Chapitre VI. La dimension ludique du concept
p. 175-215
Texte intégral
1 Après être passés du plein de l’énonciation du mot à son vide métaphysique, nous avons cru saisir la liberté sous sa forme politique. Ce que nous avons trouvé est une troublante incertitude. Ce qui se présente comme de la liberté pourrait être son contraire et réciproquement. Cette discussion confirme la conclusion de l’étude de l’expression : « Nous voulons tous la liberté ! » La diffiérence de contexte argumentatif enrichit le sens de l’incertitude. Dans le cadre de la bataille de Stalingrad, le plein de l’énonciation était brutalement réduit à la vacuité d’un mot, comme si le sol se dérobait sous les pieds de l’hérétique. Il est prêt à sacrifier sa vie pour la liberté comme tous ses ennemis ! Pour quoi donc se bat-il ? Est-ce réellement pour la liberté ? Cette inquiétude sur l’idée de liberté donne un sentiment de vide. Nous comprenons mieux maintenant ce qu’il recouvre. Dans le cas de la liberté métaphysique, le vide est une vertu. On échappe à la détermination de la chose parce que la liberté n’est rien, ou plus positivement, un rien d’où surgit magiquement une nouveauté impossible à lire dans le passé. L’envers de cette exaltante qualité est l’angoisse que tout est possible. Le sentiment de vide traduit l’impuissance dans une situation qui nous désoriente par sa richesse. Le vide n’est pas un pur néant, mais la contrepartie d’un trop-plein où l’on souffire de l’absence d’un critère qui détermine correctement l’indéterminé, qui domestique une profusion anarchique. C’est précisément ce que nous ressentons quand nous ne savons plus distinguer clairement la liberté de son contraire. Si le mot peut a priori s’appliquer à n’importe quoi, il semble vide par excès de significations.
2Deux chapitres de L’esprit des lois décrivent parfaitement l’embarrassante position où nous a conduits cette argumentation :
Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de diffiérentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l’ont pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avaient donné un pouvoir tyrannique ; les autres, pour la faculté d’élire celui à qui ils devaient obéir ; d’autres, pour le droit d’être armés, et de pouvoir exercer la violence ; ceux-ci, pour le privilège de n’être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois. Certain peuple a longtemps pris la liberté, pour l’usage de porter une longue barbe. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclu les autres. Ceux qui avaient goûté du gouvernement républicain l’ont mise dans ce gouvernement ; ceux qui avaient joui du gouvernement monarchique l’ont placée dans la monarchie. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations : Et comme, dans une république, on n’a pas toujours devant les yeux, et d’une manière si présente, les instruments des maux dont on se plaint ; et que même les lois paraissent y parler plus, et les exécuteurs de la loi y parler moins ; on la place ordinairement dans les républiques, et on l’a exclue des monarchies. Enfin, comme, dans les démocraties, le peuple paraît à peu près faire ce qu’il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernements ; et on a confondu le pouvoir du peuple, avec la liberté du peuple1.
3Le mot « liberté » exerce une fascination particulière sur les hommes. Mais, loin d’avoir le pouvoir de nous libérer, comme dans le poème d’Éluard, il nous plonge dans la perplexité. Sa caractéristique est d’être exceptionnellement polysémique. Cette observation est immédiatement justifiée par une liste, non exhaustive, d’acceptions où le lecteur perçoit du scepticisme, voire de l’ironie. Le mot « liberté » paraît vide parce qu’il est appliqué à une multitude d’institutions et de pratiques, insignifiantes ou importantes, tout à fait incompatibles. Montesquieu se moque de beaucoup de ses lecteurs. Il sait qu’ils trouveront que l’une de ces significations est juste, que les autres sont sans pertinence, voire tout à fait absurdes. La liste réduit ce qui semble raisonnable et naturel à une préférence trivialement subjective, un sentiment ou une opinion. Le texte commence, d’ailleurs, par un sens caractérisé par une volonté gratuite et irrationnelle : on institue librement un pouvoir qui détruit la liberté pour s’en débarrasser à volonté. La liberté est seulement une sensation, l’aisance avec laquelle l’opération de négation de l’autonégation de la liberté est réalisée sans autre but qu’elle-même. Cette jouissance indéfinie de nier sans effiort est la norme à laquelle sont ramenées les autres significations par l’effiet de liste. Choisir son gouvernement, en préférer telle forme, porter la barbe ou être armé sont des choix qualifiés de liberté par des sujets diffiérents en fonction de leurs goûts individuels ou de leurs mœurs. La légèreté du ton de Montesquieu contredit le sérieux que l’on met dans l’énonciation du mot « liberté ». Des hommes sont prêts à mourir pour choisir leurs gouvernants ou pour porter une barbe ! Le mot « liberté » justifie, il sacralise une contingence en élevant le particulier à l’universel. La réduction de la liberté à la subjectivité d’une opinion ou d’un sentiment la prive de toute valeur objective et rend impossible la distinction avec la non-liberté. On se demande alors si l’idée de liberté est vraiment aussi importante que le suggère le poids du mot.
4Montesquieu ne nous laisse pas le temps d’approfondir cette question. Il interrompt la procédure relativisante de la liste pour critiquer deux opinions, qui, du coup, sont stigmatisées. Les républicains croient être plus libres parce que la république dissimule mieux que les autres régimes l’asymétrie du pouvoir. Comme la liberté est seulement absente du régime despotique dont le principe est la crainte, il y a a priori autant de liberté dans une monarchie que dans une république. Quant à la démocratie, son prestige, aux yeux de ses partisans, provient de la confusion de la liberté du peuple avec le pouvoir de faire ce qu’il veut. Les républicains et les démocrates ont d’abord le tort de croire que les institutions qu’ils aiment ont le privilège d’incarner la liberté. À ce titre, ils étaient déjà présents dans la liste. Leur isolement critique prévient l’abandon, ou le dépassement, de l’idée de liberté suggéré par la juxtaposition neutralisante des significations. Ils n’expriment pas seulement des préférences subjectives, comme s’ils étaient enfermés dans leur moi. Les républicains ne réussissent pas à voir la liberté sous d’autres formes. Il se pourrait donc que des exemples de la liste relèvent véritablement de la liberté. Les démocrates, quant à eux, sont victimes d’une illusion conceptuelle. Ils croient que la liberté, c’est faire ce que l’on veut. En ce sens, tous les membres de la liste pourraient faire l’objet de la même critique. Ils veulent renverser le pouvoir, être armés, porter la barbe, etc., et ils estiment qu’ils sont libres quand rien ne les empêche de le faire. Leur sentiment de liberté pourrait néanmoins être illusoire. La critique des républicains et des démocrates va à l’encontre de l’interprétation relativiste de la liste. Elle présuppose que la liberté est quelque chose de réel mais, malheureusement, diffiicile à saisir. Il est aisé de faire une synthèse des deux cas. On ne reconnaît pas la liberté là où elle est et on croit être libre quand on ne l’est pas parce qu’on utilise une mauvaise définition.
5Pour résoudre le problème, il faut trouver la bonne. Tel est l’objet du chapitre suivant intitulé « Ce que c’est que la liberté » :
Il est vrai que, dans les démocraties, le peuple paraît faire ce qu’il veut : mais la liberté politique ne consiste pas à faire ce l’on veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir. Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent : et, si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir.
6Il existe réellement une diffiérence entre la liberté et la non-liberté. La figure du despotisme, et du totalitarisme aujourd’hui, nous empêche de croire à la destruction relativiste de l’idée de liberté. Aucun individu ne peut se considérer comme libre dans une société où les qualités constitutives de son identité sont persécutées et il se considère déjà comme libre quand il peut vivre suffiisamment en accord avec elles. Le problème est de reconnaître la « vraie » liberté. L’erreur des démocrates est d’utiliser une définition non politique dans un contexte politique. Faire ce que l’on veut réduit la liberté à l’indépendance. Même si l’on admet la justesse métaphysique de cette définition, elle est inadaptée au contexte politique, puisque la société nous rend dépendants les uns des autres. Comme le souligne particulièrement Rousseau2, la liberté politique est fondamentalement une obéissance à la loi parce que l’action de l’individu est légitime si elle reproduit les conditions de sa coexistence avec les autres telles qu’elles sont formulées par la loi. Il est vrai que les individus font des choses diffiérentes sans tenir compte les uns des autres, mais ces actions sont libres en vertu de leur accord avec la loi. Décider de faire du commerce plutôt qu’autre chose, c’est de la liberté, non pas simplement parce que l’on fait ce que l’on veut, mais parce que cette action, effiectivement indépendante d’un individu, respecte des règles qui la rendent légitime, c’est-à-dire compatible avec le droit des autres membres de la société, de telle sorte que personne n’est en mesure d’exercer de pouvoir arbitraire sur les autres.
7Le problème n’est évidemment pas résolu par cette définition. Elle exclut que le renversement du pouvoir ou l’utilisation privée de la violence soient de la liberté dans la mesure où ces actes contiennent un refus de la loi. Mais, dans ce chapitre, la loi constitue la liberté indépendamment de son contenu et de ses conditions de création. Elle disparaît dans le despotisme parce qu’un seul gouverne sans règle et sans loi. Il en résulte que porter la barbe, être gouverné par un membre de sa nation, et beaucoup d’autres choses, sont de la liberté si ces comportements sont ordonnés par la loi. Cette interprétation est renforcée par la thèse de Montesquieu concernant l’esprit des lois. Elles ont une universalité dans la mesure où elles s’accordent avec la raison et elles obéissent aussi à un esprit qui les diffiérencie parce qu’elles sont elles-mêmes gouvernées par des lois déterminant leurs rapports à des conditions sociales et naturelles3. Comme celles-ci varient selon les peuples, les lieux et les époques, elle nous reconduit au relativisme de la liste et la définition par l’indépendance retrouve de la plausibilité. Pour être réellement libre, ne faudrait-il pas échapper à cet ordre que nous impose la loi ? finalement, la liberté reste problématique. On ne peut se dire libre s’il existe un conflit entre les qualités constitutives de notre identité et le contenu de la loi. Si quelqu’un ne sent pas le poids de la loi sous laquelle il jouit de ses qualités, il croit sincèrement qu’il est libre. Malheureusement, il n’y a a priori aucune raison de le croire. Nous pouvons toujours soupçonner cette harmonie entre le moi et l’ordre d’être le fruit d’un dressage social. Ce qu’avec une certaine solennité on appelle la liberté politique pourrait n’être, selon l’expression de Bertrand Binoche, que « l’heureux leurre de la liberté4 ». La définition ne nous donne pas les moyens de savoir si la liberté dont on parle est réelle, si elle se réduit au sentiment d’être libre ou à une illusion.
8Après un examen des définitions de la liberté par Montesquieu, Binoche aboutit à cette conclusion :
Lorsqu’on voudra faire de Montesquieu un champion de la « liberté », on prendra donc bien soin de préciser ce qu’on entend par là, sous peine de ne pas dire grand-chose. Car on aura beau retourner le problème dans tous les sens, il y aura toujours trois libertés [réelle, d’opinion, illusoire]. Cette équivoque n’est pas un défaut ; elle est la triangulation d’un concept, ce qui permet de problématiser un terme en soi informe comme un vêtement pourrait l’être d’avoir été porté par tous, c’est-à-dire ce qui le transforme en une série de problèmes par où il devient opératoire ou, si l’on veut, tout simplement intéressant. Ici comme ailleurs, il faut lire transitivement Montesquieu : « libres », nous le sommes toujours en ces trois acceptions, que nous n’en finissons pas de démêler, et de mêler à nouveau5.
9Dans ces deux chapitres, Montesquieu a voulu définir la liberté réelle en menant le lecteur de significations parfois absurdes à la bonne définition grâce à la critique des illusions républicaines et démocratiques. La clef du problème est la distinction de la liberté politique et de l’indépendance. Politiquement, celle-ci est une « fausse » liberté. Mais la loi est-elle en elle-même une garantie de liberté ? Comment savons-nous quand elle l’est réellement ? Ce que montrent finalement ces chapitres est l’inquiétante incertitude de l’usage et des définitions. Du point de vue de l’ambition théorique affiichée et de l’attente d’une définition de la liberté réelle, cette équivoque est évidemment un défaut. Comment le concept de liberté pourrait-il être opératoire s’il ne permet pas de saisir la liberté dans une situation concrète et de la distinguer de ses dangereux simulacres ? Est-il néanmoins concevable de renoncer à s’occuper d’une idée si précieuse ? À défaut de vérité, dit Binoche, on peut trouver de l’intérêt dans la série de problèmes engendrée par le concept. Cette fois aucun doute n’est permis : le concept est opératoire ! Mais qu’y a-t-il d’intéressant à devoir indéfiniment tisser et détisser la liberté réelle, le sentiment de liberté et l’illusion ? Pénélope faisait et défaisait lucidement sa toile et parvenait à retarder l’heure du choix fatidique. Nous, nous échouons lamentablement. On cherche la liberté réelle ; on ridiculise, on croit même réfuter, des usages du mot « liberté », réduits à une préférence subjective ou à d’absurdes conventions. On croit finalement la tenir dans une définition qui la distingue de l’indépendance. Mais voilà que notre adversaire dénonce l’opinion illusoire subrepticement mêlée à la définition. La liberté réelle est inséparable du sentiment d’être libre fondé sur l’accord de mes qualités avec le contenu de la loi. Comme cette harmonie est façonnée par la société, il faut démêler ce que l’on croyait avoir démêlé, le sentiment peut-être illusoire et la réalité, dans l’espoir de trouver une liberté libre.
10Quand on aspire à la plus grande rigueur théorique, ce n’est pas satisfaisant. Comment donc justifier notre intérêt ? Pourquoi continue-t-on, malgré nos diffiicultés et nos échecs, à réfléchir à cette question ? La formulation de Binoche ouvre une piste intéressante. Elle fait penser à ces activités où l’intérêt est précisément motivé par la frustration et le risque d’échec : les jeux6. Un jeu où une technique garantit la victoire n’en est pas un et il suffiit que la diffiérence de niveau entre les partenaires soit trop grande pour que l’intérêt s’évanouisse. Il se maintient par la diffiiculté à surmonter des obstacles capables de faire échouer même les meilleurs. De là découle une seconde caractéristique importante : l’absence d’une solution garantissant la victoire rend le jeu interminable. On perd un match, mais on peut recommencer avec les mêmes éléments, en changeant de stratégie ou en gardant la même, et finir par gagner. La revanche n’est-elle pas un droit moral du perdant ? Montesquieu, croyant nous mener vers la liberté réelle, nous aurait-il juste montré, avec beaucoup d’autres, comment on joue au jeu de la liberté ? Il croit avoir gagné, mais nous savons que beaucoup d’autres parties sont possibles. Comment justifier cette formulation ? Peut-elle nous apprendre quelque chose du concept de liberté ? Ou, au contraire, cette analogie dévalorise-t-elle l’activité intellectuelle ? La réponse à ces questions va dépendre de l’examen de l’idée de jeu.
11L’expression « jeu de la liberté » peut se prendre en deux sens. Montesquieu fait preuve de liberté en réfléchissant au sens du mot. Le ton léger témoigne de la liberté qu’il prend avec les usages établis par les peuples et les courants politiques. Quand le propos nous séduit, il nous donne même le sentiment flatteur de partager une liberté intellectuelle dont nous sommes habituellement dépourvus. D’un autre côté, on peut considérer que ces usages forment un jeu, qui coexiste avec ceux d’autres mots (la démocratie, l’art, etc.) et crée d’autres jeux en se combinant avec eux. Les deux points de vue sont étroitement liés. La liberté de l’intellectuel s’exprime dans un jeu intellectuel, en l’occurrence celui du concept de liberté en interdépendance avec d’autres concepts. Comme nous saisissons sa liberté à partir de son activité spécifique (manipuler des concepts, utiliser des mots, définir, argumenter, etc.), il est naturel de privilégier le second point de vue. On pourrait dire, dans un style wittgensteinien, que Montesquieu donne une description du jeu de langage de la liberté. Comment faut-il le comprendre ?
12Comme dans les jeux de Wittgenstein, les significations ne sont pas gratuites. Je peux ne pas penser que la liberté consiste à porter une barbe, mais je comprends ce que veulent dire ceux qui le font. Ils parlent de la liberté comme indépendance et cette signification est tout à fait pertinente dans certaines circonstances que formalise un jeu de langage. De même, en tant que citoyens, nous avons tous appris à utiliser le mot « liberté » dans un autre jeu pour signifier l’obéissance à la loi qui garantit notre coexistence. Nous dirons qu’un individu maîtrise le jeu de langage de la liberté, combinant diffiérents jeux, s’il utilise ces significations, avec d’autres, dans les contextes appropriés en accord avec les règles du jeu. Malgré tout, cette conception du jeu de langage n’est pas tout à fait adaptée à notre problème.
13Wittgenstein est conscient de la singularité de cet usage philosophique du mot « jeu » même s’il estime qu’il est suffiisamment apparenté aux usages ordinaires7. En quoi consiste exactement la diffiérence ? Les jeux de langage montrent comment les mots sont utilisés dans le cadre de certaines activités ou des formes de vie. Par exemple, quand l’aide du constructeur lui apporte la pierre qu’il attendait en ordonnant « bloc » ou « dalle », nous voyons deux individus au travail qui utilisent des mots selon certaines règles. Habituellement, on n’éprouvera le besoin de parler de jeu que si des modifications sont apportées, par exemple, si le constructeur crée une diffiiculté particulière en donnant ses ordres de plus en plus vite. Le mot « jeu » nous pose naturellement moins de problèmes quand il s’agit de deviner une pensée8. Pourtant, même dans ce cas, le but des jeux de langage est de montrer comment l’usage correct du mot « deviner » est appris grâce à des activités concrètes. Les jeux de langage sont des exercices qui dressent et entraînent l’enfant à employer les mots selon des règles qu’il va ensuite respecter aveuglément et sans effiort9. La première diffiérence avec les jeux ordinaires est donc qu’ils sont essentiels à notre existence. Le mot « jeu » s’applique habituellement à une activité qui, même si elle est prise très au sérieux par les joueurs, est séparée de ce qui importe réellement dans la vie. On peut jouer indéfiniment, en commençant de nouvelles parties, parce que le résultat n’a pas d’incidence existentielle. On explique au joueur trop sérieux aigri par une défaite que ce n’est qu’un jeu, que tout ça n’a pas grande importance, que la chance finira par lui sourire ou qu’il peut, sans dommage, arrêter de jouer. Le sérieux réellement sérieux se distingue du sérieux ludique par le respect de la limite qui écarte le jeu de ce qui importe réellement dans la vie. Quand le jeu mobilise les forces d’un individu au point de l’y enfermer, la passion prend un tour pathologique et un jeu qui se professionnalise est soupçonné de ne plus en être un, même si la pratique des joueurs s’approche de la perfection10. En revanche, ne pas maîtriser les jeux de langage, c’est s’exclure d’une forme de vie et de la communauté qui la partage. Si ces jeux sont divertissants, ils le sont diffiéremment des jeux vraiment ludiques qui, de manière pascalienne, nous détournent des préoccupations de la vie en créant un monde séparé avec des règles et des fins propres. Le divertissement est, en l’occurrence, une ruse pédagogique qui ne fait pas sentir le poids du sérieux afin de mieux nous y plier.
14L’intention sérieuse de Wittgenstein, nous faire comprendre le fonctionnement du langage, contraste avec le caractère imaginaire de ces jeux. Ne dirait-on pas qu’il joue au jeu des jeux de langage ? La réponse dépend de l’intérêt théorique que l’on porte à cette multiplication de cas imaginaires. Pour le wittgensteinien, ces jeux sont d’authentiques exercices philosophiques. En lisant et relisant ces descriptions, en jouant à ces jeux, en en inventant de nouveaux, il s’entraîne et dresse son esprit à penser autrement, dans l’espoir ne pas reproduire les erreurs philosophiques auxquelles nous incline une mauvaise compréhension du langage. Si la pratique de ce mode de penser corrige de graves erreurs philosophiques, elle est une réflexion sérieuse qui voit les choses telles qu’elles sont. Pour l’anti-wittgensteinien, au contraire, il n’y a que futilité dans ces interminables descriptions, qui ne nous apprennent rien sur le monde, et où le soi-disant philosophe jouit de sa propre ingéniosité comme un sophiste ou l’amateur d’un jeu intellectuel. Cet usage du mot « jeu » signifie, à l’encontre de la définition du jeu de langage, que le langage est coupé de la vie, qu’il fonctionne tout seul, qu’il tourne à vide au lieu de travailler11. Le point délicat est que l’application du terme « jeu » dépend d’un jugement sur la valeur de cette activité intellectuelle. Moins on estime qu’elle a de prise sur la réalité, moins elle nous la fait comprendre, et plus il paraît légitime de parler de jeu.
15Nous touchons ici à un point crucial quand on réfléchit à certains concepts, surtout lorsque nous sommes profondément troublé par la diversité des usages, parfois au point de mettre en cause le concept lui-même. Quelle est la valeur de ce que l’on fait ? Ce que l’on prend tellement au sérieux mérite-t-il de l’être ? En fait, l’oscillation entre le jeu et le sérieux est inhérente à la pensée. Elle prend une forme épistémologique et sociologique. La première provient de la distance que prend la pensée avec la réalité pour constituer son objet. Elle est sérieuse quand cet écart est un détour nécessaire pour connaître et comprendre le monde. La revendication du sérieux augmente, si, comme dans la philosophie platonicienne, la véritable réalité n’est pas ce que les hommes prennent ordinairement pour le réel. Sa condition sociale, comme le savait déjà Platon, est d’être libérée des nécessités sociales et des urgences serviles de l’action grâce à la division du travail afin de jouir de la liberté et du loisir nécessaires à la recherche de la vérité12. La pensée cesse d’être sérieuse quand, à l’abri de la résistance du réel, elle suit librement son cours et fait exister le non-être par la magie des mots13. La philosophie aime nous écraser de son sérieux. N’est-elle pas radicale, ne va-t-elle pas au fond des choses ? Mais elle nous invite aussi, avec une incroyable violence, à brûler pour leur futilité beaucoup de ses productions les plus ambitieuses14. L’agaçante ressemblance entre le sophiste et le philosophe fait constamment peser sur elle le soupçon de n’être qu’un jeu. Le sophiste reconnaissait qu’il jouait15. Le philosophe fait-il autre chose ? La vraie philosophie se moquerait-elle de la philosophie ? « Dis-moi Chéréphon, est-ce que Socrate parle sérieusement ? est-ce qu’il plaisante16 ? », demande Calliclès. Par le biais de ce personnage imaginaire, Platon dénonce la puérile satisfaction que prend Socrate à piéger ses interlocuteurs. La philosophie se demande si, comme elle le prétend, elle est vraiment sérieuse, voire l’activité la plus sérieuse, celle qui nous donne accès à la vérité et à la véritable réalité. En jouant (comme un sophiste ?) sur la contradiction de la nature et de la loi, Socrate réfute ses interlocuteurs en les interrogeant du point de vue de la première quand ils prennent celui de la seconde et réciproquement. Même si Calliclès n’emploie pas le mot, on ne trahit pas le sens de son attaque en disant que Socrate a joué avec Gorgias et Polos comme il reproche lui-même à Euthydème et Dionysodore de l’avoir fait avec Clinias, grâce à leur capacité de réfuter toutes les positions et de produire un discours auquel on n’échappe pas17. À la critique logique, Calliclès ajoute une critique sociale. Le « truc » de Socrate a fonctionné parce que ses interlocuteurs, trop soucieux des convenances, n’ont pas osé soutenir la vérité : la nature favorable aux meilleurs contredit les préjugés de la foule auxquels s’accorde la loi. Ils ont répondu au philosophe qu’ils ont rencontré par hasard comme s’il était comme eux dans l’espace public alors qu’il est ailleurs. La philosophie est une activité utile à la formation de la jeunesse qu’il faut savoir interrompre pour s’occuper de ce qui importe réellement pour l’homme, la connaissance des lois, des règles sociales et des hommes, nécessaire pour briller, attaquer et se défendre. La pensée, devenue avec la philosophie un jeu que l’on prend trop au sérieux, est une activité puérile cantonnée à un espace marginal, complètement ignoré de ceux qui s’occupent des affiaires sérieuses au cœur de l’espace public18. Socrate « parle pour rien » ; il fait une « chasse aux mots ». Calliclès lui répond comme on s’amuse avec un jeune chien auquel on jette un os pour alimenter son jeu. Quand ce jeu devient ennuyeux, il lui répond mécaniquement comme on repousse la balle pour faire plaisir à un enfant qui tient absolument à jouer19. Certes, Socrate l’a battu. Mais cette joute verbale ne vaut pas mieux qu’une partie de trictrac. Ses arguments, aussi ingénieux et embarrassants soient-ils, ne sont pas ceux dont un homme libre tient compte dans la Cité. Ils n’ont d’intérêt que dans le recoin où vit Socrate.
16Dans ce contexte, l’idée de jeu a un sens négatif. Le jeu est futile, même s’il est pris très au sérieux et s’il demande de développer des qualités intellectuelles et physiques, parce qu’il est temporairement et spatialement coupé des activités qui sont jugées réellement importantes. L’erreur et le ridicule du philosophe est d’être sérieux là où il ne faut pas l’être, c’est-à-dire de ne pas tracer correctement la ligne de démarcation entre l’insignifiant et ce qui fait la réalité du réel. C’est néanmoins l’accent sur la séparation qui explique que le sérieux de la philosophie selon Platon puisse relever du jeu en un sens positif. Le philosophe, qui jouit de loisir et de liberté, pense selon des règles et des objectifs propres qu’il demande explicitement à ses interlocuteurs d’accepter avant d’entamer le dialogue. On se demande alors, avec Johan Huizinga, « jusqu’à quel point nos moyens de raisonnement offirent, par essence, le caractère de règles de jeu, autrement dit, ne sont valables que dans un certain cadre intellectuel, où on les tient pour impérieux. Y a-t-il toujours dans la logique en général, et dans le syllogisme en particulier, une convention ludique tacite, par laquelle on tient compte de la valeur des catégories et des concepts comme des pions et des cases d’un échiquier20 ? ». Cette observation fait comprendre pourquoi les jeux de langage de Wittgenstein, qui paraissent trop sérieux pour être des jeux, peuvent tout de même être ainsi qualifiés. À la diffiérence de celui du sophiste-philosophe, le langage garde un lien essentiel avec la vie. Il ne s’est pas émancipé, verticalement, des activités ordinaires au risque de se perdre dans les nuées. Il s’est néanmoins fractionné horizontalement en corrélation avec la multiplicité des activités vitales. Alors que nous sommes conscients de ne plus jouer au poker quand nous adoptons les règles du bridge, nous passons inconsciemment d’un jeu de langage à un autre quand nous utilisons les mots selon des règles diffiérentes en fonction des contextes21.
17La séparation horizontale des activités organisées selon des règles spécifiques élargit l’usage du mot. Jusqu’au peut-on étendre son champ d’application ? Peut-on, comme le faisait Huizinga, y inclure la vie intellectuelle, la guerre, le sacré, l’essentiel de la culture ? « L’image du jeu, dit Pierre Bourdieu, est sans doute la moins mauvaise pour évoquer les choses sociales22. » On se souvient qu’il reproche à Sartre de dire que le garçon de café joue à l’être. La coupure ontologique entre le pour-soi et l’en-soi transforme toute position sociale en un rôle librement et temporairement assumé. L’idée de jeu est alors absorbée par la conception métaphysique de la liberté. Être libre, c’est jouer et on joue parce qu’on est libre. Quand on n’est « à l’aise que dans le Néant », la vie, que l’on prend ordinairement pour la seule réalité, devient elle-même un jeu23. Le sociologue, même « pascalien », ne reconnaît pas de réalité supérieure à la société, comme le néant ou Dieu, capable de légitimer l’idée de jeu en introduisant la distance requise entre ce que l’homme est réellement et ce qu’il est présentement. L’image du jeu est quand même utilisable parce que l’effiet des règles est de constituer un monde spécifique24. La société produit de l’extériorité en se divisant en champs, en espaces hiérarchisés et conflictuels où les individus occupent des positions concurrentes et agissent selon des règles et des valeurs spécifiques qui, vues de l’extérieur, paraissent dérisoires ou méprisables. Le champ scientifique, par exemple, « est un jeu où il faut s’armer de raison pour gagner25 ». La science sociale nous apprend que les savants à la recherche de la vérité jouent, comme les entrepreneurs qui veulent s’enrichir, les artistes qui aspirent à la beauté, comme chacun de nous en quête du bien spécifique à son espace social. Ce point de vue signifie que l’on sacralise des choses indiffiérentes sans pour autant entraîner la dévalorisation de la vérité, de la richesse ou de la beauté car la conflictualité d’un champ autonome est la condition sociale de leur existence.
18Quand on se méfie de l’idée de liberté, introduire celle de jeu n’est pas sans risque. Il est vrai que pour le sociologue, le jeu ne prétend pas être un concept scientifique, mais l’image la moins inadaptée dont il dispose pour se représenter le monde social. On se demande néanmoins si le lien avec la liberté ne contribue pas à son attrait pour une sociologie à l’ambition critique et émancipatrice. Il faut donc mieux comprendre le sens sociologique de l’usage peu intuitif de la thématique du jeu. À la diffiérence des jeux sociaux, les jeux au sens propre se présentent en effiet pour ce qu’ils sont, des activités accomplies selon des règles arbitraires avec des enjeux spécifiques poursuivis temporairement à l’écart de la vie quotidienne. Les champs partagent l’essentiel de ces propriétés sans le dire explicitement. Ce ne sont pas des jeux en soi et pour soi, mais des jeux en soi26. L’arbitraire des règles n’est pas clairement perçu parce que généralement l’entrée dans le champ est le résultat d’une longue socialisation qui, par le biais de l’habitus, prédispose à occuper cette position. En revanche, les individus qui changent d’espace ressentent douloureusement cet arbitraire comme notre esprit façonné par sa langue maternelle perçoit celui des langues quand il peine à en apprendre une autre. La conséquence paradoxale de cet élargissement de l’idée de jeu est que l’on peut jouer sans en avoir conscience. Comment justifier ce paradoxe ? Les lois juridiques, naturelles et sociales se distinguent des règles ludiques par l’impossibilité d’y échapper. Les joueurs, en revanche, sont soumis à des règles par suite de leur décision de jouer à leur jeu et il ne tient qu’à eux de se retirer pour en changer ou s’occuper de choses vraiment importantes. Quand l’individu joue, il prend le jeu au sérieux, en respectant les règles de la manière la plus judicieuse. Il sait qu’il joue. Même s’il est affiecté par une défaite due à un mauvais usage de ses compétences, sa personne n’est pas réellement en cause. Il est à la fois conscient d’utiliser son corps et son esprit et de ne pas se réduire à ce qu’il fait à ce moment-là. Il est consciemment dans le jeu parce qu’il sait aussi que son être réel est ailleurs. Cette critique de l’extension du terme « jeu » indique en négatif la condition qui la rend possible : relativiser les activités vécues sur le mode du sérieux en les saisissant du dehors. Il n’y a rien d’extérieur à notre vie, elle est notre absolu, mais elle est inséparable de sa forme concrète dans un lieu social à un moment donné. La manière sociologique de relativiser les activités est de les penser dans le cadre d’une vision synoptique des champs conçus comme des mondes autonomes. Ce que les agents prennent pour un absolu (la recherche de la vérité, de l’argent, etc.) apparaît comme le bien spécifique à un espace pour les individus dotés de l’habitus adéquat. Quand les rapports hiérarchiques entre les champs privilégient globalement une valeur au détriment des autres, sa supériorité est l’expression d’un rapport de force.
19Comme le sociologue appartient à un champ, sa représentation du monde social lui permet de penser son champ comme un champ et de se percevoir lui-même comme un joueur :
Au fond, jouer à un jeu, c’est accepter tacitement, pas par un contrat, que le jeu en vaut la chandelle. Très souvent, je me bats avec des gens qui ont en commun avec moi que le jeu en vaut la chandelle. C’est pourquoi des tas de jeux ne sont pas des jeux « à la vie à la mort », parce qu’on s’arrête au moment où on casserait le jeu. Expliciter ça, c’est donner quelque chose qui peut être – en tout cas, pour moi, ça m’a beaucoup servi en ce sens – à la fois un moyen de comprendre le monde et une sagesse. Maintenant, quand je serais sur le point de m’emballer pour un hochet – parce que le monde social nous tend des hochets tous les jours, des réunions où on aurait pu ne pas venir et puis tout d’un coup on est pris, on se met à polémiquer, etc. –, j’ai le mot d’illusio qui me permet de continuer à jouer le jeu ; c’était déjà chez Montaigne, les pensées « d’arrière-boutique » ; tout en sachant que ce n’est qu’un jeu ! Ça donne un détachement que les sagesses ont toujours poursuivi, du bouddhisme aux stoïciens27…
20La régularité avec laquelle la société se reproduit montre que les individus, censés être libres, font massivement ce qu’elle attend d’eux. Comme le sociologue décrit leur activité et la sienne sous la forme d’un jeu, il se demande pourquoi ils font ce dont ils pourraient s’abstenir. Généralement, le jeu n’est pas mis en cause parce que le champ incorpore les individus qui ont les propriétés explicites, comme les titres universitaires, ou implicites, comme les manières, qui témoignent de la croyance à la valeur du jeu. Le sociologue correctement sélectionné se sent irrésistiblement pousser à assister à cette réunion, à se battre avec ses collègues pour obtenir quelques bénéfices. Pour les individus, les enjeux sont importants, vitaux même, puisque le sens de leur vie en dépend. Quand il a le sentiment de pouvoir ne pas se rendre à cette réunion, sans importance dans l’absolu, sa vie d’universitaire prend une apparence ludique. S’il s’agit d’un jeu, on peut s’arrêter par lassitude et s’occuper d’autre chose. On peut aussi le faire en cassant le jeu, comme Calliclès qui menace Socrate de coups, en vertu de la supériorité de l’action sur la pensée, ou même au nom de la valeur affiichée par le champ quand le jeu prosaïque des intérêts conduit à son mépris28.
21Mais Bourdieu se retient. Il va à la réunion et se bat. Le jeu mérite que l’on y consacre du temps, c’est-à-dire sa vie. À la diffiérence du peuple et des demi-habiles chez Pascal, il estime, comme les habiles, que l’arbitraire des règles du champ, produit d’une longue histoire, ne justifie pas la désobéissance, mais une manière particulière d’obéir, avec « une pensée de derrière ». L’habile donne aux nobles les marques extérieures de respect en sachant que leur supériorité n’a pas de fondement objectif et qu’ils peuvent être, par ailleurs, parfaitement méprisables29. L’équivalent sociologique de cette pensée est le mot illusio. Ce terme désigne l’intérêt pour le jeu, la croyance en sa valeur, l’investissement enraciné dans l’habitus. Ce n’est pas une illusion qui réduirait le monde social à l’irréalité d’un jeu purement ludique. Elle est une force réelle constitutive de l’être de l’individu qui le pousse à s’engager dans la concurrence du champ parce qu’il sent que cette incertitude a des chances suffiisantes de lui être favorable. L’emballement du sociologue, une polémique passionnée ne sont pas des attitudes qu’il peut suspendre à volonté : « Rien n’est plus sérieux que l’émotion, qui touche jusqu’au tréfonds des dispositifs organiques30. » La vertu apaisante de l’idée d’illusio provient de la relativisation de cet absolu enraciné dans le corps par son inscription dans la complexité de l’espace social : il est propre à un champ dont le principe est arbitraire, c’est-à-dire dénué de fondement au sens métaphysique. En parlant de hochets, comme aurait pu le faire Calliclès, le sociologue prend une distance avec son monde. Beaucoup de conflits « spirituels » qui divisent le champ intellectuel sont malheureusement dénués de toute valeur théorique et n’ont qu’une signification « temporelle31 ». Le mot « hochet » ne doit pourtant pas être pris trop au sérieux car l’existence de l’universitaire et son projet scientifique deviendraient absurdes. Le sociologue souligne la futilité des enjeux, non parce qu’il serait devenu étranger au champ et aurait suspendu sa croyance en la valeur du jeu, mais parce qu’il sait que son champ est un champ et que sa loi n’a pas d’autre vertu que d’être sa loi, incommensurable et irréductible à celle des autres. Désormais, quand il joue poussé par son irrépressible intérêt pour le jeu, il sait qu’il joue. Il se rend à sa réunion comme un joueur à sa table de jeu ; il fait de son mieux et s’il perd, il s’effiorce de prendre sa défaite, aussi amère soit-elle, comme on l’attend d’un joueur, avec un certain détachement, comme s’il n’était pas réellement concerné par elle, tout en espérant, probablement, une occasion de prendre sa revanche.
22La référence aux écoles philosophiques suggère que le détachement du sociologue est comparable à la liberté du sage. Épictète prenait effiectivement l’exemple du jeu pour la faire comprendre :
Les occasions sont indiffiérentes, l’usage qu’on en fait ne l’est pas. Comment conserver, avec le calme et l’équilibre, une attention sans abandon et sans nonchalance ? En imitant les joueurs de dés : les cailloux sont indiffiérents, les dés aussi ; comment saurais-je ce qui va tomber ? Profiter avec réflexion et selon les règles des points tombés, voilà quelle est mon affiaire. Ainsi, dans la vie, voici l’essentiel de ce que tu as à faire : divise et distingue bien les choses ; dis : les choses extérieures ne dépendent pas de moi ; ma volonté dépend de moi. […] Il y faut à la fois de l’attention, parce que l’usage n’est pas indiffiérent, et du calme et de l’équilibre, parce que, en elles-mêmes, elles sont indiffiérentes. Quand il s’agit d’une chose qui n’est pas indiffiérente, nul ne peut me faire obstacle ni me contraindre ; dès que je trouve obstacle ou contrainte, c’est qu’il s’agit d’une chose où la réussite, ne dépendant pas de moi, n’est ni un bien ni un mal, mais où l’usage que j’en fais, bon ou mauvais dépend de moi. Il est diffiicile d’unir et de joindre à l’attention de l’homme qui s’attache aux choses le calme de celui qui reste indiffiérent32.
23Bourdieu n’ayant pas l’habitude de se référer au stoïcisme, on se gardera de surévaluer cette allusion associée au bouddhisme lors d’un entretien, même si la spontanéité de la conversation peut évoquer le retour du refoulé chez un ancien philosophe parfois sévère avec la philosophie. L’essentiel, pour notre propos, est que le jeu demande la combinaison de deux attitudes souvent opposées, l’implication et l’indiffiérence, où l’on reconnaît de la liberté. Le joueur est attentif, il respecte les règles et fait de son mieux. En ce sens, il est sérieux comme un homme qui travaille ou des parents qui élèvent leurs enfants. Mais alors que nous sommes pris par ces activités quotidiennes au point d’être désespérés en cas d’échec ou d’un sort défavorable, quand nous jouons, nous sommes fondamentalement indiffiérents au résultat. Le tour de force moral du sage est de transposer à la vie l’attitude ambivalente du joueur grâce à la distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Il est libre, quoi qu’il arrive, parce qu’il s’attache à cultiver ce qui dépend exclusivement de lui, sa volonté, sans valoriser ce qui n’en dépend pas. Bien sûr, Bourdieu, qui supporte le monde social parce qu’il peut s’indigner, ne ressemble guère au sage stoïcien. Il nous avait prévenus. Le jeu n’est pas un concept, juste la moins mauvaise image de la société.
24Des lecteurs de ce texte de Bourdieu regrettent peut-être l’absence du terme « liberté » dont l’idée est aisément évoquée par celle de jeu. C’est la liberté qui permet d’inventer un jeu, d’en changer les règles, d’y entrer et d’en sortir parce qu’elle le précède et elle continue d’y exister parce que le jeu est jeu33. La conscience du jeu est en l’occurrence celle d’une présence partielle ou non essentielle de l’individu dans cette activité. C’est pourquoi Sartre et Bourdieu en viennent par des voies diffiérentes à se représenter la vie avec l’image du jeu. Le philosophe trouve immédiatement dans la conscience d’être ontologiquement libre la distance qui transforme ce qu’il est socialement en un rôle. Bourdieu doit laborieusement conquérir une liberté réelle, forcément limitée, à l’égard des déterminations sociales en se libérant, grâce à leur connaissance, de l’illusion typique de l’intellectuel d’être un sujet libre. Son activité devient comparable à un jeu quand il a une distance avec lui-même qui permet de ne plus être totalement pris par elle si bien qu’il peut l’accepter avec détachement ou chercher à la transformer34. La culture qu’il produit et dont il est le produit peut alors ne plus être un instrument de domination et de distinction ou un patrimoine religieusement préservé pour devenir « un instrument de liberté supposant la liberté35 ». Cette liberté présupposée n’est pas, bien sûr, celle de Sartre. Elle est celle que met en œuvre le joueur dans le déroulement du jeu, en l’occurrence dans le champ intellectuel parvenu à l’autonomie à l’égard des pouvoirs économique et politique.
25En quoi consiste la liberté du joueur ? Quand il y a du jeu, il y a de la liberté parce que l’on dispose de plusieurs options. C’est ce que souligne la définition proposée par Colas Duflo. Le jeu « est l’invention d’une liberté dans et par une légalité », ce qu’il appelle une légaliberté. Les règles créent une liberté spécifique, celle de faire des mouvements qui n’existent et n’ont de sens que par elles (choisir entre un lob ou un passing, le pair ou l’impair, le grand ou le petit roque) et dont l’exercice pertinent, dans les jeux où le but est de vaincre, est souvent de réduire celle de l’adversaire36. Cette liberté est logiquement indépendante d’une éventuelle liberté métaphysique. Les machines ne surpassent-elles pas les humains dans les jeux intellectuels les plus sophistiqués qui demandent de la créativité et de prendre des décisions justes dans des positions complexes ? Était-il nécessaire de présupposer cette liberté avant ce triomphe de la technique ? « Il faut jouer », dit Pascal. Même si nous sommes contraints de jouer à un jeu, nous jouons dès que nous faisons des mouvements déterminés par les règles37. Si l’on présuppose la liberté métaphysique, elle est provisoirement troquée lors de l’entrée dans le jeu contre la liberté ludique, celle de pouvoir choisir l’un des mouvements possibles créés par les règles. Certes, beaucoup de jeux demandent, en plus de la connaissance des règles « constitutives », sans lesquelles ce jeu n’existe pas, des connaissances « régulatives », un entraînement et l’apprentissage d’automatismes, sans lesquels il est impossible de bien jouer38. Il y a jeu cependant parce que ces connaissances se révèlent insuffiisantes dans les situations imprévues inévitablement générées par les règles. Quand se produit enfin sur l’échiquier une position où il y a de la vérité (elle est objectivement nulle ou gagnante pour l’une des couleurs) et que pour gagner des connaissances élémentaires suffiisent, les joueurs d’échecs disent que ce n’est qu’une question de technique. À proprement parler, il n’y a plus de jeu et l’abandon du perdant est attendu car, selon une règle tacite, il est impoli de faire durer la partie jusqu’au mat. Des spécialistes doutent cependant de l’existence de règles régulatives. Tant que l’issue est indéterminée, et qu’il n’y a pas encore de vérité, chaque position doit être abordée pragmatiquement dans sa singularité et le vainqueur est celui qui pense ce à quoi ne pense pas l’adversaire, aussi bien et parfois mieux informé que lui39. La fonction des règles constitutives du jeu est toujours de générer une incertitude qui échappe aux règles régulatives en attribuant un rôle déterminant au hasard, en donnant de la liberté au joueur, ou en les combinant selon des proportions variables. Dans le premier cas, on utilise essentiellement sa liberté pour se plier au sort. Dans le second, le résultat dépend principalement de la qualité de son exercice. Les règles du tennis disent quel type de balle doit être frappée avec une raquette, dans quel espace, etc., mais elles laissent aux joueurs la liberté de fixer de la manière la plus judicieuse la force avec laquelle la balle est lancée et la hauteur à laquelle elle passe au-dessus du filet.
26L’une des raisons pour lesquelles les jeux de langage primitifs de Wittgenstein, qui dressent les individus à utiliser les mots selon certaines règles, ne ressemblent guère à des jeux est la prévisibilité du résultat. Alors que, dans beaucoup de jeux, le joueur qui aspire à la victoire est invité à faire ce à quoi l’adversaire ne s’attend pas, répondre de manière inattendue à l’ordre du constructeur, c’est tout simplement ne pas jouer le jeu. En revanche, le mot gagne en pertinence quand l’usage des termes n’est pas rigoureusement déterminé. Le terme « jeu » est ainsi appliqué, à l’étonnement du non-philosophe et de certains philosophes, à des activités qui ne sont pas ordinairement considérées comme ludiques parce que le concept fonctionne correctement sans avoir de limites précises40. Je dis savoir ce qu’est un jeu quand j’en possède le concept et en maîtrise l’usage. Que faut-il comprendre exactement ? « Mon savoir, mon concept de jeu, n’est-il pas intégralement exprimé dans les explications que je pourrais en donner ? C’est-à-dire dans la description que je donne d’exemples de jeux de catégories diffiérentes, dans le fait que je montre comment on peut construire de toutes sortes de façons d’autres jeux analogues à ceux-là, ou que je dis que j’hésiterais à nommer ceci et cela un “jeu”, etc.41. » Le savoir contenu dans le concept de jeu n’est pas constitué par la saisie d’une essence et résumé dans une définition, même implicite, qui en fixe clairement les limites, mais par les explications que l’on donne de ce que nous appelons un jeu. Parmi toutes les formes possibles, Wittgenstein en distingue trois. La première est la description de jeux existants appartenant à diffiérents types. On montre ainsi par quelles connexions des jeux de pions se rattachent, malgré de nombreuses diffiérences, à des jeux de balle, puis à des jeux de cartes, et ainsi de suite jusqu’aux jeux de langage du philosophe. La deuxième manière d’expliquer fait voir comment on construit d’autres jeux à partir de ceux-ci. Ce que l’on montre, cette fois, ce ne sont pas les liens qui apparentent des jeux existants, mais la manière d’élargir le concept en en construisant de nouveaux. La maîtrise du concept ne se limite pas à l’appliquer à des pratiques existantes connues, ni même à des cas nouvellement découverts. La connaissance est inventive, c’est-à-dire une capacité d’engendrer par le biais d’analogies du nouveau à partir du connu. On rencontre alors une troisième forme d’explication. Le savoir de ce qu’est un jeu est exprimé par l’hésitation à qualifier ainsi une activité nouvellement découverte ou inventée. Pourquoi fait-on preuve de sa maîtrise du concept en exprimant une incertitude sur son application à un cas particulier comme celui des jeux de langage ? Si cet exemple était identique aux cas antérieurs ou totalement diffiérent, nous saurions immédiatement tirer la bonne conclusion. L’hésitation montre que nous voyons, d’une part, ce qui éloigne et rattache ce cas aux précédents et, d’autre part, que cette ambivalence ne s’oppose pas à l’application du terme puisque le noyau dur du concept, les usages qui ne souffirent aucun doute, est constitué par une combinaison particulièrement dense d’identités et de diffiérences. Dire en vertu de cette hésitation que nous n’avons pas de concept serait faire preuve d’une méconnaissance de ce qu’est un concept. Il est donc naturel de s’étonner de l’usage que fait Wittgenstein du terme « jeu ». Notre hésitation à le suivre dans cette nouvelle voie pourrait bien témoigner de notre maîtrise du concept. On ne saurait cependant exclure a priori que cette invention soit légitime. Dans cette analyse, le concept apparaît comme l’ensemble des usages du mot dont les règles permettent de construire de nouvelles activités susceptibles d’être des jeux. On peut donc répondre positivement à la question de savoir si, en imaginant des jeux de langage, Wittgenstein joue au jeu des jeux de langage. Le concept de jeu fonctionne en l’occurrence comme un jeu en raison d’une structure ouverte, faite d’entrelacements, qui rend possibles de nouvelles combinaisons plus ou moins problématiques. Le caractère ludique de cette inventivité et de cette liberté conceptuelles réjouirait Leibniz. Ne pensait-il pas que l’étude des jeux serait d’un « grand usage pour perfectionner l’art d’inventer, l’esprit humain paraissant mieux dans les jeux que dans les matières les plus sérieuses42 » ?
27« Il faut prendre les concepts au sérieux43 », dit Bourdieu. N’est-ce pas le rôle de l’intellectuel ? Mais quand le concept apparaît sous une forme ludique, que faut-il comprendre ? Que nous jouons sérieusement ? Mais c’est encore jouer. Sommes-nous pris au piège de la skholè, de ce monde social coupé du monde réel où l’intellectuel, surtout philosophe, semble « très proche du jeu et du “faire-semblant” qui permet aux enfants d’ouvrir des mondes imaginaires » ? Ne jouit-il pas socialement de la liberté de « prendre au sérieux des enjeux ludiques » sans enjeux réels, en posant des « problèmes pour le plaisir de les résoudre, et non parce qu’ils se posent » aux gens sérieux pris dans les urgences pratiques44 ? Wittgenstein aime surprendre ses lecteurs par des questions qu’ils ne se posent jamais et les laisser dans la perplexité pour qu’ils continuent tout seuls la partie. Que font les interprètes érudits qui tentent de résoudre des énigmes créées par le dispositif potentiellement contradictoire du Tractatus et des Recherches, sinon jouer au jeu de Wittgenstein45 ? Bourdieu avait trop d’admiration pour l’acharnement du philosophe à dissiper les illusions philosophiques enracinées dans un rapport intellectualiste à la pratique46, pour voir dans l’invention de jeux de langage un jeu sérieux prolongeant ceux de l’enfance. Pour le sociologue, les philosophies du langage ordinaire sont des alliés irremplaçables parce qu’elles luttent contre la tendance scolastique, fondée sur l’autonomie du champ intellectuel, à traiter le langage et les concepts en eux-mêmes et pour eux-mêmes. L’ouverture du concept wittgensteinien n’est-elle pas le résultat de l’attention aux détails et à la créativité de notre pratique ?
28La conceptualisation qui s’emploie à déjouer des attentes de la position scolastique rencontre naturellement des limites qui risquent de relancer le jeu de langage scolastique. Dans son cours sur Manet, Bourdieu fait cette observation :
Il ne faut pas traiter les étiquettes [en l’occurrence le naturalisme] comme des concepts […]. Ce sont des concepts à géométrie variable selon la circonstance, selon l’époque […]. Cela dit, ce sont des gens qui se rassemblent autour de drapeaux qui se trouvent être des quasi-concepts. Dans les religions, ce serait pareil : dire « calviniste », qu’est-ce que ça veut dire ? Cela dépend beaucoup du moment, de qui le dit, etc. Ces quasi-concepts doivent donc être pris très au sérieux en tant que concepts, parce qu’ils ont un effiet ; en tant que concepts, ils renvoient quand même à quelque chose. Ce sont des idées, comme les religions, qui ne sont pas systématiques, mais qui sont quasi systématiques, qui donnent l’apparence d’être systématiques et qui exercent un effiet symbolique lié à leur quasi-systématicité. Cela a l’air cohérent parce qu’il y a des réponses chrétiennes sur tous les problèmes, qui ont l’air cohérentes, et on peut gloser. Bien sûr, les théologiens s’empaillent, mais, en gros, ça marche. Les concepts esthétiques sont souvent des quasi-concepts, désignant les quasi-systèmes esthétiques ; ce sont des oriflammes, des drapeaux, des signes de ralliement, des repères pour se retrouver dans le champ. Il faut faire très attention, parce que toute l’histoire académique est faite pour réifier ces concepts, pour les fossiliser et les traiter comme de vrais concepts. C’est une parenthèse un peu longue, mais utile je pense, parce que cela est vrai de tous les concepts – par exemple, le concept de « bonapartisme ». En science politique, beaucoup de concepts sont de ce type. Ce sont des espèces de concepts élastiques, qui fonctionnent très bien parce qu’ils sont élastiques, et incontrôlables47.
29Le sociologue commence par nous dire que des mots comme « naturalisme » sont des étiquettes et non des concepts. L’erreur est de voir en eux des instruments théoriques qui permettent d’appréhender l’identité d’un courant artistique alors qu’ils sont uniquement des signes de ralliement dans les conflits esthétiques. L’observation est ensuite élargie à la religion. Mais, curieusement, ce qui n’était qu’une étiquette, donc un non-concept, est maintenant réévalué. Les étiquettes sont maintenant des quasi-concepts. La correction se comprend aisément. Si un mot rassemble des individus, c’est qu’il doit bien exprimer quelque chose qui les unit, et dont l’appréhension nous fait comprendre ce qu’ils sont à ce moment-là. L’étiquette, pour fonctionner comme un drapeau, doit bien avoir quelque chose de conceptuel. Comment, en effiet, étudier et comprendre les courants artistiques et l’art en général si l’on fait abstraction des mots-étiquettes qui ont servi à les constituer comme des réalités sociales ? Le quasi-concept est donc pris au sérieux comme s’il était un concept. Mais alors pourquoi l’étiquette n’en est-elle pas un vrai ? La raison est que ces idées souffirent d’un déficit de cohérence et de systématicité. On attend alors que l’on nous montre un vrai concept pour comprendre ce qu’est un concept et prendre conscience de ce qui manque aux étiquettes-quasi-concepts. C’est apparemment diffiicile car ce qui était initialement présenté comme la singularité négative de certaines notions est en fait très fréquent, et peut-être même la norme. Il faudrait donc soutenir que ce qui semblait affiaiblir le caractère conceptuel de l’idée est une propriété positive du concept. C’est lorsqu’un concept est privé de ce manque, qu’il n’est pas un concept. Autrement dit, il faudrait changer notre concept de concept. Nous avions le sentiment de n’avoir qu’une étiquette parce que nous examinions le fonctionnement de cette idée à l’aide d’un métaconcept inadéquat. Quelle est donc la caractéristique que doit posséder le concept ? Quelque chose qui résiste à la réification, à la fossilisation, une élasticité. On peut dire, de manière tout à fait positive, que ce concept est à géométrie variable parce qu’il ne peut fonctionner adéquatement qu’en s’adaptant aux situations présentes et futures. Ce qui semble être un défaut théorique est une qualité du point de vue des nécessités de l’action. Mais cette élasticité doit avoir des limites. Autrement, comment pourrait-il s’agir encore d’un concept ? Si mon concept de cercle est élastique, il est inévitablement applicable à des figures qui ne sont pas circulaires… Nous voilà donc revenus au point de départ : un non-concept !
30Certains jugeront que ce texte est une désastreuse improvisation qu’il est préférable d’oublier et d’avoir le courage de s’atteler aux choses sérieuses : définir, délimiter les concepts pour les distinguer des faux concepts. Le sociologue refuse cette position « classique » parce qu’il la ressent comme une réification et une fossilisation académiques. Autrement dit, elle ne pas rendre compte du mouvement qui transforme les choses. Un texte consacré à la définition du clerc et des nouveaux clercs montre que la voie périlleuse dans laquelle il s’est engagé lui est imposée par le caractère historique de son objet :
En effiet, le sujet proposé n’était-il pas partiellement inadéquat ? Fallait-il parler de « nouveaux clercs » ? Mon premier mouvement aurait été de dire que ce vocabulaire est dangereux. Et pourtant, la confusion même du concept, qui permet d’aller d’une définition très étroite, dans lequel le mot clerc est pris au sens ordinaire de prêtre, à des définitions très larges et très vagues, s’est révélée fonctionnelle parce qu’elle a permis au groupe de produire par son fonctionnement même, une construction de l’objet assez conforme à ce qui s’observe dans la réalité sociale, c’est-à-dire un espace – ce que j’appellerais un champ – à l’intérieur duquel il y a une lutte pour l’imposition d’une définition du jeu et des atouts nécessaires pour dominer dans ce jeu. Poser d’emblée quel est l’enjeu de ce jeu, ce serait faire disparaître les questions que les participants ont fait surgir ici parce qu’elles se posent réellement dans la réalité, dans l’espace des médecins, des psychanalystes, des travailleurs sociaux, etc. Et prendre au sérieux ces questions, au lieu de les tenir pour résolues, c’est refuser les définitions préalables du jeu et des enjeux […]. Ainsi, la question qui s’est trouvée posée, à travers la comparaison entre les anciens clercs, définis par l’universalisation d’un cas historique, et les nouveaux clercs, intuitivement perçus, était peut-être en fait la question de la diffiérence entre deux états du champ religieux et de la lutte pour la définition des compétences qui s’y déroule48.
31La confusion du concept a produit par son fonctionnement un objet conforme à ce que le sociologue appelle un champ. Que faut-il comprendre ? Le problème est celui des rapports entre concept, champ et objet. L’intuition du sociologue est qu’un concept rigide, rigoureusement défini, n’est pas adéquat pour penser son objet, le champ où les agents en concurrence agissent stratégiquement. Les fluctuations entre l’étiquette, le quasi-concept et le concept sont l’indice de la diffiiculté à comprendre la nature et la logique des idées mobilisées par les agents dont le sociologue ne peut faire l’économie à cause de leur rôle essentiel dans la constitution et la transformation de la réalité sociale qu’il observe. Le refus de satisfaire l’exigence habituelle de la définition préalable (de l’art, de la religion, etc.) est une condition théorique nécessaire pour comprendre la lutte pour l’imposition de la définition légitime passée, présente et future. Ces jeux sociaux sont, en ce sens, plus ouverts et ludiques que les jeux ordinaires où l’on sait préalablement et précisément ce que l’on cherche (marquer plus de buts que l’adversaire, etc.) car l’enjeu du conflit est lui-même un objet de conflit49. Un observateur externe ne peut pas dire précisément pour quoi les individus se battent car les mots qu’ils utilisent (l’art, Dieu, etc.) sont redéfinis par le conflit. L’« être » de l’art, de la religion, etc., se joue sur les détails de la lutte. Or le théoricien qui se croit en possession de la bonne définition risque fort de négliger les questions, parfois étranges, que se posent les agents alors qu’elles sont tellement sérieuses que ce qu’on appelle l’art, la religion, etc., est le résultat des réponses qu’elles reçoivent50. La conséquence épistémologique qu’il faut tirer de ces considérations est que, à l’encontre de la croyance des agents, le concept, c’est-à-dire l’idée capable de saisir l’objet, n’est contenu dans aucune des définitions en concurrence puisque leur énonciation est le moment d’une lutte dont le résultat est une reconfiguration historique de l’objet. La diffiérence entre deux définitions successives du clerc ou de l’art doit être comprise à partir de la distinction entre deux états du champ. Le concept de l’objet qui est le produit d’une lutte est le concept de la lutte qui le produit.
32Aux yeux du sociologue, soucieux d’intégrer la productivité ou l’inventivité des pratiques dans l’objet du concept, Wittgenstein a le mérite de ne pas satisfaire l’exigence d’une définition préalable51. Comme le caractère ludique du concept de jeu chez Wittgenstein apparaissait sous la forme de la capacité d’inventer des jeux menant à un élargissement indéfini du concept, on s’attend à trouver cette propriété dans une sociologie qui historicise les objets en en faisant le produit des luttes internes d’un champ en relation avec d’autres champs. Bien sûr, le vocabulaire de la domination, de la lutte, du champ comme rapport de force, souligne le sérieux de la confrontation entre les agents. On sait, néanmoins, que ce qui est un enjeu de vie et de mort à l’intérieur du champ apparaît de l’extérieur comme un jeu. Le concept devient celui du jeu social, qui rassemble et oppose les membres d’un champ pour la définition de ses valeurs et de ses objets, c’est-à-dire celle du jeu lui-même et de ses enjeux. Cette insistance sur la lutte pour la conservation ou la transformation évoque naturellement l’idée de liberté. Malgré la méfiance du sociologue envers un mot si métaphysiquement connoté, il n’en fait pas complètement l’économie : « Mais cette liberté d’invention, d’improvisation, qui permet de produire l’infinité des coups rendus possibles par le jeu (comme aux échecs) a les mêmes limites que le jeu52. » En attribuant cette faculté aux relations de l’habitus avec le champ, et non à la volonté ou à la conscience, Bourdieu décrit une liberté ludique, celle de choisir le mouvement, tel qu’il est défini par les règles du champ, que l’on estime le plus adapté à la situation concrète (faire un lob ou un passing, le petit ou le grand roque, diriger une institution universitaire ou écrire un livre). Il existe même des virtuoses qui savent « jouer avec les règles du jeu jusqu’aux limites, voire jusqu’à la transgression, tout en restant en règle53 » et les mondes sociaux peu codifiés « où l’essentiel est laissé au sens du jeu, à l’improvisation, ont un charme fou et, pour y survivre, et surtout pour y dominer, il faut avoir un génie des relations sociales, un sens du jeu absolument extraordinaire. Il faut sans doute être plus malin que dans nos sociétés54 ». Ce que Bourdieu appelle l’élasticité, la confusion, l’ambiguïté, le flou et le caractère incontrôlable du concept est une propriété requise pour penser un objet ouvert en voie de transformation sans fin prédéterminée sous l’effiet d’une pratique qui ravit les agents.
33Malgré tout, la conceptualisation de Wittgenstein n’est pas parfaitement adaptée à un objet socialement construit par des conflits que le philosophe voulait précisément éradiquer. Les concepts utilisés dans un champ sont nécessairement contestés puisque les définitions sont l’objet d’une lutte qui menace le statut conceptuel de l’idée mobilisée, éventuellement réductible à une étiquette. Curieusement, Bourdieu ne fait jamais référence à l’idée de concept essentiellement contesté défendue par Walter Bryce Gallie. S’il a lu cet article, il y a peut-être vu un exemple de vision scolastique. Gallie déréalise des concepts qui déréalisent des objets aussi importants que le christianisme, la démocratie, l’art ou la justice, en les transformant en objets d’un jeu imaginaire aux règles étranges. Il s’agit donc d’un exemple, parmi beaucoup d’autres, de la liberté intellectuelle née de la distance au monde inscrite dans la position sociale du penseur qui, depuis Platon, fait peser le soupçon sur la pensée, et plus particulièrement sur la philosophie, de n’être qu’un jeu. En l’occurrence, il n’y a même pas de place pour un soupçon. Cette manière de traiter des concepts signifie qu’ils sont des jeux puisqu’ils fonctionnent selon les règles du jeu imaginé par le philosophe.
34Ce jeu censé nous éclairer sur certains concepts a des propriétés singulières. Dans une compétition sportive, il existe habituellement une manière de désigner les vainqueurs, reconnue par les participants (par exemple en comptant des buts), qui leur garantit le titre de champion pour une durée déterminée. Gallie imagine un championnat où des équipes se spécialisent dans un aspect du jeu (marquer des buts, faire de belles actions, se défendre, etc.) et sont dans une compétition permanente pour un titre attribué à celui qui a le mieux joué, au sens qualitatif et indéterminé de la capacité de faire reconnaître par les adversaires sa manière de jouer comme la meilleure ou la vraie. En l’absence de juges offiiciels et de règles strictes, la victoire est fixée par le rapport de force conjoncturel entre les supporters des équipes qui détermine celle dont le point de vue sur le jeu est dominant. En conséquence, les perdants continuent de croire en la supériorité de la manière de jouer de leur équipe et de lutter pour sa victoire en essayant de convertir les concurrents à leurs critères du bon jeu55. Cette description ne s’applique à aucun jeu en particulier. Tous les jeux peuvent apparemment devenir l’objet d’une compétition organisée selon ces règles. Si l’on cesse de déterminer le vainqueur d’un match de football selon une règle précise, des équipes peuvent estimer que bien jouer, c’est marquer le maximum de buts, faire de belles actions, savoir se défendre, garder le ballon le plus longtemps, etc. Les règles d’une compétition dont l’enjeu fondamental est de fixer le critère de ce qu’il faut faire pour gagner sont une nouvelle règle qui change la « nature » du jeu. La victoire ne dépend plus directement de ce que font les joueurs, s’ils marquent ou non des buts, mais du jugement qui prédomine parmi les spectateurs sur la meilleure manière de jouer. Cette compétition est un jeu qui met en jeu la « nature » des jeux. Il est particulièrement ludique parce que la permanence de la compétition réduit au minimum l’irréversibilité de la victoire, sanctionnée par un titre valable pour une durée déterminée, qui est le moment où les jeux ordinaires s’apparentent le plus au sérieux de la vie. Le vainqueur dans le jeu de Gallie est au contraire immédiatement soumis à la contestation active des concurrents malheureux toujours convaincus de leur supériorité. Puisqu’il n’existe pas une manière légitime de jouer le jeu, la pratique actuellement dominante peut être contestée et renversée au profit d’une conception nouvelle, d’une rivale toujours battue ou d’une ancienne, autrefois victorieuse et judicieusement réactualisée, éventuellement sous la forme d’un approfondissement et d’un progrès.
35À la place des jeux, des concepts peuvent être soumis aux règles de cette compétition. Comme sa condition fondamentale est l’absence d’un critère de la victoire et de juges offiiciels, les concepts sont ici utilisés sans être régulés par une définition préalable. À l’image des jeux qui ont des facettes diffiéremment hiérarchisables, les concepts qui entrent dans ce jeu doivent être dotés d’une complexité interne permettant de privilégier un aspect sur les autres. La compétition entre les utilisateurs du concept est une contestation des usages concurrents et son enjeu est d’imposer aux autres sa propre structuration hiérarchique du concept. L’absence de définition préalable implique l’existence d’une pluralité de définitions correspondant aux conceptions du jeu défendues par les concurrents et la possibilité d’en inventer de nouvelles par suite des reconfigurations des éléments du concept en fonction des conjonctures. Les concepts qui sont le lieu d’une lutte pour la définition apparaissent ainsi comme des jeux qui exemplifient le jeu constitué par les règles de cette compétition imaginaire. Penser des choses aussi sérieuses que le christianisme, l’art, la démocratie, etc., pour lesquelles des hommes ont parfois sacrifié leur vie, prétendre saisir leur essence par une intuition spéciale, c’est donc jouer au jeu du christianisme, de l’art, de la démocratie, etc. Comme ces concepts ne coexistent pas côte à côte, leur combinaison constitue un jeu supérieur où l’on doit s’orienter et faire des choix polémiques dans l’impossibilité de démontrer quoi que ce soit à propos de questions de ce type : « quelle est la place de l’art et du christianisme dans la démocratie ? ».
36Quand un jeu ou un concept devient l’objet du jeu de Gallie, on assiste à une transformation comparable à celle qui, selon Bourdieu, conduit à la constitution d’un champ. Par exemple, avec Manet, s’est accomplie une révolution symbolique qui a dépossédé les institutions artistiques soutenues par l’État (le Salon, les Beaux-arts, etc.) du monopole de la manipulation légitime des biens artistiques. Quand ces instances perdent le pouvoir d’imposer leur croyance de ce que doit être la peinture, il n’existe plus de norme unique ni d’arbitre. On passe d’un corps, comparable à l’Église, à un champ. Diffiérents groupes, n’ayant, à l’image d’un prophète, d’autre garantie qu’eux-mêmes (« C’est moi qui vous le dis »), luttent sans fin pour imposer leur conception de ce que doit être la peinture :
Étudier ce passage du nomos à l’anomie est au fond une manière de décrire autrement la naissance d’un champ artistique, c’est-à-dire d’un espace dans lequel l’idée même d’art est en question. La définition de l’art ne va plus de soi, il n’y a plus de lieu central où se décide ce qui est de l’art (« Ceci est un tableau »), il y a une lutte à propos de la question de savoir ce qu’est un tableau et qui a le droit de dire ce que c’est qu’un tableau56.
37Il n’est pas nécessaire de se demander ici s’il a existé un moment où la définition de l’art allait de soi. L’important est que le concept d’art requis par le champ est nécessairement contesté. En conséquence, le sociologue n’a pas à dire qui a raison comme s’il existait une vérité de l’objet indépendante de son processus historique, collectif et conflictuel, de constitution. Il peut seulement analyser un conflit dont l’arbitrage entre les définitions concurrentes dépend du rapport de force conjoncturel entre les catégories d’agents (les artistes, les critiques, les marchands, le public, etc.)57. Du point de vue de cette conceptualisation sociologique, le modèle du concept essentiellement contesté imaginé par Gallie est une représentation philosophique d’un champ qui a le défaut, typiquement scolastique, de ne pas penser explicitement et concrètement les conditions sociales de la pensée. Cela dit, l’idée de champ ne domine pas entièrement celle de jeu. Le jeu de Gallie apparaît comme une représentation du champ parce que le champ est lui-même pensable comme un jeu. La conclusion pourrait donc être la suivante : puisque les concepts font partie du jeu social qu’est le champ, et que les définitions opposées qu’ils génèrent sont l’équivalent de coups dans ce jeu, prendre les concepts au sérieux, c’est leur reconnaître un caractère ludique.
38Le texte de Montesquieu nous a conduits à nous demander si cette réflexion sur la liberté ne revenait pas à jouer au jeu de la liberté. L’idée de jeu de la liberté a un sens noble du point de vue métaphysique. S’il existe une coupure entre l’être libre et les êtres non libres, comme dans la philosophie de Sartre, la liberté ne peut exister et s’affiirmer comme telle sans jouer au sens de s’impliquer dans le monde de la nécessité en gardant une distance qui donne à tout ce que l’on est la forme d’un rôle contingent et provisoire. La critique du sociologue revient à dire que la liberté célébrée par le philosophe sous la figure du pour-soi est celle de l’intellectuel bourgeois qui, jouissant du privilège de ne pas avoir à prendre au sérieux les jeux ordinaires de la vie sociale, a le loisir de s’investir dans les jeux intellectuels au point de voir dans la philosophie la discipline la plus haute58. La liberté réelle à laquelle peut aspirer l’intellectuel, selon le sociologue, est de prendre modestement une distance avec sa propre activité de penseur grâce à la connaissance de ses conditions sociales. Toujours caractérisée par la distance, la pensée ne se contente pas de percevoir la réalité extérieure sous la forme ludique de champs autonomes, mais elle se représente elle-même de cette manière afin de ne pas universaliser indûment les propriétés de sa position sociale. La pensée est un jeu comme les autres, mais encore plus ludique puisqu’il est alimenté par une illusio spécifique en rupture avec la trivialité du monde ordinaire. La liberté de l’intellectuel est une liberté ludique constituée par les règles qui définissent son monde et le concept de liberté est l’un des jeux auquel il s’adonne. Le jeu de la liberté n’est pas une spécificité de la liberté en tant que telle, mais une propriété que le concept de liberté partage avec d’autres concepts que l’on utilise dans les jeux sociaux pour penser, conserver et transformer la réalité sociale, principalement celle du champ et ses rapports avec les autres. Il est vrai que l’inscription dans la réalité et l’incidence concrète des concepts, même limitées au champ, semblent trop sérieuses pour que le mot « jeu » soit encore justifié. À la diffiérence de la pensée qui ambitionne de penser le réel et d’influer sur lui, le jeu, au sens propre, est refermé sur lui-même, et l’inventivité et la virtuosité physiques et intellectuelles qu’il déploie ne nous en apprennent rien. N’ayant aucune incidence significative sur lui, elles sont, en un sens, dépensées en pure perte. En quoi donc peut bien consister le caractère ludique du concept ?
39Quand il parle du langage et de ses jeux, Wittgenstein se réfère souvent au jeu d’échecs59. Ses observations, centrées sur les règles du mouvement des pièces, ne portent malheureusement pas sur le ressort ludique que ce jeu partage avec beaucoup d’autres : la très grande diffiiculté de gagner. Quelle forme prend ce trait général dans ce jeu intellectuel ? Il découle des aspects sportifs et psychologiques (la fatigue, les émotions, etc.) et surtout des propriétés objectives du jeu que révèle aujourd’hui l’œil de l’ordinateur, froidement calculateur et libéré des préjugés humains. Le jeu continue, malgré un très grand avantage pour un camp, tant que le joueur dans la position inférieure estime qu’elle offire des ressources défensives suffiisantes pour annuler, et peut-être même pour renverser complètement le jeu en sa faveur grâce à une finesse tactique. Le caractère ludique du jeu provient de la permanence de cette ambivalence qui, à moins d’avoir un adversaire trop faible, empêche de cumuler jusqu’à la victoire les avantages en suivant un plan, comme si jouer consistait à faire une démonstration mathématique. Jouer pour un avantage, c’est généralement donner une prise, plus ou moins grande, visible ou lointaine, au contre-jeu de l’adversaire. La forme la plus spectaculaire de l’incertitude générée par cette ambivalence est le sacrifice « intuitif » d’une pièce. Le joueur prend cette décision risquée dans l’espoir que, en l’absence d’une suite clairement gagnante, l’infériorité matérielle sera amplement compensée par l’activité de ses pièces. Cette ambivalence, tapie dans les détails des positions que seuls les grands maîtres savent pleinement apprécier, est le ressort essentiel du jeu. On le voit dès l’ouverture, c’est-à-dire de la série de coups « standardisée » choisie pour commencer la partie. Par exemple, dans certains débuts, les blancs acceptent d’avoir un pion dame isolé. Il est faible parce qu’il est exposé aux attaques frontales de l’adversaire sans être défendu par d’autres pions. Mais on joue délibérément avec cette faiblesse quand l’activité des pièces donne l’espoir de développer une attaque. Le point crucial, proprement ludique, est que l’adversaire dispose de ressources défensives importantes et que la faiblesse du pion isolé devient très sensible dans les fins de parties. Le jeu continue malgré tout car cette faiblesse n’est pas décisive en elle-même (il faut généralement en créer une deuxième) et il peut même arriver que le pion isolé devienne une force victorieuse quand plus rien ne l’arrête dans sa marche en avant. La marque des grands joueurs est de gagner la même position avec les blancs ou les noirs grâce à leur capacité de penser dans l’ambivalence. Ils ont une conscience aiguë des forces de chaque position concrète mais également de ses faiblesses corrélatives, qui leur permet d’anticiper le contre-jeu de l’adversaire et de le neutraliser grâce à des coups prophylactiques. Il est donc possible de jouer indéfiniment les mêmes ouvertures et d’en approfondir la compréhension, avec les blancs ou les noirs, de gagner, de perdre ou de faire nulle à partir de la même position. Par exemple, lors de leur match de 1985, Garri Kasparov, avec les blancs, et Anatoli Karpov, avec les noirs, ont annulé la 38e partie dans une variante du gambit dame qu’ils ont répétée dans la 39e jusqu’au vingt et unième coup. À l’image du sophiste qui se vantait de défendre alternativement la thèse et l’antithèse, Karpov avec les blancs cherchait (en vain) à gagner dans la position que la veille il estimait parfaitement défendable avec les noirs, et inversement pour Kasparov. Karpov, et son collaborateur, Mikhail Podgaets, résument en ces termes l’excitante et fascinante, mais également humiliante et décourageante, ambivalence du jeu : « Le système classique [une variante de la défense Caro-Kann] peut atteindre le sommet de la popularité ou bien s’effiondrer et cesser d’être à la mode. Mais le système en lui-même ne mourra pas tant que les échecs ne mourront pas. Autrement dit, il ne mourra jamais60. »
40Naturellement, l’éternité et l’infinité du jeu auxquelles est sensible un grand joueur ne sont pas comparables à celles de problèmes philosophiques comme celui de la liberté. On est tout de même troublé de voir comment Sartre et Bourdieu s’opposent à ce propos. L’alternative du subjectivisme et de l’objectivisme, qui ouvre Le sens pratique, ne réactive-t-elle pas le vieux conflit entre liberté et déterminisme ? Le sociologue prétend dépasser cette opposition scolaire grâce à la notion d’habitus. Mais ce dépassement n’est-il pas le signe de la réussite de la troisième partie du jeu scolaire de la dissertation ? Il s’offiusque que les critiques le réduisent au déterminisme ou, pire encore, l’accusent d’osciller entre les deux pôles, comme s’il ne s’agissait pas de « coups » ordinaires et prévisibles dans le jeu intellectuel, à l’évidence très divertissant61. Tout se passe même comme si la double face de l’idée d’habitus, nécessité faite vertu et principe d’invention, condensait l’antinomie de la liberté. Le « champ de bataille » de la métaphysique s’est reproduit sous la forme de l’opposition du philosophe et du sociologue et peut-être au sein du concept sociologique. Kant refusait de voir un jeu dans cette lutte intellectuelle parce que les intérêts théoriques et pratiques de la raison y sont trop forts62. Il imaginait cependant un homme désintéressé qui, dénué d’une troisième position théorique, évalue avec impartialité les thèses des antinomies du point de vue de la qualité des raisons : « Il serait dans un état de perpétuelle balance », défendant un jour la thèse de la liberté humaine et celle du déterminisme le lendemain. À ce moment, Kant parle d’un « jeu de la raison simplement spéculative ». Sous la figure de cet homme, Kant décrit précisément ce qu’il fait quand il examine froidement en tant qu’ être rationnel l’oscillation de sa propre raison. Bien sûr, il expose si tranquillement cette troublante confusion du jeu et de la raison parce qu’il sait que l’intérêt pratique va inévitablement le tirer de l’insistante irréalité de ce mauvais rêve63, et surtout parce qu’il est convaincu de détenir la solution théorique des antinomies. Malheureusement, comme tous les philosophes ne sont pas devenus kantiens, il faut conclure que, comme ses prédécesseurs, et ses successeurs, Kant s’est, selon la prosaïque formule de Louis Althusser, cassé la figure64. Lorsqu’il est confronté à la reproduction diversifiée du conflit théorique, due à l’absence de réfutations et de démonstrations malgré un dogmatisme généralement partagé, le philosophe a le désagrément de reconnaître dans sa sérieuse et profonde quête de la vérité l’ambivalence d’un jeu purement ludique où les joueurs explorent indéfiniment les possibilités d’une variante. La dramatique métaphore de la bataille est par ailleurs moins juste que celle, plus légère, du jeu. La perpétuation du conflit montre que les morts causés par la violence philosophique sont symboliques. Si ceux d’une guerre ressuscitaient, quel sens y aurait-il à dire, comme Vassili Grossmann, que la liberté était l’âme de la bataille de Stalingrad ? Ne pourrait-on pas reprendre les mêmes forces et tout recommencer ? La guerre, privée du sérieux que donne l’irréversibilité de la mort, ne se distinguerait plus d’un jeu. Le philosophe, constatant la renaissance de théories prétendument réfutées, peut donc parler comme le grand maître : « Les thèses du déterminisme et de la liberté ne mourront pas tant que la philosophie ne mourra pas. Autrement dit : elles ne mourront jamais. »
41De ce point de vue, les jeux de langage de Wittgenstein, où l’on est dressé à utiliser correctement les mots, semblent à nouveau peu ludiques. Une remarque isolée, en revanche, décrit un jeu doté de cette propriété : « Mais supposons que le jeu de langage consiste à nous ballotter sans cesse d’une décision à la décision contraire65. » Wittgenstein ne développe pas cette possibilité typiquement ludique. On voit tout de même qu’elle mérite d’être prise au sérieux quand il imagine, lors d’une discussion avec Moritz Schlick, une mathématique où le résultat d’un calcul serait que zéro n’est pas égal à zéro :
schlick : Non. Le mathématicien dirait que quelque chose de ce genre ne l’intéresse pas. wittgenstein : Je vous demande pardon ! Il serait extraordinairement intéressant que cette formule justement, soit le résultat d’un calcul ! S’il y a quelque chose à quoi on s’intéresse toujours dans un calcul, c’est bien le résultat ! Comme c’est étrange ! Ici le résultat est telle chose – et là telle autre ! Qui l’aurait imaginé ? Comme il serait intéressant surtout que le résultat soit une contradiction ! Je vous en fais dès maintenant la prédiction : il y aura des recherches mathématiques sur les calculs qui contiennent une contradiction, et l’on tirera encore quelque avantage de s’être émancipé de l’absence de contradiction66.
42 Ce texte exprime l’excitation intellectuelle de Wittgenstein à l’idée que la raison doive affironter le défi d’une situation irrationnelle créée par des calculs niant le principe d’identité, sans autre motivation que le plaisir de chercher une solution. Devant ce genre de déclarations, la question de Calliclès se pose à nouveau. Wittgenstein est-il sérieux ou joue-t-il avec son collègue sans croire sincèrement à la possibilité de cette sorte de chaos rationnel où l’on sera délicieusement tiraillé par la défense des principes apparemment naturels de la raison et leur nécessaire reformulation, voire leur négation ?
43Quoi qu’il en soit des mathématiques, du temps de Wittgenstein, le monde de l’art a rencontré un problème semblable à celui qu’il imaginait dans cette discussion. Avec Marcel Duchamp s’est accomplie une révolution symbolique plus révolutionnaire que celle de Manet. Le monde de l’art a reconnu comme des œuvres d’art des objets tout faits, esthétiquement indiffiérents, alors qu’il réservait jusque-là ce terme à des objets dotés de qualités esthétiques extraordinaires, faits par des êtres exceptionnels. En 1967, on a demandé à Duchamp si la présence des ready-made dans les musées n’était pas une contradiction : « ll y a une contradiction absolue, mais c’est ça qui est agréable, n’est-ce pas ! C’est d’introduire l’idée de contradiction, la contradiction qui est une chose, justement, qui n’a jamais été assez exploitée, comprenez-vous67. » L’art de Duchamp aura été, de faire exister la contradiction d’un non-art qui est de l’art. Pour un esthète duchampien, le ready-made est la pierre de touche d’un « art de vivre » théoriquement fondé sur la « cointelligence des contraires » et caractérisé par l’indiffiérence, la désinvolture et l’humour, donc par la liberté68. L’utilisation de l’expression « contradiction absolue » évoque plus prosaïquement la reconfiguration du monde de l’art occasionnée par son geste. À l’encontre de la distance ironique affiichée par le maître, la formule ballotte le non-duchampien entre deux pôles et l’amène à se demander comme Calliclès : « Duchamp plaisante-t-il ou est-il sérieux ? » La contradiction entre l’institutionnalisation du readymade et l’intention iconoclaste « d’en finir complètement avec l’art69 » montre que Duchamp a joué en virtuose avec les règles du « jeu de l’art » sans le casser, bien qu’il ait abandonné la peinture et se soit réfugié, non sans ostentation, et plus ou moins profondément, dans le jeu d’échecs, en rêvant d’atteindre le niveau d’un professionnel. On se demande cependant s’il était toujours sérieux en jouant à ce jeu. Il publie en 1932, avec Vitaly Halberstadt, un livre d’échecs, L’opposition et les cases conjuguées sont réconciliées, où le jeu est traité dans un esprit scientifique. Cette étude très austère porte sur des fins de parties qui, selon Duchamp, « n’intéressent aucun joueur d’échecs ; c’est cela qui est le plus drôle. […] Les champions d’échecs ne lisent même pas ce livre puisque le problème qu’il pose n’arrive vraiment dans la vie qu’une fois. Ce sont des problèmes de fins de parties possibles, mais si rares qu’ils sont presque utopiques70 ». Duchamp trouve particulièrement amusant d’avoir écrit un livre d’échecs, qui expose rigoureusement les règles à suivre pour annuler ou gagner certaines positions, parce qu’il sait que les meilleurs joueurs ne le liront pas. Étudier si sérieusement des positions aussi improbables, c’est une manière de jouer aux échecs sans y jouer, à moins que ce ne soit une façon d’y jouer plus intensément en cultivant la futilité d’une activité futile. Ce commentaire du livre est amusant par son caractère paradoxal. Il l’est aussi parce que Duchamp joue avec son interlocuteur et son lecteur. Un joueur a effiectivement peu de chances de rencontrer les plus complexes des positions étudiées, et la forme très théorique de l’exposé a peu d’intérêt pratique, mais la logique à l’œuvre dans la solution intervient dans des positions plus simples et plus courantes que tout amateur éclairé doit connaître et dont certaines sont examinées au début du livre71. Faut-il conclure que Duchamp a joué, réellement et très sérieusement, en donnant l’impression de ne pas jouer et de se complaire dans la futilité ? « Jouer, il n’y a rien de mieux72 », disait-il. N’était-il pas lui-même une énigme à déchiffirer73 ? Comment, dans ces conditions, l’agrément suscité par une contradiction, dont le caractère absolu ne peut que relancer indéfiniment la question de la nature de l’art, ne serait-il pas comparable à l’amusement du joueur conscient de jouer, c’est-à-dire suffiisamment extérieur au jeu pour ne pas être complètement pris par lui ? L’extraordinaire intérêt qui pourrait être porté, selon Wittgenstein, à des calculs donnant des résultats diffiérents, surtout s’ils sont contradictoires, n’aurait donc, en lui-même, rien d’étrange. Il aurait probablement une affiinité avec celui qui nous pousse à nous plonger dans des problèmes philosophiques comme ceux de la liberté et de l’art, ou, plus prosaïquement, à jouer, avec Duchamp, à des jeux intellectuels, purement ludiques et totalement futiles, comme les échecs, où, curieusement, on trouve tout de même une hiérarchie objective, de la beauté et de la vérité74.
44 L’analogie du concept avec le jeu peut servir à souligner sa futilité comme le fait, sous la figure de Calliclès, la philosophie prise d’un doute sur elle-même. Les faiblesses récurrentes des concepts et de la philosophie peuvent justifier que l’on arrête de jouer. N’est-il pas désagréable de se casser constamment la figure ? Le philosophe est celui qui continue malgré tout. L’obstination à utiliser des concepts dont le sérieux peut être mis en doute n’est nullement frivole quand elle exprime la conscience de la nature des objets conceptualisés qui, étant jugés dignes d’être recherchés, sont construits et reconstruits collectivement et polémiquement par l’activité humaine. En représentant, sous l’attribut de l’étendue, ces objets comme le produit empirique de l’activité d’un champ et leurs concepts, sous l’attribut de la pensée, comme un jeu, Bourdieu et Gallie font apparaître la dimension ludique de cette activité. Or le jeu est indissociable de la liberté des agents qui recombinent ses éléments constitutifs en conformité avec ses règles, de la manière qu’ils jugent la plus opportune pour atteindre leurs objectifs, y compris en dépassant l’ordre présent. En vertu de cette forme d’inscription dans la réalité et de son incidence sur elle, ce jeu est plus sérieux que les jeux purement ludiques, et, en ce sens, il n’en est plus un. Parler tout de même de la dimension ludique du concept, c’est mettre l’accent sur les forces et les faiblesses structurelles qui font que toute position peut toujours être contestée et défendue sous des formes nouvelles, avec le risque corrélatif de futilité qui guette la liberté intellectuelle.
Notes de bas de page
1 Montesquieu, De l’esprit des lois, 1re partie, XI, § 2, Paris, Garnier-flammarion, 1979, p. 291- 292.
2 « On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté. Ces deux choses sont si diffiérentes que même elles s’excluent mutuellement » (J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, dans Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1964, p. 841). Cela dit, la liberté du citoyen est une forme d’indépendance ou une manière particulière de faire ce que l’on veut : « L’idéal de Rousseau, selon J.-F. Spitz, est la construction d’une société de fierté qui donnerait au citoyen la possibilité de se dire : puisque j’agis dans les limites de ce que la loi permet, je puis faire ce que je veux sans avoir à me soucier de quiconque ; je n’ai besoin de la complaisance de personne, de l’approbation de personne. Je ne cherche ni cette complaisance ni cette approbation, car elles ne sont pas, dans la société où je vis, la voie qui me permettrait d’arriver à mes fins » (La liberté politique, op. cit., p. 423 et 369-394 sur la diffiérence entre liberté et indépendance).
3 « La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine. Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre » (Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., I, 3, p. 128).
4 B. Binoche, Introduction à De l’esprit des lois de Montesquieu, Paris, PUF, 1998, p. 245.
5 Ibid., p. 294. Les chapitres 1 et 2 du livre XI sont commentés p. 257-259.
6 S. Chauvier, Qu’est-ce qu’un jeu ?, Paris, Vrin, 2007, p. 49-59.
7 L. Wittgenstein, Le cahier brun, § 5, dans Le Cahier bleu et le Cahier brun, traduction par Marc Goldberg et Jérôme Sackur, Paris, Gallimard, 1996, p. 143.
8 Ibid., I, § 57, p. 180 ; Recherches philosophiques, traduction par Françoise Dastur, Maurice Elie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Élizabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2004, II, 11, p. 312.
9 Id., Recherches philosophiques, op. cit., § 5, 6 et 219, p. 29-30 et 132.
10 Sur l’opposition du jeu à la réalité et non au sérieux et sur l’enfermement dans le jeu, voir C. Duflo, Jouer et philosopher, Paris, PUF, 1997, p. 184-202 et p. 217-219 ; « Avec ses manuels et ses systèmes, ses grands professeurs et ses entraîneurs professionnels, le bridge est devenu une affiaire mortellement sérieuse. […] Pour jouer vraiment, l’homme doit redevenir un enfant pendant la durée de son jeu. Peut-on constater ce phénomène dans la pratique de pareil jeu d’esprit raffiiné à l’extrême ? » (J. Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, traduction par Cécile Seresia, Paris, Gallimard, 1951, p. 317-318).
11 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 132, p. 89.
12 Platon, Théétète, 172c, traduction par Michel Narcy, Paris, Garnier-flammarion, 1995, p. 204 et 209. Bourdieu se réfère élogieusement à ce texte, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 47.
13 « C’est parce que le milieu imaginaire n’offire à l’esprit aucune résistance que celui-ci, ne se sentant contenu par rien, s’abandonne à des ambitions sans bornes et croit possible de construire, ou, plutôt, de reconstruire le monde par ses seules forces au gré de ses désirs » (É. Durkheim, cité dans P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 74) ; « C’est qu’il erre là au milieu des pures idées, au sujet desquelles on est si disert précisément parce que l’on n’en sait rien […] » (E. Kant, Critique de la raison pure, dans Œuvres philosophiques, I, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1980, p. 1125).
14 D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduction par Michelle Beyssade, Paris, Garnier-flammarion, p. 247.
15 B. Cassin, L’effiet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 75. La ressemblance du sophiste et du philosophe est un des thèmes du Sophiste de Platon. Sur « les formes ludiques de la philosophie », J. Huizinga, Homo ludens, op. cit., chap. 9.
16 Platon, Gorgias, traduction par Monique Canto-Sperber, Paris, Garnier-flammarion, 1987, 481c, p. 209.
17 « Tu sais, Socrate, dit-il, je te préviens : que le garçon réponde une chose ou l’autre, il sera réfuté » ; « Toutes les questions que nous posons sont ainsi, Socrate, répondit-il : on ne leur échappe pas » ; Socrate critique en ces termes les sophismes sur le mot « apprendre » qui ont piégé Clinias : « Ce sont là des jeux sur ce qui s’apprend ! – c’est bien pourquoi j’affiirme qu’ils jouent avec toi ; et je parle de jeu pour la raison que, même si l’on apprenait un grand nombre, ou encore la totalité, de pareilles choses, on ne saurait rien de plus sur ce qu’il en est des réalités, on serait seulement capable, grâce à la diffiérence entre les sens des mots, de jouer avec les gens – de donner des crocs-en-jambe et de faire tomber en arrière, comme ceux qui, retirant un tabouret quand on va s’y asseoir, sont fous de joie et se mettent à rire en voyant qu’on est tombé à la renverse sur le derrière. Eh bien donc, voilà pour toi : considère que de la part de ces hommes ce ne fut là qu’un jeu ; mais ce qui est évident après cela, c’est que ce sont ces deux hommes, oui, les deux mêmes, qui vont te faire voir leur sérieux ; et moi, je vais leur montrer le chemin afin qu’ils s’acquittent de ce qu’ils ont promis. Ils prétendaient en effiet présenter une démonstration de leur savoir protreptique [la science de la vertu et des conditions de son enseignement et de sa réception], mais en fait j’ai l’impression qu’ils ont tous deux pensé devoir s’amuser à tes dépens. […] finissez-en avec ce jeu […] présentez-nous la démonstration […] » (Platon, Euthydème, traduction par Émile Chambry, Paris, Garnier-flammarion, 1989, 278b-279a, p. 118, 120 et 122-123).
18 Un adulte qui ne renonce pas à la philosophie n’est « qu’un sous-homme, qui cherche à fuir le centre de la Cité, la place des débats publics […]. Oui, un homme comme cela s’en trouve écarté pour tout le reste de sa vie, une vie qu’il passera à chuchoter dans son coin avec trois ou quatre jeunes gens, sans jamais proférer la moindre parole libre, décisive, effiicace » (Platon, Gorgias, op. cit., 485d, p. 215-216).
19 « Socrate, tu m’as l’air d’un jeune chien fou […] » (ibid., 482c, p. 211) ; « Cet individu-là ne cessera jamais de parler pour rien ! Dis-moi, Socrate, ne te sens-tu pas un peu gêné, à ton âge, de faire la chasse aux mots ? Quand on fait un lapsus, tu sautes dessus comme si c’était un cadeau des dieux ! » (ibid., 489c, p. 222) ; « Cela fait un moment que je t’écoute, Socrate et que je te répète, à chaque question que tu me poses, que je suis d’accord avec toi, parce que je me suis constamment dit que, quand on te fait la moindre concession, même si c’est pour s’amuser, toi, comme un jeune chien fou, tu es tout content de t’en emparer ! » (ibid., 499b, p. 252). Il ne rompt pas l’entretien parce que Gorgias est pris au jeu et demande la poursuite de l’entretien (ibid., 497b, 501c, 505c, p. 243-244, 257 et 267). Pour une comparaison de Socrate avec un habile joueur de trictrac, voir La République, VI, 487b-487c.
20 J. Huizinga, Homo ludens, op. cit., p. 250.
21 « Nous n’avons pas conscience de l’indicible disparité existant entre les jeux de langage quotidiens, parce que les vêtements de notre langage uniformisent tout » (L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., II, 11, p. 314).
22 P. Bourdieu, Choses dites, op. cit., p. 80 ; « Pour faire comprendre, le jeu et le sens du jeu sont la meilleure métaphore […] » (Id., Sociologie générale, op. cit., 1, p. 309).
23 J.-P. Sartre, Carnets…, op. cit., p. 538-539 ; « S’il est quelque unité dans ma vie ; c’est que je n’ai jamais voulu vivre sérieusement. […] Toute ma vie n’a été qu’un jeu, parfois long, fastidieux, parfois de mauvais goût – mais un jeu et cette guerre n’est pour moi qu’un jeu. […] Je n’ai jamais voulu être sérieux, je me sentais trop libre » (ibid., p. 603-604 et 618).
24 C. Duflo, Jouer et philosopher, op. cit., p. 39 et 216.
25 P. Bourdieu, Choses dites, op. cit., p. 44. « […] ce jeu qu’est le champ artistique » (Id., Manet. Une révolution symbolique, Paris, Raison d’agir/Seuil, 2013, p. 418) ; « Dans ce jeu qu’est le champ du pouvoir […] » (Id., Les règles de l’art, op. cit., p. 32). Sur les rapports entre les notions de champ et de jeu, voir C. Lemieux, « Le crépuscule des champs. Limites d’un concept ou disparition d’une réalité historique ? », dans M. de Fornel, A. Ogien, Bourdieu, théoricien de la pratique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011.
26 P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 112. C’est par exception et principalement dans les moments de crise « que peut se former, chez certains agents, une représentation consciente et explicite du jeu en tant que jeu, qui détruit l’investissement dans le jeu, l’illusio en la faisant apparaître telle qu’elle est toujours objectivement (pour un observateur étranger au jeu, indiffiérent) […] » (Id., Les règles de l’art, op. cit., p. 374, n. 18).
27 P. Bourdieu, « Si le monde social m’est supportable… », op. cit., p. 45-46. « Pour moi la sociologie a joué le rôle d’une socioanalyse qui m’a aidé à comprendre et à supporter des choses (à commencer par moi-même) que je trouvais insupportables auparavant […] je crois que si j’ai une petite chance de pas être achevé par la consécration [l’élection au Collège de France], je le dois au fait d’avoir travaillé à analyser la consécration » ; « La sociologie était la meilleure chose à faire pour moi, sinon pour me sentir en accord avec la vie, du moins pour trouver plus ou moins acceptable le monde dans lequel j’étais condamné à vivre. […] j’ai réalisé une sorte d’autothérapie » (Id., Réponses, op. cit., p. 182 et 183 ; Id., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 122-123).
28 Dans le roman de Jack London, Martin Eden se rend compte avec stupéfaction que les amateurs et les spécialistes ignorent et ne comprennent pas les œuvres et qu’ils se déterminent en fonction de critères sociaux. L’un des facteurs du désespoir qui le mène au suicide est d’avoir accordé trop de valeur à la littérature. « […] l’autodidacte ignore le droit d’ignorer que confèrent les brevets de savoir. […] Les petits-bourgeois ne savent pas jouer comme un jeu le jeu de la culture : ils prennent la culture trop au sérieux pour se permettre le bluffi ou l’imposture ou, simplement, la distance et la désinvolture qui témoignent d’une véritable familiarité […]. Faisant de la culture une question de vie ou de mort, de vrai ou de faux, ils ne peuvent soupçonner l’assurance irresponsable, la désinvolture insolente, voire la malhonnêteté cachée que suppose la moindre page d’un essai inspiré sur la philosophie, l’art ou la littérature » (P. Bourdieu, La distinction, op. cit., p. 379 ; voir également p. 381, 56-57, 97-98 et 101-101).
29 « Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais pas la pensée de derrière » (Pascal, Pensées, édition de Léon Brunschvicg, Paris, Librairie générale française, 1972, § 337) ; « Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple » (§ 336). Laurent Thirouin résume ainsi la conception du jeu chez Pascal : « Obéir à des règles auxquelles on ne reconnaît aucune valeur, mais que l’on s’interdit de modifier, c’est la définition que nous avons donnée du jeu. L’homme asservi aux vanités est donc un homme condamné à jouer » ; « Tout jeu est transitoire, et mérite son nom de jeu par référence à une réalité supérieure. De fait, celui que jouent les hommes sur la terre est, pour Pascal, une parenthèse d’insignifiance, privation temporaire et pénale des valeurs authentiques. […] Il s’y livre au contraire, entièrement et avec passion, mais de façon toujours ironique, en gardant le sentiment que les règles qu’il respecte (ou qu’il aide à établir) sont des règles dérisoires » (Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991, p. 84 et 212).
30 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 168 et 122.
31 Bourdieu utilise, comme Calliclès, la métaphore du chien : « Donc, avec des arguments épistémologiques, vous ne pouvez pas détruire un Streit (débat) dans lesquels les gens ont des intérêts vitaux. Je pense d’ailleurs que, si l’on voulait retarder la science sociale, il suffiirait de lancer, comme on lance un os aux chiens, des Streits idiots. Malheureusement, le champ français est de ce type : il n’y a guère de Streits qu’il n’attrape pas » (Id., Réponses, op. cit., p. 157) ; « La magie sociale peut constituer à peu près n’importe quoi comme intéressant et l’instituer en enjeu de luttes » (Id., Choses dites, op. cit., p. 126).
32 Épictète, Entretiens, II, 5, dans Les stoïciens, op. cit., p. 890-891.
33 « Tout jeu est d’abord et avant tout une action libre. Le jeu commandé n’est plus du jeu. […] celui-ci est libre, celui-ci est liberté » (J. Huizinga, Homo ludens, p. 24) ; « Qu’est-ce qu’un jeu en effiet, sinon une activité dont l’homme est l’origine première, dont l’homme pose lui-même les principes et qui ne peut avoir de conséquences que selon les principes posés ? Dès qu’un homme se saisit comme libre et veut user de sa liberté, quelle que puisse être d’ailleurs son angoisse, son activité est de jeu : il en est, en effiet, le premier principe, il échappe à la nature naturée, il pose lui-même la valeur et les règles de ses actes et ne consent à payer que selon les règles qu’il a lui-même posées et définies » (J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 641 ; on voit que chez Sartre l’idée que le jeu est liberté implique que la liberté est jeu ; Id., Saint-Genet, op. cit., p. 144). Sur les diffiicultés de l’idée de jeu chez Sartre, voir C. Duflo, Jouer et philosopher, op. cit., p. 242-246.
34 « […] la sociologie libère en libérant de l’illusion de la liberté […]. La liberté n’est pas un donné, mais une conquête, et collective ». La sociologie « permet de se constituer vraiment – un peu plus, en tout cas – comme un sujet libre, au prix d’un travail de réappropriation » (P. Bourdieu, Choses dites, op. cit., p. 26) ; « C’est donc à condition seulement de prendre le risque de mettre réellement en question […] le jeu philosophique […] que les philosophes pourraient s’assurer les conditions d’une véritable liberté par rapport à tout ce qui les autorise et les fonde à se penser philosophes, et qui, en contrepartie de cette reconnaissance sociale, les enferme dans les présupposés inscrits dans la posture et le poste du philosophe » (Id., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 39).
35 Id., Les règles de l’art, op. cit., p. 546.
36 C. Duflo, Jouer et philosopher, op. cit., p. 55-84 et 230.
37 « Le pari sur Dieu est à mettre au nombre des jeux amers qui sont imposés » (L. Thirouin, Le hasard et les règles, op. cit., p. 165-166 et 155-157).
38 C. Duflo, Jouer et philosopher, op. cit., p. 128-144.
39 Sur la mise en cause des règles « régulatives » par la pratique des grands maîtres d’aujourd’hui, voir J. Watson, Secrets of Modern Chess Strategy. Advances Since Nimzowitsch (Londres, Gambit, 1999) et Chess Strategy in Action (Londres, Gambit, 2002). Wittgenstein effleure cette question : « Je suis donc enclin, même dans un jeu, à distinguer entre règles essentielles et règles inessentielles. Le jeu, aimerait-on dire, n’a pas seulement ses règles, il a aussi son astuce [Witz] » (Recherches philosophiques, op. cit., § 564, p. 214).
40 « “Mais alors l’application du mot n’est pas réglée, et le “jeu” que nous jouons avec lui ne l’est pas non plus.” – Il n’est pas délimité, sous tous rapports, par des règles ; mais il n’existe pas non plus de règles déterminant à quelle hauteur, par exemple, on est autorisé à lancer la balle au tennis ou avec quelle force ; pourtant le tennis est lui aussi un jeu, et il a lui aussi des règles » (L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 68, p. 65 et § 84, p. 74).
41 Ibid., § 75, p. 69.
42 Cité dans C. Duflo, Le jeu. De Pascal à Schiller, Paris, PUF, 1997, p. 28-29 ; « Les hommes ne sont jamais plus ingénieux que dans l’invention des jeux » (ibid.).
43 P. Bourdieu, Questions de sociologie, op. cit., p. 121.
44 Id., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 24-25 ; la formation scolaire est comme un « jeu sérieux » fait « d’exercices “gratuits”, actions à vide et à blanc, sans référence directe à un effiet utile » qui donne l’habitude de tenir le réel à distance, ibid., p. 29. Sur l’analogie de la vie de l’intellectuel et de l’esthète bourgeois avec celle de l’enfant, voir La distinction, op. cit., p. 56.
45 J.-C. Dumoncel, Le jeu de Wittgenstein, Paris, PUF, 1991. La philosophie de Wittgenstein n’est, bien sûr, pas la seule à créer des énigmes. Laurent Thirouin remarque que « par un détour inattendu, l’Apologie de Pascal a revêtu elle-même l’apparence d’un jeu. […] L’interprète se trouve de fait devant les Pensées comme devant un puzzle. […] Les réflexions que Pascal avait jetées sur le papier à son seul usage, pour ne pas les omettre lors de la rédaction, sont restées après sa mort comme des énigmes à résoudre. Les fautes de style ou de langue que l’écrivain n’a pas eu le soin de corriger, rajoutent encore aux problèmes du lecteur moderne, souvent réduit à deviner ce que Pascal eût aimé dire » (Le hasard et les règles, op. cit., p. 214-215).
46 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 42 et 66 ; Choses dites, op. cit., p. 19.
47 P. Bourdieu, Manet, op. cit., p. 437 et 336-339.
48 P. Bourdieu, Choses dites, op. cit., p. 117 et 171-172.
49 « Il y a donc deux stratégies : une stratégie naïve de premier degré consiste à dire “je suis le plus fort” ou à l’emporter simplement, l’autre stratégie consiste à dire “nous allons jouer à ce à quoi je suis le plus fort”. C’est un des grands facteurs de changement des champs en général et des champs de production savante en particulier : la lutte prend souvent la forme d’une lutte sur les enjeux de la lutte et, du même coup, sur la définition de la manière légitime de lutter » (Id., Sociologie générale, op. cit., I, p. 481).
50 Par exemple, les hommes du xviie siècle qui souhaitaient élever la peinture de l’art mécanique à la dignité de l’art libéral, se demandaient si elle devait être subordonnée à une histoire, si elle se caractérisait par le dessin, plus intellectuel et noble que la couleur ou si, étant caractérisée par celle-ci, il ne fallait pas distinguer en elle le coloris, plus noble et intellectuel que la couleur au sens propre (N. Heinich, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’Âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, chap. 5).
51 « Mais je pourrais aussi et surtout en appeler à ceux qui, comme Wittgenstein, ont dit la vertu heuristique des concepts ouverts et qui ont dénoncé l’“effiet de fermeture” des notions bien construites, des “définitions préalables” et autres fausses rigueurs de la méthodologie positiviste » ; « S’il me paraît indispensable d’éviter l’erreur positiviste de la définition préalable […], c’est que, précisément, tout champ religieux est le lieu d’une lutte pour la définition […] » (P. Bourdieu, Choses dites, op. cit., p. 54 et 118).
52 Ibid., p. 79 ; Id., Les règles de l’art, op. cit., p. 385 et 387 ; Id., Manet, op. cit., p. 131 et 155.
53 Id., Choses dites, op. cit., p. 97. C’est le cas, par exemple, des libertés que prend la lecture hérétique de Kant par Jacques Derrida, voir Id., La distinction, op. cit., p. 583-584.
54 Id., Choses dites, op. cit., p. 99.
55 W. B. Gallie, « Les concepts essentiellement contestés », Philosophie, 122, 2014, p. 11-13. Pour notre interprétation de ce texte, voir N. Capdevila, Le concept d’idéologie, Paris, PUF, 2004, p. 299-308 ; « Les concepts essentiellement contestés et la critique interne : le christianisme et la démocratie comme idées dominantes », Philosophie, 122, 2014, p. 34-52.
56 P. Bourdieu, Manet, op. cit., p. 279, 181-182 et 230-231. « La légitimité de la disposition pure est si totalement reconnue que rien ne vient rappeler que la définition de l’art et, à travers lui, de l’art de vivre est un enjeu de lutte entre les classes » (Id., La distinction, op. cit., p. 50 ; Id., Les règles de l’art, op. cit., p. 365-371 et 377).
57 Id., Manet, op. cit., p. 336 et 338 ; Id., Les règles de l’art, op. cit., p. 367.
58 Id., Les règles de l’art, op. cit., p. 348 et 539-540.
59 Par exemple : « Mais nous parlons du langage comme nous parlerions des pièces du jeu d’échecs, en donnant les règles du jeu qui concernent les pièces, et non en décrivant leurs propriétés physiques. La question : “Qu’est-ce en vérité qu’un mot ?” est analogue à celle-ci : “Qu’est-ce qu’une pièce du jeu d’échecs ?” (L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., p. 83). Sur l’analogie du langage avec les échecs, voir G. P. Baker, P. M. S. Hacker, Understanding and Meaning. Volume One of An Analytical Commentary of Wittgenstein’s Philosophical Investigations, I, Essays, 2005, p. 46-54. Pour une discussion de l’analogie avec les mathématiques, voir L. Wittgenstein, Cours sur les fondements des mathématiques, Cambridge, 1939, Mauzevin, TER, 1995, p. 142-150. Wittgenstein ne jouait pas à ce jeu car il le trouvait trop sérieux (L. Wittgenstein, P. Engelmann, Lettres, rencontres, souvenirs, traduction par François Latraverse, Paris, L’Éclat, 2010, p. 206).
60 A. Karpov, M. Podgaetz, La defensa Caro-Kann, 1, Variante del avance y Sistema de Gambito, Madrid, Ediciones Tutor, 2008, p. 253. Ferdinand de Saussure développe une analogie entre la langue et le jeu d’échecs (Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, p. 125-127 et 153- 154). L’une de ses observations peut s’interpréter selon le principe de l’ambivalence du jeu : « D’abord un état du jeu correspond bien à un état de la langue. La valeur respective des pièces dépend de leur position sur l’échiquier, de même que dans la langue chaque terme a sa valeur par son opposition avec tous les autres termes. » On apprend aux débutants que les pièces ont une valeur numérique objective (la dame est équivalente à 9 pions, la tour à cinq, etc.) dont ils doivent tenir compte dans leurs calculs. Mais, d’une part, cette valeur est déterminée par la totalité des règles de leurs mouvements : la dame est la plus puissante parce qu’elle contrôle plus de cases que les autres. D’autre part, les bons joueurs savent que leur valeur effiective dépend de leurs rapports concrets dans une position singulière. La dame a moins de valeur qu’un pion agressif si elle ne contrôle pas la case où il se prépare à porter un coup mortel. Sur ce problème, voir J. Rowson, The Seven Deadly Chess Sins, Londres, Gambit, 2001, chap. 4.
61 P. Bourdieu, Choses dites, op. cit., p. 20-21. « (Riant franchement.) […] je m’amuse » (Id., « Si le monde social… », op. cit., p. 40) ; « Les matérialistes sont souvent des gens qui ont une pulsion désenchanteresse : comme disait Zazie, ils ont du plaisir à “faire chier” les autres – je cite Zazie… – et ça ne leur déplaît pas de dégonfler les baudruches idéalistes et d’entendre les cris de désespoir des idéalistes blessés… C’est quand même un des grands plaisirs de la vie scientifique » (Id., Manet, op. cit., p. 373). Pierre Verdrager mourait de rire quand il lisait et relisait, avec d’autres disciples, le « petit chef-d’œuvre de cruauté » qui ouvre Les règles de l’art : « Comme Judith terrassant Holopherne en le décapitant, Bourdieu fit tomber la tête de Sallenave d’un coup sec. De la voir rouler à terre, nous raffiolions » (Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort, op. cit., p. 10).
62 « Le champ de bataille de ces combats sans fin, voilà ce qu’on nomme Métaphysique » ; « La raison se voit, au milieu de ses plus grandes espérances, si embarrassée dans la mêlée des raisons pour et des raisons contre, que ne pouvant, tant par honneur que dans l’intérêt même de sa sûreté, ni battre en retraite et regarder avec indiffiérence cette dissension comme un jeu, ni moins encore ordonner purement et simplement la paix, puisque l’objet du conflit éveille un très grand intérêt […] » (E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 725-726 et 1118-1119). L’expression « raisonnements sophistes » est utilisée et justifiée p. 1045-146. Des lecteurs de Pascal, comme Voltaire, ont souvent été choqués par l’application à la religion de la thématique si légère du jeu (L. Thirouin, Le Hasard et les règles, op. cit., p. 130-131 et 168-169). Mais dans la Critique de la faculté de juger l’idée de jeu associée à la liberté du rapport entre les facultés de connaître dans le plaisir esthétique a un sens positif. L’idée de jeu a aussi été élevée à la dignité métaphysique. Par exemple : « Tous les jeux sacrés de l’art ne sont que de lointaines imitations du jeu sans fin du monde, cette œuvre d’art qui éternellement se donne forme » (Friedrich Schlegel cité dans H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 123).
63 Il « serait dans un état de perpétuelle balance. […] Mais dès qu’il en viendrait à l’action, ce jeu de la raison simplement spéculative s’évanouirait comme les ombres d’un songe [so würde dieses Spiel der bloss spekulativen Vernunft, wie Schattenbilder eines Traums, verschwinden], et il ne choisirait ses principes que d’après l’intérêt pratique. Cependant comme il convient à un être réfléchi et investigateur de se consacrer un certain temps rien qu’à l’examen de sa propre raison, en se dépouillant entièrement de toute partialité […], on ne saurait blâmer, ni à plus forte raison empêcher personne de faire comparaître les thèses et les antithèses, comme elles peuvent se défendre en dépit de toutes les menaces, devant des jurés du même rang que lui (c’est-à-dire du rang des faibles hommes) » (E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 1126). Gadamer souligne que le mouvement de va-et-vient évoque l’idée de jeu, par exemple, dans le jeu des vagues (Vérité et méthode, op. cit., p. 121).
64 « Oui, nous [les philosophes] nous allons nous casser la figure. […] il [le philosophe] se casse la figure dans la théorie même qu’il énonce pour démontrer qu’il ne se casse pas la figure ! Il s’est d’avance relevé ! Vous connaissez beaucoup de philosophes qui ont reconnu qu’ils s’étaient trompés ? Un philosophe ne se trompe jamais ! » (L. Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants [1967], Paris, François Maspero, 1974, p. 17).
65 L. Wittgenstein, fiches, traduction par Jacques Fauve, Paris, Gallimard, 1970, 686, p. 172.
66 Wittgenstein et le Cercle de Vienne, traduction par Gérard Granel, Mauzevin, Trans-Europ-Repress, 1991, p. 115. Sur ces questions, voir J. Bouveresse, Dire et ne rien dire. L‘illogisme, l’impossibilité et le non-sens, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997.
67 P. Collin, Marcel Duchamp parle des ready-made (1967), Paris, L’Échoppe, 1998, p. 16. Duchamp considérait le ready-made comme « la seule idée vraiment importante à retenir de [son] œuvre » (cité dans B. Marcadé, Marcel Duchamp. La vie à crédit. Biographie, Paris, flammarion, 2007, p. 141).
68 B. Marcadé, Marcel Duchamp, op. cit., p. 316, 143-144 et 412-413. « Mon cher Marcel, ce que vous nous apportez de plus incomparable, c’est votre liberté. Vous savez et vous faites savoir que vous ne devez de comptes à personne » (R. Lebel, Marcel Duchamp, Paris, Pierre Belfond, 1985, p. 119). Il semble que Duchamp voulait se situer même au-delà de la l’indiffiérence encore trop liée aux alternatives : « Pour moi il y a autre chose que oui, non et indiffiérent – C’est par exemple l’absence d’investigations de ce genre » ; « […] éliminer complètement l’existence du goût, bon ou mauvais ou indiffiérent » (cité dans B. Marcadé, Marcel Duchamp, op. cit., p. 135 et 85, sur l’affiinité avec le scepticisme antique). La distance vis-à-vis de soi-même est revendiquée par Duchamp. En voici deux exemples. À propos de la rétrospective de Pasadena, Duchamp observait : « Il ne faut pas s’y laisser prendre trop. On accepte pour faire plaisir aux gens plus qu’à soi-même. C’est une sorte de politesse… » (cité dans B. Marcadé, Marcel Duchamp, op. cit., p. 481). « On a l’impression, remarque Pierre Cabanne, que chaque fois vous vous engagez à prendre à une position vous l’atténuez par l’ironie ou par le sarcasme. – Toujours. Parce que je n’y crois pas. – Mais à quoi croyez-vous ? – Mais à rien ! Le mot “croyance” est une erreur aussi » (M. Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, Pin-Balma/Paris, Allia/Sables, 2014, p. 114).
69 Cité dans B. Marcadé, Marcel Duchamp, op. cit., p. 150 et 471-472 ; « Quand je l’ai fait, il n’y avait aucune intention d’explication. Le caractère iconoclaste était beaucoup plus important » (ibid., p. 143). Il exprimait ainsi son image négative du monde de l’art : « Plus je vis parmi les artistes, plus je suis convaincu qu’ils sont des imposteurs à compter de la minute où ils ont le moindre petit succès. […] Si vous envisagez la combinaison imposteurs et escrocs, comment est-il encore possible de garder quelque chose comme une foi (et en quoi ?). Ne me nommez pas quelques rares exceptions pour justifier une opinion plus modérée sur ce “jeu de l’Art”. finalement, une peinture n’est déclarée bonne que si elle vaut “tant”. Elle peut même être acceptée par les “sacro-saints” musées » (cité dans ibid., p. 312 et 450). Duchamp a insisté sur l’importance de la réception par les contemporains puis par la postérité dans la constitution du sens et de la valeur des œuvres (ibid., p. 128-129 et 462). Ce jugement, étant sans critère et aléatoire comme une loterie, cette idée devrait disparaître (ibid., p. 428, 435 et 446-447).
70 M. Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, op. cit., p. 95.
71 Au moment d’aborder le diffiicile problème de l’opposition et des cases conjuguées dans leur manuel de référence sur les finales de pions, Y. Averbakh et I. Maizelis soulignent son intérêt pratique et mentionnent la contribution de Duchamp et Halberstadt à l’élaboration de la théorie (Pawn Endings, Londres, Batsford, 1974, p. 192 ; la question est abordée dès l’introduction, p. 5-15). Dans Secrets of Pawn Endings (Londres, Gambit, 2000), dont les exercices montrent la finalité pratique, K. Müller et F. Lamprecht examinent deux positions étudiées par Duchamp et Halberstadt (p. 193-194). Une diffiicile étude de Halberstadt sur cette thématique, postérieure au livre avec Duchamp, est proposée en exercice (p. 197 et 201).
72 Cité dans B. Marcadé, Marcel Duchamp, op. cit., p. 129.
73 « […] il était connu comme “le peintre qui refusait de peindre” et une personne peu avisée pouvait estimer que sa renommée venait de ce qu’il ne disait pas et de ce qu’il ne faisait pas. […] Son attitude était ambiguë. […] Duchamp était essentiellement une figure énigmatique. Ses attitudes énigmatiques n’étaient pas qu’une pose ; cette pose était devenue une deuxième nature. Ses côtés énigmatiques étaient ce qui intriguait les gens et constituait les fondements de sa renommée. Car il ne s’expliquait jamais sur son “secret”. Il souriait et vous pouviez prendre son sourire, soit comme mystérieux, soit tout simplement comme vide » (Julien Lévy cité dans B. Marcadé, Marcel Duchamp, op. cit., p. 292).
74 Sur Duchamp comme « peintre “roué” par excellence », voir P. Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 406-408 ; Choses dites, op. cit., p. 175-176. Sur le jeu et le nihilisme de Duchamp, voir H. Richter, Dada-art et anti-art, Bruxelles, Éditions de la connaissance, 1965, p. 85-91. Au jeu de l’art, il préférait celui des échecs dont le monde silencieux est coupé de la réalité sociale (ibid., p. 262 et 391 ; M. Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, op. cit., p. 29-30). Le livre sur les échecs écrit avec Vitaly Halberstadt, L’opposition et les cases conjuguées sont réconciliées (Paris/ Bruxelles, L’Échiquier, 1932), étudie des positions où il y a de la vérité, elles sont gagnantes ou nulles. Comme tout joueur, Duchamp était évidemment sensible à la beauté du jeu. Voir les observations citées par B. Marcadé, Marcel Duchamp, op. cit., p. 317-318 et le livre de son ami, François le Lyonnais, Les prix de beauté aux échecs. Anthologie de parties d’échecs ayant obtenu des prix de beauté des origines à nos jours [1939], Paris, Payot, 2002. Sur l’aspect échiquéen de l’œuvre de Duchamp (car sa vie est une œuvre), voir F. Le Lyonnais, Marcel Duchamp joueur d’échecs et un ou deux sujets s’y rapportant, Paris, L’Échoppe, 1997 ; H. Damisch, « La défense Duchamp », dans J. Clair (dir.), Marcel Duchamp : tradition de la rupture ou rupture de la tradition ?, Paris, UGE, 1979, p. 65-115 ; F. Naumann, B. Bradley, Marcel Duchamp. The Art of Chess, New York, Readymade Press, 2009 (avec une analyse de quelques parties de Duchamp par Jennifer Shahade).
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