n’est rien d’autre que son objet. Par « objet », il ne faut nullement entendre une chose corporelle, mais au contraire l’idéat, c’est-à-dire la chose en dehors de nous en tant qu’elle nous est (re)présentée21. Et d’ailleurs, à partir de l’exemple emprunté ici par Spinoza, nous pouvons dire qu’une seule et même chose peut être différemment connue, selon que la connaissance que nous en avons est l’effet de telle ou telle modalité de l’objet, c’est-à-dire selon que l’objet agit de telle ou telle manière dans notre âme (ce qui serait impossible si les choses elles-mêmes « causaient » tel ou tel mode de connaissance22).
24De quelle nature sera cette causalité de l’objet ? Spinoza le dira lui-même plus loin (CT 2/15, § 5) : étant donné que notre connaissance est « une simple ou pure passion23 », sa modalité dépendra de la plus ou moins grande action exercée par l’objet sur l’âme : soit il agit « tout entier » sur l’âme, soit « par une action différente et plus faible ». Le premier genre de perceptions nous présente l’objet entier et immédiatement, alors que le second nous le présente « au travers d’affections moindres ou moins nombreuses ». Mais encore une fois, ce n’est pas par une quelconque interaction des substances que l’objet cause tel ou tel mode de connaissance en nous. C’est au contraire dans la mesure où l’objet s’affirme de telle ou telle manière qu’il se donne à connaître de telle ou telle manière24. Si bien que Spinoza pourra dire au chapitre suivant (CT 2/16, 5) que « ce n’est jamais nous qui affirmons ou nions quelque chose de la chose, mais la chose elle-même qui affirme ou nie quelque chose d’elle-même en nous ». C’est donc l’idée de l’objet, que l’objet est, qui est cause de l’idée de l’objet, que nous en avons.
25Pour revenir au cas qui est le nôtre, l’objet de connaissance dans chacun des modes de connaître est à chaque fois différent. C’est ce que Spinoza montre par l’exemple de la proportionnalité. En effet, les deux premiers modes (ouï-dire ou expérience) prennent pour objet la règle de trois elle-même, en tant qu’elle consiste dans une certaine opération réglée, qu’elle soit simplement répétée ou qu’elle ait été mise à l’épreuve de son efficacité. Au contraire, l’objet de la croyance vraie sera une certaine propriété de la proportion, à savoir justement que, dans une série de quatre nombres proportionnels, le produit du premier terme et du quatrième est égal à celui du deuxième et du troisième25. Mais l’objet de la connaissance claire et distincte est la proportionnalité elle-même, laquelle est « vue immédiatement », c’est-à-dire perçue sans passer par la médiation de cette propriété. Autrement dit, elle est intuition de l’essence même de la chose, par laquelle la chose nous est présentée telle qu’elle est en elle-même, présence avec laquelle nous sommes unis comme une cause immanente à son effet et dont, dès lors, nous ne nous distinguons plus. Comme le dira Spinoza lui-même, la « grande différence » entre le mode de connaître par croyance vraie et le mode de connaître suivant la connaissance claire passe par le fait que celui qui a une croyance vraie d’une chose ne peut en parler « que comme d’une chose extérieure à lui ». Celui qui contemple, au contraire, « dit avec vérité que la chose est ainsi, étant donné qu’elle est en lui et non en dehors de lui » (CT 2/4, § 2).
26Ainsi, certitude et jouissance, si elles caractérisent également le troisième et le quatrième mode de connaissance, portent en fait sur des objets différents : soit sur la propriété de la proportion, laquelle est extérieure à nous26, soit sur l’essence de la proportion que nous contemplons en nous telle qu’elle est en elle. Le troisième mode de connaissance nous rend certains de la nécessité qu’une chose singulière soit telle que nous la concevons (c’est pourquoi Spinoza insiste sur le fait qu’elle nous fait connaître comment les choses doivent être d’après cette propriété27), et nous fait jouir de la proportion de ces quatre nombres précis par l’intermédiaire de la propriété de la proportionnalité, autrement dit « non de ce qui est en nous, mais de ce qui est en dehors de nous ». En revanche, le quatrième mode de connaissance nous rend certains de la proportionnalité de ces mêmes quatre nombres par la proportionnalité elle-même, de laquelle nous jouissons « en nous », dès lors qu’elle ne se distingue plus de nous que par une distinction de raison28.
27Encore faudrait-il préciser que la jouissance, contrairement à la certitude, caractérise aussi l’opinion. Cela nous semble très important car la jouissance peut aussi être rapportée au désir, dans la mesure où elle consiste dans la satisfaction de celui-ci, satisfaction qui se produit lorsque nous obtenons ou possédons la chose même que nous croyions manquer29. Or, c’est justement par là que la connaissance vraie ressemble étrangement à l’opinion, et ce par quoi elles se distinguent toutes deux de la croyance vraie : toutes deux impliquent, par leur objet, une certaine immédiateté dans la connaissance de la chose, et ainsi une certaine union avec elle30. Si bien que, s’il est vrai que la jouissance est commune aux trois modes de connaissance (pouvant naître de tous les trois), seules l’opinion et la connaissance claire produisent une union de l’esprit avec la chose. Certes, la différence radicale entre les deux passera par ce qui distingue la simple apparence de la réalité elle-même. Toujours est-il que cela n’empêche pas, mais conditionne au contraire la possibilité de s’attacher d’amour à « quelque chose » (comme disait le début du TRE), soit par opinion (aux choses périssables), soit par connaissance claire (à Dieu), suivant la distinction établie en CT 2/5 § 2.
28Ce double rôle de la jouissance dans ce que nous pouvons appeler la connaissance immédiate incertaine (premier et deuxième mode de connaissance) et la connaissance immédiate certaine (quatrième mode) va se réfléchir dans l’amour. L’amour, est-il dit dès le chapitre 5 du Court Traité II, ne consiste « qu’à jouir d’une chose et à lui être uni ». Or, puisque les passions naissent des différents modes de connaissance, lesquels se distinguent suivant l’objet qui en est la cause, l’amour à son tour se distinguera selon qu’il naît de telle ou telle idée : de l’idée d’une chose périssable, de celle d’une chose impérissable mais causée, ou enfin de la connaissance de la chose impérissable et éternelle qu’est Dieu. Ainsi, on dirait que ce qui passe de la cause (telle ou telle idée) à l’effet (l’amour), c’est justement la jouissance de ce à quoi nous sommes unis dans l’idée que nous en avons. Mais toute la question est là, car nous ne pourrions exister sans nous unir à quelque chose et en jouir. Spinoza est formel à cet égard : il est impossible de ne pas aimer quelque chose, et par conséquent, « il est nécessaire de ne pas en être libéré, car, étant donnée la faiblesse de notre nature, nous ne pourrions exister sans jouir de quelque chose à quoi nous unir et par quoi nous renforcer » (CT 2/5, § 5).
29Nous ne pouvons pas nous libérer de l’amour. Nous pouvons aimer une chose, puis une autre – si (ou : dès que) nous la connaissons comme « meilleure » (CT 2/5, § 4) –, mais il faut aimer. Non pas, bien entendu, par un quelconque devoir, mais par la nécessité de notre nature modale, nécessité qui suit de son essentielle « faiblesse » : s’unir à quelque chose par amour est une condition sine qua non de l’existence d’un mode. Mais l’amour n’est rien d’autre que la dénomination d’une certaine forme de jouissance, celle justement qui caractérise les idées qui nous font connaître l’objet en tant que nous lui sommes unis. Certes, l’union avec l’objet de notre amour diffère de manière radicale suivant que l’idée par laquelle l’objet nous est connu diffère, c’est-à-dire suivant que diffère le mode de connaître l’objet31. Toujours est-il que la jouissance reste là, comme une condition à remplir sans laquelle il devient impossible de concevoir l’existence des choses singulières elles-mêmes. Condition d’existence qui se dévoile comme un manque d’être qui doit être supplée par une sorte d’addition d’avoir. Et ce sera justement ce que les Pensées métaphysiques vont mettre en évidence, dans la seule apparition de la notion de « jouissance » dans cette œuvre marquée d’ailleurs par le cartésianisme et la scolastique tardive réformée32.
30Dans les Pensées métaphysiques, cette relation de la jouissance à l’existence est mise en avant au chapitre portant sur l’éternité (PM 2/1, § 4). Ce chapitre a plusieurs fonctions : 1/ attribuer l’éternité à Dieu ; 2/ exclure de Dieu la durée ; 3/ attribuer la durée aux choses créées ; et 4) exclure les choses créées de l’éternité. À cet égard, il devient important de bien distinguer l’attribution de l’existence à Dieu et aux choses créées. Cette distinction passe par le fait que les choses créées sont incapables de subsister par elles-mêmes, autrement dit « existent toujours par la seule force [vis] ou essence de Dieu, non point par une force propre », contrairement à Dieu qui existe par la seule nécessité de son essence. De là suit que la continuation des choses créées dans leur existence ne puisse dépendre d’elles-mêmes, autrement dit, que « l’existence présente des choses [ne soit pas] cause de leur existence future ». Cette cause doit être cherchée « seulement [dans] l’immutabilité de Dieu ». Dieu est donc cause de la conservation ou « recréation » continuelle des choses. D’où une première conclusion :
1º Qu’une chose créée peut être dite jouir de l’existence parce qu’en effet l’existence n’est pas de son essence ; mais Dieu ne peut être dit jouir de l’existence, car l’existence de Dieu est Dieu lui-même, de même aussi que son essence ; d’où il suit que les choses créées jouissent de la durée ; mais Dieu n’en jouit en aucune façon [n. s.].
31Les choses créées « jouissent » donc de l’existence, dans la mesure où l’existence ne suit pas de leur essence, où elles ne sont pas des êtres existants nécessairement, où elles sont des êtres qui n’existent pas par leur propre force. La jouissance est ici caractérisée comme une certaine forme de possession, à savoir la possession de ce qui, ne constituant pas l’essence de la chose créée et ne pouvant pas non plus s’en déduire, lui est donné de l’extérieur, et par conséquent que la chose créée « a ». Ce qui jouit de l’existence peut en jouir justement du fait que l’existence ne lui appartient pas nécessairement, mais peut lui être attribuée d’une façon ou d’une autre. Il semblerait donc que l’on ne jouisse que de ce que l’on a, mais non de ce que l’on est. Une chose créée jouit de la durée dès qu’elle possède l’existence, mais il serait impropre de dire que Dieu en jouit, lui qui est l’Existence elle-même. La jouissance serait de l’ordre de l’avoir, non de l’être. La fruitio semble ainsi caractériser le rapport des choses singulières à leur existence pour autant que celle-ci ne dépend pas d’elles, mais d’autre chose. La fruitio serait dès lors dans le cas de l’usufruit tel qu’il est défini juridiquement, à savoir comme le droit à l’usage et la jouissance d’un bien dont on n’est pas le propriétaire33. Est-ce à dire que toute jouissance ne puisse se concevoir que « sous la durée », comme une propriété de l’existence modale ? Cela semble le cas, d’après ce texte au moins.
32Et pourtant, nous ne pouvons tirer de ce texte aucune conclusion certaine quant au déploiement total de la sphère d’extension de la jouissance. En effet, comme nous l’avons déjà remarqué, Spinoza a très clairement conçu le rapport de la jouissance à l’éternité aussi bien dans le Traité de la réforme que dans le Court Traité. C’est aussi le cas de la lettre 12 à L. Meyer, qui date de la même époque que les Pensées métaphysiques, dans laquelle Spinoza rapporte la jouissance à Dieu. Néanmoins, nous pouvons de toute façon tirer quelque chose de l’étude des Pensées métaphysiques. En effet, Spinoza s’efforce d’exprimer la pensée cartésienne dans le langage conceptuel de l’École, afin de la ramener au plus près de sa propre pensée. Toutefois, on sent bien l’écart, peut-être infranchissable, qui demeure entre lui et la langue scolastique : par les distributions conceptuelles qu’elle opère, celle-ci ne lui permet pas de penser la jouissance en rapport à l’être éternel. Mais, pour évaluer toute la mesure de cet écart, nous devons maintenant examiner l’usage de cette notion dans l’Éthique.
LA JOUISSANCE DANS L’ÉTHIQUE
33L’Éthique apportera de nouvelles précisions sur la notion de jouissance qui confirment, en partie, les analyses précédentes, et en partie les renouvellent.
34Nous pouvons commencer par regrouper les textes de l’Éthique où la notion de jouissance fait son apparition selon les différentes sortes d’objet de jouissance. Ainsi, nous jouissons : 1/ soit d’un affect de joie, qu’il soit passif ou actif (É III 44 S34), 2/ soit d’une chose que l’on appète, que ce soit du point de vue du corps ou de l’esprit (É III 59 S), 3/ soit d’un bien (É IV 37 Autre D) – jouissance qui se décline en jouissance d’un bien relatif, au sens où il peut être un mal vis-à-vis d’un bien plus grand (É IV 65 D) et jouissance du souverain bien (É IV App. Chap. 25) –, 4/ soit enfin de la vie (É IV 63 C S) – jouissance qui se décline, elle aussi, en une jouissance de la vie relative à la santé ou à la maladie (l’homme sain « jouit mieux de la vie » que l’homme malade), et en jouissance de la « vie des bienheureux » (É IV 54 S). Celle-ci est aussi jouissance de la « vie de l’Esprit », et consiste dans la conduite de la vie conforme à la Raison (É IV App. Chap. 5, 8 et 9).
35La première chose à noter est que ces différents groupes de jouissance ne s’excluent nullement les uns les autres. Autrement dit, ils n’expriment pas forcément des différences dans la jouissance. Ainsi, jouir d’un objet que nous considérons un bien, c’est jouir d’un affect de joie, suivant l’identification entre joie et bien opérée en Éthique III 39 S. Il s’agit donc d’une même jouissance rapportée à des aspects différents d’une même chose. Mais il y a aussi des jouissances qui se rapportent à des choses différentes. Comme dans le Court Traité, ces choses peuvent se regrouper sous deux catégories distinctes : les choses périssables et les choses éternelles. Si bien que ces différents groupes impliquent tous la distinction fondamentale déjà établie dans l’étude des premières œuvres entre deux sens de la jouissance, l’un par lequel nous nous perdons, l’autre par lequel nous nous sauvons.
36Ensuite, il est possible d’extraire de ces textes les propriétés principales de la jouissance. On constate, d’une part, que la jouissance se caractérise par la possession de ce dont on jouit35. Nous jouissons dans la mesure où nous possédons ou croyons posséder en acte ce qui nous manquait ou ce que nous croyions manquer. Une telle possession se rapporte tantôt au corps, tantôt à l’esprit (É III 59 S). En premier lieu, la jouissance peut venir satisfaire un « appétit » du corps, en modifiant par là son état présent et en le déterminant à en acquérir un autre. Autrement dit, la jouissance peut se concevoir du point de vue du corps, et entrer par là dans sa mécanique comme un élément déterminant36. Or, que la jouissance puisse se rapporter directement au corps, sans passer par une idée, doit être mis au compte de l’évolution de l’anthropologie spinozienne. En effet, ce point est nouveau vis-à-vis du Court Traité. La raison en est que la connaissance de l’homme ne passera plus seulement par les modes de la pensée37, mais dépendra aussi de celle du corps38. Dès lors la jouissance, quoi qu’il en soit de sa nature pour le moment, pourra se rapporter aussi bien au corps qu’à l’esprit et ne sera donc plus la marque exclusive des idées et des affects de l’âme. En second lieu, lorsqu’elle sera rapportée à l’esprit, il y aura deux modalités de la jouissance. Soit l’esprit jouit moyennant une idée confuse, soit moyennant une idée vraie. Lorsque nous jouissons par une idée confuse ou mutilée, nous ne percevons de l’objet de notre jouissance que le bien immédiat qu’il représente, sans voir le mal qu’il est « en réalité » (ÉIV 65 D), c’est-à-dire vis-à-vis de la jouissance de la vie de l’esprit (É IV App. 5). Car, d’après ce même chapitre 5 de l’Appendice d’Éthique IV, jouir de la vie de l’esprit est le seul critère de départage entre le bien et le mal39. Or, comme la vie de l’esprit « se définit par l’intelligence », en jouir reviendra à jouir des idées vraies, autrement dit, à les posséder actuellement.
37Mais d’autre part, on voit aussi par là que la possession n’épuise pas tous les sens de la jouissance. Il ne s’agit pas en effet de posséder n’importe quoi, puisque la jouissance ne se donne pas sous n’importe quelle forme de possession. Déjà lorsque l’on rapportait la jouissance à l’esprit, on pouvait remarquer que son objet était considéré comme une certaine espèce de bien. Et c’est cela qui importe. Car la jouissance ne va pas recouvrir la différence entre joie et tristesse, mais plutôt entre deux sortes de joies, les utiles et les nocives, et par conséquent entre deux sortes de biens, ceux qui sont des bien uniquement vis-à-vis de nos joies (É III 39 S) et les biens proprement dits, c’est-à-dire « ce que nous savons avec certitude nous être utile » (ÉIVDéf. 1). Certes, les biens relatifs sont ceux qui se rapportent à l’homme de telle façon que, soit qu’ils ne visent que la jouissance du corps (comme dans le cas de la libido), soit qu’ils atteignent l’esprit (comme c’est le cas des richesses, mais surtout des honneurs), leur action se produit au détriment de la « vie de l’esprit ». Et ainsi, les biens relatifs seront toujours des maux absolus vis-à-vis du souverain bien40. Toutefois, cela n’empêche pas que, relativement à l’idée que nous nous en faisons, ils soient nécessairement considérés comme des biens. De sorte que la jouissance va se rapporter toujours à ce que nous considérons, à tort ou à raison, comme un bien.
38Enfin, une dernière caractéristique de la jouissance doit être la satisfaction. Cette caractéristique n’est pas signalée par Spinoza en tant que telle. Cependant, si l’on tient compte de la différence contextuelle, on peut dire qu’elle l’a été au moins à une occasion, à savoir lorsque dans le chapitre du Court Traité dédié à l’amour, Spinoza remarque que « notre amour doit nécessairement se reposer » en Dieu, « parce qu’il est parfait » (CT 2/5 § 9). C’est donc sa perfection même, le fait que rien ne lui manque, ce qui nous permet de trouver le repos en lui, et qui fait qu’il soit la seule « chose » qui puisse nous procurer une telle satisfaction.
39Il est vrai que, dans l’Éthique, les choses changent. D’une part, le repos n’est plus du tout une caractéristique pouvant être attribuée à l’esprit, même pas par métaphore ; le repos est un état des corps, et est toujours relatif à un mouvement. D’autre part, la conception du désir comme manque ne sera plus valide ; le désir exprime au contraire l’essence actuelle de l’homme. Cependant, si nous comprenons la satisfaction comme la « fin », toujours relative, d’une affection (qu’il s’agisse d’un mouvement-repos du corps ou d’une idée de l’esprit), non pas comme la fin de l’affection, bien entendu, puisqu’il n’y a pas des fins dans la nature, mais comme le moment d’inflexion où une affection se tourne en une autre, alors, nous pourrons mieux comprendre le sens de la satisfaction. De fait, Spinoza donnera l’exemple d’une telle « satisfaction » (bien qu’il n’utilise pas le terme), dans le scolie de la proposition 59 avec lequel il termine le De Affectibus. Il y est question du passage de l’état du corps en un autre, passage qui se produit après la jouissance de l’objet aimé. À cet égard, il donne l’exemple de l’amour pour la nourriture ; or, dans ce cas, le passage est déterminé par une affection bien précise, à savoir par le remplissage de l’estomac. On pourrait schématiser le processus de satisfaction comme suit : 1/ désir de l’objet aimé corrélatif à un certain état du corps ; 2/ jouissance de l’objet aimé corrélatif à un processus de modification ou d’inflexion de l’état du corps ; et 3/ satisfaction du désir corrélatif à un état nouveau du corps.
40Aussi pouvons-nous caractériser la jouissance de façon plus précise. Elle s’explique en effet toujours par trois propriétés fondamentales : d’abord, la possession actuelle de ce dont on manquait ou croyait manquer ; ensuite, par le fait que l’on ne jouit que de ce que l’on considère, à tort ou à raison, comme un bien ; enfin, la satisfaction que toute jouissance implique. Ainsi, la jouissance ne peut pas se comprendre, en général, sans la satisfaction que la possession actuelle d’un bien nous procure. Toutefois, bien qu’il soit possible de déterminer quelques-unes des propriétés de la jouissance, il ne ressort pas de cette caractérisation sa nature de façon claire et distincte. Ce qui nous permettra de déterminer la nature exacte de la jouissance sera son rapprochement avec d’autres notions qui sont dans le voisinage de celle-ci, soit textuellement, soit conceptuellement. À cet égard, nous constatons que le verbe frui est mis en relation avec l’affect d’amour, d’une part (en conformité avec les développements du CT), et de l’autre, le verbe gaudere, à propos duquel nous nous interrogions plus haut.
41Tout d’abord, la jouissance est rapportée à l’amour : c’est le cas du scolie de la proposition 59, lorsque Spinoza fait certaines remarques au sujet de l’Amour. Citons le texte :
Et pourtant, sur l’Amour, il faut encore noter qu’il arrive très souvent, tandis que nous jouissons d’une chose [dum re (…) fruimur] à laquelle nous avions aspiré, que le Corps, changeant d’état sous l’effet de cette jouissance [ex eâ fruitione], se trouve déterminé autrement, et que d’autres images de choses soient excitées en lui, et qu’en même temps, l’Esprit commence à imaginer d’autres choses, et à en désirer d’autres41.
42Ce scolie nous montre l’affect de joie passive nommé « amour » dans son processus d’effectuation, en tant que passage42. À cet égard, la jouissance sert à décrire le processus interne de l’amour. En effet, la jouissance désigne ici l’acte par lequel on possède actuellement une chose à laquelle on a été déterminé à aspirer (appetere) par une cause externe. Cet acte enveloppe une certaine durée, laquelle consiste dans les différents changements de l’état du corps : la jouissance dure tant que dure l’état du corps dans lequel l’amour s’est effectué, état qui est différent du précédent et de celui qui le suivra. De ce point de vue, elle est l’effet d’une certaine affection et a par conséquent tous les caractères d’un affect : elle naît d’une affection (une détermination de l’appétit) et exprime une augmentation de la puissance d’agir qui, par la possession actuelle de l’objet de son amour, s’unit à celui-ci comme à son souverain bien. Elle recoupe donc en partie au moins les déterminations de cet affect particulier qu’est l’amour, mais ne se confond pas avec sa définition, qui est « la joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ». Au lieu d’entrer dans la définition de l’amour, comme c’était le cas dans le Court Traité, la jouissance vient expliquer son développement interne, ou du moins le moment, essentiel dans l’amour, de l’union avec l’objet aimé. Et pourtant, d’un autre côté, nous dira Spinoza, la jouissance marque aussi la fin de l’amour, et est comme l’indice de sa mort inévitable. En effet, c’est « sous l’effet de la jouissance » ou « par elle » (ex eâ) que le corps aimant change d’état, changement qui contrariera cependant sa propre cause. Il est donc une affection qui jouera le rôle de cause d’un autre genre d’affect, tout à fait à l’opposé de celui dont il provenait : le dégoût et l’ennui. Nous passons ainsi vers des affects de haine qui diminuent notre puissance d’agir43.
43L’amour est donc jouissance dans son effectuation, mais aussi d’une certaine manière jusqu’à sa mort, que la jouissance semble entraîner inexorablement, comme une conséquence de cette effectuation. La jouissance semble ainsi être à la fois conséquence de l’amour, pour autant qu’il s’effectue, et cause de sa fin. Nous aimons quelque chose, nous l’appétons, nous en jouissons lorsque nous l’obtenons – et nous en sommes dégoûtés dès que nous sommes satisfaits. Or, la jouissance ne peut être considérée comme un « effet » de l’amour que si l’on adopte le point de vue de sa mort, c’est-à-dire de sa transformation en un autre affect, non celui de sa naissance. En effet, l’amour a été supposé donné dans le scolie cité plus haut. En revanche, si l’on considère l’amour du point de vue de sa naissance, de sa production ou génération (qui n’est certes pas celui de notre scolie), il faudrait dire que c’est dans la jouissance que l’idée de quelque chose d’extérieur vient s’attacher à la joie comme à sa cause, c’est-à-dire que l’amour apparaît ou se produit. Car, s’il est vrai que nous ne jouissons que de ce que nous possédons actuellement, nous ne jouissons pas seulement du fait que nous possédons le bien aimé dans sa totalité ; nous pouvons jouir aussi des possessions partielles. Par exemple, lorsque le gourmand jouit du seul parfum d’un mets, ce sera cette jouissance partielle qui le déterminera à l’appéter. Ces possessions partielles sont extrêmement importantes puisqu’elles préparent la possession totale, si jamais celle-ci se produit, et anticipent en quelque sorte l’union avec le bien aimé44.
44Peut-on trouver d’exemple de telles jouissances chez Spinoza ? Nous croyons qu’il est possible, et même peut-être nécessaire, de relire le proemium du Traité de la réforme de ce point de vue. C’est notamment le cas du paragraphe 11, lorsque Spinoza écrit : « Bien qu’au début, ces intervalles [ceux pendant lesquels ces “maux” cédaient aux remèdes] aient été rares, et n’aient duré qu’un espace de temps très limité, pourtant à mesure que le bien véritable me fut de mieux en mieux connu, ces intervalles devinrent plus fréquents et plus longs. » Avant donc que le narrateur du proemium s’unît à ce « quelque chose, dont la découverte et l’acquisition » le fît « jouir pour l’éternité d’une joie suprême et continue », il a dû passer par des moments de possession partielle, sinon de ce « quelque chose » en lui-même, du moins de ce « quelque chose » tel qu’il se révélait progressivement grâce aux « remèdes ». Autrement dit, la naissance de l’amour peut être décrite de deux manières : soit par le fait qu’une joie est « accompagnée » d’une cause extérieure, soit comme le processus interne d’une jouissance partielle. En effet, du point de vue de la naissance, la jouissance, loin d’être un effet de l’amour, en est la condition45. Si bien que la jouissance permet de penser la détermination interne de la dynamique de cet affect qu’est l’amour, sa durée ou son existence.
45D’autre part, et de façon bien plus explicite, la jouissance est non seulement rapprochée de l’amour, mais encore identifiée semble-t-il, du moins à première vue, au gaudium : c’est le cas notamment de la seconde démonstration de la proposition 37 d’Éthique IV. Citons aussi ce texte :
Un bien auquel un homme aspire pour soi, et qu’il aime, il l’aimera d’un amour plus constant s’il voit que d’autres l’aiment (par la Prop. 31 p. 3) ; et par suite (par le Coroll. de la même Prop.) il s’efforcera de faire que les autres l’aiment ; et comme ce bien (par la Prop. précéd.) est commun à tous, et que tous peuvent en avoir contentement [gaudere], il s’efforcera donc […] de faire que tous aient contentement [gaudeant], et (par la Prop. 37 p. 3) d’autant plus qu’il jouira [fruetur] plus lui-même.
46Il est à noter premièrement que ce texte (par un déplacement remarquable que nous aurons l’occasion d’étudier) fait lui aussi référence à l’amour. Non plus, certes, à l’amour considéré comme un affect passif de joie, capable de faire passer l’homme d’un état à son contraire, mais comme une variation affective de joie active se perpétuant en elle-même, et faisant que l’homme, par conséquent, persévère dans l’état et l’affect qui ont été à l’origine du désir de ce bien. Il s’agit pour Spinoza, en effet, de démontrer, d’une part, que l’homme qui suit la vertu est déterminé à désirer que d’autres appètent, ou « aiment » (suivant la précision faite dans la seconde démonstration), le bien appété et aimé par lui. De l’autre, il s’agit aussi de démontrer qu’il y a une nécessaire progression dans un tel désir, progression d’après laquelle l’homme vertueux sera d’autant plus déterminé à le désirer « qu’il possédera [habuerit] une plus grande connaissance de Dieu ». Quel est le rôle de la jouissance dans la description de ce genre d’amour ?
47Si la première partie de la proposition pose une loi ou règle générale concernant la nature du désir naissant de l’appétit de connaître Dieu, la seconde partie établit une règle de proportionnalité directe entre l’augmentation de ce désir et la plus ou moins grande connaissance (de Dieu) qui en a été à l’origine. Or, la jouissance apparaît justement lors de la démonstration de cette deuxième partie de la proposition. Elle apparaît donc à nouveau comme un élément de la dynamique de l’amour, cette fois-ci non pas comme ce par quoi l’amour naît, s’effectue ou meurt, c’est-à-dire ce qui fait que l’homme change d’état, mais ce par quoi l’on est déterminé à communiquer aux autres un tel bien et à augmenter le désir de cette communication. Autrement dit, la jouissance apparaît comme ce par quoi nous sommes déterminés à persévérer dans un tel état, et non plus à changer. Mais comment cela se peut-il ? Comment la jouissance peut-elle avoir ce double effet : causer la persévérance d’un être dans son état ou de changement dans un autre ?
48Il nous semble que la réponse peut être trouvée dans la proposition 37 elle-même. En effet, si nous rapportons les termes de cette seconde démonstration à ceux de la proposition, nous constatons que le fruetur de la seconde démonstration vient reprendre le habuerit de la proposition. Mais il ne le reprend pas comme un strict équivalent. En effet, entre la proposition 37 et sa seconde démonstration, il y a un léger glissement de sens, puisque l’on passe de la possession d’une idée (sc. la connaissance de Dieu) à la jouissance d’un bien commun à tous les hommes. Autrement dit, le fait de « jouir » (fruetur) est posé dans la seconde démonstration comme l’équivalent affectif du fait « d’avoir » ou de « posséder » (habuerit) qui apparaît dans la proposition. Mais Spinoza ajoute une autre détermination de la jouissance, à savoir sa qualité : nous jouissons de ce que nous « avons », et d’autant plus que l’objet ainsi « eu » (possédé) est un bien commun à plusieurs êtres. Ainsi, la qualité de la jouissance dépend en dernière instance de la nature de l’objet possédé. Si bien que la nature singulière de notre jouissance et ses effets dépendront de la nature de l’objet aimé et possédé, autrement dit, il y aura des différences de nature entre les différentes formes de jouissances.
49Pourtant, et c’est le deuxième point à noter, Spinoza assimile en même temps le verbe frui au verbe gaudere. S’agit-il, comme le laisse entendre la traduction de Pautrat, de cet affect passif de joie décrit dans la Définition 16 des Affects, et que Spinoza nomme le gaudium46 ? Nous ne le croyons pas, car, s’il en était ainsi, il faudrait en conclure qu’une passion peut naître d’une idée claire et distincte (à savoir le « bien commun à tous ») ; ce qui est manifestement faux. En fait, nous pouvons déterminer le sens du gaudere en nous rapportant au scolie de la proposition 36, où ce même verbe apparaît. Ce renvoi est d’autant plus justifié que Spinoza lui-même le fait. La proposition 36 nous dit : « Le souverain bien de ceux qui suivent la vertu est commun à tous et tous peuvent également gaudere47. » À nouveau la proposition est divisée en deux parties. Spinoza nous dit en effet, d’une part, que le souverain bien est commun à tous ; de l’autre, que tous peuvent également gaudere. Or, la deuxième partie, qui seule nous intéresse ici, est reformulée par Spinoza comme suit :
[L]e souverain bien de ceux qui suivent la vertu, c’est de connaître Dieu, c’est-à-dire […] un bien qui est commun à tous les hommes, et que tous les hommes, en tant qu’ils sont de même nature, peuvent posséder également [possideri aequè potest].
50Le gaudere semble donc être assimilé, lui aussi, à une possession. Aussi est-ce par là que gaudere et frui peuvent justement se recouper, en même temps que diverger. En effet, si ces verbes se rejoignent dans l’idée de possession, ce qui les distinguera sera le type de possession. Quel est en effet le rôle du gaudere dans la proposition 36 ? Il ne se pose pas immédiatement comme une possession également actuelle, mais simplement comme une possibilité. C’est ce qu’indique le potest possideri : tous les hommes ont la possibilité de posséder également la connaissance de Dieu. Ce qui veut dire, non qu’il y ait des hommes qui possèdent l’idée de Dieu et d’autres qui ne la possèdent pas, ni même qu’il y ait des hommes qui la possèdent adéquatement et d’autres inadéquatement, et donc qu’il y aurait un passage de la non-possession à la possession, ou de l’inadéquation à l’adéquation. De fait, Spinoza est formel sur ce point : « l’Esprit humain a la connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu » (É II 47). L’égalité de la possession fait d’abord référence à la manière dont cette idée est possédée, c’est-à-dire que tous les esprits humains sont, par nature, dans le même rapport à l’idée de Dieu. C’est en effet dans la mesure où les hommes sont « de même nature » (ÉIV 36 D) qu’ils possèdent également l’idée de Dieu. Or, être de même nature veut dire ici se définir par la raison, c’est-à-dire être conduit par la raison. Mais justement, « avant » de vivre sous la conduite de la raison, l’homme expérimente une augmentation graduelle de sa vertu48. De telle sorte que « également » veut dire, ensuite, « au même degré ». La possibilité dont il est alors question n’a rien à voir avec une possibilité abstraite ou simplement logique. Il s’agit d’une véritable propriété réelle de la nature humaine. C’est ce qui ressort d’ailleurs du scolie de la proposition 36, lorsque Spinoza écrit que « l’homme ne pourrait ni être ni se concevoir s’il n’avait le pouvoir de jouir [potestatem gaudendi] de ce souverain bien. Car il appartient (par la Prop. 47 p. 2) à l’essence de l’Esprit humain d’avoir [habere] une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu49 ». Le « pouvoir de jouir » du souverain bien est une propriété de l’essence humaine qui se déduit directement de ce que l’homme a une idée adéquate de Dieu. Ce pouvoir s’exprimera dans la jouissance actuelle de « la vie bienheureuse ».
51Dès lors, le rapport entre le souverain bien (la connaissance de Dieu), la possibilité que tous les hommes ont de le posséder également, le pouvoir de jouir (potestas gaudendi) de ce souverain bien comme propriété de l’homme, et sa jouissance (fruitio) effective s’éclaire. Le pouvoir de « jouir » du souverain bien, sans lequel l’homme ne pourrait ni être ni se concevoir, dépend du fait qu’il « appartient à l’essence de l’Esprit humain d’avoir une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu ». Autrement dit, l’esprit humain possède actuellement une idée adéquate de Dieu, et, dans la mesure où il la possède, il a le pouvoir d’en jouir. Tout le problème sera dès lors : comment parvenir à sa jouissance effective ? Il faut distinguer entre la possession actuelle de l’idée de Dieu et sa jouissance effective. Car, de fait, nous sommes « séparés », pour ainsi dire, de cette connaissance de Dieu par toute la distance (imaginaire) des idées inadéquates qui remplissent notre esprit. Et ainsi, nous la possédons sans en jouir effectivement, en tant que telle, parce que d’autres objets nous possèdent obsessionnellement, vers lesquels notre pouvoir de jouir se tourne. Aussi jouissons-nous toujours et immanquablement – que ce soit de la connaissance de Dieu, ou bien au contraire des choses périssables qui nous en séparent. Nous jouissons toujours, et de quoi que ce soit, à chaque fois que nous aimons – et nous sommes immanquablement déterminés à aimer quelque chose. En effet, suivant le Court Traité, « nous ne pourrions exister sans jouir de quelque chose à quoi nous unir et par quoi nous renforcer ». Cette idée sera reprise par Spinoza dans l’Éthique, comme nous l’avons vu, lorsqu’il nous dit que « l’homme ne pourrait ni être ni se concevoir s’il n’avait le pouvoir de jouir de ce souverain bien » qu’est la connaissance de Dieu. Autrement dit, l’homme ne pourrait ni être ni se concevoir s’il ne jouissait actuellement d’une certaine manière, que ce soit dans la passion, et par l’intermédiaire d’autres choses, ou dans les actions et directement de la connaissance Dieu, tel qu’il s’exprime par lui50.
Remarques sur la jouissance et ses traductions
52Nous constatons par là qu’entre le gaudere et le frui s’établit une identité de fond, qui se joue indépendamment de la signification de cet affect passif qu’est le gaudium, en même temps que la double possibilité de transitions graduelles et de différences de nature entre les différentes jouissances. Cette identité a pour fondement le pouvoir de jouir (potestas gaudendi) de l’homme. Mais elle peut s’actualiser soit dans la jouissance (fruitio) effective de l’idée de Dieu que nous avons, soit dans la jouissance des choses périssables51. Le pouvoir de jouir est toujours une jouissance actuelle qui se distingue suivant l’objet possédé et qui nous détermine intérieurement à nous attacher à telle ou telle vie affective, et à tel ou tel mode de vie. C’est cette identité fondamentale entre gaudere et frui qui fait que le premier doit être traduit par « jouir » plutôt que par « être content » ou « s’épanouir », ayant la plupart du temps la même valeur que la notion de frui/fruitio52.
53Toutefois, ce n’est pas là une préférence arbitraire. Elle est au contraire commandée par le genre d’idée qui est la cause de l’affect. Car, ou bien le gaudium naît de l’idée adéquate des vertus et des causes des affects, et alors il est actif. C’est cette espèce de gaudium dont nous pouvons dire qu’il naît de la connaissance adéquate de ce qu’une chose s’est produite nécessairement. Ou bien il naît d’une « fausse espèce de liberté », et alors il est passif (É V 10 S). Dans la mesure où, dans ces deux cas, l’âme est actuellement affectée du gaudium, celui-ci devra être rapporté à la jouissance. Mais, dès lors que le gaudium suit de l’idée d’une chose passée dont nous avons douté de l’événement, non seulement cet affect est rapporté à une idée inadéquate de nous-mêmes ou de la nature (que nous appelons alors « sort » ou « destin »), mais encore à un temps passé, dont nous nous souvenons. Ce qui veut dire qu’il y aura comme un redoublement de l’affect passé, qui a été nécessairement une jouissance (passive), par un affect présent, qui dès lors devrait s’appeler un « ré-jouissement ». Si bien que le terme même gaudium doit être traduit par « jouissance » lorsqu’il vient substantiver le verbe gaudere et qu’il n’y a pas de référence possible à l’affect passif appelé gaudium53 et par « réjouissement » lorsqu’il désigne ce dernier.
54Dans tous les cas, néanmoins, le gaudium de la définition 16 d’Éthique III devra toujours être pensé dans son rapport à ce gaudium premier, et à ce pouvoir de jouir fondamental dont il ne peut être qu’une expression. Et pourtant, le gaudium répond bien à l’exigence spinoziste posée au scolie de la proposition 4 d’Éthique V selon laquelle « c’est par un seul et même appétit que l’homme est dit tant agir que pâtir ». Car, en effet le gaudium actif est la joie qui naît de l’idée de ce que quelque chose, que nous savions devoir se produire nécessairement, s’est produite nécessairement, et que cette nécessité impliquait notre puissance d’agir. Le gaudium passif est la joie de ce que quelque chose, que nous croyions seulement possible, s’est produit grâce à nous. Mais ce gaudium passif peut se dire soit « au présent », soit « au passé ». Et c’est en tant qu’il se dit « au passé » qu’il sera défini dans l’Éthique III, et qu’il devra être traduit par « réjouissement ».
LA JOUISSANCE DANS LE TRAITÉ POLITIQUE
55Il reste à considérer un dernier domaine du champ lexical de la jouissance constitué par ce que l’on pourrait appeler la jouissance politique. Dans le Traité politique, en effet, et comme nous l’avons déjà dit, Spinoza utilise deux termes pour désigner la jouissance d’objets politiques : le verbe obtinere et le verbe gaudere54. Nous pouvons commencer par faire trois remarques. Une première remarque au sujet du verbe obtinere. Ce verbe apparaît au total vingt-deux fois dans le Traité politique. À son égard, Alexandre Matheron rappelle qu’il prend au moins deux sens : ou bien il peut être pris au sens d’une « acquisition », ou plutôt de « l’acte d’acquérir », du « mouvement par lequel on cherche à obtenir quelque chose » (comme en TP 5/2) ; ou bien il peut signifier le fait de « jouir effectivement d’une chose », c’est-à-dire la possession formelle de quelque bien (comme en TP 3/6)55. De fait, il faut préciser que le verbe obtinere a en latin d’abord le sens de « tenir solidement » et de « avoir en pleine possession » ou encore, comme frui, de « jouir actuellement56 ». C’est donc conformément au sens du mot latin que la traduction par « jouissance » ou « possession » doit être d’abord considérée. Ce n’est qu’ensuite que nous pouvons lui donner ses autres sens : maintenir ou conserver (ce qui semble impliquer d’ailleurs toujours une défense), et gagner ou acquérir. Une deuxième remarque au sujet du verbe gaudere. Ce verbe apparaît dix fois dans le Traité politique. Cependant, il a ici toujours le sens d’une possession actuelle ou virtuelle (sauf dans sa première occurrence), ne faisant jamais référence à l’affect de gaudium défini en Éthique III, affect qui ne joue aucun rôle dans le Traité. Il est d’ailleurs presque partout apposé soit au terme jus soit au terme libertas. De ces dix occurrences, en trois cas seulement il s’applique à d’autres termes (soit à un gain de la part de quelqu’un, soit au plaisir, dans sa première occurrence, que donne la connaissance adéquate des affects). Enfin, dernière remarque : les deux verbes servent à exprimer la même idée d’une possession politique effective : que ce soit un certain droit, une liberté ou encore la paix ou la sécurité. Autant dire qu’ils sont assimilables du point de vue de leur sens spécifiquement politique.
56Ces trois remarques ne sont pas purement lexicales. Elles nous permettent au contraire de saisir dans le texte même les traces d’un type de discours politique bien défini : la société politique conçue comme la condition nécessaire pour les associés de jouir des droits civils. Rappelons ici, comme exemple, la définition de la Cité proposée au début du De jure belli ac paci par Grotius : Est autem civitas coetus perfectus liberorum hominum, juris fruendi et communis utilitatis causa sociatus. Jean Terrel a pu noter à cet égard :
Comme souvent dans la tradition scolastique antérieure, Aristote et Cicéron sont utilisés. La notion de perfection est aristotélicienne ; le but assigné au rassemblement – la jouissance du droit et l’utilité commune – et le fait que s’associer en cité revient à former un peuple sont la reprise presque littérale d’un texte de Cicéron transmis aux médiévaux par saint Augustin : « La république est la chose du peuple, le peuple n’étant pas tout rassemblement d’hommes regroupés de façon quelconque, mais le rassemblement d’une multitude associée par un accord sur le droit et par une communauté d’utilité »57.
57J. Terrel montre de manière remarquable que ce genre de discours politique, « républicain », bien qu’il mobilise une théorie du contrat social, ne s’articule pas chez Grotius à une théorie de la souveraineté. Celle-ci substitue, déjà chez Bodin, à la jouissance des droits, l’obtention de la sécurité par l’obéissance. Alors que Hobbes, en articulant contrat social et souveraineté à partir de sa doctrine du droit naturel, a fondé philosophiquement une théorie de l’obéissance politique et de la soumission volontaire à la souveraineté, Spinoza, en éliminant le moment du pacte et en articulant sans médiation une théorie du droit naturel à sa doctrine de la souveraineté, sera à même de retrouver une théorie, philosophiquement fondée, de la jouissance politique et de la production permanente de la souveraineté58.
58Cependant, est-ce que cette assimilation d’obtinere et de gaudere nous permet d’inclure cette « jouissance politique » au sein du domaine de l’affectivité ? Car, il n’est pas sûr que ce soit le verbe obtinere qui acquiert, par cette assimilation, une acception affective, plutôt que le verbe gaudere n’en perde la sienne. Il semble ainsi, de prime abord, que l’assimilation de ces termes au lexique de la jouissance tel que nous l’avons développé ne soit pas immédiatement justifiée59. Pour tenter de répondre à cette question, il va falloir passer en revue les occurrences des verbes obtinere et gaudere dans le Traité politique.
59Commençons donc cette analyse en remarquant que la première apparition du verbe obtinere se trouve dans l’important article 15 du chapitre 2 du Traité politique. Il s’y agit du « droit naturel de chacun », c’est-à-dire le conatus propre à chaque individu, dont Spinoza affirmera que, à l’état de nature, nous n’avons aucune sécurité d’en jouir (obtinendi). La jouissance effective de notre essence actuelle, de notre puissance d’agir, a pour condition nécessaire et suffisante la collectivité ou multitude déjà organisée (aussi précaire que soit cette organisation). Car, ce n’est que par et dans la collectivité que le désir constitutif de notre essence actuelle peut tout simplement durer, c’est-à-dire exister : nous ne pouvons persévérer dans l’être sans l’entraide et cela, non pas par accident, mais par nature – étant donné notre nature ou condition commune. De ce point de vue, on pourrait ajouter qu’exister pour un individu, c’est d’abord avoir le pouvoir de se posséder actuellement, c’est-à-dire avoir la potestas gaudendi non seulement du « souverain bien », dont parlait le scolie de la proposition 36 d’Éthique IV, mais de soi. Mais avoir ce pouvoir, cela n’est possible que par une puissance collective qui rende possible l’effectuation de l’obtinentia de la puissance individuelle. Si bien que l’existence individuelle enveloppe et exprime une puissance collective.
60En un certain sens, nous sommes bien ici dans le contexte du gaudium-âme. Tout se passe comme si, en élaborant les conditions de possibilité de l’obtinentia du droit naturel individuel (i. e. du conatus), Spinoza se penchait sur le problème de l’articulation du conatus individuel (ici, celui de l’esprit – mais c’est le même que doit arriver pour le corps) et du gaudium. Maintenant, si cette obtinentia du droit naturel est une jouissance de la puissance d’agir qui ne comporte pas de connotation affective, la raison en est peut-être qu’elle se rapporte moins à l’individu qui la réalise qu’aux conditions qui rendent réalisable dans l’individu une jouissance à connotation affective – un gaudium-âme. L’émergence de la forme de jouissance-obtinentia est la condition (collective) de possibilité d’une jouissance-gaudium de l’individu. L’obtinentia peut et doit être pensée comme la condition du gaudium-âme, et doit donc être considérée indépendamment de la folie ou de la sagesse, c’est-à-dire du type d’ingenium de l’individu dans lequel elle se réalise effectivement comme gaudium. Bref, elle est la forme, l’espace collectivement délimité, qui rend possible l’exercice du gaudium individuel légitime.
61Cela peut être confirmé et précisé par la différence d’usage fait par Spinoza des verbes obtinere et gaudere. Ainsi, au début du chapitre III du Traité, alors qu’il s’agit de déterminer les deux aspects de l’homme en tant qu’animal politique, citoyen et subditum, Spinoza écrit que « les hommes, dans la mesure où ils gaudent de toutes les commodités de la Cité par le droit civil, nous les appelons des “citoyens” ; et “sujets” dans la mesure où ils sont obligés d’obéir aux choses instituées ou lois de la Cité ». Le gaudium de « toutes les commodités de la Cité » est ce qui caractérise l’individu en tant que citoyen (ce qui était déjà le cas d’Éthique IV 38 S 2) ; il doit être distingué de l’obligation d’obéir « aux choses instituées ou lois » qui font de lui un subditum. Se pose la question de savoir si c’est l’obéissance qui rend possible le gaudium ou l’exigence pour ainsi dire vitale que constitue le gaudium qui est le fondement de l’obéissance. À partir de ce qui est dit ici, il n’est pas possible de répondre. Tous les deux, gaudium et obéissance, sont nécessaires et se déterminent l’un l’autre, en ce sens qu’ils construisent leur espace propre d’efficace politique l’un par rapport à l’autre.
62Toutefois, une réponse à cette question s’esquisse par l’usage du verbe obtinere à l’article 6 de ce même chapitre III, qui précise d’ailleurs le sens que donne Spinoza au terme. En effet, Spinoza écrit : « […] la raison enseigne en tout à rechercher la paix, dont on ne peut certes jouir que si les règles de droit communes de la Cité sont observées sans violation60. » L’obtinentia de la paix est ici, comme on le voit, conditionnée par la « conservation » des droits communs inviolés de la Cité. Or, à partir de ce qui est dit juste après, on comprend que cette conservation des droits communs dépend de ce que les individus réalisent leur condition de subditum61. Autrement dit, l’obéissance est bien la condition de la jouissance. Mais elle ne l’est pas directement : ce n’est pas parce que j’obéis que je gaudeo. Toutefois, c’est en obéissant que je participe à la construction de l’espace collectif ouvert de l’obtinentia. C’est par l’intermédiaire de l’obtinentia comme espace ouvert que le gaudium individuel se réalise. Autrement dit, c’est l’obéissance qui fait, non pas le gaudium de l’individu lui-même, mais l’espace ouvert à celui-ci par l’obtinentia. L’obtinentia se donne dès lors comme une sorte d’intermédiaire entre l’obéissance individuelle et la jouissance individuelle qui découlent de la puissance collective.
63Un texte assez remarquable à cet égard se trouve à l’article 5 du chapitre VI du Traité politique où Spinoza veut montrer que la vraie royauté ne consiste nullement à conférer la souveraineté à un seul : « Ils errent d’ailleurs grandement ceux qui croient possible qu’un seul homme détienne le droit souverain d’une Cité62. » Le choix du verbe obtinere opéré par Spinoza ici nous paraît important. Pourquoi ne pas avoir plutôt dit qu’il ne peut se faire qu’un seul gaudet du droit souverain de la Cité ? C’est qu’il s’agit encore une fois ici de l’impossibilité de la construction collective d’un unique espace de jouissance, d’une obtinentia qui ne conditionne qu’un seul gaudium. Comme le dit Spinoza : un tel roi, s’il veut maintenir son pouvoir, sera contraint de se faire des alliés (généraux, conseillers ou amis) avec qui, non peut-être de droit, mais certainement de fait, partagera l’espace de l’obtinentia du droit souverain. Et d’ailleurs, plus petit est l’espace ainsi nécessairement ouvert, plus fragile est le droit souverain de la Cité, le pouvoir de commandement du souverain. Pour ne rien dire du fait qu’un individu seul est exposé à des événements externes (la fortune) dont il n’est nullement le maître et qui le rendent plus faible : être enfant, malade, vieux ; et internes (les passions) dont il est encore moins le maître, puisque, soumis comme il est à sa libido, il se soumet volontiers à la libido de ses maîtresses, laquelle opère en dernière instance comme le vrai « principe » de « réglage » des affaires de l’État. La figure du roi « libidineux », certes plus littéraire que scientifique, sert précisément à illustrer ce qui serait une obtinentia du droit souverain par un seul : l’espace ainsi ouvert à un gaudium individuel sans partage prendrait très vite la figure du désir démesuré, lequel, naturellement, chercherait à se satisfaire en tant que tel. Nous ne savons certes pas encore quel est le rapport exact entre jouissance et désir, mais il semble clair que la délimitation juridico-politique d’un espace où tout est permis à un seul se prête aisément pour que le gaudium de l’individu qui y est placé prenne la forme de l’excès.
64Les autres textes du Traité politique où les verbes gaudere et obtinere apparaissent, recoupent cette différence : ce sont des individus (citoyens, conseils, colonies, villes) qui jouissent, du fait que, par le droit, ils peuvent faire quelque chose – c’est le gaudium politique. Mais c’est la puissance collective qui délimite et distribue l’espace juridique dans lequel ce gaudium prend place – c’est l’obtinentia politique. Bref, l’obtinentia est ainsi un espace de répartition de la jouissance juridique, délimité par une puissance collective, où un certain gaudium individuel, le gaudium d’un droit ou pouvoir de faire, peut prendre place, c’est-à-dire être réalisé.
LES EXPRESSIONS DE LA JOUISSANCE EN L’HOMME
JOUISSANCE DE SOI ET SATISFACTION
65Nous avons montré plus haut comment la jouissance entrait dans la production de l’amour, aussi bien de l’amour passionnel que de l’amour intellectuel. De l’amour passionnel, la jouissance est aussi bien la condition d’apparition, l’effet et la condition de disparition. Dans l’amour intellectuel, elle s’y trouve au contraire comme condition de sa propre persévérance. La jouissance entre donc dans le fonctionnement interne de l’amour, au moment où, par l’amour, nous nous unissons à une chose plutôt qu’à une autre. De quoi dépend le fait que se fasse cette union plutôt qu’une autre ? La nature singulière de la jouissance dépend de la qualité de l’objet auquel elle nous attache : choses périssables ou Dieu. Cependant, cette différenciation de la jouissance est extrinsèque, puisqu’elle dépend de la qualité de l’objet. La détermination intrinsèque de la jouissance par laquelle elle se différencie intérieurement dépendra du genre d’idées produites par l’esprit. En effet, dans tous les cas, la jouissance a des degrés qui se rapportent à un même pouvoir de jouir (potestas gaudendi), lequel dépend de l’esprit, ou plutôt de l’activité de l’esprit, c’est-à-dire, du fait qu’il connaît soit adéquatement soit inadéquatement. Or, justement, dans la mesure où l’esprit connaît, ne se pose-t-il pas lui-même comme objet de son amour, et par là de sa propre jouissance ? Nous devons nous arrêter sur cette question parce qu’elle mène à l’étude d’un « objet » de jouissance tout à fait particulier.
66D’après Spinoza, en effet (et c’est là un élément original de la doctrine de la jouissance de l’Éthique), la jouissance ne sera plus seulement du domaine de l’avoir, mais semble parvenir à l’être même de celui qui jouit. C’est ce qui ressort, notamment, des divers chapitres de l’Appendice d’Éthique IV, où Spinoza développe l’idée d’une jouissance de la vie rationnelle ou bienheureuse (beata). Que veut dire jouir de la vie rationnelle ou bienheureuse ? Le mode de vie qui correspond à la connaissance adéquate, rationnelle ou intuitive, n’est pas simplement quelque chose, un bien parmi d’autres, ni même le bien que nous devrions rechercher avant tout autre. En effet, si nous ne considérons que la vie suivant la conduite de la raison, nous devons noter, d’une part, que celle-ci exprime notre « vraie puissance d’agir » (É IV 52 D), de l’autre, que par « vie », Spinoza entend la conservation de soi, non pas au sens statique, mais dynamiquement, c’est-à-dire les actions par lesquelles nous nous efforçons de persévérer dans notre être (É IV 24). Autrement dit, la « vie rationnelle » est l’expression de la vérité de ce qui nous définit, notre conatus tel qu’il s’exprime au plus haut degré de sa puissance, ou encore, de notre être lui-même. Dès lors, jouir de la vie rationnelle, c’est jouir de notre propre être, non pas par vaine gloire, mais par une juste estimation de notre puissance d’agir. Si bien que, contrairement à ce qui se passait dans le Traité de la réforme et le Court Traité, il s’agira désormais de passer de la jouissance de ce que l’on a à la jouissance de ce que l’on est63.
67Bien entendu, la jouissance d’être ne nie nullement la jouissance d’avoir ; elle l’affirme, au contraire. C’est en effet de l’être que l’avoir se déduit, c’est de l’essence d’une chose que nous pouvons déduire ses propriétés, c’est-à-dire ces choses qui lui appartiennent véritablement, qui suivent de la seule considération de sa nature. Si bien, d’une part, que la jouissance de la vie rationnelle exprimera adéquatement le rapport de l’essence à ses propriétés. Mais, d’autre part, il suit aussi de là que nous ne jouissons jamais vraiment de ce qui nous manque et que nous acquérons, puisque rien de ce que nous croyons manquer n’exprime ce que nous sommes réellement. Nous voulons dire par là, non que l’ambitieux ne jouisse pas de la gloire ; il en jouit, certainement, mais sa jouissance n’exprime pas son essence de manière adéquate. Autrement dit, il y a une « vérité de la jouissance » que la raison seule peut exprimer. C’est donc à partir de notre être que nous jouissons de ce que nous avons. Réciproquement, c’est par l’avoir que nous jouissons de l’être même que nous sommes. S’exprimer adéquatement (ou jouir de ce que l’on a), c’est donc jouir de soi en tant que cause adéquate de ce que nous sommes. C’est lorsque nous rentrons en possession de ce que nous sommes qu’il y a coïncidence de l’être et de l’avoir dans la jouissance, puisque justement tout ce vers quoi nous serons déterminés à nous incliner (i. e. à faire effort), nous le serons rationnellement, tel que cela suit de notre essence.
68Il est pourtant de remarquer que la proposition 52 d’Éthique IV, où Spinoza identifie la raison à la vraie puissance d’agir, traite non pas de la « jouissance de soi » (gaudium ou fruitio in se ipso), mais de la « satisfaction de soi-même » (acquiescentia in se ipso), dans la mesure où cette satisfaction naît de la raison. Or, une véritable doctrine de la jouissance, n’aurait-elle pas dû mettre au premier plan ici la jouissance comme telle plutôt que l’acquiescentia ?
69En vérité, le choix du terme s’imposait. Certes, le verbe aquiesco signifie, tout à la fois, « se reposer dans » (au sens métaphorique de trouver le calme, la tranquillité d’âme), « se complaire », et « consentir » (au sens d’accepter quelque chose). De ce point de vue, on aurait pu s’attendre à l’utilisation du couple frui-fruitio. Cependant, comme le signale Giuseppina Totaro, le substantif acquiescentia est une invention moderne, qui n’existe pas dans le latin classique ni médiéval, n’ayant d’ailleurs jamais été identifié dans les dictionnaires de latin64. C’est en effet, selon toute vraisemblance, par l’intermédiaire de la traduction latine des Passions de l’âme, faite par Henry Desmarets (1630-1725), que ce terme nouveau aurait été introduit dans le lexique philosophique moderne65. Or, nous retrouvons dans la définition de Spinoza la trace de la lecture des Passiones animae aussi bien par la définition qu’il en donne que par les termes qu’il choisit pour l’énoncer. Citons la traduction latine de Desmarets :
Possumus […] considerare causam boni aut mali, tam praesentis quam praeteriti. Et bonum quod à nobis ispsis praestitum fuit, dat nobis acquiescentiam interiorem, quae omnium aliarum Passionum dulcissima est ; cum è contrario malum excitet, Poenitentiam, quae omninum amarissima est66.
70Or, chez Spinoza aussi, l’Acquiescentia in se ipso est rapportée à une cause interne et est opposée à la Poenitentia67. Plus précisément, il la définit comme un affect de joie qui « naît de ce que l’homme se contemple lui-même, ainsi que sa puissance d’agir68 ». Il est par conséquent clair que, la raison n’étant rien d’autre que la vraie puissance d’agir de l’esprit, c’est-à-dire sa puissance d’agir en tant qu’elle produit des effets qui se comprennent par elle seule, la joie qui naît de la connaissance claire et distincte de la raison devra s’appeler acquiescentia in se ipso. C’est donc d’abord en raison du champ de présence cartésien que se fait la dénomination de cet affect.
71Cependant, il faut aussi noter les divergences de la définition spinozienne de l’acquiescentia in se ipso vis-à-vis de celle de Descartes-Desmarets, car cela nous donnera une compréhension plus précise du rapport entre jouissance et acquiescentia. En effet, Spinoza reprend la terminologie cartésienne et son contenu, mais en les adaptant à son propre système et en renouvelant par là le sens. Notons tout d’abord que, à la différence de la satisfaction cartésienne, la définition de l’acquiescentia n’implique pas chez Spinoza un « bien » qui serait l’effet (extérieur ou intérieur) de cette cause interne que nous sommes69. Certes, cela ne veut pas dire qu’un effet extérieur (par exemple, la joie produite en autrui) ne puisse pas nous conduire à une telle satisfaction. Toutefois, il n’en est ni la cause ni l’objet, il n’est que l’occasion, car, d’une part, la cause de l’acquiescentia est l’idée de soi et, d’autre part, son objet en est la puissance d’agir. Ainsi, dans cet affect, tout tend à tourner autour de celui qui en est affecté, narcissisme dont seule la raison peut nous faire sortir70. En effet, dans la mesure où l’acquiescentia est une espèce de l’amour (É III 30 S), elle implique l’idée d’une cause. Ainsi, cet affect sera, dans tous les cas, ou bien Philautia (ÉIII 55 S) ou bien Amor Dei71. Or, la philautia, l’amour propre peut être de deux sortes. Car l’homme peut se contempler comme cause d’un bien, soit en tant qu’il s’imagine par une idée confuse et mutilée, soit en tant qu’il se connaît par une idée claire et distincte, que celle-ci vienne de la raison ou de l’entendement72. Ainsi, la contemplation de soi-même dépendra du type de causalité que nous nous attribuons : le libre arbitre (idée confuse de soi), la nécessité (idée rationnelle de soi) ou la vraie liberté (idée intellectuelle de soi). Autrement dit, l’homme peut être lui-même objet de son propre amour et par conséquent être affecté d’un affect d’acquiescentia de trois manières différentes : selon qu’il se connaît confusément, selon qu’il se connaît rationnellement ou selon qu’il se connaît intellectuellement73. Ainsi, comme nous l’avons déjà fait remarquer, l’esprit dont le corps possède une existence actuelle jouira nécessairement de celle-ci, suivant que l’homme se contemple soi-même et sa puissance d’agir confusément (comme libre arbitre), rationnellement (comme une cause nécessaire) ou intuitivement (comme une partie de la puissance infinie de Dieu). Mais jouir ainsi de l’existence actuelle, c’est jouir quoi qu’il en soit, inconsciemment ou sciemment, de telle sorte que la jouissance entre comme condition de cette espèce d’amour qu’est la satisfaction de soi-même à tous ses degrés et suivant qu’elle est active ou passive.
72Ainsi se dessinent les rapports entre acquiescentia in se ipso et jouissance. Car, si toute forme d’acquiescentia in se ipso suppose la jouissance comme sa condition, c’est que la jouissance elle-même s’explique par la satisfaction. Cependant, nous croyons que, bien que toute acquiescentia in se ipso enveloppe en elle une forme restreinte de jouissance, la jouissance en elle-même, parce que ses objets de satisfaction sont plus nombreux, doit pouvoir exprimer toutes les modalités de la satisfaction – car même l’envieux jouit et trouve un certain repos ou satisfaction dans le mal d’autrui. Autrement dit, la satisfaction, sans exprimer la nature de la jouissance, est toutefois capable de la caractériser comme étant l’une de ses propriétés.
JOUISSANCE DE L’AUTRE ET POSSESSION
73Ces deux expressions de la jouissance de soi, inadéquate et adéquate, vont de pair avec deux expressions de la jouissance de l’autre. Avant d’entrer en matière toutefois, précisons que par « jouissance de l’autre » nous entendons deux choses : ou bien la jouissance que nous avons d’autrui, de l’autre homme, ou bien la joie que nous avons du fait que l’autre jouisse ou ne jouisse pas de quelque chose, c’est-à-dire de la jouissance « à cause de » l’autre.
74Pour commencer, demandons-nous en quoi se distingue la jouissance d’autrui de la jouissance des autres « choses », des modes non humains : pourquoi la traiter à part ? Nous pouvons voir un élément de réponse dans ce que Spinoza nous dira quant à la jouissance que l’homme a de l’autre homme : « À part les hommes, nous ne connaissons pas dans la nature de chose singulière dont nous puissions jouir de son Esprit [cujus Mente gaudere (…) possumus], et nous lier d’amitié ou de quelque <autre> genre de relation [consuetudinis genere] » (É IV App. 26). Ici, l’idée de jouissance manifeste un aspect remarquable, puisqu’elle se révèle, contrairement aux objets non humains de jouissance, concomitante aux relations interhumaines. En effet, si la jouissance d’autrui accompagne « l’amitié ou quelque <autre> genre de relation », c’est parce qu’on ne jouit pas simplement du corps de la chose dont on jouit (ainsi par exemple, le fruit que l’on mange), mais encore de son esprit. Si donc la jouissance de l’autre ne se réduit pas à la jouissance d’une chose, c’est parce qu’elle accompagne des relations qui ne se réduisent pas à la simple possession par incorporation. Est-ce à dire que tout homme jouit nécessairement de l’esprit de celui avec qui il établit une certaine relation [consuetudo], quel que soit son « genre » ?
75Pour le savoir, il faut se rappeler que le terme consuetudo a plusieurs significations : au sens le plus commun, elle désigne soit une coutume (au sens d’habitude « extérieure », par opposition au mos, habitude « intérieure »), soit un certain type de rapport juridique. Néanmoins, elle peut aussi prendre le sens de « relation interhumaine », avec un certain teint affectif et qui va de la simple familiarité à l’amitié ou même à l’amour charnel. Par conséquent, il est évident que la jouissance n’est pas rapportée à tout genre de relations mais aux relations du genre de la consuetudo, c’est-à-dire d’un certain degré de proximité ou d’accord. Or, l’accord le mieux réalisé est celui qui s’établit entre individus humains qui conviennent en nature, ce qui se passe dans la mesure où ils sont conduits par la raison (É IV 35). Mais dans la mesure où ils sont conduits par les passions, non seulement on ne peut pas dire qu’ils conviennent en nature (ÉIV 32), mais encore ils peuvent discorder en nature (É IV 33) et aller jusqu’à être contraires les uns aux autres (É IV 34). Est-ce à dire que les hommes ne jouissent de l’esprit de l’autre que lorsqu’ils sont conduits par la raison ? Spinoza ne le dit pas, et nous avons des raisons de croire que ce n’est pas le cas. Cependant, nous laisserons de côté cette question pour l’instant, et l’aborderons de front un peu plus loin, car il s’y joue quelque chose qui nous semble fondamental. Arrêtons-nous plutôt sur la différence entre l’homme conduit par la raison et l’homme tiraillé par les passions vis-à-vis de la jouissance de l’autre.
76L’attitude de l’homme qui suit la vertu est bien déterminée et de fait correspond aux deux aspects de la jouissance de l’autre. D’une part, en effet, lorsque Spinoza démontrera que « le bien qu’appète l’homme qui suit la vertu, il le désirera aussi pour tous les autres hommes, et d’autant plus qu’il possédera [habuerit] une plus grande connaissance de Dieu » (É IV 37 ; trad. mod.), le vocabulaire choisi dans la deuxième démonstration sera tout à fait remarquable. Reprenons un texte que nous avons déjà rencontré (supra, p. 58) :
[L]e bien que l’homme appète pour soi, et qu’il aime, il l’aimera d’un amour plus constant s’il voit que d’autres l’aiment (par la Prop. 31, p. 3) ; et par suite (par le Coroll. de la même Prop.) il s’efforcera de faire que les autres l’aiment ; et, comme ce bien (par la Prop. précéd.) est commun à tous, et que tous peuvent en jouir [gaudeant], il s’efforcera donc (pour la même raison) de faire que tous en jouissent [gaudeant] et d’autant plus (par la Prop. 37, p. 3) qu’il jouira [fruetur] plus lui-même de ce bien. CQFD [É IV 37 D2 ; trad. mod.].
77Qu’est-ce à dire ? Ce n’est pas que l’homme s’efforce de faire en sorte que l’autre jouisse pour jouir plus lui-même. Cette vision finalisée de la jouissance est très loin de Spinoza, et nous aurons l’occasion, lorsque nous traiterons la jouissance chez Thomas d’Aquin, de prendre la mesure de la distance qui les sépare sur ce point. Ce qui produit l’effort de l’homme vertueux, conduit par la raison, de faire en sorte que les autres jouissent du souverain bien dont il jouit lui-même, est déterminé par deux propriétés : d’une part, la propriété de la nature humaine selon laquelle l’amour d’un homme est renforcé et partant plus constant lorsque nous imaginons que quelqu’un aime ce que nous aimons (É III 31)74 ; d’autre part, une caractéristique du souverain bien lui-même, lequel, n’étant rien d’autre que la connaissance adéquate de Dieu, est universel (É IV 36). Mais, dans la mesure où « l’esprit humain a la connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu », ce qui déterminera la force de cet effort sera plutôt le degré de jouissance de l’idée ou connaissance. Si donc l’homme conduit par la raison est dit « jouir » de l’autre, ou plus précisément de l’esprit de l’autre, c’est dans la mesure où il jouit de ce que l’autre jouit et tel que l’autre en jouit. Autrement dit, dans la mesure où il est conduit par la raison, il jouit par son esprit de l’esprit de l’autre parce qu’ils ont tous les deux un même objet de jouissance. Si bien que, non seulement, ils ont tous les deux un seul et même objet de jouissance (la connaissance de Dieu), mais encore et surtout, qu’ils forment tous les deux un seul et même individu jouissant. Aussi se trouve-t-il par là proche de ce mystérieux affect dont Spinoza confesse ne pas savoir « de quel nom [le] nommer », mais qui doit être opposé à la Pitié (commiseratio), et qui consiste en « une joie qui naît du bonheur d’autrui » (É III 22 S).
78La description de l’attitude très modeste de l’homme vertueux, ébauchée en Éthique IV 37 S, sera reprise de manière intéressante pour nous au chapitre 25 de l’Appendice d’Éthique IV. Après avoir rappelé que la modestie, dans la mesure où elle est déterminée par la raison, doit être rapportée à la Piété (Pietas) et, dans la mesure où elle est déterminée par une certaine passion, à l’Ambition, Spinoza explique :
qui désire aider les autres, en conseil et en acte, afin qu’ils jouissent ensemble du souverain bien [ut simul summo fruantur bono], s’emploiera avant tout à concilier leur Amour ; et non à les jeter dans l’admiration, pour qu’une discipline porte son nom, ni à leur donner, absolument parlant, aucun motif d’Envie [É IVApp. 25].
79L’apparition de l’envie à cet endroit précis n’est pas un hasard. En effet, l’attitude de l’homme vertueux contraste jusqu’à l’opposition avec celle de l’envieux. Comment l’envieux est-il affecté ? C’est la haine contre toute joie et contre toute jouissance de l’autre qui détermine la vie affective de l’envieux. En effet, l’envie est définie comme « la Haine, en tant qu’elle affecte un homme de telle sorte qu’il est triste du bonheur de l’autre et, au contraire, qu’il jouit [gaudeat] du malheur d’autrui » (É III Déf. Aff. 23 ; trad. mod.)75.
80Suivant la démonstration de la proposition 32 d’Éthique III, l’envie est déterminée par deux conditions. D’une part, par cette propriété de la nature humaine que Spinoza appelle imitation affective, et ce qui en découle, à savoir que notre amour pour un objet se voit renforcé par l’amour d’autres pour le même objet. Mais, d’autre part, elle sera déterminée aussi par cette imagination selon laquelle l’objet de jouissance ne peut être possédé que par un seul individu (É III 32). Autrement dit, la possession de l’un exclut la possession de l’autre, et ainsi, la jouissance de l’un exclut aussi la jouissance de l’autre, puisque l’objet est imaginé comme étant de nature telle qu’il ne peut être possédé que par un seul. Ainsi l’envieux sera déterminé à jouir de soi par ce qu’il nie dans tous les autres (ÉIII 55 S76), et à jouir de l’autre pour autant qu’il contemple son impuissance (É IV 45 S et App. 3177). Or, dans la mesure où nier quelque chose d’un autre enveloppe l’imagination d’une certaine tristesse rapportée à cet autre, la jouissance de soi de l’envieux sera toujours médiatisée par la jouissance de l’impuissance de l’autre. Et c’est peut-être en cela que l’envieux est un être de pure haine, ne parvenant à aucune jouissance immédiate de la puissance78.
81De la jouissance donc, et du type de possession qu’elle implique nécessairement, naîtra une certaine disposition à être affecté, vertueuse ou envieuse, modeste ou orgueilleuse. Ainsi, de ce qui précède, nous pouvons conclure une nouvelle propriété de la jouissance : la possession. Toute jouissance exprime un certain rapport à un objet possédé. Autrement dit, la jouissance enveloppe l’idée de quelque chose connu ou imaginé comme possédé, l’objet possédé pouvant être, soit rationnellement partagé, soit passionnellement accaparé, selon que l’objet est un bien commun ou un « faux bien ».
JOUISSANCE ET DELECTATIO
82Pour finir, il nous semble important de déterminer les rapports de deux termes qui se présentent, à première vue, comme synonymes : quelle est en effet la différence entre la jouissance et le plaisir (delectatio) ? Il faut commencer par noter, d’une part, que le plaisir est toujours rapporté à l’homme : l’usage que fait Spinoza du terme delectatio rend en effet compte du rapport de l’homme avec les modes finis, que ce soit d’autres hommes ou des choses non humaines. D’autre part, la delectatio dépend d’une certaine idée de la fin, de l’objet visé (et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle on ne parle de plaisir que vis-à-vis de l’homme). C’est pourquoi elle sera toujours niée de Dieu par Spinoza. Dès sa correspondance avec Blyenbergh, Spinoza considère que l’idée (imaginaire) d’un Dieu se délectant des bonnes œuvres faites par les hommes est étrangère à la philosophie. Ainsi, il distinguera dans la Lettre 23 à Blyenbergh deux façons de parler, l’une propre à la théologie, l’autre proprement philosophique :
[…] je voudrais noter ici que, tant que nous parlons philosophiquement [Philosophice loquimur], nous ne devons pas recourir au vocabulaire de la théologie [phrasibus Theologiae]. Car la théologie a souvent représenté, et non sans raison, Dieu comme un homme parfait, de sorte qu’il arrive qu’en théologie on dise avec raison que Dieu désire quelque chose, que Dieu éprouve du déplaisir [taedio affici] pour les œuvres des impies, ou qu’il éprouve du plaisir [delectari] à celles des probes. En philosophie au contraire, nous percevons clairement qu’on ne peut pas assigner à Dieu les attributs qui rendent l’homme parfait, sinon avec autant de difficulté que si nous donnions à un homme les attributs qui rendent parfait un éléphant ou un âne79.
83Le vocabulaire théologique est représentatif, imagé. C’est dans la mesure où Dieu est représenté comme « un homme parfait », c’est-à-dire dans la mesure où l’on a une conception anthropomorphique de Dieu, par laquelle on lui attribue une volonté et donc aussi un dessein, que l’on peut lui attribuer le plaisir pour le bien et le déplaisir envers le mal. Dans l’Appendice à l’Éthique I, Spinoza ira plus loin. Plaisir et déplaisir supposent toujours non seulement l’idée d’une fin, mais encore d’un monde finalisé où tout est fait pour l’homme – que l’homme est par conséquent la cause finale du monde créé. En cela, une telle image du monde est le produit des « ignorants », qui « considèrent comme les principaux attributs des choses » les notions du goût qui se rapportent aux sens : beau et laid ; parfumé et fétide ; savoureux et fade ; rugueux et lisse ; bruit, son et harmonie. Ainsi, dans la mesure où nous imaginons que les choses (ou le monde) a été fait en vue de nous, propter nos, c’est la perfection même des choses que nous considérerons « selon qu’elles plaisent [delectant] ou offensent les sens des hommes ».
84Mais le plaisir n’est pas déterminé uniquement par l’imagination. Suivant Spinoza, il peut aussi naître de la compréhension adéquate des choses, ainsi par exemple des affects80. Toutefois, cela n’empêche pas à un tel plaisir d’avoir une fin. En ce sens, nous sommes loin de tout « plaisir désintéressé ». Simplement, il faut savoir où mettre la fin, pour ainsi dire. L’homme n’est certes pas la fin de la nature, et son plaisir ou déplaisir ne mesurent pas les choses en elles-mêmes. Toutefois, il peut lui-même s’assigner une fin et mesurer ses plaisirs selon le critère de son utilité. Connaître les affects est une condition nécessaire au salut, c’est-à-dire à la fin dernière de l’homme, sa béatitude. Aussi est-ce dans la mesure où nous savons qu’une telle connaissance nous conduit à la béatitude que nous considérons les affects avec plaisir. Rien donc de plus utile ou de plus « intéressant » que la connaissance vraie des affects. D’autant plus qu’un tel plaisir est nécessairement actif, dans la mesure où il suit d’une connaissance adéquate, et augmente par conséquent sa puissance d’agir et de comprendre de l’homme. Si bien que le sage est non seulement un homme qui se plaît de ce qu’il conçoit, mais encore qui prend plaisir à ce qu’il fait.
85C’est ce que Spinoza nous dira au scolie de la proposition 45 d’Éthique IV (après le C 2) : tant que le plaisir n’excède pas certaines limites, les limites mêmes que lui impose sa nature de plaisir, il est parfaitement compatible avec la raison. Rappelons ce texte :
[T]out rire […] à condition d’être sans excès, est bon par soi (par la Prop. 41 de cette p.). Il n’y a certainement qu’une torve et triste superstition pour interdire qu’on prenne du plaisir [delectari]. Car, en quoi est-il plus convenable d’éteindre la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Voici ma règle [ratio], et à quoi je me suis résolu [animum induxi meum]. Il n’y a ni dieu ni personne, à moins d’un envieux, pour prendre plaisir [delectatur] à mon impuissance et à ma peine, et pour tenir pour des vertus les larmes, les sanglots, la crainte et les autres choses de ce genre, qui sont les signes d’une âme impuissante. Mais au contraire, plus grande est la Joie qui nous affecte, plus grande la perfection à laquelle nous passons, c’est-à-dire, plus nous participons, nécessairement, de la nature divine. Et donc user des choses, et y prendre plaisir [rebus itaque uti, et iis (…) delectari] autant que faire se peut (non, bien sûr, jusqu’à la nausée, car cela n’est plus du plaisir [nam hoc delectari non est]), est d’un homme sage [trad. mod.].
86Ainsi le sage ne voit pas comme des futilités les agréments de la vie, ni le théâtre, ni la verdure, ni la parure, ni la musique, ni les jeux qui exercent le corps. Au contraire, ce sera sa « règle », ou encore sa manière (suivant une autre acception du terme ratio) de combattre la mélancolie. On voit donc à nouveau le rapport du plaisir à la fin. Ces agréments sont des vrais auxiliaires au déploiement de la puissance d’agir de l’homme. Et cela parce qu’ils se fondent sur la nature humaine elle-même ; c’est ce que nous dira Spinoza un peu plus loin :
[L]e Corps humain, en effet, se compose d’un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et variée pour que le Corps tout entier soit partout également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et par conséquent, pour que l’Esprit soit lui aussi partout également apte à comprendre plusieurs choses à la fois.
87On voit donc qu’une telle conception du plaisir n’est pas exempte de finalité (sc. chasser la mélancolie), tout en se fondant sur la connaissance adéquate du corps humain.
88Il ressort de ce qui a été dit que le concept de plaisir est, vis-à-vis de celui de la jouissance, plus restreint. Le plaisir est en effet comme une sorte de jouissance locale, qui se rapporte à une façon particulière que l’homme a de considérer les choses qui l’affectent, à savoir par leur utilité ou nocivité pour lui. Mais le plaisir est local non pas au sens où le chatouillement l’est. Car titillatio peut éventuellement être dite locale en ce sens qu’elle implique que la joie soit rapportée à une partie de l’homme (d’après É III 11 S), et principalement à une partie du corps humain (ÉIIIDéf. Aff. 3 Expl.). Au contraire, c’est toujours en tant que nous formons une certaine idée (claire ou confuse) d’une chose dans son rapport à nous comme à leur fin, et en raison du mode suivant lequel elle nous affecte, que nous sommes dits éprouver un certain plaisir ou déplaisir. Autrement dit, le plaisir et le déplaisir non seulement se rapportent principalement à l’esprit, mais encore ils impliquent que l’on se considère soi-même comme fin – fin par rapport à laquelle l’objet du plaisir n’est qu’un moyen, ce qui est étranger au chatouillement. Si nous le disons « local », c’est en ce sens que le plaisir est comme localisé ou fixé par la façon particulière que l’esprit a de considérer les choses qui l’affectent selon leur utilité ou nocivité.
89De ce que nous avons dit, il suit aussi que le plaisir peut être considéré comme un équivalent de la jouissance, à savoir en tant qu’il est considéré indépendamment de la fin à laquelle il se rapporte. En effet, dans la mesure où ils sont rapportés par les textes eux-mêmes (ainsi par exemple, en ÉIII 59 S), ces deux espèces tendent à coïncider en un même genre. Et pourtant, ce ne sont pas des termes identifiables. Ils s’en distinguent dans l’exacte mesure où le plaisir ne peut nous donner l’élément constitutif de l’essence de la jouissance ; il peut bien cependant être considéré comme une autre propriété de celle-ci.
DIEU PEUT-IL JOUIR ?
90Jusqu’ici, nous avons fait comme si la jouissance devait se rapporter soit à l’homme, soit aux seules modes finis existants en actes ou, en tout cas, à un certain genre de modes finis existants en acte. Si bien que la question de savoir si seul l’homme ou, au contraire, la totalité des modes finis, ou encore un certain genre de modes finis, peuvent « jouir » de quelque façon, ou bien si, au contraire, la jouissance peut être rapportée à l’ensemble de la Nature infinie, voire à Dieu lui-même – et de quelle façon –, paraît à première vue superflue.
91Cette manière de voir pourrait d’ailleurs prétendre à se fonder sur l’œuvre même de Spinoza. Nous avons vu, en effet, que Spinoza établissait dans les Pensées métaphysiques une différence radicale entre, d’une part, les choses dont nous pouvons dire qu’elles « jouissent » en général (de l’existence), à savoir les « choses créées », et, de l’autre, les « choses incréées », dont on ne saurait dire qu’elles jouissent de l’existence81. L’attribution ou non de la jouissance de l’existence à une chose dépend de sa nature. Si l’existence est l’essence même de la chose, on ne pourra pas, à proprement parler, dire de celle-ci qu’elle « jouit » de l’existence, car celle-ci lui sera rapportée nécessairement. Au contraire, si l’existence lui vient du dehors, étant déterminée à exister par d’autres choses, on pourra dire, dès qu’elle existe, qu’elle jouit d’une existence qui n’était pour elle que possible. En effet, l’existence n’appartient pas à l’essence de la chose créée, non pas que son existence soit contingente (PM 1/3), mais parce que la chose créée est déterminée à exister par une cause extérieure, qui renvoie toujours en dernière instance à Dieu comme à la cause absolue de son existence. Ainsi, l’appartenance de l’existence nécessaire à l’essence de la chose incréée s’oppose à la jouissance que les choses créées ont de l’existence, celle-ci ne se rapportant à celles-là que comme une possibilité, comme l’éternité des choses incréées s’oppose à la durée des choses créées. Ce qui semble supposer aussi que la réalité modale serait régie par une sorte de principe du manque : les choses finies « jouissent » de l’existence dans l’exacte mesure où elle leur « manquait » avant leur création et que ce manque a été pour ainsi dire « satisfait » en passant à l’existence.
92On pourrait croire qu’une telle distinction (choses dont on peut dire qu’elles jouissent et choses dont on ne peut pas le dire), étant relative à la distinction entre choses créées et chose incréée, est peut-être vraie de la pensée de Spinoza telle qu’elle est exprimée par ses œuvres des années 1660-1663, mais fausse pour les œuvres postérieures. En effet, s’il est vrai que Spinoza n’expose pas toujours sa propre pensée dans les Cogitata, cette partition entre créateur et créature est adoptée dans des œuvres où le philosophe parle bien en son propre nom, à savoir dans le Traité de la réforme82 ou dans le Court Traité83. Et il est vrai que la seule division ontologique que Spinoza reconnaîtra comme pertinente dans l’Éthique sera celle entre la substance et les modes. Certes, Spinoza parlera encore dans l’Éthique de « choses créées » et même d’un « avant la création » (ÉI 33 S 2 ; ÉII 10 S 2) ; mais ce sera dans des contextes de discussion avec les « théologiens » et il est pour le moins difficile de les lui imputer comme des développements de ses propres vues. D’autant que la création ne sera plus dans l’Éthique le critère de partage entre Dieu et les modes, mais seulement le fait qu’une chose soit en elle-même ou en autre chose et qu’elle se conçoive par soi ou par une autre. Pourtant, malgré cette remarque, l’Éthique semble bien maintenir d’une autre façon la distinction entre choses dont on peut dire qu’elles jouissent et cette chose unique qui ne jouit pas. En effet, Spinoza jamais n’attribuera à Dieu aucune sorte de « jouissance » (frui/fruitio) dans l’Éthique. À tel point, d’ailleurs, que le terme disparaît dans la cinquième partie, où l’on aurait pu s’attendre le plus à le voir apparaître… Cela pourrait se comprendre assez aisément d’ailleurs, dès que nous nous rappelons que Dieu, ne manquant de rien, ne jouit pas non plus de la satisfaction d’aucun désir, puisque tout ce qu’il possède, il l’est, étant tout ce qui peut être, et rien n’étant en dehors de lui. En outre, il ne prend non plus aucun plaisir à ses productions, n’ayant pas de fins dans la Nature.
93Et pourtant, nous devons préciser ce point. Car, s’il est vrai que dans l’Éthique, Spinoza n’utilise jamais le verbe frui ou le substantif fruitio en référence à Dieu, il le fera, dans un passage assez obscur d’une lettre qui est devenue, pour d’autres raisons, extrêmement célèbre. Il s’agit de la Lettre 12 à Louis Meyer, « la lettre sur l’infini ». Dans un passage dont on n’a pas assez remarqué la difficulté, Spinoza écrit que, alors que l’existence des modes s’explique par la durée, l’existence de la substance, au contraire, devra s’expliquer « par l’éternité, c’est-à-dire par la jouissance infinie de l’exister, autrement dit de l’être84 ». Sans entrer dans le détail, nous pouvons dès à présent remarquer que cette lettre, datée du 20 avril 1663, est exactement de la même période (peut-être, à en croire Spinoza lui-même, un peu antérieure) que la composition des Principes de la philosophie de Descartes et des Pensées métaphysiques jointes en appendice85. Est-ce à dire que l’impossibilité d’attribuer la jouissance de l’existence à Dieu est liée exclusivement à la pensée cartésienne ? Si tel était le cas, pourquoi Spinoza ne reprend-il pas cette expression dans l’Éthique et semble, bien au contraire, la bannir de son vocabulaire ? Pour répondre à la question, un examen plus détaillé des textes est rendu nécessaire.
94Venons-en à cette énigmatique définition de l’éternité comme « jouissance infinie de l’exister » donnée dans la Lettre 12 à Louis Meyer. Suivant cette lettre, éternité et durée sont des concepts qui servent à expliquer, la première, l’existence de la substance, et la seconde, celle des modes. Comme on sait, cette lettre aborde « la question de l’infini ». Tous les problèmes concernant la nature de l’infini naissent de ce que ceux qui ont tenté de donner une réponse à cette question
n’ont pas distingué entre ce dont l’être infini suit de sa nature, autrement dit de la force de sa définition, et ce qui n’a aucune fin, non pas du tout par la force de son essence, mais par la force de sa cause. Ensuite, ils n’ont pas distingué entre ce qui est dit infini parce qu’il n’a aucune fin, et ce dont les parties ne peuvent être égalées ni exprimées par aucun nombre, même si nous en connaissons le maximum et le minimum <et que la chose est ainsi bien déterminée>. Enfin, ils n’ont pas distingué entre ce que nous pouvons seulement comprendre, mais pas imaginer, et ce que nous pouvons aussi imaginer.
95Si donc nous tenons compte de ces distinctions, nous devrions pouvoir résoudre notre question. La première distinction nous sert déjà à comprendre la différence qu’il y a entre le mode d’existence ou d’être de la substance et celui des modes. Les modes, quels qu’ils soient, ne peuvent exister que par la force de leur cause. Au contraire, l’existence de la substance suit de la force de sa seule définition. Autrement dit, l’existence de la substance est nécessairement infinie, alors que celle des modes pourra être conçue « plus grande ou plus petite » et être divisée « en autant de parties que l’on veut ». C’est là que nous devons considérer la distinction entre les deux modes de connaître et les choses auxquelles ces modes peuvent s’appliquer : l’existence de la substance (i. e. l’éternité) ne peut être conçue qu’intellectuellement, alors que celle des modes (i. e. la durée) peut aussi être imaginée « sans détruire son concept ».
96L’existence d’un mode, quel qu’il soit, peut être conçue comme infinie ou indéfinie, et cela de deux façons différentes : soit par l’entendement pur, soit par l’entendement aidé de l’imagination. Que l’existence soit infinie ne veut pas dire, bien entendu, qu’elle soit « infiniment grande » ; cela veut simplement dire qu’elle n’a aucune fin, qu’elle n’est pas limitée ni ne peut l’être. Considérons en effet la distinction faite dès le Court Traité entre modes infinis et modes finis. L’existence des modes infinis est elle-même infinie, ou éternelle, par sa cause, à savoir Dieu lui-même en tant qu’il s’exprime par un certain attribut. Mais l’existence des modes finis peut, elle aussi, être conçue comme infinie, dans la mesure où nous la concevons sub specie aeternitatis, suivant l’expression de l’Éthique, c’est-à-dire comme contenue dans un attribut de Dieu. Concevoir l’existence par la durée, c’est la concevoir comme indéfinie. « Indéfinie » signifie seulement que l’existence de la chose ne peut pas être déterminée par sa définition. Or, la définition des modes infinis enveloppe leur cause prochaine, Dieu, et c’est pourquoi leur existence, bien qu’elle ne suive pas de leur définition, mais de leur cause, doit être infinie ou éternelle86. Au contraire, le mode fini peut renvoyer soit à Dieu comme à sa cause première aussi bien de son existence que de son essence ; soit à un autre mode fini comme à sa cause prochaine, et par là à une série causale infinie. C’est pourquoi son existence peut être conçue de deux manières : soit, comme nous l’avons vu, sub specie aeternitatis, et alors elle est infinie ou éternelle ; soit en tant qu’elle est déterminée par un certain lieu et un certain temps. Mais alors, l’existence des modes finis ne pourra être, conformément à la définition 5 d’Éthique II, qu’indéfinie (ce qui est confirmé par É III 8). Le fini ne suit de la définition d’aucune chose : l’existence des choses n’est pas finie par elle-même, mais par les causes extérieures qui la limitent (É III 4 D). L’indéfini explique l’existence des modes telle que nous la concevons par l’entendement aidé de l’imagination. Autrement dit, l’indéfini n’est qu’un infini superficiellement compris – et c’est pourquoi Spinoza ne fait aucune différence réelle entre l’indéfini et l’infini, si ce n’est que l’indéfini n’exclut pas la limite, alors que l’infini est toujours illimité87.
97Du point de vue des Pensées métaphysiques, nous l’avons dit, seules les choses créées peuvent « jouir » de l’existence, mais non Dieu, « car l’existence de Dieu est Dieu lui-même ». Quelles sont les « choses créées » ? Nous ne devons pas les confondre avec les modes. Rappelons que, dans les Cogitata, Spinoza reprend la division de l’Être en « Être qui existe nécessairement par sa seule nature » et « Être dont l’essence n’enveloppe qu’une existence possible » (PM 1/1, § 1288). Ce genre d’être, l’être dit possible, se divise en substance et mode (ibid.). Or, seules les substances seront à proprement parler créées, non pas les modes (PM 2/10 § 5). La création est, en effet, un attribut de Dieu qui explique une de ses « opérations », à savoir celle par laquelle Dieu fait exister, dans le temps, les choses dont il est la cause efficiente. Et les choses qu’il fait exister de cette façon « ne suppose[nt] avant elle[s] rien que Dieu » (PM 2/10, § 2). Or, les modes sont des affections « qui supposent outre Dieu, une substance créée » (PM 2/10 § 5), autrement dit, qui supposent un intermédiaire entre l’opération de Dieu et leur existence. Ainsi, les modes ne sont pas créés, mais sont « engendrés » seulement (PM 2/12, § 3), et c’est pourquoi ils sont soumis à la « corruption et à la génération » (PM 2/12, § 5). Par conséquent, seule la substance des êtres dits possibles devra être considérée comme « créée », que ce soit la substance pensante (l’âme humaine)89 ou la substance étendue (la matière)90.
98Maintenant, qu’ont-elles de particulier, ces « choses créées » ? Tel que cela est noté par Spinoza lui-même, l’être d’une chose possible, ou plutôt créée, se dit différemment, selon qu’on le rapporte à l’essence, à l’idée, à la puissance ou à l’existence (PM 1/2, § 3). L’être de l’essence « n’est rien d’autre que la façon dont les choses créées sont comprises dans les attributs de Dieu ». Au contraire, l’être de l’existence « est l’essence même des choses en dehors de Dieu et considérée en elle-même, et il est attribué aux choses après qu’elles ont été créées par Dieu ». Si bien que, suivant ce qui est dit au paragraphe 5 des Pensées métaphysiques 1/2, l’essence des choses créées, n’est pas elle-même créée, mais est éternelle91. Seule leur existence temporelle est créée ; ou plutôt, leur création n’est rien d’autre que l’attribution, à un moment donné, de l’existence, c’est-à-dire de la durée92. Or, comme l’existence de la chose créée ne consiste qu’en un décret de la volonté de Dieu93, et dépend par conséquent des lois de la nature (PM 2/12, § 5 et 6), nous devons dire qu’elle est immortelle : ayant commencé à un instant du temps, l’âme n’a ni cause interne ni cause externe de destruction.
99Ces indications peuvent nous aider à comprendre pourquoi, du point de vue des Pensées métaphysiques, seules les choses créées « jouissent de l’existence ». Jouir de l’existence, signifie en effet dans ce contexte jouir d’une actualité qui manquait à la chose pour être tout ce qu’elle peut être. S’il y a « création », malgré toutes les restrictions que Spinoza donne à ce concept, c’est qu’il y a une véritable donation d’être : Dieu donne l’être de l’existence à ce qui ne pouvait l’avoir par lui-même. Les choses créées jouissent de l’existence dans la mesure où l’existence actuelle qu’elles possèdent une fois qu’elles ont été créées leur manquait avant la création. Cependant, cette « jouissance » ne leur est attribuée que comme une dénomination extérieure : elles sont « dites » jouir de l’existence uniquement du point de vue de la connaissance humaine, incapables que nous sommes de concevoir leur existence comme nécessaire. La « jouissance » est le rapport de la chose à l’une de ses propriétés (l’existence), tel que ce rapport ne peut être connu avec une entière certitude, dans la mesure où la propriété d’exister est connue d’un point de vue extérieur à la chose, et est relative par conséquent au manque de connaissance de celui qui connaît.
100Nous constatons donc l’intime rapport qui noue ensemble ces trois concepts : la création, l’Être possible et la jouissance de l’existence. Seul l’être possible peut être dit jouir de l’existence, parce que nous connaissons son existence comme créée dans le temps et qu’elle n’a pas de cause de destruction. Mais la connaissance d’une telle existence est inadéquate, parce qu’elle enveloppe toutes sortes de manques. L’Être nécessaire au contraire ne jouit pas de son existence parce que la connaissance que nous en avons ne relève d’aucun manque. Ainsi, lorsque, dans la Lettre 12, Spinoza caractérise le rapport de la substance à son existence (qui suit « de sa seule essence et définition ») par « la jouissance infinie de l’exister [existendi] » ou encore « de l’être [ens] », il doit avoir une tout autre conception de la jouissance. La substance jouit infiniment d’une existence infinie, nécessairement, car elle suit de « la force de sa seule définition », et cette jouissance n’exprime pas la possession ni la satisfaction de ce qui manquait à un certain moment et a été acquis par la suite. Au contraire, la jouissance semble suivre de ce qu’elle se connaît en possession d’une telle existence.
101Pourtant, Spinoza ne semble pas faire de telles affirmations. Si la jouissance suit de la connaissance que Dieu a de lui-même, elle serait l’élément interne d’un « quasi-affect » divin tout à fait particulier. Quoi qu’il en soit, il est d’ores et déjà clair que, lorsque Spinoza dit que « Dieu jouit », cela ne peut être au sens où Dieu serait affecté d’un affect passif, car il ne peut tout simplement pas l’être (ÉV 17 D et C). Dieu est en effet immuable et il n’y a rien en dehors de lui qui pourrait faire varier sa puissance d’agir d’une quelconque manière. Nous devons donc trouver un texte sur lequel on puisse fonder notre hypothèse. Or, bien que Spinoza n’utilise plus le terme fruitio pour se référer à Dieu dans l’Éthique, il utilise toutefois le concept de jouissance. Ainsi, dans la démonstration de la proposition 35 d’Éthique V, Spinoza écrira que Dieu « jouit [gaudet] d’une infinie perfection ». Il est clair que Dieu ne saurait gaudere au sens de la définition de cet affect passif qu’est le Gaudium. Une traduction qui rendrait gaudet par le terme choisi pour traduire le gaudium d’Éthique III en fausserait complètement le sens94. Justement, le gaudere est accompagné de l’idée de Dieu, c’est-à-dire de la connaissance que Dieu a de lui-même. Dieu jouit donc des propriétés de son essence, en tant qu’il se connaît lui-même tel qu’il est : éternité (lettre 12) ou perfection (ÉV 35 D) : jouissance immuable de sa perfection infinie – jouissance infinie de son existence éternelle. Autrement dit, Dieu jouit de la possession actuelle des « choses » qu’il connaît, non pas en tant qu’elles constituent son essence (attributs), mais comme lui appartenant de telle sorte qu’il les produit en même temps qu’il se produit lui-même et par conséquent, qu’il existe et agit nécessairement.
102Mais qu’est-ce que la jouissance de Dieu ? Quelle est sa nature ? En quoi consiste-t-elle plus précisément et en quoi se différencie-t-elle de la jouissance de ce mode particulier qu’est l’homme ?
103Pour répondre à cette question, nous devons articuler deux idées. D’une part, nous croyons que la jouissance que Dieu a de son existence éternelle n’est rien d’autre que cet Amour intellectuel infini de Dieu que Dieu a pour lui-même dont parle Spinoza en Éthique V 35. D’autre part, nous suivons l’hypothèse de Jean-Marie Beyssade qui considère l’Amour infini de Dieu comme le mode infini médiat dans la Pensée95. Si bien que la jouissance infinie de Dieu serait ce mode éternel et infini de l’attribut substantiel de la pensée qui suit l’idée que Dieu, d’après Éthique II 3, a de son essence et de tout ce qui suit nécessairement de son essence et qui coïncide avec son entendement éternel et infini.
104La démonstration de la proposition 35, selon laquelle « Dieu s’aime lui-même d’un Amour intellectuel infini », confirme en partie cette interprétation. En effet, Spinoza écrit :
Dieu est absolument infini (par la Défin. 6 p. 1) c’est-à-dire (par la Défin. 6 p. 2), la nature de Dieu jouit [gaudet] d’une infinie perfection, et ce (par la Prop. 3 p. 2) accompagné de l’idée de soi, c’est-à-dire (par la Prop. 11 et la Défin. 1 p. 1) de l’idée de sa cause, et c’est cela que nous avons dit être, dans le Coroll. Prop. 32 de cette p., l’Amour intellectuel96.
105Pour tenter de comprendre cette affirmation, nous devons nous arrêter sur la traduction proposée par Pautrat97. En effet, bien qu’il soit difficile de suivre sa version, on voit bien qu’elle vise juste sur un point, car le verbe gaudere fait ici double jeu. D’un côté, en effet, gaudere exprime une possession absolue. C’est au moins ce que laisse entendre la première partie de la démonstration, en établissant une identité entre le fait que Dieu est absolument infini et le fait que sa nature gaudet d’une perfection infinie. Mais ce qui permet de justifier cette interprétation de manière plus précise, c’est la série de renvois internes opérés par Spinoza dans la démonstration. En effet, d’une part, la définition 6 d’Éthique I explicite l’idée d’être absolument infini par le fait que Dieu consiste en une infinité d’attributs. D’autre part, la définition 6 d’Éthique II établit l’identité entre réalité et perfection. Enfin, ce qui articule ces deux renvois, c’est un appel implicite à un axiome spinozien selon lequel le degré de réalité d’un être dépend du nombre des attributs qu’il possède98. Ainsi, Dieu possédant une infinité d’attributs, il possède donc une réalité, c’est-à-dire une perfection infinie.
106Et pourtant, il est vrai aussi, comme le laisse entendre la traduction de Pautrat, que cette « jouissance » ne consiste pas en une pure possession, mais exprime en réalité une certaine forme d’affectivité. Autrement, il serait impossible d’attribuer l’Amour intellectuel infini à Dieu. En effet, selon le renvoi à la proposition 32 d’Éthique V, l’Amour intellectuel se définit comme « une Joie qu’accompagne l’idée de Dieu comme cause ». On sait que, pour l’homme, l’amour est une dénomination extrinsèque de cette joie, ce pur passage de la puissance d’agir à une plus grande perfection, en tant qu’il est rapporté à une cause externe. Mais dans notre texte, les choses se compliquent nécessairement. Car, Dieu n’est passible ni de pure joie ni d’extériorité. C’est la raison pour laquelle, croyons-nous, Spinoza substitue gaudere au terme « joie ». De ce point de vue, le gaudium-âme, la jouissance-individuelle telle qu’elle s’exprime dans la pensée modifiée par tel mode, ne serait qu’une partie de la jouissance infinie de Dieu. Cette jouissance deviendrait Amour intellectuel de l’Esprit envers Dieu, c’est-à-dire liberté ou béatitude (ÉV 36 S), lorsque l’homme connaît d’une connaissance intuitive les choses singulières, et par là même Dieu (ÉV 24). Si bien qu’à la question « qui peut jouir ? », nous devrions donc répondre : aussi bien les modes, en tant qu’individus (au sens large) que Dieu lui-même.
107Il faudrait enfin ajouter qu’une telle conception ontologique de l’amour-jouissance n’est pas propre à l’Éthique, mais apparaît très tôt dans les écrits de Spinoza et vient confirmer notre interprétation. Dès le Court Traité, Spinoza concevait une jouissance (genoegen) propre à Dieu qui naissait de la connaissance claire et distincte qu’il a de sa puissance infinie. En effet, au chapitre 9 de la première partie, Spinoza écrit que la « seule propriété » de l’entendement immédiatement produit dans la chose pensante est « de toujours tout comprendre clairement et distinctement ; et de là naît une satisfaction [genoegen] infinie ou la plus parfaite, et immuable, puisqu’il ne peut s’abstenir de faire ce qu’il fait » (CT 1/9, § 3). Ce texte fait pendant, comme il est de soi évident, à la proposition 35 d’Éthique V, bien que l’on n’y retrouve pas les échos dans la doctirne méréologique de l’Amour intellectuel de Dieu élaborée dans l’Éthique : d’après l’Éthique en effet l’Amour intellectuel peut être considéré soit comme un tout, en tant qu’il suit de l’idée que Dieu à de lui-même, soit comme une partie, en tant qu’il suit des idées intuitives de l’Esprit.
108Malgré le fait que la nature de la jouissance et son rapport avec ses espèces reste indécis, du moins peut-on dire que la jouissance remplit bien une fonction tout à fait remarquable dans le système spinozien. Le parcours lexicographique et sémantique que nous venons de faire autour de cette notion à partir des termes gaudium, fruitio, delectatio et obtinentia nous montre que, bien que marginale, la notion de jouissance a un rôle extrêmement important, agissant comme en sourdine dans la philosophie de Spinoza. Sans doute n’est-elle jamais définie pour elle-même et dans toute son extension. Elle apparaît toutefois à des moments remarquables des analyses spinoziennes. Aussi se pose-t-il la question de savoir pourquoi Spinoza n’a pas défini la jouissance dans toute son extension : pourquoi n’en avoir pas donné une définition générale, capable de systématiser ses différentes espèces ou formes ? Il est important de rendre raison de cette absence de définition sous peine de ne pas rendre à l’évidence tous les présupposés que cette notion implique. Or, pour ce faire, il va falloir déterminer la place de la jouissance au sein de la théorie spinozienne des affects, en déterminant leur rapport d’un point de vue structural. Cela fait, il faudra tenter de justifier l’importance de cette notion d’un point de vue historique, par un examen de la question de la jouissance dans la tradition théologique et philosophique de la scolastique classique.
Notes de bas de page
1 Nous proposerons nous-même plus loin un choix de traduction possible.
2 Traduction Appuhn, modifiée.
3 Nous insistons ici sur leur identité de fond. Toutefois, nous pouvons dès à présent noter leur différence, à savoir que frui désigne l’acte de jouir effectivement d’une chose, alors que gaudere exprime, dans cette démonstration au moins, une jouissance qui n’est pas actuelle ; nous reprendrons cette différence plus loin. (Nous remercions Pierre-François Moreau pour cette remarque.)
4 Ces œuvres sont le CT, le TRE et l’appendice des PPC, les PM. Comme on sait, il est nécessaire de prendre certaines précautions quant à l’usage que l’on peut faire des PM, lorsqu’on veut s’appuyer sur ce texte pour interpréter la pensée de Spinoza. En effet, dans les PM le philosophe discute des notions de la scolastique dans un langage conforme à cette tradition. Ainsi, nous ne considérerons comme propre au système de Spinoza que ce qui n’est pas contredit par les textes ultérieurs où Spinoza exprime clairement sa propre pensée.
5 Il s’agit des § 1, 3, 13 et 17, suivant la division adoptée par Bruder.
6 Nous modifions la traduction de M. Beyssade.
7 En effet, l’ambition (É III Déf. Aff. 44) et l’avarice (É III Déf. Aff. 47) sont des espèces de l’amour immodéré ou désir immodéré des richesses ou des honneurs respectivement.
8 Voir É III, Déf. Aff. 48. Nous procédons ici de manière qui peut paraître illégitime, dans la mesure où nous nous servons de textes postérieurs pour l’analyse des premières œuvres. Cependant, l’usage que nous faisons de ces textes ne sert à rien d’autre qu’à marquer plus distinctement une différence qui est par soi suffisamment claire.
9 C’est Spinoza lui-même qui, tout en se référant à ces mêmes « choses », les appelle ainsi : « Si clairement que mon esprit perçût cela, je ne pouvais cependant me dépouiller totalement de la cupidité [avaritiam], du plaisir [libidinem] et de la gloire [gloriem] » (TRE § 10). Nous verrons plus bas que, pour Spinoza, on jouit tout aussi bien des objets que des affects.
10 « Le souverain bien étant d’arriver à jouir, avec d’autres individus s’il se peut, de cette nature supérieure », nature qui consiste dans « la connaissance de l’union qu’a l’âme pensante avec la nature entière » (nous soulignons). Le latin dit : summum autem bonum est eo pervenire ut ille, cum aliis individuis si fieri potest, tali natura fruatur […] esse cognitionem unionis quam mens cum tota Natura habet (Spinoza, Opera. Im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, herausgegeben von Carl Gebhardt, Heidelberg, Carl Winter, 1925 ; rééd. Heidelberg, 1972, t. II, p. 8, l. 19-22).
11 Voir L. Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains, Paris, PUF, 1951, p. 1-5. Brunschvicg donne une belle analyse du proemium par lequel s’ouvre le TRE. Il faut cependant avouer que nous sommes, chez ce commentateur, dans un cas de figure nettement plus cartésien que spinozien, puisque le philosophe interprète la nécessité qui préside le changement du mode de vie en termes de « résolution » et de « choix ». Or, comme le fait remarquer S. Zac, L’idée de vie…, op. cit., p. 183 : « C’est un problème de savoir comment Spinoza peut rendre raison, dans la perspective qui est la sienne, de l’effort qu’il fait lui-même et qu’il nous conseille de faire afin de parvenir à la sagesse. Cet effort – il faut sans doute l’admettre – est lui-même commandé, selon lui, par la richesse et la complexité de notre nature. » Au contraire, J. Lagrée pointe vers une détermination externe : c’est par une cause réelle, signalée par Spinoza lui-même, qu’un homme est déterminé à philosopher, c’est-à-dire qu’il se donne pour tâche la recherche du souverain bien en instituant un nouveau mode de vie (qu’il se détourne, par conséquent, de son ancien mode de vie), à savoir « le caractère tragique de la situation présente de vie décrite comme une maladie mortelle, une mort imminente qui conduit le malade à chercher de toutes ses forces un remède, fût-il incertain », voir « Régler sa vie more geometrico : Spinoza », travail présenté au colloque « La rationalité pratique dans la philosophie morale du xviie siècle », Neuchâtel, 23-24 octobre 2009 (en ligne sur le site de l’AAS).
12 Voir TRE § 1 : « Je voyais que tous les objets de mes soins et de mes craintes n’avaient en eux-mêmes rien de bon ni de mauvais, si ce n’est dans la mesure où l’âme [animus] en était émue. »
13 Voir É IV Préf.
14 Nous soulignons.
15 Voir le titre du chapitre 1 de la deuxième partie du CT.
16 CT 2/1 § 3 (p. 267).
17 Voir le titre du chapitre 2 de la deuxième partie du CT.
18 Mais elle le peut seulement, car la volonté peut aussi être nommée « opinion, en tant qu’elle est susceptible d’erreur » (CT 2/16, note).
19 Contrairement à ce que pense Ferdinand Alquié, voir Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981, p. 182-184.
20 CT 2/4, note ; n. s. Notons que Spinoza ne veut pas dire par là que la jouissance liée à la croyance vraie requiert de médiations. Au contraire, c’est dans la mesure où une telle connaissance ne passe par aucune médiation que la jouissance portera directement sur l’objet ainsi connu.
21 Voir CT 2/19, § 15 : « pour ce qui concerne le corps et ses effets, le mouvement et le repos, ils ne peuvent agir sur l’âme sinon en se faisant connaître d’elle en tant qu’objets ». On nous permettra par ailleurs les parenthèses, qui veulent indiquer une alternative : soit l’objet nous est représenté, soit il nous est présenté.
22 Nulle interaction des modes d’attributs différents n’est ici postulée. Spinoza respecte donc l’autonomie par ailleurs déclarée des attributs (voir CT 2/19, § 8 et 10). Mais nous ne nions pas le problème, déjà remarqué par C. Jaquet, Les expressions…, op. cit., p. 251 et suiv., suivant lequel, dans le cas de la connaissance que l’esprit a de son corps, il est difficile de distinguer l’objet de la chose corporelle.
23 Il est intéressant de remarquer que Spinoza semble ici hériter de l’interprétation averroïste de la gnoséologie d’Aristote. Thomas d’Aquin, au contraire, distingue un sens général de la connaissance comme « réception d’une forme » (S. Th., Ia, q. 79, art. 2), pour mieux montrer en quel sens l’intellect est actif lorsqu’il connaît (ibid., art. 3, qui formule la théorie de l’intellect agent). Pour ce qui est de la conception averroïste de la connaissance comme phénomène purement passif et de l’interprétation « féminisante » qu’en font ses contradicteurs, voir les belles pages que lui consacre J.-B. Brenet dans son Averroès, l’inquiétant, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 64-67.
24 Il est peut-être possible de voir ici une version spinoziste du modèle « linguistique » utilisé par Descartes pour rendre compte de l’interaction des substances ; voir, à cet égard, P. d’Arcy, « Introduction » à Descartes, Les passions de l’âme, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 22-23.
25 Suivant l’exemple repris dans le TRE § 24.
26 Voir CT 2/1, § 3 et 2/4, § 2. C’est aussi ce que nous rappelle le TRE § 24.
27 Voir CT 2/4, § 2 : la croyance vraie « montre bien ce qu’il convient que soit la chose, mais non ce qu’elle est véritablement ».
28 Ce sera ce que l’Éthique va appeler une idée adéquate, laquelle est dite faire « partie » de notre entendement. Suivant le second dialogue du CT, les notions de partie et de tout sont des êtres de raison, mobilisées par la raison afin d’expliquer comment Dieu peut être cause immanente de ce qu’il fait et former un tout avec ce qu’il produit. C’est sans doute par là que nous devons comprendre le § 6 du chapitre sur l’amour, lorsque Spinoza écrit que l’union produite par l’amour est telle que « l’amant et l’aimé en viennent à être une seule et même chose ou à faire ensemble un tout ».
29 Voir CT 2/3 § 9 et la note qui lui est jointe : « Lorsque l’on jouit d’une chose, le désir cesse. »
30 Contrairement à la croyance vraie, qui « nous montre bien ce qu’il convient que soit la chose, mais non ce qu’elle est véritablement. Et c’est la raison pour laquelle elle ne peut jamais nous faire nous unir avec la chose en laquelle nous croyons » ; CT 2/4, § 2. Ainsi, 1/ l’opinion est une connaissance immédiate incertaine qui nous fait jouir de la chose telle que nous croyons qu’elle est, 2/ la croyance vraie et une connaissance médiate mais certaine qui nous fait jouir de la chose telle que nous la concevons, c’est-à-dire dans la mesure où elle convient avec l’idée qui nous la représente, et pour autant qu’elle est en dehors de nous, 3/ et la connaissance claire et distincte est immédiate et certaine, nous faisant dès lors jouir de la chose elle-même, dans la mesure où elle est, non seulement connue en elle-même, mais contemplée en nous puisque nous sommes unis à elle.
31 Une fois encore, ce n’est pas seulement la chose qui diffère, mais, pour ainsi dire, l’objet de la chose. Ainsi, comme le dit Spinoza dès le TRE, plus nous connaissons les choses singulières (selon le quatrième mode de connaissance), plus nous connaissons Dieu lui-même. Si bien que le risque n’est pas de connaître les choses périssables, mais qu’elles deviennent objet de notre perception pour elles-mêmes. Car alors elles sont crues des biens en elles-mêmes, et nous nous attachons d’amour à elles, et non à ce qui s’exprime par elles.
32 Le terme apparaîtra aussi dans la préface aux PPC, écrite par L. Meyer et revue, comme chacun sait, par Spinoza. Son apparition se produira à un moment assez particulier, d’ailleurs, à savoir lorsque Meyer fait noter que pour Spinoza la conception de la liberté de la volonté chez Descartes est une « pure fiction ». Nous étudierons plus tard le rapport critique des notions de jouissance et de libre arbitre.
33 Nous devons cette remarque à Chantal Jaquet.
34 Bien qu’il s’agisse ici d’un affect passif de joie, rien ne permet d’affirmer que dans l’Éthique la jouissance d’affects actifs de joie soit exclue.
35 À cet égard, il est à noter que Saisset traduit par fois le verbe frui par « posséder ».
36 Voir É III 59 S : « Il reste cependant à observer au sujet de l’Amour que, par une rencontre très fréquente, tandis que nous jouissons [fruimur] de la chose appétée, le Corps peut acquérir par cette jouissance [fruitione] un état nouveau, être par là autrement déterminé, de façon que d’autres images de choses soient excitées en lui. »
37 Certes, dès le CT Spinoza dit que l’homme est « constitué d’un esprit, d’une âme ou d’un corps » ; cependant, il centre ses analyses exclusivement dans les trois « concepts »« en lesquels consiste l’homme » ; voir CT 2/1, § 1, note : « les modes en lesquels consiste l’homme sont des concepts répartis en opinion, croyance et connaissance claire et distincte, causés par les objets, chacun d’après son espèce ». Voir à cet égard P. Di Vona, Studi sull’ontologia di Spinoza, 1, L’ordinamento delle scienze filosofiche. La Ratio. Il concetto di ente, Florence, La nuova Italia Editrice, 1960, p. 20.
38 Voir É II 13 S. Voir à cet égard C. Jaquet, Les expressions…, op. cit., p. 217-228.
39 « Les choses ne sont bonnes qu’en tant qu’elles aident l’homme à jouir [fruatur] de la vie de l’Esprit, laquelle se définit par l’intelligence. Celles qui, au contraire, empêchent l’homme de parfaire la Raison et de jouir [frui] d’une vie rationnelle, celles-là seulement nous les disons mauvaises. »
40 Ce qui, bien entendu, ne veut pas dire qu’ils soient absolument mauvais, puisqu’ils peuvent être bons lorsqu’ils ne sont pas voulus pour eux-mêmes.
41 Nous soulignons.
42 Les affects consistent dans des « passages » de la puissance d’agir vers une perfection ou bien plus grande ou bien moindre (Expl. Génér. des Affects), passages qui sont des actes (Expl. de la Tristesse).
43 É III 59 S : « Le nouvel état du Corps répugnera à ce Désir ou effort, et par conséquent la présence de l’aliment auquel nous avions aspiré sera odieuse, et c’est ce que nous appelons Dégoût et Ennui » (nous soulignons).
44 Pour un développement de cette question, dans un autre sens toutefois, voir C. Jaquet, Philosophie de l’odorat, Paris, PUF, 2010, p. 105 : « La respiration de l’odeur apparaît ainsi comme un prélude idéal, car elle permet de jouir de l’autre sans l’effaroucher. À l’intrusion brutale du toucher, elle substitue une forme d’approche subtile et raffinée qui anticipe la jouissance, la diffère et l’exacerbe par là même. »
45 De ce point de vue, les affects de tristesse considérés comme des contrariétés ou diminutions de la puissance d’agir du corps peuvent être interprétés comme autant de conditions d’impossibilité de la jouissance.
46 Pautrat traduit le gaudium par « contentement » et le gaudere de cette seconde démonstration par « avoir contentement ».
47 Nous laissons le terme sans traduire, puisque Pautrat traduit par « contentement », ce qui nous paraît, comme nous l’avons déjà dit, trahir la pensée de Spinoza.
48 Voir É IV 35 C 2 : « Plus chacun cherche ce qui lui est utile, et s’efforce de se conserver, plus il est doté de vertu (par la Prop. 20 de cette p.), autrement dit, c’est la même chose (par la Déf. 8 de cette p.), plus grande est la puissance dont il est doté pour agir d’après les lois de sa nature, c’est-à-dire (par la Prop. 3 p. 3) pour vivre sous la conduite de la raison. »
49 Nous soulignons.
50 L’affirmation de cette continuité n’a pas égard à l’évolution de Spinoza de la doctrine de la debilitas de l’entendement du CT à la théorie de la puissance d’agir développée dans l’Éthique.
51 C’est en termes de jouissance donc que doit se poser le problème de la « résolution » à la vie philosophique.
52 Exception faite d’É III 47 S et d’É IV 37 S 1.
53 C’est le cas notamment d’É III 57 S et d’É V 10 S.
54 Bien que ce terme n’apparaisse pas sous la plume de Spinoza, nous parlerons ici d’obtinentia pour faire référence à la jouissance politique pour des simples motifs de commodité, afin de la distinguer du gaudium ou de la fruitio propres à l’individu humain.
55 Voir TP, dans Œuvres V, chap. 2, art. 15, n. 22, p. 282.
56 Voir Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 1934. Il est à remarquer que l’acception du terme signifiant « acquérir » n’est donnée qu’en dernier lieu.
57 J. Terrel, Les théories du pacte social. Droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Seuil, 2001, p. 105.
58 Je me permets de renvoyer ici à un article où j’ai développé ces différents points de manière plus détaillée, Juan Vicente Cortés, « El problema de la generación del Estado en Spinoza (contractualismo y naturalismo en la teoría política de la modernidad temprana) », Isegoria. Revista de Filosofía moral y política, 54, 2016, p. 171-191.
59 Nous devons remercier ici le professeur Eduardo Molina de nous avoir signalé ce point.
60 […] ratio omnino docet pacem quaerere, quae quidem obtineri nequit, nisi communia civitatis jura inviolata serventur.
61 Le fait que Spinoza dise ici que l’homme qui est le plus conduit par la raison, c’est-à-dire l’homme qui est le plus libre réalise au plus haut point cette condition n’empêche pas que tous les hommes vivant en une Cité soient également contraints à la réaliser (i. e. à obéir aux lois de la Cité). C’est l’objection traitée qui conduit Spinoza à ne se prononcer ici qu’au seul égard des hommes raisonnables ou libres, afin d’ailleurs de ne pas opposer sa condition à celle du subditum, en lui faisant épouser les contours.
62 Et sane, qui credunt posse fieri, ut unus solus summum civitatis jus obtineat, longe errant.
63 Ce mouvement est caractéristique de l’évolution de Spinoza, qui considérait dans le CT que l’être devait tout entier être mis du côté de la substance, voir CT 2/5, § 10 : « nous découvrons que Dieu seul possède l’être, et que toutes les autres choses sont des modes et non des êtres ». Cette évolution a été repérée notamment par C. Jaquet dès son Spinoza ou de la prudence, Paris, Quintette, 1997, et reprise dans divers chapitres de Les expressions…, op. cit., par exemple p. 165 : « Tandis que dans l’Éthique, les choses possèdent en elles une force d’exister qui s’exprime sous la forme du conatus, dans le CT où cette théorie ne figure pas encore, les êtres se caractérisent par leur faiblesse ontologique et leur incapacité à vivre sans amour. »
64 G. Totaro, « Acquiscentia dans la cinquième partie de l’Éthique de Spinoza », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1, 1994, p. 65-79, ici p. 65, n. 1.
65 G. Totaro cite le témoignage de C. Wolf, qui, dans sa Psychologia empirica de 1738 (§ 754), nous dit que le terme a été introduit par Descartes, en rappelant en même temps que ce n’est que dans la traduction latine non revue par Descartes que ce terme apparaît pour la première fois en philosophie. D’après Totaro, on aurait pu s’attendre à voir apparaître une satisfactio in seipso, pour traduire le français « satisfaction de soi-même ». Toutefois, l’auteur fait remarquer que la satisfactio n’a pas du tout le sens de l’acquiesco latin, puisqu’il implique toujours une « pénitence », une réparation ou amende, s’agissant de « donner satisfaction ». Au contraire, pour Descartes, elle se construit par opposition et exclusion de tout « repentir ». Voir G. Totaro, « Acquiscentia… », art. cité, p. 66, n. 1 et 4, et p. 67 et suiv.
66 Passiones animae, per Renatum Des Cartes, Amstelodami, apud Ludovicum Elzevirium, 1650 ; Descartes, Les passions de l’âme, Paris, GF-Flammarion, 1996, II, art. 63. À l’article 190 (troisième partie), Descartes distingue deux espèces de satisfactions de soi : l’une qui est une « habitude », l’autre qui est une « passion ». Cette dernière peut se décliner en deux, l’une estimée à sa juste valeur, l’autre, estimée plus qu’elle ne vaut.
67 Voir É III 30 S : « La Joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure, je l’appellerai Satisfaction de soi-même et la Tristesse qui lui est contraire, Repentir. »
68 É III Déf. Aff. 25 (nous soulignons).
69 Il faut noter cependant une certaine rupture entre la définition de la satisfaction de soi donnée en É III 30 S et celle donnée à partir d’É III 51 S, et surtout en É III Déf. Aff. 25 et É IV 52 D. En effet, le contexte d’É III 30 S montre bien que la définition de la satisfaction de soi implique au moins la possibilité d’une extériorité de l’effet, car, c’est la joie de l’autre (objet de la proposition 30) qui produit en moi cette joie que Spinoza appelle satisfaction de soi-même. Au contraire, É III Déf. Aff. 25 reformulera la définition comme un affect de joie qui « naît de ce que l’homme se contemple lui-même, ainsi que sa puissance d’agir ». Cependant, outre le fait que la définition ne fait pas référence à cette extériorité éventuelle, il semblerait, d’une part, qu’ici Spinoza oppose la satisfaction de soi non plus au repentir, mais à l’humilité, contemplation de soi et de son impuissance. D’autre part, et surtout, Spinoza va reconnaître le fait que l’on puisse aussi trouver satisfaction de soi dans la tristesse de l’autre, comme l’envieux. Mais alors, justement, il utilisera le verbe gaudere (É III 55 S). Sur le passage du gaudium à l’acquiescentia, voir les belles pages que P. Danino dédie à cette question dans Le meilleur ou le vrai…, op. cit., p. 365- 372.
70 Nous reprenons l’image du narcissisme à P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 117.
71 Cet affect peut, en effet, ou bien « accompagner l’idée de quelque acte que nous croyons avoir fait par libre décret de l’Esprit » (É III Déf. Aff. 26 expl.), ou bien accompagner l’idée vraie de soi-même comme cause (É IV 52 et 58 et S), ou bien encore « accompagner l’idée de Dieu comme cause » (É V 14 et 32 C). Dans les deux premiers cas, il s’agit d’un amour de soi ou gloire, l’une née de l’imagination, l’autre de la raison. Dans le troisième cas, il peut s’agir soit de l’amour envers Dieu (amor erga Deum) né de la raison, soit de l’amour intellectuel de Dieu (Amor intellectualis Dei), né du troisième genre de connaissance.
72 Nous laissons de côté ici les conséquences de la distinction entre la connaissance du second genre et celle du troisième genre (que nous avons signalée dans la note précédente) pour ce qui est de la satisfaction de soi-même ; les principales en ont déjà été notées par G. Totaro, « Acquiscentia… », art. cité, in extenso.
73 Il n’est peut-être pas impossible d’affirmer que ces trois figures de la satisfaction de soi-même recoupent les trois caractéristiques : la complaisance de l’orgueilleux, le repos de celui qui est guidé par la raison et le consentement ou plutôt l’assentiment ou encore l’affirmation du sage. Cependant, il faudrait aussi ajouter que la distinction fondamentale est celle qui passe entre la connaissance inadéquate et la connaissance adéquate, que celle-ci soit rationnelle ou intuitive.
74 Cette propriété suit d’une autre, à savoir l’imitation des affects ; voir É III 31 D.
75 Voir aussi É III 14 S : « Ces affects de Haine, et leurs semblables se rapportent à l’Envie, qui pour cette raison n’est rien d’autre que la Haine elle-même, en tant qu’on la considère qu’elle dispose l’homme à jouir [gaudeat] du mal d’autrui, et au contraire à s’attrister de son bonheur » (trad. mod.).
76 « D’où de nouveau il suit que les hommes sont envieux par nature (voir le Scol. Prop. 24 et le Scol. Prop. 32 de cette p.), autrement dit, jouissent de la faiblesse de leurs égaux et, au contraire, s’attristent de leur vertu. Car, chaque fois que chacun imagine ses propres actions, chaque fois, il est (par la Prop. 53 de cette p.) affecté de Joie, et d’une Joie d’autant plus grande qu’il imagine plus de perfection exprimée par ses actions, et qu’il imagine plus distinctement, c’est-à-dire (par ce qu’on a dit dans la Scol. 1 Pro. 40 p. 2) d’autant plus qu’il peut mieux les distinguer des autres et les contempler comme des choses singulières. Et donc, là où chacun jouira le plus [maxime gaudebit] de la contemplation de lui-même, c’est quand il contemple en lui-même quelque chose qu’il nie de tous les autres. […] Et au contraire il sera triste s’il imagine que ses actions, comparées aux actions des autres, sont plus faibles » (trad. mod.).
77 « Mais, comme nous l’avons déjà dit (voir le Scol. Prop. 45 p. 4), personne, à moins d’être un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma perte [mea impotentia et incommodo delectatur] » (trad. mod.).
78 Et c’est d’ailleurs aussi pourquoi l’envie ne pourra jamais être une véritable satisfaction de soi.
79 Spinoza, Correspondance, tr. M. Rovere, Paris, GF-Flammarion, 2010, p. 179 (Spinoza, Opera, op. cit., t. IV, p. 147-148). Voir aussi Lettre 21 à Blyenbergh : « Il faut ici que notre désaccord soit à son comble, puisque vous me semblez parler exactement comme quelqu’un qui, disant que Dieu prend plaisir à nos œuvres, l’entend comme s’il était arrivé à ses fins, parce que les choses ont tourné comme il l’escomptait », Correspondance, op. cit., p. 160 (Spinoza, Opera, op. cit., t. IV, p. 127, l. 16). Pour ce qui est des rapports entre philosophie et théologie chez Spinoza, voir P. Danino, Le meilleur et le vrai…, op. cit., p. 178-192.
80 É III Préf. : « Et donc les Affects de haine, de colère, d’envie, etc. considérés en soi, suivent les uns des autres par la même nécessité et vertu de la nature que les autres singuliers ; et, partant, ils reconnaissent des causes précises, par lesquelles ils se comprennent, et ont des propriétés précises, aussi dignes de notre connaissance que les propriétés de n’importe quelle autre choses par la seule contemplation de laquelle nous prenons plaisir [cujus sola contemplanione delectamur] » (trad. mod.). Voir aussi le TP 1/4.
81 PM 2/1, § 4 : « Une chose créée peut être dite jouir de l’existence parce qu’en effet l’existence n’est pas de son essence ; mais Dieu ne peut être dit jouir de l’existence, car l’existence de Dieu est Dieu lui-même, de même aussi que son essence ; d’où suit que les choses créées jouissent de la durée ; mais Dieu n’en jouit en aucune façon. »
82 Voir TRE § 96-97 – même s’il est peut-être vrai, comme le soutient A. Matheron, que cette œuvre utilisait le langage cartésien, en raison du public qu’elle visait.
83 Voir CT 1/2nd Dialogue, § 8 ; 1/4, § 4 et 5 ; Appendice II « De l’âme humaine », § 1.
84 Substantiae verò per Æternitatem, hoc est, infinitam existendi, sive, invitâ latinitate, essendi fruitionem (Spinoza, Opera, op. cit., t. IV, p. 55, l. 2-3).
85 Voir la Lettre 12 A, du 26 juillet 1663, à L. Meyer, où Spinoza répond à certaines questions concernant l’édition des Pensées métaphysiques.
86 Cela est sous-entendu par Spinoza, qui utilise l’exemple mathématique pour faire comprendre que l’idée d’indéfini ne peut servir à concevoir l’existence du mode « jusqu’ici » (hucusque), c’est-à-dire par la durée (Spinoza, Opera, op. cit., t. IV, p. 60, l. 10).
87 Voir la Lettre 12, § 15 (trad. M. Rovere) ; Spinoza, Opera, op. cit., t. IV, p. 60, l. 17 et suiv.
88 Dont la possibilité n’est pas une affection de l’être, mais consiste dans la seule ignorance dans laquelle nous nous trouvons quant à la détermination de sa cause ; voir PM 1/3, § 7-9.
89 Voir PM 2/12, § 3 : « L’âme humaine ne vient pas de Dieu mais est créée par Dieu, nous ne savons à quel instant. »
90 Voir PM 2/10, § 8, « Quelles choses sont créées ».
91 « L’essence formelle [des choses créées] n’est point par soi et n’est pas non plus créée ; car l’un et l’autre impliqueraient une chose existant en acte ; mais qu’elle dépend de la seule essence divine où tout est contenu ; et qu’ainsi en ce sens nous approuvons ceux qui disent que les essences des choses sont éternelles. » Ainsi, étant donné que « les choses créées dépendent de Dieu quant à l’essence et quant à l’existence » (PM 1/3, § 5), il faut distinguer deux types de dépendances.
92 C’est ce qui arrive à l’âme, dont Spinoza dit qu’elle a été créée, mais « nous ne savons à quel instant ».
93 PM 1/3, 9, note à la traduction hollandaise : « L’essence de la chose considérée en elle-même n’est rien d’autre que le décret de Dieu ou sa volonté déterminée. »
94 Alors que Saisset et Guérinot traduisent légitimement ici gaudere par « jouir », Pautrat le rend par « tirer contentement », en trahissant par là la spécificité du sens que prend ici le verbe gaudere.
95 Voir J.-M. Beyssade, « Sur le mode infini médiat dans la Pensée : du problème (Lettre 64) à une solution (Éthique V 36) », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1, 1994, p. 23-26, et la très intéressante réponse d’H. Bouchilloux, « Les modes infinis de la pensée : un défi pour la pensée », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2, 2012, p. 163-185. Ajoutons que cette « ontologie » de l’amour ou de la jouissance trouve peut-être ses racines dans la doctrine aristotélicienne (par ses innombrables intermédiaires) de l’hédonè, telle qu’elle a été exposée par R. Brague, « Note sur le concept d’ἡδονὴ chez Aristote », Les Études philosophiques, 1, 1976, p. 49-55.
96 É III 35 D (trad. lég. mod.).
97 « La nature de Dieu tire contentement d’une infinie perfection. »
98 Selon le principe exposé en É I 10 S : « […] plus [une chose] a de réalité ou d’être, plus il a d’attributs ».
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