Chapitre VII. Le jeu de la liberté
p. 217-257
Texte intégral
1 Don Giovanni nous apparaît d’abord comme un homme libre. Exclusivement soucieux de son plaisir, il se moque des conventions sociales et de la morale. Il fait ce qu’il veut. Il séduit Donna Anna, tue son père, le Commandeur, brutalise son serviteur, Leporello, abandonne son épouse, Donna Elvira, fait la cour à une paysanne, Zerlina, organise une fête où il invite des êtres masqués qui sont, en réalité, ses ennemis ligués en quête de justice : « Vive la liberté ! » chante-t-il et répètent en cœur ses invités. Certes, ce jour-là, ses entreprises sont malheureuses. Mais un joueur invétéré sait qu’il ne gagne pas à tous les coups. Le catalogue des conquêtes montre que le bilan de cette course effirénée est largement positif. À peine subit-il un échec qu’il tente à nouveau sa chance. La course, avec ses ruses et ses périls, est source de joie. Déguisé sous la tenue de son serviteur, lui-même persécuté pour porter celle de son maître, Don Giovanni rit d’avoir échappé à ses poursuivants en se réfugiant dans un cimetière. Quand il entend la statue du Commandeur l’avertir de la proximité de sa fin, il l’invite crânement à dîner. Le point culminant de ce refus de l’ordre est la désinvolture avec lequel il accueille la statue dont l’apparition vient de terrifier Leporello et Donna Elvira :
Giovanni : Eh bien, parle : que demandes-tu ? que veux-tu ?
Le Commandeur : Je parle, écoute-moi, je n’ai plus guère de temps.
Giovanni : Parle, parle donc ! je suis là debout à t’écouter.
Le Commandeur : Tu m’as invité à dîner :
Ton devoir, maintenant, tu le sais.
Réponds-moi : viendras-tu
Souper avec moi ?
Leporello (de loin, tremblant toujours) :
Oh là là ! Il n’a pas le temps… excusez-le.
Giovanni : On ne pourra jamais
M’accuser de lâcheté.
Le Commandeur : Décide-toi.
Giovanni : J’ai déjà décidé.
Le Commandeur : Viendras-tu ?
Leporello : Dites non !
Giovanni : Mon cœur ne bronche pas en mot,
Je n’ai pas peur, je viendrai.
Le Commandeur : Donne-moi la main en gage.
Giovanni : La voilà !… Hé là !…
Le Commandeur : Qu’as-tu ?
Giovanni : Que cette main est glacée !
Le Commandeur : Repens-toi, change de vie :
C’est l’instant suprême.
Giovanni (cherchant en vain à se dégager) :
Non, non, je ne me repens pas.
Va-t’en loin de moi.
Le Commandeur : Repens-toi, criminel !
Giovanni : non.
[Le Commandeur : Repens-toi !
Giovanni : non.]
Le Commandeur : Si.
Giovanni : Non.
[Le Commandeur : Si.
Giovanni : Non.
Le Commandeur et Leporello : Si.
Giovanni : Non, non.]
Le Commandeur : Ah, tu n’en as plus le temps !
(Des flammes partout, le Commandeur disparaît, et un gouffire s’ouvre)1.
2Dans cette scène d’opéra, Lorenzo Da Ponte et Mozart reprennent les éléments traditionnels de la mort de Don Juan. Ils lui donnent cependant une intensité particulière en magnifiant sa résistance. Ne dirait-on pas qu’il choisit de mourir debout plutôt que de vivre à genoux ? Prisonnier de la main glacée de la statue, dans le climat infernal créé par l’orchestre, il répond, à six reprises, négativement à l’injonction au repentir asséné par la voix d’outre-tombe du Commandeur. Il est diffiicile de ne pas voir de la liberté dans la stupéfiante capacité de ne pas se soumettre à un ordre répété avec tous les signes de la transcendance. La mort accompagnée de la condamnation éternelle, censée nous faire réprouver la vie du libertin, renforce ce sentiment. Quand on est sensible au lien de la liberté humaine avec la négation, sa pierre de touche pourrait bien être la résistance à l’absolu jusque dans la damnation. Inversement, quand on entend Leporello se plaindre et répéter : « Et je ne veux plus servir » (acte I, scène 1), aucune liberté n’est évoquée par la répétition de la négation. Quelques pièces suffiisent pour le maintenir dans l’obéissance (acte II, scène 1) et il fait preuve de ridicule lorsque, caché sous une table, il incite son maître à refuser l’invitation. Le problème est qu’il est impossible d’accorder une pertinence à l’idée de la liberté de Don Giovanni sans ressentir la diffiiculté de tenir cette position. Si la liberté est de faire ce qui est unanimement réprouvé, pourquoi devrait-elle être considérée comme une valeur, voire comme la plus haute ? Quand on n’admet pas que tout est permis, que l’on peut faire tout ce que l’on veut, la liberté n’est une valeur qu’à la condition d’obéir à des normes qui nous interdisent certains actes. À l’encontre du sentiment immédiat, Don Giovanni n’est pas libre quand il dit « non ». Il l’aurait été s’il avait dit « oui ». Tel est le sens du mot « liberté » quand ses invités en quête de vengeance reprennent son « Viva la libertà ! ». Malheureusement, le problème rencontré avec le « non » se répète. Il est impossible d’accorder une pertinence à cette idée sans ressentir la diffiiculté de tenir cette position. Pouvons-nous sincèrement voir la liberté dans l’emprise de la main glacée du Commandeur ? Elle force le libertin à être libre, dit le rousseauiste vertueux. Mais comme la délectation philosophique de cette expression provient de sa forme paradoxale, il est diffiicile d’y croire avec constance. Au moment, aussi fugitif soit-il, où nous échouons à voir la liberté dans la soumission à l’ordre, elle nous réapparaît dans le « non ». Évidemment, tôt ou tard, l’embarras initial refait surface et nous plaidons une nouvelle fois pour le « oui ». L’opéra ne tranche-t-il pas de manière éclatante en sa faveur ? Un doute subsiste néanmoins. Si la diffiiculté intrinsèque de l’affiirmation n’est pas clairement surmontée, pourquoi serait-il plus incohérent de voir la liberté dans le « non », sous prétexte qu’il est problématique ? Avec ce balancement entre le « si » et le « non », qui finalement bascule au profit du « oui » sans une nécessité évidente, Da Ponte et Mozart donnent une image du jeu de la liberté. Bien sûr, nous avons déjà rencontré cette oscillation sous d’autres formes. Nous avons également appris à nous en réjouir. N’est-ce pas l’un des ressorts de l’intérêt que nous portons aux jeux ? La répétition est également salutaire. Le joueur doit apprendre à réagir adéquatement en s’entraînant à repérer des thèmes dans des configurations toujours diffiérentes.
3Le mouvement de va-et-vient suffiit à évoquer l’idée de jeu comme lorsque l’on parle du jeu des vagues. Mais, en l’occurrence, ce mouvement au lieu de nous bercer, crée une inquiétante et stimulante instabilité en nous opposant à quelqu’un d’autre, Don Giovanni ou le Commandeur, et en nous divisant intérieurement quand nous percevons alternativement la liberté dans le « oui » ou le « non ». Le problème serait résolu, ou plutôt évité, si nous pouvions nous abstenir d’entrer dans ce cercle, en refusant de jouer et de prendre un parti. Mais Don Giovanni avait-il le choix ? La force de la main l’a contraint à jouer. Pouvait-il échapper au jeu en se taisant ? Ne pas dire « oui » explicitement, comme l’ordonnait le Commandeur, aurait pu s’interpréter comme une manière de dire « non ». Mais comme un temps limité lui était octroyé sur terre (« je n’ai plus guère de temps »), le jeu était aussi une épreuve pour lui : obtenir ici et maintenant, en un temps réduit, la rétractation du libertin. Si Don Giovanni avait résisté à la brûlure glacée de sa main et s’était tu, sa liberté n’aurait pas été de ne pas jouer au jeu de Commandeur, mais de l’avoir judicieusement utilisée pour gagner puisque ce dernier n’aurait pas atteint son but.
4Dans les jeux ordinaires, la question de savoir si l’on peut ne pas jouer et si l’on ne joue pas déjà ne se pose pas car ils sont clairement séparés de la vie. Dans les jeux, pris au sens large, qui se mêlent au tissu de la vie, la ligne de démarcation devient incertaine. Peut-on, par exemple, ne pas jouer au jeu conceptuel ? Peut-on se taire ? S’il faut parler, comment ne pas entrer dans le jeu ? Il faudrait pour cela que l’usage des termes ne puisse pas s’interpréter comme un coup. C’est pourquoi la nécessité du jeu ressort particulièrement dans l’échec de la tentative de ne pas jouer. Un grand joueur nous en donne un exemple :
Je refuse de penser aux clichés philosophiques remis à neuf par chaque génération depuis Adam et Ève, dans tous les coins de la planète. Je refuse d’y penser et d’en parler parce que je ne crois pas au langage. Le langage, au lieu d’exprimer des phénomènes subconscients, en réalité crée la pensée par et après les mots (je me déclare « nominaliste » très volontiers, au moins dans cette forme simplifiée). Toutes ces balivernes, existence de Dieu, athéisme, déterminisme, libre arbitre, sociétés, mort, etc. sont les pièces d’un jeu d’échecs appelé langage et ne sont amusantes que si on ne se préoccupe pas de « gagner ou de perdre cette partie d’échecs ». En bon « nominaliste » je propose le mot Patatautologie qui, après répétition fréquente, créera le concept de ce que j’essaie d’exprimer par ce moyen exécrable : le sujet, le verbe, le complément… etc.2.
5Marcel Duchamp refuse de jouer le jeu conceptuel de la philosophie. Il n’accorde aucun crédit aux clichés et aux balivernes, comme le déterminisme et la liberté, que la philosophie répète indéfiniment sous des formes diffiérentes qui lui donnent la flatteuse apparence de la nouveauté. L’usage philosophique du langage est ennuyeux. À l’image du joueur d’échecs en quête du coup juste, du coup gagnant ou de celui qui annule, les philosophes cherchent à gagner une partie contre leurs collègues en manipulant des mots (« libre arbitre », « déterminisme », etc.). Le langage n’est pas la voie d’accès à des réalités cachées, comme des phénomènes subconscients, existant indépendamment de lui. Comme une tautologie, il ne nous fait pas sortir de lui-même. La théorie des jeux de langage nous apprend que l’on peut faire avec lui beaucoup d’autres choses que connaître. Dans un esprit dadaïste, Duchamp aimait par-dessus tout jouer avec les mots, faire des calembours, des contrepèteries, créer des non-sens divertissants, accompagner les readymade de phrases qui ne veulent rien dire3. Sa position est elle-même exprimée dans cette lettre par un néologisme ouvert à l’interprétation : la patatautologie. Autrement dit, le langage n’est intéressant que s’il n’est pas perçu et traité comme un jeu où l’on joue pour le gain, et, à défaut, pour ne pas perdre. Ce refus est paradoxal et, à ce titre, amusant. Un philosophe remarque immédiatement que cette critique de la philosophie est exprimée philosophiquement. Duchamp se rattache à un courant vénérable, le nominalisme, et soutient la thèse de la création du concept par le langage que des sophistes auraient pu accepter4. Il est ici un non-philosophe qui intervient polémiquement, plus ou moins consciemment et sérieusement, dans le jeu philosophique. En revanche, sa pratique ludique du langage et de l’art a joué un rôle important dans la redéfinition de l’art et sa place dans l’histoire montre qu’il a remporté une victoire éclatante. Dans les jeux, dont le but est de gagner, les mouvements ont forcément un sens polémique. Quand le langage ressemble à ce type de jeu, on est pris dans le jeu du seul fait de parler et contraint de se soucier du résultat même si, comme Duchamp, on croit ne pas le faire, à moins qu’il ne s’agisse de la ruse d’un joueur spécialement roué qui joue en faisant mine de ne pas jouer.
6Le balancement et le caractère polémique du jeu dépendent de l’ambivalence ludique. Comme les bons coups posent des problèmes à l’adversaire et l’empêchent de faire ce qu’il veut, sans être assez forts pour qu’il ne puisse se défendre en empiétant à son tour sur notre liberté, l’issue n’est pas prédéterminée et il est possible de recommencer. Les jeux et les concepts soumis aux règles du jeu de Gallie sont affiectés de cette oscillation. En l’absence d’une manière légitime de jouer le jeu ou d’utiliser le concept fondée sur une règle ou une définition, la pratique actuellement dominante peut être contestée et renversée. Dans la conceptualisation de Gallie, le caractère ludique du concept repose sur sa complexité qui permet de décrire son objet de diffiérentes manières, en privilégiant un aspect plutôt qu’un autre. Mais la diversité en elle-même n’est pas nécessairement polémique. La compétition exclut la coexistence entre diffiérentes conceptions du jeu et du concept et conduit à traiter les rivales comme des hérésies parce qu’elles ne sont pas d’authentiques ou de véritables actualisations de la « nature » du jeu. Cette lutte pour le monopole de la manière légitime de jouer ou de l’usage légitime du concept est d’autant plus probable que le concept n’est pas simplement complexe, mais comporte des contradictions potentielles. La diffiiculté logique et conjoncturelle à tenir ensemble certaines déterminations pousse à choisir et à privilégier un élément contre l’autre sans pouvoir le supprimer. L’exemple du christianisme est, de ce point de vue, paradigmatique puisque l’objet de la théologie est de rationaliser ses contradictions constitutives entre la transcendance et l’immanence, la divinité et l’humanité du Christ, etc.5.
7C’est précisément ce que nous constatons avec la liberté : elle est à la fois un « oui » et un « non », diffiiciles à énoncer et à penser simultanément. Cette « contradiction » met en branle le jeu de la liberté et nous pousse à poursuivre le jeu. Après en avoir exploré quelques variantes depuis le début de notre enquête, nous sommes en mesure de proposer une représentation de ce jeu à l’aide de ce schéma :
8 Examinons maintenant comment fonctionne ce schéma. On peut commencer à jouer par le « oui » ou par le « non ». Le « non », choisi au début de cette étude, offire l’avantage de s’accorder plus facilement avec l’intuition commune et la conscience de soi de la modernité. D’un côté, la définition la plus habituelle de la liberté est de « faire ce que l’on veut », en entendant par là, non seulement que mon action ne dépend pas de l’extérieur, mais qu’elle est contingente en raison de mon pouvoir de choisir entre diffiérentes options. De l’autre, un homme libre se distingue par sa capacité critique envers les traditions et les ordres qu’il faut dépasser vers le mieux. On entre pleinement sur le terrain de la liberté lorsque cette capacité de dire « non » est conçue comme le pouvoir de s’abstraire de la nécessité qui règle le monde empirique. Cette négation peut être présentée sous la forme positive d’un pouvoir, le libre arbitre de la volonté, ou bien directement reconnue et glorifiée dans sa négativité sous la figure du pour-soi sartrien. Néanmoins, il aurait été parfaitement légitime de commencer par le « oui ». Dans ce cas, la liberté ne se fonde pas sur l’écart par rapport à la réalité, mais sur la spontanéité de l’adhésion à un ordre. Elle est libre car elle émane d’un principe interne, constitutif de l’identité du sujet, sans être déterminée par l’extérieur. Cette conception est compatible avec la thèse du libre arbitre sans l’impliquer. Je peux décider de me soumettre à Dieu, à la raison ou à la loi au lieu de choisir leur contraire. La contingence n’est cependant pas nécessaire. Il y a liberté, en ce sens, si je me soumets à la loi de Dieu parce que je suis une créature faite à son image et à sa ressemblance, à celle de la raison parce que je suis un être raisonnable ou à celle de la république parce que je suis citoyen, etc. L’utilisation du terme « liberté » tient au fait que l’action provient de l’être même du sujet, qu’il en est réellement la source. Ici, la liberté n’est pas opposée à la nécessité en tant que telle, mais à celle qui est subie de l’extérieur, c’est-à-dire à la contrainte. Une action déterminée peut être dite libre si elle exprime une nécessité intérieure, celle qui constitue ma nature, donc ce que je suis réellement. La liberté du Dieu de Spinoza en est le meilleur exemple : il agit en vertu de la nécessité de sa nature puisqu’il est le tout. L’application de cette conception de la liberté aux autres êtres est plus délicate. En raison de leur finitude, ils sont nécessairement soumis à l’action de facteurs externes qui, modifiant leur nature parfois jusqu’à l’aliénation, rendent problématique la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Par exemple, nous estimons que l’amour que se portent les mariés ne contredit pas la liberté du « oui » de la cérémonie alors que traditionnellement l’amour est une passion. Ce sentiment appartient à l’individu sans exprimer sa « vraie » nature parce qu’il s’explique par des déterminations externes. Si les amoureux s’étaient rencontrés dans d’autres circonstances, ils auraient pu se haïr. Dans ces deux approches, la liberté signifie l’attribution d’une action à un sujet. Elles se distinguent par la manière de reconnaître le lien d’appartenance. Dans un cas, elle est mienne parce que je sens que j’aurais pu faire autre chose. Dans l’autre, parce que, découlant de ma nature, elle exprime mon identité. La première est plus populaire parce qu’elle est validée par le sentiment du libre choix et fonde clairement la responsabilité dont la morale a besoin.
9La distinction entre la liberté comme négation ou affiirmation ne recouvre pas celle que fait le libéralisme entre la liberté positive et la liberté négative. Le « non » se place dans la perspective d’un conflit fondamental entre le je et le monde alors que le « oui » traduit une harmonie essentielle entre eux. Le communiste qui combat l’ordre libéral exerce une liberté comme négation, au sens de dire « non », même si son adversaire peut, dans son vocabulaire, la qualifier de positive. Inversement, ce dernier qualifie la sienne de négative alors qu’elle est un « oui ». S’il est libre lorsqu’aucun obstacle ne s’oppose à la réalisation de ses désirs, sa liberté se fonde sur l’accord entre le je et le monde. Elle est la plus grande et la plus sûre lorsque l’objet des désirs et des volontés individuelles incorpore les valeurs fondatrices de l’ordre. Un libéral se sent foncièrement libre dans l’ordre capitaliste s’il a une passion pour la concurrence, l’argent, etc., car la réalité est structurée en vue de satisfaire ces inclinations. Quand la liberté diminue par suite d’une contradiction locale entre l’individu et le monde, il peut exercer son pouvoir de négation afin de renforcer l’harmonie par la suppression de l’obstacle dans le respect des règles de l’ordre. On ne tue pas son concurrent, on le bat dans un concours ou on le ruine en gagnant sa clientèle grâce à une offire plus attrayante.
10Il est permis de parler de jeu parce que nous avons la possibilité de commencer de diffiérentes manières et que le choix se concrétise également sous des formes distinctes dont les diffiicultés stimulent notre intérêt. Comment se fait-il que nous ayons ce choix et que l’alternative ne disparaisse jamais ? Si nous étions purement et simplement extérieurs à l’ordre dans lequel nous vivons, alors la liberté se résumerait au « non ». Dire « oui » serait se soumettre à des règles foncièrement étrangères qui, à ce titre, asservissent. Inversement, si je n’étais qu’une émanation de l’ordre, si je n’étais rien en dehors de lui, ma liberté se réduirait à son acceptation. Le refuser serait tout simplement se nier soi-même, ne plus agir par soi-même. La possibilité de commencer par le « oui » ou le « non » provient du fait que l’on n’est ni purement extérieur ni purement intérieur à l’ordre. Nous sommes à la fois dedans et dehors. C’est cette ambivalence que Sartre exprime, tout en privilégiant l’extériorité, en disant que la liberté est en situation ou que nous sommes à la fois facticité et transcendance. On la perçoit de manière plus ordinaire dans le fait que tout le monde est conscient qu’il ne serait pas le même s’il était né dans un autre pays : il parlerait une autre langue, il aurait d’autres habitudes, il respecterait avec naturel les règles constitutives des institutions auxquelles il appartiendrait, etc. La diffiérence serait tellement profonde qu’il ne pourrait probablement pas se reconnaître dans ce double étranger. Il y a bien des individus distincts les uns des autres, agissant avec indépendance en fonction de leur identité et ils sont par ailleurs sociaux. Ils sont intimement constitués par l’ordre où ils vivent et, plus précisément, par la combinaison des sous-ordres auxquels ils appartiennent et dont ils ont appris à respecter les principes, même s’ils ne sont pas toujours clairement compatibles. Quand on met fortement l’accent sur la dimension sociale de l’individu, être libre, c’est être chez soi dans le monde, comme le citoyen hégélien. Quand l’accent se déplace sur l’individualité de l’individu, la liberté devient un écart, dans le fait d’être ailleurs, comme le pour-soi sartrien. Dans le premier cas, l’exilé n’est pas libre, dans le second, il l’est. Comme nous sommes à la fois dedans et dehors, nous pouvons privilégier indiffiéremment un aspect sans jamais pouvoir exclure l’autre et l’empêcher d’agir en nous.
11Quel que soit notre choix, il rencontre d’heureuses diffiicultés. Celles du « oui » sont résumées par la possibilité de définir la liberté comme la « vraie » servitude volontaire. Cette idée unifie la spontanéité de l’adhésion et le respect de certaines règles. Celles-ci peuvent être imposées à l’homme par une instance dite supérieure à sa volonté (Dieu, la nature, etc.) ou instituées par elle (les lois dans une démocratie). La modernité nous a appris à soupçonner les instances dites transcendantes d’être oppressives et à concevoir la liberté comme l’obéissance aux normes que l’on se donne à soi-même. Cette opposition entre l’hétéronomie asservissante et l’autonomie libératrice n’est pas claire. Du point de vue des amis de la transcendance, celle-ci n’est pas purement transcendante puisqu’elle constitue notre être : revenir à Dieu, c’est revenir à soi, donc être libre. L’impératif moderne d’émancipation suppose que ce qui se présente comme transcendant est imaginaire, donc immanent. En ce sens, il n’y a que de l’autonomie : c’est toujours l’homme qui se donne sa propre loi, éventuellement par l’intermédiaire fantastique de la divinité. Nous sommes débarrassés de ces fantaisies, dit-on, mais sommes-nous sûrs que le peuple auquel nous nous soumettons volontiers n’a rien de fantastique ? Le débat consiste finalement à distinguer la bonne de la mauvaise autonomie, la véritable de la fausse, y compris au sein du fantastique politique. Le jeu se poursuit alors à travers de nouvelles ramifications. Les kantiens, par exemple, invoquent la raison, mais comme l’homme n’a choisi ni d’être une créature raisonnable ni ce que la raison ordonne, un esprit soupçonneux peut toujours chercher de l’hétéronomie dans l’autonomie et rêver d’une autonomie plus autonome en s’appuyant sur ce genre de déclarations :
Et qu’est-ce donc qui autorise l’intention moralement bonne ou la vertu à élever de si hautes prétentions ? Ce n’est rien moins que la faculté qu’elle confère à l’être raisonnable de participer à une législation universelle, et qui le rend capable par là même d’être membre d’un règne possible des fins : ce à quoi il était déjà destiné de sa propre nature comme fin en soi, et pour cela précisément comme législateur dans le règne des fins, comme libre au regard de toutes les lois de la nature, n’obéissant qu’aux lois qu’il établit lui-même [… ]6.
12Comme l’autonomie est l’accomplissement de notre nature d’être raisonnable, la liberté est l’obéissance à un ordre supérieur qui nous assigne la fin d’être membre d’un règne des fins. Si l’homme était une créature purement raisonnable, qui n’appartenait pas simultanément au monde intelligible et au monde sensible, les commandements de la raison se réaliseraient avec une nécessité aussi implacable que celle des lois naturelles. Le « je veux » serait identique au « tu dois » de l’impératif catégorique (« Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature7 »).
13L’appartenance de l’homme au monde sensible empêche cette identité d’apparaître dans sa vérité. Le « tu dois » prend, pour la créature raisonnable dominée par des inclinations sensibles, la forme d’un devoir quasiment impossible. On n’est jamais tout à fait sûr que l’individu le plus consciencieux et le plus vertueux agisse vraiment par devoir. On sait que, grâce à sa virtuosité dialectique, Hegel a cru résoudre le problème : « En tant que réalité éthique, en tant qu’interpénétration du substantiel et du particulier, l’État implique que mon obligation à l’égard de la réalité substantielle soit en même temps la manifestation de ma liberté particulière dans son existence empirique. Autrement dit, dans l’État, le devoir et le droit se trouvent unis dans un seul et même rapport8. » Comme l’État est supérieur à la famille et à la société civile tout en constituant leur but immanent, le devoir envers lui est identique aux droits des individus. En effiet, comme l’expose le paragraphe 260, la singularité de l’individu, qui développe ses passions et satisfait ses intérêts dans le cadre de la famille et de la société civile, contribue activement à la réalisation de l’universel au lieu de lui faire obstacle parce que l’universel se réalise concrètement en intégrant les individus dans leur singularité. Étant donné que leurs intérêts n’existent pas à l’état séparé en face de l’universel, mais en lui et en l’intégrant comme leur fin, ils satisfont d’eux-mêmes dans l’État les attentes de la raison. La liberté concrète est le dépassement dans l’État de la scission entre le « je veux » et le « tu dois ». Ceux qui, d’un point de vue hégélien, souffirent de cécité dialectique, n’arrivent pas à croire que les individus puissent être libres dans cet État qui se proclame rationnel9. Ils pourraient même dire que ceux qui font volontiers leur devoir souffirent du vice monstrueux de la servitude volontaire au sens de La Boétie. Guy Planty-Bonjour dresse ce bilan de la discussion :
Pour l’un, Hegel est le philosophe de la liberté et l’admirateur de la Révolution française ; pour l’autre, Hegel a développé une doctrine totalitaire de l’État et est devenu le philosophe offiiciel de la Restauration. Quand les divergences d’interprétation prennent une telle ampleur et se continuent pendant une si longue durée, on peut légitimement se demander s’il ne faut pas chercher dans le texte même de Hegel la raison de ces diffiérences de lectures10.
14 Dans notre vocabulaire, on dira que la dialectique hégélienne a créé un jeu qui bascule indéfiniment entre la liberté et la servitude parce qu’elle aspire à penser l’unité du « je veux » et du « tu dois ».
15Si l’on croit à leur identité, il est diffiicile d’utiliser l’expression « servitude volontaire » dont le nom commun suggère l’inauthenticité de la liberté. On utilise habituellement la formule pour critiquer la surprenante pérennité d’une oppression, en opposant le « je veux » authentique de l’homme à la soumission de sa forme aliénée au « tu dois » inauthentique du despote. La critique d’un despotisme qui se reproduit grâce au soutien actif des sujets peut néanmoins se faire au nom d’une idée de la liberté dont la structure logique l’expose à son tour à cette critique. L’attrait du terme « autonomie », par exemple, est de se rapporter à la contradiction potentielle du « je veux » et du « tu dois », en la refoulant grâce à l’accentuation de la spontanéité du sujet. Cela dit, le sujet se sent parfaitement libre dans l’obéissance parce qu’il raisonne à partir des présupposés de l’ordre dont il est membre. Ce qui est vécu de l’intérieur comme de la liberté apparaît en conséquence comme de la servitude lorsque l’accent se déplace sur la verticalité du commandement spécifique à un ordre qui, vu de l’extérieur, apparaît comme contingent ou arbitraire. La valeur théorique de l’expression « servitude volontaire » est de décrire la logique de ce débat, ou de cette variante du jeu de la liberté, en manifestant la contradiction potentielle du « je veux » et « tu dois » qui rend chaque position contestable. Ceux qui vivent la servitude d’un ordre sous le mode de la liberté perçoivent naturellement la servilité de la servitude des ordres concurrents. Ils ne comprennent pas qu’ils puissent légitimement imposer une obéissance ou qu’ils puissent sincèrement être l’objet d’une volonté. Seul l’ordre auquel ils se soumettent rend leur servitude réellement volontaire et la transfigure en liberté. On peut parler de « vraie » servitude volontaire, plutôt que de servitude volontaire, pour intégrer dans la description le conflit sur la légitimité de l’ordre, c’est-à-dire sur celui qui ne peut être sincèrement refusé par la volonté, et la dimension polémique de chaque usage de l’idée de liberté conçue comme adhésion spontanée à un ordre. On trouve dans l’inéluctabilité et la reproduction de cette confrontation une intéressante justification de l’image du jeu. Elle signifie que l’on peut parfaitement et obstinément être kantien, ou autre chose, à l’image de ces joueurs d’échecs qui, toute leur vie, jouent avec intérêt et un certain succès les mêmes ouvertures, malgré des faiblesses structurelles bien connues, qui leur valent parfois de cuisantes défaites. N’y a-t-il pas un plaisir intellectuel, typiquement ludique, dans la défense passionnée de positions problématiques11 ?
16Comment faut-il interpréter dans ce contexte l’idée hobbesienne que le mot « liberté » est spécieux ? Hobbes dénonçait une idéalisation du pouvoir républicain. La liberté est par nature identique dans une monarchie et dans une république et elle n’est pas a priori plus importante dans celle-ci. Premièrement, l’analyse précédente montre que les partisans d’un ordre soupçonnent les sujets des ordres concurrents d’idéaliser sa contrainte qu’ils parviennent à vivre comme de la liberté. Or le mot, dans sa simplicité, n’évoque aucunement la troublante complexité de cet espace conflictuel. Deuxièmement, quand la liberté est pensée comme l’adhésion spontanée à un ordre, ce dernier devient le centre de gravité du concept. Mais alors, quand on dit vouloir la liberté, que veut-on exactement ? Dieu, la raison, la loi, la république, etc., ou la liberté ? Si la liberté n’est pas de faire n’importe quoi, mais de respecter des règles, qu’elles soient celles de Dieu, de la raison, ou d’une autre entité, qu’apporte le mot « liberté » ? Pourquoi ne pas dire simplement qu’il faut être rationnel, chrétien, républicain, etc.? On a le sentiment de toucher ici aux limites de pertinence de l’usage du mot. On parle de liberté, on dit même se battre pour elle, alors que, au fond, on recherche autre chose. Serait-il possible de relativiser la valeur du mot et de préconiser un usage parcimonieux ?
17Max Stirner voit bien que tout le monde affiiche son amour de la liberté, que chacun veut se libérer d’une tyrannie, celle de la foi, de la majorité, ou d’autre chose, et que tous ces amants s’affirontent dans une bataille. En nominaliste, il se méfie des mots12. Qu’y a-t-il derrière « liberté » ?
Si la liberté est le but de vos effiorts, sachez vouloir sans vous arrêter à mi-chemin ! Qui donc doit être libre ? Toi, Moi, Nous ! Et libres de quoi ? De tout ce qui n’est pas Toi, Moi, Nous ! […] Mais la liberté n’a rien à voir avec ce Moi ; que deviendrai-je une fois libre ? Sur ce sujet la liberté reste muette. Elle est comme nos lois pénales, qui, à l’expiration de la peine, ouvrent au prisonnier la porte de la geôle et lui disent « va-t’en ». Cela étant, pourquoi, puisque si je recherche la liberté ce n’est que pour mon intérêt, pourquoi, dis-je, ne pas me regarder comme le commencement, le milieu et la fin ? Est-ce que je ne vaux pas plus que la liberté13 ?
18La quête de la liberté n’est pas la quête de la liberté. Celle-ci est certes un bien, mais il n’est pas le plus grand. Ce que nous cherchons, et que notre éducation religieuse nous dissimule en le rendant honteux, est notre individualité, notre égoïsme. Il faut ici distinguer le contenu moral et politique, la défense de l’égoïsme, de la logique de l’argument qui s’applique aux revendications de la liberté en général. Le mot, brandi comme un slogan, nous dissimule que nous voulons seulement affiirmer notre être. Sa nature est un objet de contestation et Stirner prend position dans ce conflit en opposant son égoïsme explicite à l’égoïsme inconscient de ceux qui veulent exister en tant que chrétiens, socialistes, humanistes, etc. Ils adoptent, en effiet, cette position parce qu’ils y trouvent un intérêt personnel. L’important pour notre propos, n’est pas de savoir si l’égoïsme est la vérité de l’altruisme, s’il faut le défendre ou si Stirner célèbre l’ordre bourgeois derrière une phraséologie subversive14, mais que la liberté n’est pas l’objet réel de la revendication parce que, en elle-même, elle est vide et négative. Elle signifie que l’on est affiranchi de ce qui nous empêche de jouir de nous-mêmes, sans qu’elle nous dise pour autant ce que nous sommes, ni l’ordre qu’il faut positivement vouloir. Comme Stirner dénonce inlassablement l’identification mystificatrice de l’unique à toute instance universelle incarnée par un maître-mot (Dieu, la raison, le peuple, l’homme, la république, etc.), il est naturel qu’il souligne une diffiiculté de la conception affiirmative de la liberté. Le mot est spécieux parce qu’il empêche de voir ce qui est positivement recherché et de comprendre ce que l’on fait en l’utilisant. En conséquence, il faudrait l’employer avec parcimonie et des usages, parfois bruyants, sont inutiles puisqu’il pourrait être remplacé par le maître-mot auquel on se soumet volontairement avec l’heureux sentiment d’y reconnaître notre identité profonde et de se sentir chez soi sous sa bienveillante juridiction. Ce que le chrétien, etc., appelle être libre, c’est tout simplement être chrétien, etc. Les affiinités entre l’individualisme de Stirner et le libéralisme radical sont suffiisamment grandes pour qu’on ne s’étonne pas qu’un libéral dénonce également la confusion de la liberté avec d’autres valeurs :
Chaque chose est ce qu’elle est : la liberté est la liberté ; ce n’est ni l’égalité, ni la justice, ni la culture, ni le bonheur, ni la bonne conscience. Si ma liberté, celle de ma classe sociale ou de mon pays dépend du malheur d’autres hommes, alors le système qui le permet est injuste et immoral. Mais si je restreins ou perds ma liberté afin d’atténuer la honte d’une telle inégalité, sans par là accroître les libertés individuelles des autres, il en résulte globalement une perte de liberté. Celle-ci peut se trouver compensée par un gain en termes de justice, de bonheur ou de paix, mais la perte demeure ; c’est tolérer une confusion des valeurs que de prétendre renoncer à sa liberté individuelle au sens « libéral » du terme, afin de permettre l’accroissement d’un autre type de liberté « sociale » ou « économique »15.
19La tautologie « la liberté est la liberté » est un rappel à l’ordre adressé aux défenseurs de la liberté dite positive qui usurpent le mot en l’appliquant au règne du moi supra-individuel auquel chacun doit se conformer. Ils se réfèrent à autre chose que la liberté, par exemple la justice. Du point de vue de Stirner, le libéral a la faiblesse de céder au charme du mot « liberté ». C’est parce que la liberté est la liberté, qu’il ne faut pas écrire son éloge, mais celui de l’égoïsme. L’argumentation de Stirner respecte tout de même l’injonction de la tautologie quand il la dissocie du moi. Le bien contenu dans la liberté est d’être affiranchi de ce qui opprime l’unique. Or un moi clairement défini donnerait un critère objectif pour déterminer les obstacles opposés à la jouissance de soi et pour ériger une norme exigeant l’obéissance. L’irréductibilité de la liberté au règne d’un maître-mot rappelée par la tautologie « la liberté est la liberté » se traduit en conséquence par une critique du moi. L’important n’est pas le moi normalisé par les philosophes, mais la scandaleuse unicité du moi concret, en chair et en os, constituée par la rencontre contingente et temporaire de facteurs empiriques que la morale refoule et qui échappe à l’emprise des concepts et du langage16. Il est impossible de dire a priori ce dont il faut concrètement s’affiranchir parce que ce qui s’y effiorce est indéterminé et foncièrement évanescent. Les hommes ne se sont-ils pas régulièrement libérés de ce que ce qui leur paraissait constitutif de leur être ? Quelle raison avons-nous de penser que ce processus est terminé ? Pourquoi ne pas plutôt envisager cette hypothèse : « Les hommes de l’avenir lutteront encore pour mainte liberté que nous ne sentons pas même nous manquer17 » ?
20La conception affiirmative de la liberté peine à complètement justifier l’usage positif du mot. Quand on atteint le plus important, on ressent son insuffiisance, peut-être même son inutilité, voire son danger, confondre la liberté avec autre chose que seul un maître-mot nomme correctement. La liberté comme négation paraît à ce moment en offirir une meilleure justification. Il faut se garder, néanmoins, de « dialectiser » l’argumentation en faisant du « non » la vérité du « oui » comme si ce dernier pouvait être dépassé. Il y a jeu parce qu’il est toujours possible de s’engager dans la voie du « oui », malgré des diffiicultés parfaitement connues, et parce qu’il est toujours diffiicile de l’éviter complètement quand on la repousse. Les inconvénients de la liberté comme négation sont évidents : « La liberté, bien qu’elle ne soit pas une propriété de la volonté se conformant à des lois de la nature, n’échappe pas cependant à toute loi ; au contraire, elle doit être une causalité agissant selon des lois immuables, mais des lois d’une espèce particulière, car autrement une volonté libre serait un pur rien18. » La raison ne comprend pas la liberté parce qu’elle échappe aux lois naturelles qui sont l’objet de la connaissance, donnant ainsi l’impression d’être étrangère à toute détermination. On ne peut pas cependant la définir par l’absence de toute loi. Comment une chose aussi précieuse que la liberté pourrait-elle être caractérisée par le vide et donc n’être rien ? Choisir le « non » contre le « oui », ou simplement le préférer, c’est s’exposer à cette critique qui espère faire prévaloir l’identification de la liberté à la loi grâce à la prise de conscience de la vacuité du vide.
21Ceux qui caractérisent la liberté par la négation peuvent à leur tour être suspectés de parler d’autre chose et être polémiquement invités à remplacer ce mot précieux par un autre plus approprié et moins attrayant. Si l’on désapprouve principalement la négation de l’ordre légitime, le terme « licence » peut être utilisé pour signifier que la désobéissance à la loi n’est pas une nouvelle liberté ou une augmentation de liberté, mais une « fausse » liberté. Quand on s’intéresse plus particulièrement à la décision elle-même, l’absence de règle risque de réduire la liberté à une pure contingence où elle paraît se confondre avec le hasard. Ceux qui développent ce type de critique disposent d’une autre variante, plus intéressante en raison de son adaptabilité à des contextes plus variés. Hegel rejette la liberté comme négation parce qu’elle sépare la volonté de la pensée, conçues comme deux facultés distinctes19. L’entendement s’imagine que la volonté, pour être elle-même, un pur vouloir, doit nier ce que la pensée lui présente. Se déterminer en fonction d’une représentation, c’est se soumettre à un contenu qui dépend de la pensée et varie avec elle. Dans l’espoir de saisir la volonté elle-même, et non la succession de la volonté de X, puis celle de Y, etc., on fait abstraction de toute détermination. Dépassant tous les contenus, la volonté n’est rien. Être libre, c’est nier successivement toutes les déterminations contingentes qui nous enferment dans la particularité. Cette « liberté du vide », dit Hegel, existe théoriquement en niant le monde dans la contemplation religieuse ou dans l’action destructrice « de tout ordre social existant, dans l’élimination des individus susceptibles de vouloir une certaine forme d’ordre, dans le délire d’anéantissement de toute tentative de réorganisation. Ce n’est que dans la mesure où elle détruit quelque chose, que cette volonté négative éprouve le sentiment de son existence empirique ». Est-ce cela que l’on appelle la liberté, cette valeur pour laquelle des hommes se battent au risque de leur vie ? Évidemment non ! Comment alors nommer ce que l’entendement prend pour la liberté ? Bien que Hegel ne l’utilise pas, le terme « nihilisme » convient parfaitement.
22 La proposition selon laquelle la liberté comme négation conduit au nihilisme donne une impression de logique. Sa valeur polémique risque tout de même d’être fort limitée car il est rare que le vide et le néant soient revendiqués et valorisés dans leur négativité. Il arrive souvent que ceux que l’on qualifie de nihilistes raisonnent en termes positifs, comme c’est le cas de Stirner lorsqu’il nous invite à jouir de notre unicité. C’est précisément ce que montre Hegel dans la suite du paragraphe 5 :
Elle [la volonté négative] croit sans doute qu’elle veut un état positif, par exemple, un état d’égalité universelle ou de vie religieuse, mais, en fait, elle ne veut pas la réalité positive de ces états ; car celle-ci conduit aussitôt à l’établissement d’un ordre quelconque, qui comporte une particularisation aussi bien des institutions que des individus. Mais c’est de la destruction de cette particularisation et de cette détermination objective que la liberté négative tire la conscience de soi. C’est pourquoi ce qu’elle croit vouloir ne peut être, pour soi, qu’une représentation abstraite et la réalisation de celle-ci que la fureur de la destruction.
23Contrairement à ce que suggère la critique de la séparation de la pensée et de la volonté, il arrive que la volonté considérée comme négation poursuive des objectifs vécus et pensés comme positifs tels que l’égalité. Dans ce cas, elle ne se reconnaît pas dans la description sous forme de négation qu’en donne la critique qui dénonce son nihilisme. Celle-ci est une contestation de la conscience de soi de la volonté qui porte l’accent sur la négation plutôt que sur le but. La volonté croit que la destruction de l’ordre est simplement le moyen requis pour en instituer un autre, comme si elle était commandée et contrôlée par la fin positive. En fait, objecte Hegel, cette volonté ne se considère pas comme libre parce qu’elle poursuit une fin, mais parce qu’elle s’émancipe de l’ordre précédent. Son sentiment de liberté naît de la négation. Cette définition implique que le nouvel ordre, étant lui-même une détermination, est un objet à nier. C’est ce que montre la Terreur pendant la Révolution française :
Ce fut une période agitée et troublée où s’est manifestée une haine impitoyable à l’égard de tout caractère particulier […]. Là où apparaissent des diffiérences, il [le fanatisme] trouve cette situation contraire à son indétermination et la supprime. C’est pour cette raison qu’au cours de la Révolution, le peuple a détruit aussi les institutions qu’il avait établies lui-même, parce que toute institution est en contradiction avec, sous sa forme abstraite, la conscience de soi de l’égalité.
24 Le point important est que cette interprétation philosophique de la Terreur ne s’accorde pas avec la conscience de soi des révolutionnaires qui estimaient devoir lutter contre des ennemis dans une situation de guerre civile et de guerre internationale pour réaliser les fins de la Révolution, incluant la liberté.
25Nous avons pris en considération deux manières d’entrer dans le jeu de la liberté, celles du « oui » et du « non ». Nous voyons maintenant qu’il existe entre elles un jeu qui permet une transposition. L’argument de Hegel nous apprend à transformer polémiquement une conception affiirmative de la liberté en une conception négative. En abordant ce texte, nous pensions analyser le « non » alors qu’il conteste qu’un « oui » en soit réellement un. Il en résulte que lorsque nous pensions être dans le « oui » nous étions déjà dans le « non ». Le conflit entre les ordres revendiqués dans les formes rivales de la conception affiirmative revient souvent à contester la positivité de ce qui est présenté et vécu comme positif par l’adversaire. Dans les cas de ce type, le « non » et le vide ne sont pas « objectivement » négatifs et vides. Ce sont un « oui » ou un plein non reconnus. Si l’on pense qu’il faut se soumettre à Dieu, le refuser, c’est nier l’être. Si l’on estime au contraire que Dieu n’existe pas, se soumettre à cette fiction, c’est nier l’être. Cette interprétation négative rend le mot « liberté » spécieux et contestable. On peut nier que cette volonté négative soit réellement une liberté et donc remplacer le mot par un autre comme « nihilisme ». Même un antinihiliste autoproclamé doit se préparer à la critique d’être le négateur de ce qui importe vraiment. Il appartient à la grammaire du mot « nihilisme », et il fait partie de son attrait, de contester la conscience de soi de l’adversaire en nous donnant le sentiment flatteur d’en dévoiler le secret grâce à la pénétration de notre esprit20.
26Ce nihilisme indirect, par la réduction polémique du « oui » au « non », est plus fréquent qu’un nihilisme ouvertement nihiliste. Ce n’est peut-être pas un hasard si les exemples les plus saisissants se trouvent dans les fictions de fiodor Dostoïevski. Dans une longue tirade adressée à Aliocha Karamazov, qui pourrait l’épouser, Lise déclare, avec un indubitable sérieux, qu’elle veut être déchirée en morceaux par son époux, qu’elle aime le désordre, qu’elle veut mettre le feu à la maison, vivre dans la richesse sans rien donner aux pauvres, faire le mal pour qu’il ne reste rien nulle part21. Avec son « tout est permis » formulé lors d’un article spéculatif, Ivan Karamazov passe pour le parfait nihiliste. Mais, chez lui, quelque chose de moral résiste toujours. Il se révolte contre Smerdiakov lorsque ce dernier lui déclare avoir tué leur père en son nom et en accord avec son « tout est permis » ; il agresse le diable lors de leur tête-à-tête hallucinatoire et son fantastique Grand Inquisiteur, disposé à tuer de nouveau le Christ, finit par le libérer, une fois brûlé par son baiser. Le propos de Lise est débarrassé de ces scrupules. Si tout est permis, il est possible de choisir le bien. Comme ce choix légitime ne prouve pas l’existence d’une liberté absolue, il faut mettre l’accent sur la volonté lucide de la destruction et du mal. Cette volonté négative doit être répétée parce que rien ne peut mieux nous convaincre d’être affiranchi de tout. Quand le lien entre la liberté comme négation et le nihilisme est aussi délibérément assumé, le mot « liberté » est-il encore justifié ? Il est diffiicile de croire qu’il est réellement question de la liberté dans cette déclaration et la réaction d’Aliocha paraît tout à fait naturelle : Lise est malade, elle est comme un enfant. Une volonté négative, si ostensiblement affiichée et répétée, peut diffiicilement être tenue pour une authentique volonté. Comme le dit Nicolas Berdiaev, nous rencontrons chez des personnages de Dostoïevski « une ruine de la personnalité dans laquelle on ne saurait même plus prononcer le mot de liberté22 ».
27Comment le défenseur de la liberté comme négation peut-il éviter cet écueil et justifier tout de même l’usage du mot ? L’homme du souterrain, imaginé par Dostoïevski, nous apprend à reconnaître de la liberté dans le propos extravagant de Lise. Sa volonté n’est pas reconnue comme authentique parce qu’il nous semble irrationnel et pathologique d’agir à l’encontre de ses propres intérêts et de ceux de l’humanité. Depuis le « nul n’est méchant volontairement » de Socrate, le bien est tenu pour l’objet naturel de la volonté. C’est dans la fidélité à cette croyance que les utopistes espèrent résoudre les problèmes de l’humanité. Il est, à leurs yeux, impensable que les hommes refusent de vivre dans la société idéale dont leur raison a découvert le secret. L’homme du souterrain leur fait cette objection :
Mais où avez-vous vu, en tant de millénaires, l’homme se laisser guider par son propre avantage ? Que faire de ces millions de faits qui témoignent qu’en pleine connaissance de cause, c’est-à-dire sachant parfaitement où est leur avantage réel, des hommes l’ont repoussé au second plan et se sont lancés dans une tout autre voie, risquée, hasardeuse, sans que rien ni personne ne les y obligeât, mais comme si, précisément, ils voulaient surtout éviter le chemin tout tracé, et s’en frayer obstinément, délibérément, un autre ardu, absurde, qu’ils allaient chercher presque dans les ténèbres ? C’est donc que cette obstination, cette liberté les attiraient bien plus encore que leur avantage23…
28Le chaos, la destruction, le mal et l’irrationalité, qui resplendissent dans l’histoire, au désespoir du philosophe qui s’obstine à penser l’homme comme une créature raisonnable, sont la preuve la plus éclatante de la liberté et de l’amour passionné qu’il lui porte malgré les sermons de sa raison. De ce point de vue, l’inférence qui mène de la liberté comme négation au nihilisme exprime quelque chose de juste car on ne saurait sérieusement aimer la liberté sans reconnaître la légitimité de s’affiranchir de toute norme, même au risque de l’autodestruction. « Nous voulons tous la liberté », dit-on, mais nous sentons que la liberté libre est une puissance dangereuse puisque nous nous effiorçons avec tant de constance de la domestiquer par des règles qui nous plaisent. En l’occurrence, c’est le mot « nihilisme » qui est spécieux. Par la condamnation de la négation qu’il véhicule, il nous détourne de la considération de cette volonté et nous empêche de voir la liberté là où, indéniablement et malheureusement, elle est. Les utopies sont vouées à l’échec parce que les hommes préféreront toujours agir selon leur volonté, aussi capricieuse et extravagante soit-elle, plutôt que d’être semblables aux touches du piano rationnel imaginé et actionné par l’utopiste. L’avantage que recherchent fondamentalement les hommes n’est pas celui que les morales croient avoir découvert, mais celui de jouir de cette volonté, en elle-même, qu’elles occultent et qui les menace :
Son propre, son libre vouloir, son propre et même son plus extravagant caprice, sa fantaisie, parfois exaspérée jusqu’à la démence, c’est en cela, justement, que réside cet avantage le plus avantageux qui avait été omis, qui ne se plie à aucune classification et à cause duquel tous les systèmes et théories fichent constamment le camp aux cinq cent mille diables. Et où ont-ils pris, tous ces sages, que l’homme avait besoin d’un vouloir normal, d’un vouloir vertueux ? Qu’est-ce qui leur permet de croire que l’homme a absolument besoin d’un vouloir raisonnable, avantageux ? L’homme n’a besoin que d’une chose : d’un vouloir indépendant, quel que soit le prix de cette indépendance et son aboutissement24.
29En raisonnant en termes d’avantages, l’homme du souterrain semble faire une concession à ses adversaires. Jouir du vouloir indépendant est un avantage, donc du bien. On croit entendre Descartes expliquant au père Mesland que l’on peut se retenir de poursuivre un bien ou une vérité clairement connus, alors que, normalement, cette clarté détermine notre volonté, si l’on estime que c’est un moyen adéquat pour faire la preuve de notre liberté25. Autrement dit, ma volonté a le pouvoir de ne pas poursuivre un bien ou une vérité quand mon attention s’en détourne au profit d’un autre bien et d’une autre vérité, en l’occurrence l’existence de mon libre arbitre dont les animaux sont privés et qui témoigne de notre parenté avec Dieu. Le but de l’acte est de témoigner de notre liberté, donc de confirmer une vérité essentielle à la morale et à la religion. La résistance à l’attraction du vrai et du bien initiaux est une manière de reconnaître que la liberté est une puissance sauvage de s’affiranchir de la nécessité du vrai et du bien. Mais on voit qu’elle est aussitôt domestiquée comme un moyen inhabituel de se soumettre à l’ordre créé par le Dieu dont l’éternité des lois et des vérités nous garantit heureusement la reproduction. Pour parler comme Sartre, c’est un moment où la liberté cartésienne « rejoint […] la liberté chrétienne, qui est une fausse liberté26 ». La pierre de touche du nihiliste dostoïevskien est précisément la mise en cause de cet ordre. Il ne se contente pas de se retenir de faire le bien et de reconnaître le vrai, il choisit le contraire, au risque de la perdition27. Or, quand nous sommes en face de sa liberté libre, nous répugnons d’écrire son nom et on le remplace par un autre en invoquant la « vraie » liberté. Il faut donc répéter la tautologie de la liberté. Comme le note Berdiaev commentant cet aspect de la pensée de Dostoïevski, « la liberté ne peut pas être identifiée avec le bien, avec la vérité ou avec la perfection. Elle a une nature autonome, elle est la liberté et non le bien. Et toute confusion ou identification de la liberté avec le bien lui-même et avec la perfection est une négation de la liberté, l’affiermissement des voies de la contrainte28 ».
30Bien sûr, l’homme du souterrain est malade et répugnant. Il le dit lui-même et se délecte de sa bassesse. Le dégoût qu’il inspire risque fort de contrecarrer les acquis philosophiques de sa réflexion. Reprenons donc la question du point de vue d’un personnage plus séduisant. Nastassia Philippovna dans L’idiot illustre autrement la diffiiculté de prendre pour de la liberté ce qui a l’apparence d’une liberté absolue. Ses amis jouent à un jeu étrange : raconter l’action la plus vile de leur existence. Au moment de parler de la sienne, Nastassia Philippovna s’adresse au prince Mychkine qui s’est invité à cette soirée, qu’elle ne connaît que depuis quelques heures et que tout le monde prend pour un idiot :
Prince, dit soudain d’une voix tranchante et sans bouger Nastassia Philippovna […]. Donnez-moi votre avis ; dois-je ou non épouser le parti que l’on me propose ? Ce que vous déciderez je le ferai. […] – Non…, ne l’épousez pas ! murmura-t-il enfin avec effiort. – Ainsi soit-il, dit-elle, puis d’un ton autoritaire : Gavrila Ardalionovitch, vous avez entendu la sentence du prince ? Eh bien, c’est ma réponse. Qu’il ne soit plus jamais question de cette affiaire. […] Et pourquoi insinuez-vous que ce n’est pas sérieux ? En quoi n’est-ce pas sérieux ? Vous m’avez entendue dire au prince : « Ce que vous déciderez, je le ferai. » S’il avait dit oui, j’aurais aussitôt donné mon consentement. Mais il a dit non, et je l’ai refusé. Est-ce que ce n’est pas sérieux ? C’était ma vie tout entière qui tenait à un cheveu ; quoi de plus sérieux29 ?
31Comme Nastassia Philippovna fait preuve d’une complète indiffiérence envers les conventions, son intérêt et même sa vie, sa décision paraît, au premier abord, totalement libre. Mais dès la formulation de cette idée, nous sommes pris d’un doute. S’en remettre au choix imprévisible d’un inconnu, apparemment idiot, est-ce encore de la liberté ? N’est-ce pas, de manière tout à fait irrationnelle, abdiquer sa liberté au profit de la décision imprévisible d’un inconnu, une forme de soumission au hasard ? De nouvelles extravagances viennent immédiatement renfoncer ce doute. Rogojine fait irruption avec sa bande ; il offire à Nastassia Philippovna cent mille roubles pour qu’elle l’épouse. Elle finit par accepter, après avoir donné l’impression d’épouser le prince qui venait de lui demander sa main et dont on a su juste après qu’il héritait d’un million. Au moment de partir avec Rogojine, elle prend le paquet contenant l’argent et se tourne vers Gavrila Ardalionovitch, qui espérait soixante-quinze mille roubles de son mariage, et lui dit :
Eh bien ! je vais le jeter à l’instant dans la cheminée […]. Dès que les flammes l’auront complètement entouré, précipite-toi dans l’âtre pour l’en retrier […]. Si tu y réussis, les cent mille roubles sont à toi. […] Si tu ne le sort pas du feu, il brûlera […]. Cet argent m’appartient ! Je l’ai accepté pour une nuit à passer avec Rogojine […] je suis libre d’en faire ce que je veux. […] Ce fut un cri général ; beaucoup d’assistants firent un signe de croix. – Elle est folle ! Elle est folle ! s’exclamait-on. […] Elle est folle, n’est-ce pas ; bien folle30 ?
32Par une décision, explicitement assumée, Nastassia Philippovna provoque un scandale en bouleversant l’ordre social marchand comme dans une scène de carnaval. Elle brûle cent mille roubles, renonce au million du prince et part faire la fête avec Rogojine qui est venu l’acheter. La conduite de Nastassia Philippovna semble tellement irrationnelle que beaucoup de lecteurs estiment, avec le prince, qu’elle est folle. Pourtant, quelque chose évoque la liberté. Lise veut détruire, mais elle est impuissante, faible et malade, comme l’homme du souterrain. Le comportement de Nastassia Philippovna est, en revanche, éclatant et stupéfiant. La négation est ici la manifestation d’une force. Nastassia Philippovna est en effiet d’une grande beauté. Rogojine, Mychkine, Gavrila Ardalionovitch, et d’autres encore, l’aiment tout en sachant qu’ils sont à la merci de ses extravagances. La positivité de cette beauté nous fait-elle sortir de l’orbite du nihilisme ? En voyant son portrait, on a le sentiment d’une force capable de renverser ou de révolutionner le monde. Le prince dit que la beauté peut le sauver31. Celle de Nastassia Philippovna aura des effiets tragiques. Elle est assassinée par Rogojine qui veille ensuite son cadavre en compagnie du prince. C’est précisément l’ambivalence de cette énergie qu’exprime l’hésitation entre la liberté et la folie. Elle donne un sentiment de liberté parce qu’elle est capable de détruire ou de sauver ; elle communique celui de folie parce que rien ne l’arrête dans la voie de la destruction si elle s’y engage. La face maléfique de ce pouvoir nous effiraye et nous l’occultons en parlant de folie même si nous sentons que, sans elle, la pertinence du mot « liberté » s’affiaiblit dangereusement. Serions-nous tentés de dire que Nastassia Phillipovna était libre si elle avait fait ce que la société ou la raison attendaient d’elle, profiter de sa beauté et de son intelligence en épousant un homme riche pour fonder une famille ?
33Dostoïevski, selon Berdiaev, « […] a soulevé dans son œuvre les idées comme des tourbillons de feu, il les a enveloppées d’une atmosphère embrasée. Les concepts refroidis ne l’intéressent pas. […] tout est feu et mouvement, opposition et combat. Les idées sont des ondes de flamme, jamais des catégories figées. […] Ontologiques, c’est-à-dire renfermant en elles la substance de l’être, elles tiennent cachées à l’état latent l’énergie destructrice de la dynamite. Dostoïevski nous montre que leur explosion répand les ruines à l’entour. Mais elles possèdent aussi l’énergie de rendre la vie32 ». Les idées sont présentées sous la forme embrasée de personnages passionnés, pris dans des situations invraisemblables, afin de communiquer la chaleur de cette énergie ambivalente constitutive de la réalité humaine que les concepts philosophiques s’effiorcent de refroidir en la canalisant dans un ordre acceptable pour la raison. L’idée de liberté en est le meilleur exemple. En tant que capacité de se déterminer pour le bien ou le mal, elle est rationnelle et irrationnelle, salvatrice et destructrice. La valeur philosophique des personnages nihilistes est de nous plonger dans l’irrationalité de la liberté que la philosophie s’empresse de neutraliser avec ses concepts. En voyant Nastassia Philippovna subordonner sa vie à la décision imprévisible du prince, un cartésien sera tenté, au risque du ridicule, de transformer cette force en liberté d’indiffiérence destinée à prendre la forme supérieure de l’acceptation volontaire du vrai et du bien connus par la grâce et la raison. Curieusement, la suite du commentaire de Berdiaev donne un exemple de cette orgueilleuse pusillanimité philosophique. Dostoïevski nous fait comprendre que la liberté irrationnelle dégénère et entraîne son dépassement dans une seconde liberté, celle que donne le Christ33. Quand il nous est diffiicile de croire à ce type de dialectique, nous ressentons l’attraction de la négativité et de l’irrationalité de la liberté louée par l’homme du souterrain.
34Contrairement à ce que dit Berdiaev, la philosophie n’a pas toujours ignoré cette incandescence. Quand Descartes médite sur la création des vérités éternelles, ne va-t-il pas dans le feu ? Il nous paraît extravagant que des vérités mathématiques et morales, dont nous percevons l’évidence, qui structurent notre esprit et le monde matériel, soient intrinsèquement contingentes et deviennent nécessaires simplement parce que Dieu l’a voulu sans raison et sans nécessité34. Il aurait suffiit qu’il le décide pour que les contradictoires soient vraies en même temps et que le bien soit de haïr et de tuer son prochain ! Ne pouvant concevoir la vérité des vérités qui auraient pu être créées à la place de celles que nous connaissons, il nous est diffiicile d’admettre la vérité de cette proposition que la raison déduit logiquement de la toute-puissance de Dieu. Nous avons spontanément le sentiment effirayant que la liberté de Dieu, pouvant sans raison faire le contraire de ce qu’elle a fait, est irrationnelle et folle. À Dieu, tout est permis ! Ici, un esprit dostoïevskien sent le sol se dérober, le monde se fissurer. Si rien n’est en soi nécessaire, si tout dépend d’un décret divin qui aurait pu être diffiérent, la création n’est, au fond, que du hasard ! C’est de l’athéisme ! Du nihilisme ! Pourquoi donc tout ne serait-il pas permis à l’homme ? C’est avec un calme olympien que le cartésien refroidit l’esprit exalté de son interlocuteur. Ce jugement est typiquement humain. Il ne préexiste à Dieu aucune vérité ni aucune norme permettant de juger ce qu’il fait et à laquelle sa volonté aurait dû se soumettre. À la diffiérence du nôtre, l’entendement divin ne présente pas un objet à la volonté car, en lui, ces facultés ne sont pas distinctes. Dieu connaît le vrai et le bien en voulant ce qu’il veut. Son indiffiérence absolue n’a donc rien d’irrationnel, de fou ou de nihiliste. Ces mots n’ont, en l’occurrence, aucun sens. L’indiffiérence de Dieu est l’expression de son statut de créateur tout-puissant et libre. L’indiffiérence de la liberté humaine manifeste bien une puissance réelle et positive de se déterminer comparable à celle de Dieu, mais elle exprime surtout notre ignorance du vrai et du bien dont la connaissance nous est nécessaire parce qu’ils nous préexistent et structurent le monde dans lequel nous sommes condamnés à vivre. Si, pour parler de manière trop humaine, à Dieu tout est permis, nous devons, quant à nous, obéir. Notre liberté, étant celle d’une créature insérée dans un ordre librement institué par Dieu, augmente quand nous apprenons à agir consciemment en le respectant. C’est pourquoi la liberté divine est incompréhensible. Elle excède par nature l’ordre qu’elle a créé et qui fixe les conditions nécessaires de notre vie et de notre pensée.
35En détournant l’attention du dostoïevskien vers l’ordre divin du monde, le cartésien réussit à le calmer. Il suffiit malheureusement que son attention se dirige à nouveau sur la liberté divine elle-même pour que l’effiroi le saisisse aussitôt. Ce que Dieu a fait si librement, ne peut-il pas le défaire ? La liberté de créer le monde n’implique-t-elle pas, à tout instant, celle de le bouleverser, d’en changer les lois, voire de le détruire ? Au moment où nous percevons la contingence dans la nécessité, elle se décompose et nous voyons surgir le chaos. Descartes, comme s’il était tenté par le nihilisme, s’engage résolument dans cette direction :
On vous dira que si Dieu avait établi ces vérités, il les pourrait changer comme un roi fait ses lois ; à quoi il faut répondre que oui, si sa volonté peut changer. – Mais je les comprends comme éternelles et immuables. – Et moi je juge le même de Dieu. – Mais sa volonté est libre. – Oui, mais sa puissance est incompréhensible ; et généralement nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu’il ne peut faire ce que nous ne pouvons pas comprendre ; car ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d’étendue que sa puissance35.
36On objecte que les vérités étant comparables aux lois faites par un roi, Dieu peut les changer selon son plaisir. N’est-ce pas l’attribut essentiel de la souveraineté selon Jean Bodin36 ? Descartes accepte l’objection, en précisant néanmoins qu’il faut, pour cela, que la volonté divine puisse changer. Si elle est immuable, alors, bien évidemment, ce qu’il a voulu une fois est éternel. Il n’en reste pas moins vrai que reconnaître la possibilité du changement des vérités contredit notre incapacité de ne pas les considérer comme éternelles et immuables. La réponse à cette seconde objection est que les vérités subsisteront parce que, Dieu étant lui-même immuable, sa volonté ne changera pas. Mais le recours à l’immutabilité divine entraîne une nouvelle diffiiculté : la volonté de Dieu peut changer puisqu’elle est libre. Comment sauver les vérités si elles dépendent de la liberté de la volonté ? Descartes répond en déplaçant notre attention de la liberté de Dieu vers l’incompréhensibilité de sa puissance. Dieu peut faire des choses que nous ne comprenons pas. En l’occurrence, l’incompréhensible est l’éternité de vérités devenues nécessaires en vertu d’une décision divine que sa liberté rend a priori révocable. Comme, selon Bodin, ni les rois ni le pape n’ont la puissance de se lier les mains, quand bien même ils le voudraient, on s’attend que Dieu, qui exerce le même pouvoir souverain à l’échelle de la création, puisse modifier les vérités. La réponse est qu’il n’y a aucune raison pour que Dieu agisse selon nos préjugés. Ce que le souverain terrestre est incapable de faire, Dieu peut le faire et il le fait. Sa liberté conserve mystérieusement l’éternité des vérités qu’elle a créées et qu’elle pourrait modifier. L’affiirmation initiale du pouvoir de changer les vérités, fondé sur la liberté, et qui menaçait d’introduire le chaos dans le monde, est neutralisé par un « non », fondé sur l’immutabilité divine37. Le problème des vérités éternelles exprime une contradiction de la nature de Dieu, ou du moins de la manière dont notre entendement fini se la représente. Dieu est à la fois libre et immuable. Le cartésien est celui qui résiste aux tendances destructrices de la liberté en mettant l’accent sur l’immutabilité. Le non-cartésien qui s’exprime dans le vocabulaire de Berdiaev, dit, au contraire, que ce déplacement refroidit l’incandescence de la liberté que Descartes a eu, un moment, le courage de contempler, avant de reculer et de lier les mains de Dieu.
37Nous venons d’éprouver de l’effiroi en face d’une liberté qui a créé les lois du monde, les vérités et les valeurs et qui, a priori, pourrait les changer. Nous sommes naturellement tentés de parler d’irrationalité, de folie ou de nihilisme, donc de nier qu’il s’agit réellement de liberté. C’est en effiet ainsi que l’on qualifierait les humains qui agiraient de manière semblable. Mais, comme il est question de Dieu, il est quasiment impossible de faire l’économie du mot. Ceux qui nient l’existence de cet être ne voient qu’un délire philosophique dans les spéculations de Descartes. Ils se rendent compte cependant que le philosophe a construit une expérience imaginaire où l’on perçoit que la négation des vérités les plus incontestables et les plus essentielles pourrait être qualifiée de liberté, et même être perçue comme la liberté la plus grande. Il est vrai que Descartes ne va pas jusqu’au bout de cette intuition, mais il nous est diffiicile de ne pas percevoir une diminution de liberté lorsque, au nom de l’immutabilité, il la domestique. Dieu est libre, tout-puissant, il peut tout faire, mais, désormais, nous avons l’assurance qu’il va se tenir tranquille.
38Nous voyons comment le défenseur de la liberté comme négation peut espérer échapper à sa réduction polémique au nihilisme. Il est vrai que la liberté nous effiraye parce que la capacité d’instituer des absurdités en vérités porte en elle la destruction de notre monde. Mais elle nous fascine. La négation possible de ce qui nous est le plus essentiel est en fait l’expression d’une force, la puissance créatrice de Dieu. C’est précisément le point que développe Sartre dans sa lecture :
Descartes a parfaitement compris que le concept de liberté renfermait l’exigence d’une autonomie absolue, qu’un acte libre était une production absolument neuve dont le germe ne pouvait être contenu dans un état antérieur du monde et que, par suite, une liberté et création ne faisaient qu’un. La liberté de Dieu, bien que semblable à celle de l’homme, perd l’aspect négatif qu’elle avait sous son enveloppe humaine, elle est pure productivité, elle est l’acte extra-temporel et éternel par quoi Dieu fait qu’il y ait un monde, un Bien, et des Vérités éternelles38.
39 Sartre déplore que Descartes ne soit pas resté fidèle à son sentiment originel et orgueilleux de liberté et qu’il finisse par la soumettre à Dieu. La juste intuition de notre libre arbitre a paradoxalement été développée dans la représentation du Dieu qui limite notre liberté. Le Dieu de Descartes est le plus libre que l’on ait imaginé parce qu’il est pleinement créateur. Il porte l’exigence d’autonomie contenue dans l’idée de liberté à son plus haut degré puisque les seules règles existantes sont celles que sa liberté institue sans dépendre de rien. Dans cette identification divine avec la création, la liberté est dépouillée de la négativité qui nous frappe tellement sous sa forme humaine que certains la prennent pour du nihilisme. Comme notre liberté n’existe que dans un monde ordonné et indépendant de notre volonté, elle crée et fait surgir du nouveau en niant ce qui est. En accord avec l’idée de l’équivocité des noms divins, Descartes soutient que l’indiffiérence change de sens lorsqu’elle est celle de la liberté humaine ou de la liberté divine. Il en va de même pour la création. Quand il est question de Dieu, la création n’a rien de négatif. Cet acte est l’expression de la plénitude de l’être, de la toute-puissance. Quand il est question de l’homme, notre attention se concentre sur un membre de l’ordre divin qu’il lui est impossible et inconcevable de mettre en cause. C’est parce qu’il pense à la nécessité pour l’homme de cet ordre contingent que notre esprit voit quelque chose de négatif dans le fait que la liberté divine aurait pu en créer un autre ou révolutionner celui-ci. Au sens propre et divin, l’homme ne crée pas car créer, ce n’est pas transformer ou donner une autre forme à des éléments qui nous préexistent, c’est faire surgir quelque chose de nouveau. Le sens humain de la création se justifie quand, dans ce que l’homme fait, quelque chose ne paraît pas découler pas de ce qui précède. Le nouveau est donc réellement nouveau s’il rompt avec ce qui est. C’est pourquoi, dans le cas de l’homme, l’identification de la liberté et de la création est pensée, non à partir de la positivité ou la plénitude de l’être, ou, de manière plus humaine, de la continuité de l’étant avec l’être, mais du néant nécessaire à la rupture avec ce qui entrave le surgissement du nouveau. On s’effiorce donc, comme Stirner, puis Sartre, de donner un sens positif au vide. L’ouverture de l’avenir est l’autre face de la créativité de l’unique, irréductible à toute généralité : « Je suis le Rien [das Nichts] créateur, le Rien dont je tire tout39. »
40Hegel montre comment faire apparaître le « oui » comme un « non ». Nous voyons ici comment faire l’opération inverse : faire apparaître le « non » comme un « oui ». Évidemment, ce n’est pas toujours facile. Encore une fois, il ne faut pas céder à la hâte de la réfutation en se méprenant sur le sens de la diffiiculté. Ce nouvel argument est un coup généré par l’ambivalence ludique qui, à ce titre, ne peut que relancer le jeu pour notre plus grand plaisir. Le défenseur de la liberté comme négation, qui a évité les écueils du hasard, de la licence ou du nihilisme en faisant apparaître la négation sous la forme positive de la création, rencontre alors une double diffiiculté. La première est parfaitement illustrée par la manière dont Descartes calme l’inquiétude de ses lecteurs en soutenant que Dieu ne changera pas les vérités. La création est la libre institution d’un ordre définitif. Dans ce cas, nous revenons à la conception affiirmative de la liberté comme adhésion spontanée à un ordre avec les diffiicultés qui lui sont propres, la contradiction potentielle entre liberté et obéissance et le risque de devoir remplacer le mot « liberté » par le maître-mot qui symbolise l’ordre bien aimé. Pour y échapper, le plus simple est de refuser qu’un ordre pleinement positif puisse être créé grâce à une révolution totalement révolutionnaire. La liberté comme négation doit s’exercer indéfiniment sous la forme d’une révolution permanente. Cette manière d’échapper au retour du « oui » peut néanmoins donner tellement de poids au « non » que l’on risque de retrouver l’écueil du nihilisme qui semblait avoir été victorieusement contourné. Bien sûr, dans les deux cas, nous revenons, d’une certaine manière, à notre point de départ. Mais il appartient au plaisir ludique et à l’intérêt pour le jeu de reprendre les mêmes éléments en les reconfigurant dans l’espoir d’apporter une réponse aux nouveaux problèmes qui surgissent périodiquement, sous la constante pression des contradictions potentielles de l’idée et des variations de la conjoncture.
41Des sociologues estiment que le jeu n’est pas une mauvaise image de la vie sociale. Nous voyons qu’elle donne également un point de vue intéressant sur des concepts. Notre parcours par le jeu de la liberté, comme les autres qui seraient possibles, s’explique par les diffiicultés de l’idée de liberté qui tiennent aux contradictions potentielles de sa polysémie et à sa connexion avec d’autres idées où s’exprime une conception de l’homme, de la nature et de la société, qui est elle-même objet de contestations. Quand nous parlons de liberté dans une certaine situation, nous utilisons le mot avec l’une de ces significations et nous sommes pris dans le jeu, contraints d’attaquer ou de défendre. Par exemple, le résistant, qui fait preuve de liberté en luttant pour la liberté au risque de sa vie, peut ensuite défendre la liberté comme obéissance à l’ordre républicain et se voir reprocher son abdication de la « vraie » ou de l’« authentique » liberté qui exige de nier cet ordre en faveur d’un projet libéral ou socialiste, etc. Des phrases de ce genre sont banales et nous les comprenons, malgré le sentiment d’invraisemblance de certains jugements, parce que nous avons une maîtrise du concept de liberté. Les théories prétendent généralement dépasser l’incertitude qui rend possible le point de vue ludique. La fixation rigoureuse d’un sens par la définition devrait idéalement nous donner le pouvoir de ne pas entrer dans le jeu. Celui qui raisonne à l’aide de cette image s’effiorce alors de montrer que nous sommes embarqués et qu’il faut jouer. De ce point de vue, une définition est une manière particulière et polémique, plus ou moins vraisemblable et fructueuse, de jouer le jeu. Souvent, nous cherchons le concept dans la définition. Elle nous donne peut-être le concept cartésien, sartrien, spinoziste, etc., de liberté, même s’il faut toujours rester sur ses gardes et vérifier que le théoricien est fidèle à son énoncé. Mais dans la perspective ludique, le concept de liberté n’est pas contenu dans ces définitions. Il est constitué par l’ensemble des propriétés logiques qui expliquent que nous formons des définitions légitimes et concurrentes, parfois jusqu’à la contradiction ouverte. Si l’on réussit à résumer ces conditions en une formule ayant la forme d’une définition, il faut se garder d’en surestimer la portée. Le fait crucial est qu’elle ne peut fonctionner concrètement sans générer des définitions concurrentes et des conflits internes qui tendent vers l’hérésie, comme en témoigne l’usage des couples d’adjectifs vrai/faux, authentique/inauthentique, pour défendre notre usage et exclure ceux que nous rejetons. Les conflits de définitions inhérents au concept témoignent de sa dimension ludique et montrent que, en jouant le jeu, nous faisons réellement fonctionner le concept.
42Ce décalage structurel entre le concept général et le concept particulier propre à une théorie explique que l’on puisse être soupçonné de parler d’autre chose que de la liberté quand on croit le faire en utilisant le mot, même fondé sur une définition explicite. La liberté peut être absorbée par l’ordre ou par la négation qui dynamisent le concept par leur contradiction potentielle au risque de le détruire. Cette critique doit sa plausibilité à la diffiiculté de voir intuitivement la liberté dans la soumission au maître-mot ou dans la négation pour la négation. Mais elle surgit également sous une forme plus intéressante lorsque l’objet de la définition a l’apparence intuitive de la liberté. Il est banal qu’un ordre prétende offirir à l’homme la liberté totale, au sens de toute celle qu’il peut légitimement revendiquer en vertu de sa nature. La diffiiculté d’admettre cette prétention naît de sa contradiction potentielle à laquelle nous sommes fortement sensibilisés par les nombreux exemples historiques d’ordres nouveaux qui ont autorisé, et même sacralisé, ce que les anciens condamnaient avec la plus grande fermeté. Nous comprenons l’expression rimbaldienne « liberté libre » quand nous avons le sentiment de l’insuffiisance de notre liberté, voire de sa domestication par les maîtres de l’ordre, que nous pourrions et devrions l’étendre, en espérant que les générations futures jouissent de libertés encore insoupçonnées. C’est pourquoi nous envions le Dieu de Descartes. Comment concevoir une liberté plus grande que celle de créer l’ordre de la Création ? Comment l’injonction de la tautologie « la liberté est la liberté » pourrait-elle être mieux satisfaite ? Quand le mot est-il mieux justifié ? Le seul moyen de contester qu’il s’agisse bien de liberté serait de réduire les décisions divines au hasard en invoquant l’absence de raisons justificatives. Mais l’idée que Dieu aurait joué aux dés est un point de vue humain, étonné et effirayé par l’absence des conditions nécessaires de notre pensée et de notre action, alors qu’elles n’ont aucun sens pour le Créateur. Si Dieu existe, et s’il est tel que Descartes le conçoit, la liberté libre est une réalité. S’il est une invention philosophique, elle est une fiction. Dans les deux cas, l’exclusivité divine de cette liberté lui donne un caractère absolu, de liberté véritablement totale, au sens où rien ne la délimite, et celui d’un rêve inaccessible pour nous. Cette liberté que l’on échoue à mettre en doute ou à minimiser rend le mot indispensable et irremplaçable. Malheureusement, quand il s’applique à nous, il prend un autre sens. C’est bien ce que refuse une philosophie de la liberté libre. Sartre est prêt à en payer le coût théorique en ayant l’audace ou la folie de reconnaître la liberté humaine sous la figure du Dieu cartésien. Le sartrien, qui voit dans L’être et le néant « un véritable traité de la liberté40 », s’expose ainsi à l’un des coups les plus agressifs et les plus attrayants du jeu de la liberté : contester, en dépit d’innombrables occurrences du mot, que le philosophe utilise le concept de liberté et parle d’elle parce qu’il confond sa propre définition avec le concept lui-même. Quand on échoue à croire à la conception sartrienne de la liberté, ou du moins à ses formulations les plus radicales, il apparaît que Sartre ne traite pas de ce qui mérite d’être pensé comme liberté dans la vie réelle, même si ce dont il parle est, d’un point de vue théorique, éminemment libre. Si nous étions comme le pour-soi sartrien, nous serions incontestablement libres. S’il est une fiction philosophique, la liberté que la théorie lui attribue n’est pas celle dont nous pouvons réellement jouir. L’objet du concept sartrien de liberté n’est pas la forme des rapports humains concrets au sein desquels des hommes se considèrent légitimement comme libres, mais un fantasme qui se dévoile dans la reconnaissance de la liberté humaine dans la liberté divine. Le fantasme de la liberté est une réalité qui appartient aux rapports humains pensables à l’aide du concept de liberté. Pour le sociologue, c’est, par exemple, celui de l’intellectuel bourgeois qui jouit d’une liberté sociale et politique dont il ne comprend pas la nature. L’erreur de Sartre, pour l’antisartrien, est de croire qu’il utilise le concept de liberté alors que l’objet de sa définition est le fantasme, c’est-à-dire un élément de l’objet du concept.
43Le fait que l’usage du mot soit le moins contestable quand il se réfère à ce qu’il y a de moins réel dans la réalité peut faire douter de la validité du concept. Si nous sommes irrésistiblement poussés à utiliser le mot « liberté » quand nous ne pensons pas à une réalité mais à un fantasme qui flatte notre orgueil en nous égalant à un Dieu peut-être inexistant, n’est-ce pas délégitimer le concept en le privant d’un objet réel et reconnaître que le mot est nécessairement spécieux ? Celui qui voudrait se débarrasser du mot et du concept de liberté devrait porter le paradoxe d’un mot incontestable quand l’objet est irréel jusqu’à la contradiction d’un concept sans objet. Ce critique radical trouverait sans doute que le mot est tellement spécieux que quasiment personne n’est prêt à le suivre dans la voie universelle de la raison. Il faut évidemment tenir compte de l’élément fantasmatique, même s’il est diffiicile de l’identifier car l’idée de liberté irréelle dépend étroitement des conceptions de l’ordre qui délimitent, chacune à sa manière, le réel et l’irréel, le possible et l’impossible. Mais nous savons également que le scepticisme ne peut aller jusqu’à nier l’existence du concept et à faire complètement l’économie du mot. Comme il existe des situations où notre servitude est indubitable, nous pensons que nous sommes réellement libres quand nous sommes libérés de ce joug. Évidemment, nous pouvons tomber aussitôt dans une nouvelle servitude. Dans ce cas désespérant, ce qui mérite d’être appelé liberté est le moment de la lutte et de la libération qui brille entre deux servitudes. Cet éclat, dit le sceptique, est une idéalisation de la mémoire de l’opprimé. Mais l’investissement imaginaire de l’événement n’exclut pas une liberté réelle. À ce moment, des hommes ont bien réussi à vivre selon leurs inclinations les plus profondes malgré l’adversité la plus résolue. Leur défaite est précisément que la puissance propre victorieuse n’a pas réussi à se développer, par exemple, en donnant une forme politique à la démocratie de « la république du silence », selon Sartre, ou sous la forme d’une transformation du régime soviétique par le peuple combattant dans la grande guerre patriotique, selon Grossman. Si l’on tient compte de l’existence simultanée d’éléments fantasmatique et réel, il faut simplement conclure que le fonctionnement du concept s’accompagne d’une tendance à associer le mot au fantasme au détriment de la liberté réelle, mais que l’on peut toujours la contrecarrer en renforçant ce qui s’y oppose au sein du concept.
44Il reste à se demander si cette tendance est toujours dommageable et si elle trahit vraiment la liberté. Le jugement négatif se fixe sur l’irréalité du fantasme auquel le mot est indubitablement attaché. Quand on parle de tendance, l’attention se concentre sur la prédominance de l’irréel sur le réel. On retrouve ainsi une caractéristique de la mentalité utopique. On sait qu’elle peut être condamnée comme une illusion qui nous coupe de la réalité ou, au contraire, valorisée moralement et politiquement. Sa vertu est alors de ne jamais se résigner à une réalité insatisfaisante, voire mauvaise, bien que les maîtres de l’ordre nous assurent avec aplomb qu’elle est indépassable. Rien n’interdit en conséquence de donner à la tendance à privilégier le fantasme la forme de l’utopie en un sens positif, qui ne pourrait être jugée hostile à la liberté que si celle dont nous jouissons était pleinement satisfaisante. Or la contradiction potentielle qui dynamise du concept favorise le jugement inverse. Comme notre liberté réelle est toujours déterminée par un ordre, il est facile de rêver d’une autre liberté, supplémentaire ou supérieure, due à une transformation de l’ordre. Des libéraux, comme Alexis de Tocqueville, accusaient l’insatiabilité de l’égalité de révolutionner constamment la société à la poursuite du fantasme de l’égalité parfaite. Pour quelle raison la liberté ne serait-elle pas aussi insatiable et subversive ? L’unique stirnérien n’est-il pas toujours entravé par quelque chose, d’autres uniques et surtout des fantômes (Dieu, l’Homme, le Peuple, la Raison, etc.) assoiffiés de respect et d’obéissance ? La liberté ne paraît-elle pas plus vertueuse au libéral que l’égalité parce qu’elle est domestiquée en vue de stabiliser l’ordre inégalitaire qu’il affiectionne ? Pourquoi faudrait-il s’en contenter41 ? La comparaison cartésienne de la liberté humaine et de la liberté divine nous l’a montré : la malédiction de la création est de nous river à un ordre42. Si l’on estime que son caractère ontologique lui donne une valeur absolue, il est impossible d’être insatisfait de notre liberté et de penser qu’il l’entrave puisqu’il la constitue. Raisonner en ces termes, dont l’abstraction donne parfois au philosophe le sentiment d’aller au fond des choses, génère une grande instabilité. Nous ne vivons pas purement et simplement dans l’être, la création, la nature ou l’humanité, mais dans un réseau d’ordres particuliers (l’État, la famille, l’Église, l’école, l’usine, etc.) qui généralement prétendent concrétiser l’ordre suprême en s’accordant par le biais de subtiles médiations avec Dieu, la nature, l’homme, etc. L’expérience historique et politique montre que cette prolifération d’ordres et leur harmonisation sous la tutelle du maître-mot est une source de conflits parce que chacun d’eux peut être jugé plus ou moins asservissant. L’insatisfaction de la liberté concrète, liée à l’enchevêtrement d’ordres contestables, même lorsqu’ils prétendent se fonder sur un absolu, alimente le fantasme de la liberté. Plus grande est la sensibilité aux contraintes de l’ordre et de ses sous-ordres et plus le fantasme devient central dans l’objet du concept. Si, comme Sartre dans ses moments d’exaltation, on n’est à l’aise que dans le néant, le concept de liberté tend à se confondre avec celui du fantasme. Cette position est inhabituelle. Mais la tautologie de la liberté, à laquelle nous recourons tôt ou tard pour combattre la confusion de la liberté avec autre chose, subit naturellement l’emprise du fantasme. Le paradoxe d’un mot qui paraît incontestable quand son objet est jugé fantasmatique ne met pas en cause le concept dans la mesure où l’insatisfaction de la liberté exprimée dans la prédominance du fantasme est inscrite dans sa structure logique.
45Le concept de liberté, comme beaucoup d’autres, peut fonctionner de manière idéologique, lorsque la détermination de son jeu nous invite à nous contenter de la liberté telle qu’elle est définie par l’ordre présent, ou de manière utopique, si elle nous pousse à la dépasser, peut-être en fonction d’un idéal radicalement impossible. Pour le libéral, la liberté de l’homme communiste, selon Marx, qui développe toutes ses facultés parce qu’il n’est plus asservi à sa classe et n’est plus mutilé par la division du travail, est une utopie au sens négatif, c’est-à-dire un fantasme très dangereux. Pour le marxiste, la conception libérale de la liberté, défendue par Tocqueville, n’est qu’une justification de l’ordre bourgeois. Les conflits sur la liberté incorporent, et peut-être même sont en dernière analyse, des conflits sur une conception de l’homme et de la forme de société qui lui convient. L’insatisfaction de la liberté présente montre que la liberté n’est pas réductible à un état ou à une forme d’organisation de la vie humaine. Elle est aussi une aspiration qui pousse à la contestation de l’ordre présent et à sa transformation dans l’espoir d’une liberté supérieure. La tendance à la prédominance du fantasme se présente ici comme le point d’articulation avec l’histoire. Il n’est pas nécessaire de croire à la philosophie hégélienne pour reconnaître le caractère historique de la liberté. Aujourd’hui, la conception libérale de la liberté est dominante. L’homme est d’abord un individu qui recherche son intérêt privé. Un libéral, comme Benjamin Constant, admet que cette conception n’est pas naturelle, mais historique. Les Anciens ne partageaient pas cette vision de l’homme et de la société. Vivant dans de petites sociétés, ils étaient libres en participant aux affiaires publiques. Dans les sociétés modernes beaucoup plus peuplées, les individus n’ont plus d’influence sensible sur les affiaires communes où ils se sentent dominés par une force supérieure. Ils trouvent la satisfaction d’agir en conformité avec leur volonté dans la sphère privée43. La signification de cette distinction historique n’est pas purement historique, mais politique. La relativisation historiciste est au service d’une conception particulière de la liberté dans la conjoncture créée par la Révolution française. L’erreur des révolutionnaires favorables à la Terreur est d’avoir appliqué aux sociétés modernes une conception de la liberté qui était adaptée aux sociétés anciennes. Les doutes de libéraux, comme Constant et Tocqueville, sur la validité de leur conception de la liberté44, les critiques des socialistes et des néorépublicains, montrent que l’histoire conflictuelle de la liberté n’est pas terminée. C’est cette historicité et cette conflictualité de la liberté comme objet qui se reflète sur le plan conceptuel dans le besoin de distinguer la « vraie » liberté de la « fausse ». De ce point de vue, la tendance à la prédominance du fantasme révèle une propriété de ce que nous tenons pour la liberté réelle, son historicité conflictuelle.
46La liberté appartient à la famille des objets qui se construisent collectivement et polémiquement dans des luttes (sociales, politiques, intellectuelles) dont l’issue est indéterminée45. Il est naturel que les mots prennent des significations diffiérentes et opposées, parfois formalisées dans des définitions, parce qu’il y a toujours plusieurs manières de construire et de reconstruire ces objets. La liberté occupe cependant une place particulière dans cette famille. Si la démocratie, l’art, etc., sont les produits de l’activité humaine et continuent d’être transformés par elle sans fin prédéterminée, qu’est-ce qui interdit de dire qu’ils sont des créations de notre liberté ? L’art a-t-il toujours existé ? N’en sommes-nous pas les créateurs ? Ne fixons-nous pas son « essence », par exemple, en canonisant les readyymade, avant, peut-être, de la modifier à nouveau en les chassant des musées ? Et pourquoi ne finirions-nous pas par nous débarrasser de l’art comme en rêvait Duchamp ? Ces objets sont historiquement créés, conservés plus ou moins fidèlement ou transformés plus ou moins profondément, dans des conjonctures singulières et sans fin prédéterminée, selon des modalités permises par leur structure et celle de leur espace social, dans des limites indéterminables a priori, au-delà desquelles l’objet devient autre chose. Si l’on met l’accent sur l’indétermination et sur la conflictualité, on peut les considérer comme des produits de l’histoire en tant que lieu de la liberté et estimer que leur concept présuppose celui de liberté. L’historicité des objets, qui sont créés, conservés, transformés et détruits dans l’incertitude exprime en effiet le rapport ambivalent à l’ordre, fait d’adhésion et de distance critique, qu’exprime le concept de liberté.
47Le mot « liberté » est évidemment spécieux. Il n’est certes pas le seul, mais, à ce jeu, comment le concurrencer ? Aujourd’hui, ses sortilèges sont peut-être égalés par ceux du terme « démocratie ». Dans une perspective historique, cependant, « liberté » l’emporte haut la main. Avant son sacre contemporain, l’hostilité envers la démocratie a été longue et massive. Et que nous expliquent d’innombrables articles, déclarations et volumes de diverses disciplines, sinon que la démocratie, c’est la liberté ? Dans l’expression « démocratie libérale », sommes-nous sûrs que le plus important est la démocratie et non la liberté, donc que nous ne sommes pas plus libéraux que démocrates ? L’attractivité du mot « liberté » prédomine parce qu’il signifie une valeur supérieure dont on attend que la démocratie soit la forme politique. La contrepartie naturelle de ce prestige est de se prêter à de trompeuses manipulations dénoncées d’innombrables fois. On montre que le mot tel que l’utilise l’adversaire ne signifie pas réellement la liberté, mais une fausse liberté, quelque chose d’autre qui devrait être désigné avec un autre mot, moins séduisant, voire répugnant. Quand nous sommes frappés par la fausseté de certains usages, et parfois même scandalisés par eux, nous supposons naturellement que le terme n’est pas utilisé avec son sens normal et qu’une vigoureuse clarification conceptuelle devrait définitivement nous libérer de ces errements. À ce moment, le salutaire avertissement de Hobbes risque lui-même de devenir spécieux. C’est en effiet le fonctionnement naturel du concept qui fait constamment miroiter ce mot énigmatique qui nous demande avec malice s’il signifie ce qu’il dit. Le point de vue ludique sur le concept nous éclaire sur ce phénomène. Les usages du mot, justifiables et contestables, sont affiectés de l’instabilité typiquement ludique, qui motive l’intérêt indéfini pour les jeux, et que symbolise ici le balancement entre les usages affiirmatifs et négatifs de l’idée de liberté. Mais il n’y a guère que lorsque nous faisons de la philosophie que nous tentons de jouer purement et simplement au jeu de la liberté. Les jeux ordinaires sont des mondes clos, qui fonctionnent parfaitement à partir de leurs éléments constitutifs. Le jeu de la liberté, en revanche, est incomplet et tourne à vide. Le rapport ambivalent à l’ordre implique que le concept ne peut être utilisé concrètement sans être déterminé et rempli par une conception de l’homme et de la société ou par des ordres particuliers comme ceux de l’art, de la démocratie, etc. On joue au jeu de la liberté en jouant à de multiples jeux dont les règles sont spécifiques et parfois incompatibles. En ce sens, quand nous parlons de la liberté nous pensons toujours à autre chose. Le point de vue ludique peut être jugé incompatible avec la rigueur et le sérieux exigés par le concept. « La pensée est libre » disait également Hobbes46, ce qui, dans son système, signifie qu’elle suit son mouvement sans obstacles. L’image du jeu rappelle que cette liberté intellectuelle risque de se couper de la réalité comme l’a toujours craint la philosophie. Mais surtout cette instabilité est adéquate à un objet qui n’est pas donné, mais construit dans l’histoire et s’accorde également avec la manière dont adviennent d’autres ordres où nous sommes enclins à voir l’œuvre de la liberté.
Notes de bas de page
1 B. Massin (dir.), Guide des opéras de Mozart, Paris, Fayard, 1991, p. 684-685. Les passages entre crochets sont absents du texte cité, mais présents dans les représentations.
2 M. Duchamp, Lettre à Jehan Mayoux, le 8 mars 1956, dans Id., Lettres sur l’art et ses alentours. 1916-1956, Paris, L’Échoppe, 2006, p. 52-53.
3 P. Sers, L’énigme Marcel Duchamp. L’art à l’épreuve du Cogito, Paris, Hazan, 2014.
4 En prenant le contre-pied de l’interprétation heideggérienne, Barbara Cassin résume ainsi la position philosophique de Gorgias : « […] loin d’avoir à charge de dire une donation originaire, quelque “est” ou “il y a”, il [le poème] produit bel et bien son objet, jusque dans et par la syntaxe de ses phrases. L’être, de manière radicalement critique par rapport à l’ontologie, n’est pas ce que la parole dévoile mais ce que le discours crée […]. Si la philosophie veut réduire la sophistique au silence, c’est sans doute qu’à l’inverse la sophistique produit la philosophie comme un effiet de langage. Je propose de nommer logologie […] cette perception de l’ontologie comme discours, comme insistance sur l’autonomie performative du langage et sur l’effiet-monde qu’il produit » (B. Cassin, L’effiet sophistique, op. cit., p. 13).
5 N. Capdevila, « Les concepts essentiellement contestés et la critique interne : le christianisme et la démocratie comme idées dominantes », Philosophie, 122, 2014, p. 43-45.
6 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, dans Œuvres philosophiques, II, Des prolégomènes aux écrits de 1791, Paris, Gallimard (Bibliothèque de le Pléiade), 1985, p. 303.
7 « Car ce devoir est proprement un vouloir, qui vaut pour tout être raisonnable, à la condition que chez lui la raison soit pratique sans empêchement ; pour les êtres qui, comme nous, sont affiectés d’une sensibilité, c’est-à-dire de mobiles d’une autre espèce, et chez qui ne se produit pas toujours ce que la raison ferait à elle seule et par soi, cette nécessité de l’action s’exprime seulement par le verbe “devoir”, et la nécessité subjective se distingue de la nécessité objective » (ibid., p. 319 et 285).
8 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 261, p. 265 ; « Dans cette identité de la volonté universelle et de la volonté particulière, devoir et droit ne font qu’un : dans l’ordre éthique, le sujet a des droits dans la mesure où il a des devoirs, et il a des devoirs dans la mesure où il a des droits » (ibid., § 155, p. 197).
9 « Pour ce maître logicien, rompu au raisonnement dialectique, extraire un lapin d’un couvre-chef purement métaphysique n’est qu’un jeu d’enfants » ; « Hegel s’est-il pris au piège de sa propre phraséologie, ou se moque-t-il délibérément de ses lecteurs ? La seconde explication me paraît être la bonne » ; « L’hégélianisme, c’est la renaissance du tribalisme, et l’importance historique de Hegel vient de ce qu’il est, en quelque sorte, le maillon manquant de la chaîne reliant Platon au totalitarisme moderne. […] Pendant la période qui suivit la Révolution française, il avait, encouragé par son maître Frédéric-Guillaume III de Prusse, propagé la doctrine selon laquelle l’État est tout et l’individu rien, puisqu’il doit à l’État son existence physique autant que spirituelle » (K. Popper, La société ouverte et ses ennemis, 2, Hegel et Marx, traduction par Jacqueline Bernard et Philippe Monod, Paris, Seuil, 1979, p. 18, 19 et 21).
10 « Droit violence et liberté selon Hegel », dans G. Planty-Bonjour (dir.), Droit et liberté selon Hegel, Paris, PUF, 1986, p. 205-206.
11 La pratique des grands maîtres d’échecs en donne de nombreux exemples. Voir, par exemple, le récit que fait Lev Polougaïevsky de l’invention de l’invraisemblable variante de la défense sicilienne qui porte son nom (Grandmaster Prepraration, Pergamon Press, 1981, chap. 2) ou la fantastique somme consacrée par Sergueï Shipov au système contre-intuitif du « hérisson » qui donne un vertige ludique au lecteur (The Complete Hedgehog, Boston, Mongoose Press, 2009 et 2011, 2 vol.). Sur le risque, voir V. Tukmakov, Risk and Bluffi in Chess. The Art of taking Calculated Risks, Alkmaar, New in Chess, 2016. Des joueurs, à l’image des philosophes, sont convaincus de la supériorité d’une variante (voir, par exemple, E. Svechnikov, Gagner contre la défense française, Paris, Payot & Rivages, 2005).
12 « Tout fantôme qui se respecte porte un nom » (M. Stirner, L’unique et sa propriété, op. cit., p. 268) ; « La langue ou le “mot” exerce sur nous la plus affireuse des tyrannies parce qu’elle conduit contre nous toute une armée d’idées fixes » (ibid., p. 432) ; « Bientôt nous n’entendrons plus que le cliquetis des épées rivales de tous ces amants de la liberté » (ibid., p. 208).
13 Ibid., p. 212-213.
14 Les libéraux et surtout les libertariens ont des affiinités avec l’anarchisme individualiste de Stirner. Henri Arvon souligne que Stirner a traduit Jean-Baptiste Say et Adam Smith et il compare son égoïsme avec celui de Bernard de Mandeville (Les libertariens américains. De l’anarchisme individualiste à l’anarcho-capitalisme, Paris, PUF, 1983, p. 42). Il justifie le rapprochement avec le libertarianisme par cette citation de David Friedman : « L’idée centrale du libertarianisme est que les gens devraient pouvoir vivre selon leurs désir. Nous rejetons totalement l’idée que les gens doivent être protégés de force contre eux-mêmes. Une société libertarienne n’aurait pas de lois contre la drogue, contre les jeux de hasard, contre la pornographie – elle n’imposerait pas les ceintures de sécurité dans les voitures. Nous rejetons également l’idée que les gens ont un droit sur d’autres, si ce n’est qu’on les laisse seuls » (ibid., p. 105).
15 I. Berlin, Éloge de la liberté, op. cit., p. 174. La tradition socialiste donne des exemples de l’identification de la liberté avec des conditions sociales et économiques : « La liberté sera toujours un mot vide de sens, tant que le peuple n’aura pas conquis le bien-être. […] Donnez au pauvre toutes les libertés politiques du monde, donnez-lui le droit de suffirage, d’électorat et d’éligibilité, il n’en sera pas d’un iota plus libre […]. Que lui importe la liberté politique si vous lui refusez la liberté sociale ? » (V. Considerant, cité dans R. Garaudy, La liberté, op. cit., p. 268). La conception républicaine ne sépare pas la liberté de la justice (J.-F. Spitz, La liberté politique, op. cit., p. 395-406). Rappelons tout de même que, conformément au modèle des sociétés antiques, Rousseau n’exclut pas que l’esclavage soit la condition de la liberté des citoyens (Du contrat social, III, 15, op. cit., p. 431).
16 « Mais il suffiit de vous rappeler à vous pour vous plonger tous dans le désespoir. “Que suis-je ?” se demande chacun de vous. Un abîme où bouillonnent sans règle et sans loi les instincts, les appétits, les désirs, les passions : un chaos sans clarté et sans étoile ! […] si je n’écoute que moi seul, comment oserais-je compter sur une réponse judicieuse ? Mes passions me conseilleront précisément les pires folies ! » (M. Stirner, L’unique et sa propriété, op. cit., p. 210-211, 225-226 et 234) ; « On dit de Dieu : “les noms ne te nomment pas.” Cela est également juste de Moi : aucun concept ne m’exprime, rien de ce qu’on donne comme mon essence ne m’épuise, ce ne sont que des noms. […] Si je base ma cause sur Moi, l’Unique, elle repose sur son créateur éphémère et périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire : Je n’ai basé ma cause sur Rien » (ibid., p. 456).
17 Ibid., p. 170-171.
18 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 315.
19 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 5, p. 73-74.
20 N. Capdevila, Équivoques et tourments de l’utopie. Un concept en jeu, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, chap. 6.
21 F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, XI, 3, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1952, p. 607-610.
22 N. Berdiaev, L’esprit de Dostoïevski, traduction par Alexis Nerville, Paris, Stock, 1974, p. 96.
23 F. Dostoïevski, Notes d’un souterrain, Paris, Aubier-Montaigne, 1972, p. 71.
24 Ibid., p. 79.
25 « […] si nous le [le mal] voyions clairement il nous serait impossible de pécher, pendant le temps que nous le verrions en cette sorte ; c’est pourquoi on dit que omnis peccans est ignorans [tout pécheur l’est par ignorance]. Et on ne laisse pas de démériter, bien que, voyant très clairement ce qu’il faut faire, on le fasse infailliblement, et sans aucune indiffiérence, comme a fait Jésus-Christ en cette vie » (R. Descartes, Lettre au père Mesland, le 2 mai 1644, dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 1166) ; « En effiet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affiirmer par là notre libre arbitre » (Lettre au père Mesland, le 9 février 1645, ibid., p. 1177).
26 J.-P. Sartre, « La liberté cartésienne », dans Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 75.
27 « “Pardon, vous criera-t-on, impossible de s’insurger : deux fois deux font quatre. La nature ne vous demande pas votre avis […]. Vous êtes obligés de l’accepter telle qu’elle est, et par conséquent tout ce qui s’ensuit. Donc le mur est bien le mur… etc., etc.”. Seigneur Dieu, mais qu’ai-je à faire des lois de la nature et de l’arithmétique, si pour une raison ou pour une autre, ces lois, ce deux fois deux quatre, ne font pas mon affiaire ? […] Comme si ce mur de pierre pouvait en vérité m’apporter l’apaisement et recelait en vérité ne fût-ce qu’une parole de conciliation, uniquement parce qu’il est deux fois deux quatre. Ô absurdité des absurdités ! » (F. Dostoïevski, Notes d’un souterrain, op. cit., p. 57-59).
28 N. Berdiaev, L’esprit de Dostoïevski, op. cit., p. 82.
29 F. Dostoïevski, L’idiot, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1953, p. 190. Notons que Sartre admirait ce personnage : « Et quand il fait dire à l’un des personnages de L’Idiot qu’on aurait pu faire de grandes choses avec Nastassia Philippovna, je pense : quoi de plus grand que ce quelle fait ? Quelle place aurait-elle dans la Sainte Russie qu’il rêve ? Et n’est-elle pas mieux ainsi, passionnée, déchirée, luttant contre sa passion, contre sa conscience empoisonnée, s’empoisonnant à chaque niveau de la lutte et finissant par mourir victorieuse d’elle-même (elle n’a pas épousé Muichkine) » (J.-P. Sartre, Carnets…, op. cit., p. 132).
30 F. Dostoïevski, L’idiot, op. cit., p. 212-213. Le prince fait ensuite d’autres références à la folie de Nastassia Philippovna, ibid., p. 424 et 529.
31 « Quelle force ! s’écria tout à coup Adélaïda, qui contemplait avidement le portrait […]. Une pareille beauté est une force, dit avec feu Adélaïda. Avec elle on peut bouleverser le monde » ; « J’ai appris que votre sœur Adélaïda a déclaré un jour, en regardant mon portrait, qu’avec une pareille beauté on pouvait révolutionner le monde » ; « […] la théorie selon laquelle “la beauté sauvera le monde” […] » ; « Est-il vrai, prince, que vous ayez dit un jour que la “beauté” sauverait le monde ? Messieurs, s’écria-t-il en prenant toute la société à témoin, le prince prétend que la beauté sauvera le monde ! Et moi je prétends que, s’il a des idées aussi folâtres, c’est qu’il est amoureux […]. Quelle beauté sauvera le monde ? […] » (F. Dostoïevski, L’idiot, op. cit., p. 99, 555, 464 et 639).
32 N. Berdiaev, L’esprit de Dostoïevski, op. cit., p. 11-12.
33 Ibid., p. 90.
34 « […] il répugne que la volonté de Dieu n’ait pas été de toute éternité indiffiérente à toutes les choses qui ont été faites ou qui se feront jamais, n’y ayant aucune idée qui représente le bien ou le vrai, ce qu’il faut croire, ce qu’il faut faire, ou ce qu’il faut omettre, qu’on puisse feindre avoir été l’objet de l’entendement divin, avant que sa nature ait été constituée telle par la détermination de sa volonté » (R. Descartes, Sixièmes réponses, dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 535).
35 R. Descartes, Lettre à Mersenne, le 15 avril 1630, ibid., p. 934.
36 « Si donc le Prince souverain est exempt des lois de ses prédécesseurs, beaucoup moins serait-il tenu aux lois et ordonnances qu’il fait : car on peut bien recevoir loi d’autrui, mais il est impossible par nature de se donner loi […]. Et tout ainsi que le Pape ne se lie jamais les mains, comme disent les canonistes, aussi le Prince souverain ne se peut lier les mains, quand [bien même] il [le] voudrait. Aussi voyons-nous à la fin des édits et ordonnances ces mots : car tel est notre plaisir, pour faire entendre que les lois du Prince souverain, [bien] qu’elles fussent fondées en bonnes et vives raisons, néanmoins, qu’elles ne dépendent que de sa pure et franche volonté » (J. Bodin, Les six livres de la République, op. cit., I, 8, p. 121). « Sous cette même puissance de donner et casser la loi, sont compris tous les autres droits et marques de la souveraineté : de sorte qu’à parler proprement on peut dire qu’il n’y a que cette seule marque de souveraineté » (ibid., I, 10, p. 162).
37 « Nous connaissons aussi que c’est une perfection en Dieu, non seulement de ce qu’il est immuable en sa nature, mais encore de ce qu’il agit d’une façon qui ne change jamais : tellement qu’outre les changements que nous voyons dans le monde, et ceux que nous croyons, parce que Dieu les a révélés, et que nous savons arriver ou être arrivés en la nature sans aucun changement de la part du Créateur, nous ne devons point en supposer d’autres en ses ouvrages, de peur de lui attribuer de l’inconstance » (Principes de la philosophie, II, § 36, dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 633). H. Bouchilloux, La question de la liberté chez Descartes. Libre arbitre, liberté et indiffiérence, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 176 et le commentaire de L’entretien avec Burman, ibid., p. 220- 234.
38 J.-P. Sartre, « La liberté cartésienne », dans Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 77. Sartre loue Descartes d’avoir « dans une époque autoritaire jeté les bases de la démocratie, d’avoir suivi jusqu’au bout les exigences de l’idée d’autonomie et d’avoir compris, bien avant le Heidegger de Vom Wesen des Gründes, que l’unique fondement de l’Être était la liberté » (ibid., p. 79). Voici des formulations de Heidegger qui motivent ce rapprochement et sa valeur théorique positive aux yeux de l’auteur de L’être et le néant : « Or, ce qui de par son essence projette, en ébauchant, quelque chose de tel qu’un “dessein”, et ne le produit pas comme un simple fruit occasionnel, c’est cela que nous appelons liberté. Ce dépassement qui s’effiectue vers le monde, c’est la liberté elle-même » ; « La liberté est le fondement du fondement, la raison de la raison » ; « L’éclosion de l’abîme dans la transcendante fondative, c’est là plutôt le mouvement-premier [Überwegung] qui, avec nous-mêmes, réalise la liberté » (Id., Questions, I, Paris, Gallimard, 1968, p. 142, 144, 156 et 157). Comme c’est souvent le cas, ces déclarations métaphysiques, énoncées avec le sentiment de la plus grande profondeur, sont vides puisqu’elles peuvent a priori fonder à peu près n’importe quoi. Par exemple, elles sont compatibles dans l’esprit du philosophe avec cette prise de position concrète : « Ce n’est que là où le Führer et ceux qu’il conduit se liguent en un unique destin et luttent pour la réalisation d’une idée que peut croître l’ordre vrai. Alors la supériorité spirituelle et la liberté se mettent en œuvre en tant que don profond de toutes les forces au peuple, à l’État, en tant que dressage le plus sévère, engagement, résistance, solitude et amour » (Heidegger cité dans É. Faye, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Paris, Albin Michel, 2016, p. 189).
39 M. Stirner, L’unique et sa propriété, op. cit., p. 29.
40 R. Misrahi, Qu’est-ce que la liberté ?, op. cit., p. 108.
41 « […] j’y avais conçu [sous la Restauration] l’idée d’une liberté modérée, régulière, contenue par les croyances, les mœurs et les lois ; les charmes de cette liberté m’avaient touché ; elle était devenue la passion de toute ma vie ; je sentais que je ne me consolerais jamais de sa perte et maintenant [1848] je voyais bien qu’il fallait renoncer à elle » (A. de Tocqueville, Souvenirs, II, 1, dans Œuvres, III, op. cit., p. 779) ; « L’expérience m’a prouvé que chez presque tous les hommes, mais à coup sûr chez moi, on revenait toujours plus ou moins à ses instincts fondamentaux et qu’on ne faisait bien que ce qui était conforme à ses instincts. […] J’ai pour les institutions démocratiques un goût de tête, mais je suis aristocratique par instinct, c’est-à-dire que je méprise et crains la foule. J’aime avec passion la liberté, la légalité, le respect des droits, mais non la démocratie. Voilà le fond de l’âme. […] Je ne suis ni du parti révolutionnaire ni du parti conservateur. Mais cependant et après tout, je tiens plus au second qu’au premier. Car je diffière du second plutôt par les moyens que par la fin, tandis que je diffière du premier tout à la fois par les moyens et la fin. La liberté est la première de mes passions. Voilà ce qui est vrai » (Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, III-2, p. 87).
42 Même le langage de Sartre s’en fait l’écho. Ne sommes-nous pas condamnés à être libres ? Il nous est impossible d’échapper à notre être ou à notre nature, même si nous répugnons à le reconnaître en multipliant les ruses pour nous fuir et nous confondre avec les choses. Sartre dénonce inlassablement l’esprit de sérieux qui, en théorie comme en pratique, s’effiorce de faire de l’homme un élément de la réalité. Pourquoi l’obligation de vivre en accord avec notre être ou notre nature, exprimée dans le vocabulaire accablant de la condamnation, ne serait-elle pas la plus haute expression du sérieux ? Ne nous impose-t-elle pas de reconnaître la réalité telle qu’elle est ? Le sartrien se dit que notre être et notre nature ne sont pas de l’être et de la nature puisque la liberté que nous sommes ne nous prédétermine à rien. Mais comme la vacuité du néant que nous n’avons pas choisi d’être nous impose le mode d’être de la liberté, le vocabulaire de la négation apparaît comme l’expression de l’identité à notre nature à laquelle la liberté est trop souvent infidèle. L’idée de la condamnation à la liberté est ce qui reste dans le vocabulaire sartrien de la malédiction de la création.
43 B. Constant, La liberté des Anciens et des Modernes, dans De la liberté chez les Modernes, Paris, Pluriel, 1980.
44 J.-F. Spitz, La liberté politique, op. cit., p. 467-490. Au terme de son examen de la conception républicaine de la liberté développée par Rousseau, Spitz porte ce jugement qui illustre nos observations sur la signification utopique, au sens positif, du fantasme de la liberté : « La démarche de Rousseau est sans aucun doute possible une “utopie” si l’on entend par là qu’elle n’existe et qu’elle ne peut exister nulle part, mais elle fournit du moins une idée régulatrice, une pierre de touche des évolutions présentes et à venir. […] Mais du moins la réflexion rousseauiste nous apprend-elle qu’il est vain d’aspirer à la liberté en récusant les exigences de la justice ou en feignant de croire qu’il s’agit d’une valeur entièrement distincte » (ibid., p. 426), ce qui montre le caractère insatisfaisant de la liberté telle qu’elle est conçue dans les sociétés libérales. Sur le caractère historique et social de la liberté et de l’autonomie de l’individu, voir ibid., p. 439-443.
45 Gallie se demande quels concepts peuvent être considérés comme essentiellement contestés en plus de ceux qu’il a examinés dans son article, à savoir le christianisme, la démocratie, l’art et la justice. L’un des candidats est la liberté. Bien qu’il doute que ce concept s’accorde suffiisamment avec son modèle très abstrait et contraignant, sa candidature se justifie par l’historicité de la liberté (W. B. Gallie, Philosophy and the Historical Understanding, New York, Schocken Books, 1968, p. 190).
46 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 37, p. 633.
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