Préface
p. 9-11
Texte intégral
1Issu d’une thèse brillamment soutenue à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2014, l’ouvrage de Juan Vicente Cortés aborde Spinoza sous un angle original, celui de la jouissance. Très souvent, en effet, le penseur hollandais a été défini et catalogué comme philosophe de la joie ou encore de la béatitude, lorsque l’affect cesse d’être appréhendé comme passage d’une perfection moindre à une plus grande et que l’esprit se voit doté de la perfection même. Les commentateurs ont abondamment commenté ces deux concepts de joie et de béatitude, mais jamais ils ne se sont interrogés sur la nature même de la jouissance, qui atteint son acmé lorsqu’il s’agit d’éprouver sa liberté propre et de se délecter de soi-même à travers l’acquiescentia in se ipso et l’amour intellectuel de Dieu.
2Juan Vicente Cortés répare cet oubli et attire l’attention sur la complexité de ce concept et la variété de ses déclinaisons dans le système spinoziste. En effet, d’une part, cette notion ne fait pas l’objet d’une définition en bonne et due forme, mais elle se diffracte en de multiples termes, d’autant plus difficiles à traduire que leur signification n’est pas univoque selon les contextes. D’autre part, elle s’étend à de multiples objets et sujets de jouissance, au risque de se fragmenter et de perdre toute unité. Qu’est-ce que jouir, qui jouit et de quoi jouit-il ? Telles sont les trois interrogations fondamentales qui orchestrent la réflexion menée dans cet ouvrage passionnant de bout en bout.
3L’un des premiers apports majeurs du travail est l’exploration du champ lexical de la jouissance et l’analyse remarquable des distinctions précises entre les substantifs gaudium, fruitio, delectatio, et leurs formes verbales que seul un commentateur sagace comme Juan Vicente Cortés a su percevoir et mettre en évidence. Outre cette trilogie conceptuelle dont il pense soigneusement les rapports, les recouvrements possibles et les points de disjonction, il opère également un rapprochement décisif et totalement inédit avec le verbe obtineo qui a trait à la jouissance d’objets politiques et qui renvoie à la pleine possession de droits, de biens, etc. Cela lui permet ainsi de penser l’articulation entre la jouissance éthique et la jouissance juridique et politique.
4La mise en place de ces distinctions fines sort du cadre de discussions byzantines au sujet d’une notion mineure dans l’économie du système, car la jouissance sous la forme du contentement ou du gaudium n’est rien de moins que l’âme d’un individu, comme le révèle le scolie de l’Éthique III, 57. Juan Vicente Cortés part de ce scolie et l’éclaire de façon magistrale, en analysant toutes ses implications. Cette démarche l’amène à repérer une première tension très intéressante entre le gaudium comme âme ou idée d’un individu, et le gaudium comme affect statutairement défini, et à se demander s’ils peuvent être assimilés. Elle l’amène également à mettre au jour une seconde tension entre la définition du gaudium, laquelle implique une certaine impuissance, puisque la joie a été précédée d’une tristesse, et son imputation à Dieu, lequel ne peut être affecté par une passion. Grâce à son attention minutieuse au texte de Spinoza, l’auteur fait surgir ses problèmes sous-jacents, souvent demeurés inaperçus, et il propose pour les résoudre des interprétations convaincantes que nous laissons au lecteur le soin de découvrir.
5Le second mérite de cet ouvrage est de nous obliger, à la faveur de cette reconstruction conceptuelle de la jouissance, à reconsidérer la signification et le champ d’extension d’un certain nombre de notions, comme celle d’affect, d’âme, d’individu ou de vie, trop vite réduites à leur dimension anthropologique. Juan Vicente Cortés cesse de cantonner les notions d’individu et d’affect à la sphère humaine et les étend, en droite ligne de Spinoza, à l’ensemble des corps composés. Il est ainsi conduit à se demander audacieusement si tous les individus de la nature – et pas seulement les hommes ou les animaux – éprouvent des affects. Qu’on le suive ou non jusqu’au bout, sa réflexion constitue un antidote efficace à l’anthropocentrisme sans cesse renaissant. La jouissance n’est pas simplement humaine, trop humaine. Elle peut être bestiale comme divine et ses objets sont multiples, jouissance de soi, de l’autre et de Dieu. La jouissance en outre n’est pas seulement modale mais substantielle car Dieu aussi jouit et nous réjouit. De très belles pages sont ainsi écrites sur la jouissance en Dieu, que ce soit celle de Dieu qui s’aime en formant l’idée de lui-même ou celle de l’homme, lorsqu’il éprouve l’amour intellectuel, en tant que son esprit est une partie de l’entendement divin.
6Il faut enfin saluer le remarquable sens historique dont l’auteur de cet ouvrage fait preuve au cours de sa reconstruction. Non seulement il s’attache à dessiner très clairement l’évolution du concept de jouissance du Court Traité à l’Éthique, mais il le met en perspective par rapport à son acception chez Thomas et dans la scolastique classique. L’analyse de la notion de fruitio dans la tradition scolastique médiévale et chez Thomas d’Aquin lui permet de jeter un autre coup de projecteur sur le dispositif théorique de la jouissance chez Spinoza. Juan Vicente Cortés forge une méthode comparative fructueuse qui lui permet de sortir du cadre étroit du système sans tomber dans la logique trompeuse des sources, de l’influence et de la filiation. Il se fonde sur des analogies de structures et sur la présence de références communes, comme celles de perfection ou de fruitio dans l’appréhension des phénomènes passionnels, non pas pour rabattre les doctrines l’une sur l’autre, mais pour faire saisir en contrepoint la singularité de leur construction propre, les récupérations et déplacements opérés au sein du dispositif théorique mis en place.
7L’ensemble est écrit dans un style à la fois précis et concis, d’une clarté et d’une maîtrise qui forcent l’admiration quand on sait que le français n’est pas la langue maternelle de l’auteur. On ne peut donc que se réjouir de la publication de cet ouvrage qui donne généreusement tous ses fruits en partage.
Auteur
Professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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