Chapitre V. Esclavage ou liberté ?
p. 135-173
Texte intégral
1 On se gardera, bien sûr, de surestimer la portée de ces observations en les prenant pour une réfutation. Sartre n’aimait pas la discussion et ne répondait pas aux critiques1. La philosophie qui se targue d’incarner l’esprit critique est une activité largement dogmatique dont la forme critique doit beaucoup à l’incompatibilité des dogmes en concurrence. Comme le montre Nietzsche, les philosophes aiment passionnément leurs préjugés et s’offiusquent du rappel de ce que leurs savantes constructions doivent à leurs passions2. On reconnaît précisément le sartrien à cette obstination : observer, malgré tout, « la sévère discipline du cogito cartésien3 » et utiliser le mot « liberté ». Ce vocable est le seul à rendre compte à ses yeux du sentiment que quelque chose advient réellement « par moi » et cette vertu importe plus que le reste.
2Un esprit logique, soucieux de la vérité, est choqué de tant de désinvolture. Une activité aussi prestigieuse que la philosophie serait-elle moins exigeante que ces jeux intellectuels où l’on est obligé de jouer, y compris lorsque l’adversaire a trouvé un coup embarrassant ou qui paraît stupide ? N’est-ce pas toute la position sartrienne qui est menacée ? L’homme doit être libéré parce qu’il est naturellement libre. Si de graves soupçons pèsent sur la liberté ontologique, peut-on encore défendre la liberté politique ? Ne vaudrait-il pas mieux avoir le courage de s’abstenir d’utiliser ce mot spécieux ? Au moment d’envisager cette audacieuse hypothèse, la vérité du poème d’Éluard frappe à nouveau notre esprit. Pouvons-nous renoncer à l’idée de liberté, nous qui sommes prêts à mourir pour elle ? Le non-sartrien n’a pas à résoudre les problèmes sartriens, mais il doit veiller à ne pas se trouver dans une position similaire. Comme cet embarras est la contrepartie du courage de penser une liberté ontologique réellement libre, le philosophe est naturellement tenté par une solution radicale : se débarrasser de la liberté ontologique pour éviter d’entrer dans le cercle. Peut-on parler de la liberté politique en dédaignant la liberté métaphysique ? Il est diffiicile de croire a priori que la question de savoir si l’homme est un être libre au milieu d’êtres non libres puisse être sans importance. Nous avons tout de même été surpris de voir que le vide de l’être libre, rigoureusement déduit de l’exigence de liberté, s’accordait étonnamment bien avec le projet émancipateur de la modernité. Cette idée de la liberté ne serait-elle que l’expression d’une conjoncture historique ? On pourra, bien sûr, toujours inverser le jugement : penser que le propre de la modernité est de reconnaître enfin la spécificité de l’homme et de se donner comme projet de l’incarner dans le monde social et politique en se libérant constamment des vieilles et des nouvelles entraves. L’histoire politique et intellectuelle vient heureusement à notre secours. Elle montre amplement qu’il n’y a pas d’implication entre ces deux types de liberté. Un déterministe n’est pas nécessairement hostile à la liberté politique et la défense de la liberté métaphysique n’implique pas celle de la liberté politique. C’est un fait. Prenons-le au sérieux afin de nous demander ce qu’il nous apprend du concept de liberté.
3La liberté de l’homme est un lieu commun jusnaturaliste. Force est de constater, néanmoins, que l’inférence, apparemment si évidente, entre la liberté métaphysique et la liberté politique n’a quasiment jamais été tirée. Liberté naturelle et oppression politique ont toujours, plus ou moins laborieusement, cohabité. Le Code noir4, par exemple, distingue les hommes libres des esclaves. Mais en obligeant les maîtres à les baptiser et à les instruire dans la religion catholique, il les reconnaît comme des êtres humains, faits à l’image et à la ressemblance de Dieu, pour qui le Christ s’est sacrifié afin de les libérer du péché qu’ils commettent en faisant un usage malheureux de leur volonté. Métaphysiquement, l’esclave est un homme aussi libre que son maître et ils s’opposent ensemble aux autres créatures privées de libre arbitre et soumises au déterminisme naturel. Il en résulte que le maître peut être puni quand il tue ses esclaves ou leur inflige des traitements inhumains et barbares (art. 26, 42 et 43) et que ceux-ci peuvent être poursuivis criminellement et jugés « avec les mêmes formalités que les personnes libres » (art. 32 à 36 et 39). Même si les maîtres bénéficient généralement de l’absolution prévue dans l’article qui permet de les punir pour avoir tué un esclave, ce dernier est ici considéré comme un homme aussi libre qu’un homme libre. Maîtres et esclaves sont tenus pour responsables des dommages qu’ils s’infligent réciproquement et punis en conséquence. Cette identité de nature, par-delà leur diffiérence sociale et politique abyssale, explique que le maître puisse faire de son esclave un homme libre sans avoir besoin de rendre raison de cet affiranchissement (art. 55), donc sans qu’un changement dans la « nature » du Noir ait été constaté. L’affiranchi jouit des avantages des sujets naturels du roi comme son ancien maître (art. 59). Même si le Code, en le contraignant à porter un respect singulier à ce dernier (art. 58), reconnaît le racisme qui empêche le Noir libre d’être un membre ordinaire de la société blanche, l’arbitraire de l’affiranchissement et l’acquisition de l’égalité juridique avec les autres sujets montrent que la liberté est une institution sociale et politique spécifique, indépendante du fait que l’homme est un être qui échappe au déterminisme grâce à son libre arbitre. Ce constat est confirmé quand le Noir perd sa liberté en guise de châtiment. Le maître est un homme libre libre alors que l’esclave est un homme libre non libre. La diffiérence essentielle avec son maître est que le pouvoir de ce dernier l’empêche d’exercer son libre arbitre sur un point essentiel : la disposition de soi-même. S’il peut choisir entre plusieurs alternatives à certains moments de la journée et en certains lieux, il lui est impossible d’aller où il veut, de travailler pour un autre maître ou uniquement pour lui-même, etc., puisqu’il est le bien meuble d’un autre, privé de la propriété de soi et des choses (art. 21 et 28). La distinction entre maître et esclave est compatible avec la possession du libre arbitre et s’explique par le pouvoir que des institutions sociales et politiques donnent à certains individus.
4Évidemment, le sartrien n’éprouvera aucune diffiiculté à soutenir que ce code monstrueux est un cas paradigmatique d’aliénation. Parler d’un homme libre non libre, c’est reconnaître qu’il est privé de sa liberté originelle et qu’il doit se réapproprier sa nature. Les maîtres qui baptisent leurs esclaves sans les libérer sont tout simplement incohérents. Le sartrien peut sans diffiiculté appliquer au maître esclavagiste cette critique du bourgeois : « Je pense qu’un bourgeois qui a pris en partie les pouvoirs qu’avaient déjà les nobles et essaie de les assimiler n’est pas libre ; il a un pouvoir sur les autres, c’est précisément la définition de la non-liberté. Si tu as un pouvoir sur les autres, tu les réduis à n’être pas libres et par la même occasion tu te réduis à n’être pas libre [… ]5. » Il est impossible que la liberté originelle se traduise politiquement sous la forme des statuts sociaux et politiques particuliers de l’homme libre et non libre. Les privilèges du maître, de l’aristocrate et du bourgeois, que l’on prend à chaque fois pour de la liberté, sont autre chose, une « fausse » liberté. La liberté est fondamentalement une parce qu’elle existe dans la société à la condition de reproduire l’universalité de la liberté ontologique.
5Le problème est que cette liberté sociale et politique n’existe nulle part et n’existera peut-être jamais. Les hommes ont beau être libres métaphysiquement, politiquement, personne ne l’est, puisque les institutions de classe se sont constamment reproduites, y compris sous des formes apparemment socialistes, et nous n’avons aucune garantie qu’un jour le vrai socialisme existera. L’idée de non-liberté, privée de sens métaphysique, n’a de signification que sur un autre plan. Elle fait partie d’une institution sociale et politique où des individus jouissent d’un ensemble de privilèges, économiques, sociaux, symboliques au détriment des autres. Il en résulte que la liberté politique est une institution spécifique, distincte des propriétés ontologiques universellement partagées :
Si un homme est libre, ça signifie qu’il a un pouvoir, mais ce pouvoir ne doit absolument pas être un pouvoir de contrainte. Dans une société où les membres seront tous hors d’état d’exercer une contrainte les uns sur les autres, puisqu’ils sont tous également libres, nous aurons des formes de pouvoir qui ne seront plus le pouvoir politique, bourgeois ou socialiste, tel que nous le connaissons. Impossible alors qu’il y ait dans les institutions, quelque chose qui soit contre les individus6.
6La liberté politique est universelle, non parce qu’elle s’oppose à la nécessité ou à l’en-soi, comme la liberté métaphysique ou le pour-soi, mais parce qu’elle n’est pas une contrainte. Ce sont certaines institutions sociales et politiques qui permettent à certains hommes d’influencer la vie des autres à leur détriment, de les empêcher de faire des choses souhaitables et de les forcer à faire ce qu’ils ne veulent pas. L’émancipation est la destruction de ces institutions et la liberté est constituée par celles qui les remplacent en supprimant les contraintes qui pesaient sur les individus.
7 Quand Sartre soutient qu’il a réappris sa théorie de la liberté grâce à la politique révolutionnaire issue de Mai 68, il veut dire qu’il n’y a, au fond, qu’une théorie de la liberté. La réminiscence montre cependant que cette unité n’est pas toujours perceptible. À d’autres moments, il reconnaît une diffiérence importante entre ses conceptions passée et présente. La liberté de l’homme, dit-il, ne lui apparaissait pas très clairement dans le domaine politique avant 19687. La description de son itinéraire politique est plus nuancée. Jusqu’en 1939, il a été un intellectuel libéral de la république des professeurs qui ne faisait pas de politique et dont l’individualisme l’empêchait de participer au mouvement politique malgré sa sympathie envers le Front populaire8. C’est à l’occasion de la guerre et de sa captivité qu’il prend conscience des forces sociales et politiques qui pèsent sur le « beau petit atome bien propre » qu’il croyait être9. Une fois libéré, il fonde un groupe de résistance, Socialisme et liberté, il participe à des journaux clandestins, puis devient un compagnon de route du Parti communiste après la guerre. L’intellectuel, individualiste et petit-bourgeois, a donc fait de la politique bien avant 1968. Il faut sans doute comprendre que c’est seulement à partir de cet événement qu’il commence vraiment à dépasser les limitations originelles de sa condition. Lorsque le Parti communiste perd son hégémonie sur la gauche, un authentique mouvement populaire, démocratique et révolutionnaire, devient possible. Si les discussions de Sartre avec de jeunes révolutionnaires en 1974 fonctionnent comme une réminiscence ou un réapprentissage de l’ancienne théorie de la liberté, c’est que cette nouvelle conjoncture permettait de développer adéquatement ses implications politiques réprimées par les limites de sa condition sociale. Quand Sartre s’adresse aux ouvriers des usines Renault ou vend La cause du peuple, alors interdit, il met en cause l’opposition entre intellectuels et ouvriers et le respect de la légalité. Tout se passe finalement comme si ce mouvement politique révélait enfin aux yeux de son auteur la vérité de son intuition philosophique originelle, obscurcie dans des conjonctures défavorables.
8Cette interprétation rétrospective n’a rien d’évident. Comme le rappelle Victor, sans que Sartre le confirme ou le conteste, « la liberté, dans ta première philosophie, était une forme vide10… ». L’impossibilité d’écrire la morale annoncée suggère que la diffiérence entre le plan ontologique et le plan politique est beaucoup plus profonde que ne le soupçonnait Sartre. Cette diffiérence n’implique en elle-même aucune contradiction puisque les deux plans peuvent a priori être articulés dans une théorie unitaire comme le montrent les Principes de la philosophie du droit de Hegel. C’est tout de même parce qu’il existe une diffiérence perceptible au sein d’une théorie à prétention unitaire qu’une théorie de la liberté politique sans liberté métaphysique est imaginable. Comme le suggère l’exemple hobbesien de l’eau qui coule librement, la conception libérale de la liberté est parfaitement compatible avec le déterminisme. La liberté négative exige simplement que l’individu ne rencontre pas d’obstacles externes intentionnels dans l’accomplissement de ses actes. Il n’est aucunement nécessaire que les actes résultent d’un libre choix. Si ses idées, ses goûts et ses passions sont psychologiquement et sociologiquement déterminés comme n’importe quel phénomène naturel, il n’est pas libre métaphysiquement, mais il l’est politiquement lorsque rien ne l’empêche de vivre en accord avec les déterminations empiriques constitutives de son identité. Il perd cette liberté quand des lois lui interdisent, par exemple, de pratiquer sa religion, y compris lorsqu’il a conscience que sa croyance est le fruit d’une éducation rigoriste. Même s’il ne l’a pas choisie, il lui est impossible de ne pas y croire et il est libre quand il peut faire tout ce qu’elle implique parce qu’elle est constitutive de son être. La liberté libérale est constituée par des institutions sociales et politiques qui aspirent à laisser le plus possible les individus agir sans entrave en fonction de leurs idées et de leurs passions, sans se préoccuper de leur origine.
9Leur stricte détermination peut même devenir, comme chez Spinoza, un argument en faveur de la liberté politique. On ne peut contraindre quelqu’un à haïr celui qu’il aime parce qu’il lui fait du bien ou à aimer celui qu’il hait parce qu’il lui fait du mal. Ses passions sont la résultante mécanique de l’interaction des corps extérieurs avec le sien. Il lui est impossible de transférer au souverain le droit de lui faire ressentir et penser autre chose que ce qu’il pense et ressent sous l’effiet du contexte singulier dans lequel il vit. Il se soumet en effiet à la puissance souveraine afin de préserver le mieux possible son droit naturel à exister et à faire ce qui découle des lois de sa nature, qu’elle soit celle d’un sage ou d’un ignorant : « La fin de la république c’est […] la liberté11. » Pour modifier les passions et les pensées des individus, le souverain devrait contrôler les innombrables facteurs qui déterminent la nature singulière de chacun. Nous savons par expérience que c’est impossible12. La puissance que les individus ont transférée au souverain lui donne un droit sur toute chose et en fait l’interprète du juste et du pieux. Il peut juger qu’il a le droit de gouverner par la violence pour que ses sujets pensent le contraire de ce à quoi les détermine leur nature. Ne sont-ils pas tenus d’obéir même aux ordres les plus absurdes13 ? Mais cette violence fera naître la haine de ses sujets. L’État sera en péril et son échec obligera le souverain à reconnaître, en vertu de l’identité du droit et de la puissance, qu’il n’avait pas le droit qu’il prétendait exercer. Spinoza défend en des termes rigoureusement déterministes une liberté fondamentale, sans laquelle la démocratie représentative, à laquelle nous sommes attachés, est impossible. On peut, sans grande diffiiculté, soutenir que, métaphysiquement, il n’y a pas de liberté. Il nous est, en revanche, diffiicile de contester la pertinence du mot « liberté » sur le plan social et politique quand les individus vivent en accord avec leurs idées et leurs passions.
10Le vocabulaire de la liberté n’implique aucunement l’acceptation de la liberté au sens métaphysique d’une propriété qui distingue radicalement l’homme de tous les autres êtres. Dans le monde déterministe de Spinoza et de Hobbes, il y a déjà de la liberté dans le fait de vivre et de persévérer dans son être en surmontant les obstacles qui s’y opposent. C’est la raison pour laquelle La Boétie, qui pourtant croyait au libre arbitre, donnait en modèle aux hommes qui servent leur despote l’animal sauvage qui préfère mourir plutôt que d’être capturé14. Quelle que soit la thèse métaphysique adoptée, on est amené, tôt ou tard, et de manières diffiérentes, à parler de liberté et de servitude. Si quelqu’un le conteste, on lui fait ressentir immédiatement le prix inestimable de ce qu’il dénigre en le projetant imaginairement dans une société où il serait soumis à un pouvoir arbitraire et contraint d’agir en contradiction avec ce qu’il pense. L’usage du mot « liberté » dépend de multiples facteurs. On peut penser que deux catholiques qui se marient par amour à l’église ne sont pas libres parce qu’ils sont esclaves de leur passion et de leur éducation ou, au contraire, qu’ils sont libres parce que cette passion et cette conviction religieuse les définissent dans leur identité concrète et surtout profonde en vertu de leur fidélité à la volonté du Créateur, ou que, métaphysiquement libres ou pas, ils s’asservissent en acceptant joyeusement l’archaïque institution, étatique et religieuse, du mariage. Ces usages contradictoires du terme « liberté » servent à décrire et à penser le rapport des individus à leurs actions (est-ce bien lui qui agit lucidement ?), la manière dont elles se rapportent entre elles (l’un d’eux force-t-il l’autre à l’épouser ?) et avec leur contexte qui inclut d’autres individus (les parents ou leur milieu social les y obligent-ils ?) et des institutions avec leurs règles fixées par leur histoire (sont-elles conformes à la constitution et aux droits de l’homme ?). La seule certitude est négative. Conformément au schème de l’occupation, nous dirons que ces individus ne sont pas libres si nous estimons que la source de ce qu’ils font est extérieure, autrement dit si autre chose que leur être propre agit en eux. Dès qu’il faut répondre positivement sur la nature de cet être, les avis divergents car chaque usage dépend de jugements sur la limite entre l’intérieur et l’extérieur, sur la passion et ses rapports avec le moi authentique, sur la nature des rapports concrets avec l’entourage et sur l’institution du mariage, etc.
11En conséquence, rien n’interdit d’inverser la thèse de Sartre. Nous associons spontanément la liberté à la volonté et à sa capacité à faire des choix dont nous assumons la responsabilité. Or, selon Hannah Arendt, la liberté n’est pas originellement une propriété de la volonté individuelle, mais une institution politique, créée en Grèce15. Quand nous caractérisons notre liberté par le libre arbitre, nous supposons que nous la découvrons en nous examinant. Comme les actes qui dépendent de notre volonté n’ont pas d’équivalent chez les autres êtres, on cherche les propriétés ontologiques singulières qui les rendent possibles. On s’engage alors dans la voie métaphysique, suivie par Sartre avec intrépidité. Le point de vue politique considère, au contraire, que la liberté exercée par l’individu n’est pas une propriété ontologique de l’individu isolé mais un rapport social. C’est une relation particulière entre des individus au sein de la société qui permet à quelqu’un d’agir indépendamment des autres, quelle que soit la source de son acte, une passion, le fruit d’une délibération, un mélange des deux ou une décision arbitraire quasi aléatoire. Personne aujourd’hui n’hésitera à parler de liberté si la famille n’a pas le pouvoir d’empêcher le mariage de l’un de ses membres ou celui de l’y contraindre, quel que soit le statut métaphysique, toujours hypothétique, de l’homme. Du fait que dans nos sociétés le sujet de la liberté est l’individu, sans distinction de classe, de race, de croyance, de genre, on a le sentiment que l’État et la société s’effiacent pour le laisser vivre selon ses désirs et ses opinions personnelles comme si la liberté n’était que l’exercice du pouvoir de s’autodéterminer. Cet individu n’est cependant pas la donnée naturelle que représentent les fictions de l’état de nature, mais le produit d’un certain type de société que l’on appelle démocratique ou bourgeoise. Nous sommes beaucoup plus sensibles au caractère social et politique de la liberté dans les sociétés antiques considérées par Arendt. L’existence de l’esclavage montre immédiatement que la liberté est un statut spécifique réservé à une minorité, légitimé par des raisons auxquelles il nous est impossible de croire. Ce qui est appelé liberté dans ce contexte est une construction sociale contingente. L’homme libre est le citoyen qui se distingue de ceux qui sont relégués dans l’espace domestique du travail et de la reproduction par le privilège d’accéder à l’espace politique où il délibère avec ses égaux.
12Pour comprendre positivement ce qu’est la liberté, il convient donc d’écarter tous ceux qui ne sont pas d’authentiques membres de la cité, même s’ils sont majoritaires et si leur servitude est une condition de possibilité de la liberté des autres. Selon Aristote, « la cité est une communauté d’hommes libres16 ». À quelles conditions cette organisation collective, avec ses contraintes, est-elle compatible avec la liberté de ses membres ? Dans les constitutions qui ne sont pas droites, le pouvoir est despotique, comme celui qui existe entre le maître et l’esclave dans la famille où les ordres du premier visent strictement son intérêt personnel. L’esclave n’agit pas comme il le voudrait pour atteindre les fins qu’il juge bonnes, mais comme le veut son maître conformément à des fins que celui-ci lui impose. C’est précisément ce qui se produit lorsque les gouvernants agissent dans leur intérêt particulier. En revanche, comme dans une communauté d’hommes libres, les règles communes ne nuisent pas à la liberté des membres de la cité, tout se passe comme si elles leur permettaient d’agir de manière autonome en poursuivant leurs fins. Cette possibilité n’est liée à aucune forme particulière de constitution, qu’il s’agisse de la royauté, de l’aristocratie ou du gouvernement constitutionnel lorsque, respectivement, le souverain est un individu, le petit nombre, ou la majorité. La liberté disparaît lorsque ces constitutions droites dévient et prennent la forme de la tyrannie, de l’oligarchie et de la démocratie quand, respectivement, le roi, les gens aisés et les gens modestes gouvernent en visant leur intérêt particulier. Les déviations des constitutions imposent à certaines catégories d’individus des règles de conduite qui leur sont nuisibles et qu’ils n’auraient pas suivies s’ils avaient eu le pouvoir de décision. Ce qu’ils font n’a pas son origine en eux, mais dans la force qui les domine. L’ensemble des citoyens dans la tyrannie, les pauvres dans l’oligarchie ou les riches dans la démocratie ne sont pas gouvernés comme des hommes libres17. Quand le gouvernement vise l’avantage commun, les actes accomplis par les gouvernés sont ceux qu’ils auraient pu faire spontanément puisque ce qui est commun est partagé par tous. Ils sont donc gouvernés comme des hommes libres. Quand la communauté politique est réellement politique, c’est-à-dire quand elle remplit sa fonction, elle garantit la liberté. Elle cesse d’être réellement politique si les individus soumis à la loi sont transformés en esclaves.
13Aujourd’hui, nous ne concevons pas la liberté en dehors de la démocratie car notre usage de ce mot est positif alors qu’il a pour Aristote le sens négatif, que l’on trouve encore chez Tocqueville, celui d’une violence que les pauvres exercent sur les riches. Nous sommes en revanche sensibles à l’affiinité de la définition aristotélicienne du gouvernement constitutionnel, comme gouvernement de la multitude ou du grand nombre en vue de l’avantage commun, avec celle de la démocratie, par Abraham Lincoln, reprise dans l’article 2 de la constitution de la Cinquième république, comme « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », où le peuple est l’objet, le sujet et la fin du gouvernement. Il est gouverné puisque ses actes se font en accord avec des lois ; c’est lui qui gouverne puisque les lois dépendent de sa volonté ; et le gouvernement vise son intérêt. La royauté et l’aristocratie au sens aristotélicien sont au mieux pour nous un gouvernement du peuple pour le peuple, mais non par le peuple. La tyrannie et l’oligarchie sont un gouvernement du peuple mais non par le peuple et pour le peuple. Dans le cadre du gouvernement constitutionnel, Aristote ne parle pas du peuple. Mais c’est le seul cas où le mot pourrait être utilisé. Il n’y a aucun sens à dire que c’est le peuple qui gouverne quand le souverain est un monarque ou une aristocratie. En revanche, l’usage du mot n’est pas a priori exclu lorsqu’il s’agit du grand nombre ou de la multitude. C’est pourquoi, tout en constatant que le mot « démocratie » a bien un sens négatif chez Aristote, nous sommes tentés de penser que l’idée de démocratie n’est pas négative puisque ce qu’Aristote appelle le gouvernement constitutionnel pourrait sans diffiiculté être appelé « démocratie ». L’usage négatif du mot n’implique pas à nos yeux une critique de l’idée.
14Cette interprétation prodémocratique d’Aristote est renforcée par le fait que le nom de la troisième espèce de gouvernement, le gouvernement constitutionnel, est celui du genre, comme si elle incarnait plus particulièrement l’essence du gouvernement. Dans notre vocabulaire, on pourrait dire que le gouvernement des hommes libres par excellence est la démocratie. L’usage du mot « citoyen » va dans le même sens. La cité n’est pas l’ensemble de ses habitants ; elle est définie par les conditions de la citoyenneté et délimitée par la ligne qui distingue les habitants en citoyens et non-citoyens. Aristote cherche une définition générique du citoyen, valable pour toutes les espèces de gouvernement, donc pour la cité au sens propre : « Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judicaire ou à une magistrature » ; « de celui qui a la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons qu’il est citoyen de la cité concernée, et nous appelons, en bref, cité l’ensemble de <gens> de cette sorte quand il est suffiisant pour vivre en autarcie18 ». Le mot important pour comprendre la citoyenneté est « participation ». Le citoyen n’est pas passivement soumis à des règles dont la source est externe ; il est actif soit en les élaborant, soit en les faisant appliquer. Ces deux activités ne sont pas équivalentes et celui qui se contente de participer à l’application sera moins pleinement citoyen que celui qui exerce les deux fonctions ou même simplement la première puisque l’application des lois dépend de leur élaboration. Quoi qu’il en soit, selon des modalités diffiérentes, et à des degrés divers, la règle n’est pas purement et simplement extérieure comme dans le cas de l’esclavage. Il en résulte que le modèle du citoyen est donné par la démocratie : « C’est pourquoi le citoyen tel que nous l’avons défini existe surtout en démocratie ; dans les autres <régimes> il peut aussi se rencontrer mais pas nécessairement. Car dans certains <régimes> il n’y a pas de peuple : on n’a pas coutume de <tenir> une assemblée mais des conseils extraordinaires, et on juge les procès devant des instances spécialisées [… ]19. » Remarquons d’abord l’idée qu’il n’y a pas de peuple quand les citoyens ne sont pas assemblés, autrement dit lorsque les citoyens ne délibèrent pas directement, et lorsque le jugement est prononcé par des spécialistes, et non par les citoyens. Le peuple existe quand les citoyens font la loi et exercent la fonction de juge. Cette définition va donc dans le sens de l’identification (moderne) du gouvernement constitutionnel (au sens d’Aristote) avec la démocratie. Le citoyen par excellence est en effiet le membre de la cité démocratique.
15Conformément à l’usage explicite de « démocratie », le mot dans cette citation devrait être pris au sens négatif. Mais rien dans l’argumentation n’empêche d’appliquer la remarque au gouvernement constitutionnel, c’est-à-dire à ce qui pour nous apparaît comme la démocratie au sens positif. Aristote remarque qu’il
existe un certain pouvoir en vertu duquel on commande à des gens du même genre que soi, c’est-à-dire libres. Celui-là nous l’appelons le pouvoir politique ; le gouvernant l’apprend en étant lui-même gouverné, comme on apprend à commander la cavalerie en obéissant dans la cavalerie, à commander dans l’armée en obéissant dans l’armée, de même pour une brigade et pour un bataillon ; c’est pourquoi l’on dit, et à juste titre, qu’on ne commande pas bien si l’on n’a pas bien obéi. Ces <deux statuts de gouvernant et de gouverné> ont des excellences diffiérentes, mais le bon citoyen doit savoir et pouvoir obéir et commander, et l’excellence propre du citoyen est de connaître le gouvernement des hommes libres dans les deux sens20.
16Le pouvoir politique comme gouvernement des hommes libres est une idée potentiellement contradictoire. Deux hommes libres sont dans une relation de subordination où l’un commande et l’autre obéit. Leur commune liberté signifie qu’ils sont égaux, mais il y en a un qui gouverne. Le pouvoir politique serait une contradiction, donc une impossibilité, si une catégorie d’individus était exclusivement gouvernante et l’autre gouvernée. La solution de la contradiction est de faire que personne ne soit exclusivement gouvernant ou gouverné et que chacun soit gouvernant et gouverné. Or c’est dans la démocratie que cette dualité est réalisée :
Et l’une <des formes> de la liberté c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant. En effiet, le juste <selon la conception> démocratique, c’est que <chacun> ait une <part> égale numériquement et non selon <son> mérite, et avec une telle <conception> du juste il est nécessaire que la masse soit souveraine, et ce qui semble bon à la majorité sera quelque chose d’indépassable, et <c’est> cela <qui> sera le juste, car ils disent qu’il faut que chaque citoyen ait une <part> égale. De sorte que dans les démocraties il se trouve que les gens modestes ont la souveraineté sur les gens aisés ; ils sont en effiet plus nombreux, et c’est l’opinion de la majorité qui est souveraine. Tel est donc un signe de la liberté que tous les partisans de la démocratie posent comme caractéristique de cette constitution. Un autre <signe> c’est de vivre comme on veut, car, disent-ils, tel est l’effiet de la liberté, étant donné que la servitude c’est de vivre comme on ne veut pas. Voilà donc la seconde caractéristique de la démocratie. De là est venue la revendication de n’être au mieux gouverné par personne, ou sinon <de l’être> à tour de rôle. Et cela va dans le sens de la liberté fondée sur l’égalité21.
17Bien qu’ici Aristote expose surtout le point de vue des partisans de la démocratie, il fait comprendre pourquoi, quand il parle du citoyen, il pense d’abord à la démocratie. La liberté politique est d’être à la fois gouvernant et gouverné. Si je ne suis que gouvernant, c’est que je commande à des individus qui ne sont pas mes égaux. Donc il ne s’agit pas du gouvernement d’hommes libres. Il en résulte, premièrement, que cette liberté est également reconnue à tous les citoyens. Les citoyens sont tous libres dans la mesure où ils expérimentent la dualité du gouvernant et du gouverné. Puisque l’égalité est un principe valable pour tous les citoyens indépendamment du mérite et de la compétence, le tirage au sort est considéré comme le mode typiquement démocratique de sélection, par opposition à l’élection qui favorise ceux qui sont considérés comme meilleurs. Il en résulte, deuxièmement, que la masse ou la majorité est souveraine. Comme les individus sont présupposés égaux, personne n’a d’autorité pour énoncer le juste. Il est l’avis de l’ensemble qui, à défaut d’unanimité, se réduit à l’avis de la majorité. Troisièmement, comme les gens modestes sont plus nombreux, ils exercent un pouvoir sur les riches. Les deux premiers points s’appliquent au gouvernement constitutionnel comme à la démocratie. Le troisièmement est le point de bifurcation entre la forme droite et la déviation. Si l’avis de la majorité de pauvres fait prévaloir l’avantage commun, nous sommes dans le gouvernement constitutionnel. Mais s’il fait prédominer les intérêts des pauvres au détriment des riches, c’est la démocratie au sens négatif. Dans ce dernier cas, même si les riches continuent de participer à la vie politique, et si les pauvres sont soumis à la loi, les premiers sont de fait gouvernés sans jamais être gouvernants car l’avis des pauvres est systématiquement dominant. Il est alors possible de soutenir que cette démocratie n’est plus un gouvernement d’hommes libres car un groupe d’individus est plus gouvernant que gouverné alors que l’autre est plus gouverné que gouvernant.
18 La déviation montre que la contradiction potentielle fragilise le gouvernement d’hommes libres. « On était libre, remarque Arendt, si l’on échappait à l’inégalité inhérente au pouvoir, si l’on se mouvait dans une sphère où n’existait ni commandement ni soumission22. » L’exigence de liberté, conçue comme un refus d’être gouverné et de gouverner, pourrait conduire à une position anarchiste, à la quête d’un lieu sans pouvoir où l’on peut réellement vivre comme on veut. Vivant dans la cité, nous cherchons le substitut politique du non-gouvernement dans l’alternance entre le fait de gouverner et celui d’être gouverné. Les hommes libres sont gouvernés comme des hommes libres quand tout semble se passer comme s’ils n’étaient pas gouvernés. Comme le souligne Aristote, cette exigence provient de l’égalité. Si nous sommes tous des hommes libres, il ne peut pas y avoir de coupure entre gouvernant et gouverné. S’il est impossible de se passer de gouvernement, il faut que chacun de nous soit les deux. Mais la prédominance de la majorité peut réintroduire le clivage et mettre en cause le gouvernement des hommes libres.
19À la diffiérence d’Aristote, nous pensons que ce lien entre pouvoir politique et liberté ne peut se traduire institutionnellement que sous la forme de la démocratie. La séduction qu’elle exerce sur nous est curieusement comparable à ce qui fait l’invraisemblance de l’idée du néant sartrien. Tant que la démocratie n’est pas aliénée par une force étrangère, nous sommes toujours libres. Que la majorité des citoyens dise « non » à un référendum, que ses représentants répondent « oui » à la même question, le peuple parle avec la même autorité et, quelle que soit mon opinion personnelle, il m’est impossible de dire que je suis opprimé. Telle est la magie de la démocratie : me rendre libre, même quand la loi m’impose de vivre d’une manière que je désapprouve ! À la diffiérence de celle du pouvoir despotique, cette contrainte n’est pas une violence à laquelle il serait légitime de désobéir. La neutralisation de la contradiction potentielle d’un pouvoir qui n’en est pas un, ou qui n’est pas une violence, n’est pas toujours facile. Les Écossais qui voulaient quitter le Royaume-Uni sont-ils libres lorsqu’ils sont contraints d’y rester ? Les Britanniques, dont des Écossais indépendantistes, qui voulaient rester dans la communauté européenne sont-ils libres lorsque la décision de la majorité, à leurs yeux totalement absurde, les contraint de la quitter ? La liberté du citoyen est-elle détruite par de pareilles contradictions ? Elles sont tellement banales qu’il doit exister des moyens de les neutraliser. Rousseau, par exemple, a imaginé une casuistique salvatrice pour le citoyen qui doute de sa liberté :
Mais on demande comment un homme peut être libre, et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n’ont pas consenti ? Je réponds que la question est mal posée. Le Citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’État est la volonté générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l’assemblée du Peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffirage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre23.
20Si je suis soumis à la volonté de la majorité, comme les riches le sont à celle des pauvres dans la démocratie d’Aristote, je ne suis pas libre car elle me contraint de faire ce que ne je veux pas. Pour sauver la liberté du citoyen, le rapport entre la majorité et la minorité ne doit pas s’interpréter comme une subordination de volontés. En conséquence, au lieu de répondre à la question initiale, dont la force est de correspondre au vécu des acteurs, Rousseau en pose une autre. Le citoyen minoritaire comprend en quoi consiste sa liberté s’il interprète sa situation, non en termes de volonté, mais de vérité. Le vote n’est pas l’expression de la volonté du citoyen, mais un avis sur la conformité de la loi proposée à la volonté générale. Au lieu de dire que la volonté de la majorité l’a emporté sur la sienne, qu’il lui est soumis et qu’il ne fait pas ce qu’il veut, il se dit maintenant qu’il était simplement dans l’erreur. En changeant le point de vue sur ce qui semblait être une défaite, il admet qu’il aurait voulu ce qu’a voulu la majorité s’il avait su que son avis personnel n’exprimait pas correctement le rapport entre la loi et la volonté générale. La connaissance de cette vérité détermine la véritable volonté citoyenne. Elle équivaut à l’acceptation de la loi car l’individu, en tant que citoyen, veut nécessairement ce que veut la volonté générale. Sa généralité signifie qu’elle n’est l’apanage d’aucun individu ni d’une fraction du peuple, mais la volonté du peuple en quête du bien commun. Le citoyen est libre parce que, en acceptant une loi qui par sa généralité s’accorde avec sa volonté, il n’est gouverné par personne et ne gouverne personne. Le citoyen minoritaire est donc invité à vivre la contrainte exercée par la majorité, non comme une défaite et une servitude, mais comme une libération et une victoire sur ses passions particulières. Grâce à la prise de conscience de son erreur, il veut ce qu’il doit vouloir et fait ce qu’il veut vraiment. Lors du vote, il croyait que sa liberté dépendait de la victoire de son point de vue et de l’imposition de cette volonté à la minorité car, en obéissant à cette loi, il aurait évidemment fait ce qu’il voulait. Maintenant, il remercie la majorité de l’avoir éclairé et libéré. C’est la victoire de son point de vue initial qui aurait été une servitude. Il pourra peut-être même se dire, selon la « si étrange formule24 » de Rousseau, qu’il a été forcé d’être libre.
21Rousseau propose une sorte d’exercice spirituel citoyen. Quand la contrainte de la majorité me donne le sentiment de ne pas faire ce que je veux, je dois me remémorer cette analyse et interpréter ma situation du point de vue de la vérité et non de la volonté. Il faudrait, bien sûr, avoir longuement médité le Contrat social et s’être suffiisamment exercé pour que le changement de point de vue s’opère naturellement, ou, mieux encore, pour qu’il ne soit même plus nécessaire. La diffiiculté psychologique et la beauté philosophique de l’opération tiennent à son caractère contre-intuitif. Le citoyen minoritaire, initialement conscient de ne pas vouloir cette loi et convaincu de sa nocivité, doit estimer qu’il s’est trompé uniquement parce que la majorité a déclaré le contraire. Malheureusement, quand il cherche à se convaincre qu’il n’aurait pas été libre si son point de vue l’avait emporté, il risque d’être paralysé par la pensée que, dans ce cas, la victoire de son point de vue aurait constitué la vérité. Ce qui a toutes les apparences d’une contradiction s’explique par la nature du sujet de cette délibération sans équivalent à l’échelle individuelle : le peuple souverain, logiquement et empiriquement réductible à sa majorité, en dehors de la situation originelle du contrat. Quand, pour sauver la liberté, on se place au point de vue de la vérité et non de la volonté, on tombe finalement sur une volonté, celle du souverain. Le citoyen est toujours libre parce que la libre volonté du souverain, limitée par le contrat à la recherche du bien commun, est suffiisamment vide pour valider des options contradictoires par le jeu des majorités.
22Un libéral, comme Isaiah Berlin, est incapable de faire cet exercice. Il ne peut pas croire que la soumission au peuple soit la liberté : « […] être privé de sa liberté par ses proches, ses amis ou ses concitoyens, c’est en être privé tout autant. Hobbes avait au moins eu le mérite de la franchise : il ne prétendait pas que le souverain n’asservît pas ; il considérait cet esclavage comme nécessaire, mais n’avait pas le front de l’appeler liberté25. » La supériorité de Hobbes sur la conception positive de la liberté défendue par Rousseau et Hegel est de la définir de manière purement négative. Elle se réduit à l’absence d’« intervention délibérée d’autrui dans l’espace à l’intérieur duquel je pourrais normalement agir. Il n’y a absence de liberté politique que lorsque des individus empêchent d’autres individus d’atteindre une fin26 ». Comme personne n’emploie le mot « liberté » s’il est empêché par autrui de faire ce qu’il souhaite, « toutes les interprétations du mot liberté, même les plus inhabituelles, doivent poser un minimum de liberté “négative”27 ». Il est significatif, de ce point de vue, que des critiques du libéralisme portent moins sur le caractère négatif de la liberté que sur l’étroitesse du critère de réduction de la liberté, défini comme l’interférence intentionnelle d’autrui. Pour un républicain comme Philip Pettit, la liberté négative est une définition trop restrictive qui ignore la négation, plus fondamentale, de la liberté par la domination. Quand un maître bienveillant choisit de ne pas intervenir dans la vie de son esclave, en lui laissant une grande étendue de liberté négative, il le domine et ce dernier n’est pas libre. Être libre, c’est ne pas être dominé en ayant l’assurance de ne pas être à la merci d’une interférence arbitraire28. Or quand l’esclave s’enfuit, le maître bienveillant peut et va probablement interférer dans sa vie en cherchant à le capturer, surtout s’il est blessé par le manque de reconnaissance que représente cette fuite à ses yeux. S’il renonce à jamais au principe de pouvoir intervenir dans sa vie, l’esclave est libre. La liberté comme non-domination augmente le domaine de la non-liberté, mais elle continue de la caractériser négativement par la non-interférence puisque l’absence temporaire d’interférence, typique de la domination, est une faculté de celui qui a le pouvoir d’interférer. La discussion porte sur la nature de ce qui limite la liberté et qui est désigné par les termes « obstacle », « interférence » ou « contrainte ». Dans une perspective socialiste, la restriction de la liberté inclut le mode de production. Quand ma pauvreté m’empêche d’atteindre mes objectifs, suis-je privé de liberté ? Si elle est due à de malheureuses décisions ou à ma paresse, j’en suis responsable. Si elle est la conséquence d’un mécanisme aveugle comme le marché, cette contrainte est comparable à celle de la gravitation ou d’un virus. Ces contraintes, qui se traduisent par des mouvements nécessaires ou par des événements qui auraient pu ne pas se produire (cette maladie, la pauvreté de tel individu), appartiennent à notre condition d’être humain. Nous acceptons de parler de liberté, malgré ces limitations évidentes et douloureuses à notre volonté, parce que notre liberté ne peut être que celle d’un être fini et mortel. En revanche, si notre pauvreté est la conséquence de notre exploitation par des puissants, nous pouvons penser que nous ne sommes pas libres. Berlin exige néanmoins que mon exploitation soit délibérément recherchée29. Mais, pour un marxiste, le mode de production est indépendant de la volonté des individus et structure leurs décisions. Le prolétaire est contraint de vendre volontairement sa force de travail à un membre de la classe capitaliste et de se soumettre dans le procès de travail à un pouvoir qui tend à réduire le temps libre où il s’appartient à lui-même. « L’esclave romain était attaché à son propriétaire par des chaînes, l’ouvrier salarié par des fils invisibles30. » Les fluctuations du marché et du rapport de force entre les classes peuvent améliorer sa condition matérielle et morale mais cela signifie « simplement que l’ampleur et le poids de la chaîne d’or que le salarié s’est lui-même déjà forgée, permettent qu’on la serre un peu moins fort31 ». Pour que le prolétaire soit libre, il faudrait qu’il ne soit plus entravé par la logique du mode de production capitaliste.
23Même si le libéralisme s’appuie sur une intuition largement partagée, des disciples de Rousseau et surtout de Hegel, comme Marx, estiment que l’absence d’interférence est insuffiisante pour définir la liberté. Le sujet de la liberté n’est pas l’individu isolé de la fiction théorique de l’état de nature, mais le membre concret d’une société concrète. Il vit, pense et exerce sa volonté en fonction de cette appartenance, ou plutôt des multiples appartenances (famille, genre, classe, nation, etc.) qui constituent son identité. La conception de sa liberté doit en conséquence dépasser l’opposition du particulier et de l’universel, en intégrant des contraintes sous la forme du respect de la volonté générale pour Rousseau ou, pour Hegel, de la moralité concrète inscrite dans les mœurs et les institutions de l’État. La part irréductible de liberté négative dont il jouit est une indépendance au sein d’un ordre collectif qui le constitue et dont il veut, à ce titre, la reproduction. Lorsque la satisfaction de ses désirs individuels n’est pas entravée, il réalise toujours une fin supra-individuelle qui, même s’il n’en est pas complètement conscient, est l’objet fondamental et nécessaire de sa volonté de membre de la société et de l’État32. Le libéral qui ambitionne de s’enrichir veut la reproduction de toutes les institutions sociales et politiques qui forment les conditions de la richesse. C’est pourquoi il s’oppose vigoureusement, par la force s’il le faut, à ceux qui veulent abolir la propriété privée des moyens de production.
24Le sujet du Léviathan s’en rend plus ou moins compte. Le passage de la guerre de tous contre tous dans l’état de nature à la paix du Léviathan est le résultat conjugué de la peur de la mort et de la nécessité de rechercher la paix déduite par la raison et formalisée dans les lois de la nature. Les individus qui constituent volontairement l’État agissent de manière rationnelle et s’engagent à vivre en accord avec la raison, même si la puissance des passions fait que, en dernière instance, ils obéissent par peur de l’État. L’indépendance dont ils jouissent dans l’État est celle d’individus rationnels. La raison leur apprend de surcroît que les individus égoïstes associés par le contrat qu’ils ont passé entre eux constituent un peuple grâce à la personne du souverain. Institué en représentant, celui-ci agit à la place des individus qui, sous la conduite de la raison, ont réciproquement et librement renoncé à l’exercice individuel de leur volonté et de leur jugement sur les questions d’ordre public pour se soumettre à sa raison et à sa volonté. Le paradoxe est que l’institution volontaire et rationnelle du souverain implique que les individus reconnaissent que les décisions de leur représentant sont les leurs33. Nous voyons un souverain qui agit et des individus qui obéissent. Mais la raison nous apprend que le souverain ne fait rien. Malgré les apparences, ses actes ne sont pas les siens. Leur véritable auteur, ce sont les individus, qui apparemment ne font que lui obéir, parce qu’ils l’ont volontairement et rationnellement institué comme leur représentant. Le souverain a beau faire la loi, il est l’acteur qui fait ce que prescrivent les auteurs que sont les sujets obéissants.
25Cette argumentation obéit à la même logique que celles de Rousseau et de Hegel. Arrivés à ce point, un rousseauiste et un hégélien auraient naturellement conclu que, en obéissant à la loi, les individus sont libres. Ne se reconnaissent-ils pas comme les auteurs des actes de leur représentant ? Ils proposeraient également un petit exercice spirituel. Quand l’action de l’individu est empêchée ou même condamnée par la loi, au lieu de se sentir opprimé et d’être tenté par la résistance, il doit méditer à nouveau les clauses du contrat. Il comprend ainsi qu’il est l’auteur de la loi et même de sa propre condamnation. Léviathan l’a simplement forcé à être libre. Hobbes est éminemment hobbesien lorsque, réunissant toutes les conditions logiques lors de l’exposé de la théorie de la représentation et des clauses du contrat, il ne tire pas cette conclusion et n’éprouve peut-être même pas la tentation d’employer le mot « liberté34 ». L’exercice spirituel est voué à l’échec parce que, à la diffiérence du citoyen rousseauiste ou hégélien, le sujet hobbesien n’est pas censé avoir le goût du sacrifice. Le but de l’insistance de Hobbes sur le fait que les sujets sont les véritables auteurs des actes du souverain, n’est pas de les rehausser grâce au sentiment orgueilleux d’être libres même dans l’obéissance, mais de leur faire sentir leur petitesse face à la toute-puissance du Léviathan. Ils doivent toujours obéir, même aux lois auxquelles ils sont personnellement opposés ou dont l’application leur nuit, parce qu’ils en sont l’auteur. Il faut le répéter35 parce que l’individualisme hobbesien reconnaît toujours un principe de résistance à l’oppression inscrit dans le mouvement vital de l’individu et foncièrement indépendant de l’État. L’individu ne renonce jamais au droit de défendre sa vie et son intégrité, y compris lorsqu’il est justement condamné et quand il entend sa raison lui expliquer qu’il se punit lui-même en la personne du souverain. La liberté des sujets dans l’État, qu’il soit monarchique, aristocratique ou démocratique, est toujours et uniquement constituée par des droits inaliénables indépendants de l’État et par le silence de la loi. Le mot « liberté » est spécieux parce qu’il idéalise le rapport de pouvoir en faisant croire qu’il n’est pas ce qu’il est. Les théories républicaines sont particulièrement sensibles à ses séductions. Sous le prétexte qu’on se donne la loi, elles s’imaginent et veulent nous faire croire qu’on n’obéit pas quand on obéit, qu’on n’est pas soumis quand on est soumis. Le souverain est libre car il n’est pas obligé par les lois qu’il peut changer à volonté36. Il n’en va pas de même pour le sujet, soumis aux lois, même s’il est aussi citoyen en tant membre du souverain. « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté », dit Rousseau. Mais le principe de droit civil selon lequel nul « n’est tenu aux engagements pris avec lui-même » ne s’applique pas ici parce qu’il « y a bien de la diffiérence entre s’obliger envers soi, ou envers un tout dont on fait partie37 ». C’est pourquoi, pour le hobbesien, le pouvoir est asymétrique, même s’il est volontairement institué. Malgré la rationalité de la construction de l’État et la nécessité de ce cadre juridique pour jouir de ses droits inaliénables, la loi est unilatérale38. La liberté est fondamentalement négative parce qu’elle n’a de sens réel qu’en dehors de ce rapport de subordination,
26Mais s’il existe toujours de la liberté négative et si le défenseur de la liberté positive se reconnaît partiellement dans l’argumentation de Hobbes, quel est exactement le sens de cette opposition ? Il est diffiicile, voire impossible, de définir la liberté sans se référer à cette sphère d’indépendance, mais la thèse de Berlin va au-delà de cette intuition. Elle exige l’opposition préalable de deux questions. La liberté positive considère que, pour penser la liberté politique, il faut commencer par poser ces questions : « Sur quoi se fonde l’autorité qui peut obliger quelqu’un à faire ou à être ceci plutôt que cela ? » ; « Qui me gouverne ? » ; « Qui est habilité à dire ce que je dois – ou ne dois pas – être ou faire ? ». La liberté négative, de son côté, répond à d’autres interrogations : « Quel est le champ à l’intérieur duquel un sujet – individuel ou collectif – doit ou devrait pouvoir faire ou être ce qu’il est capable de faire ou d’être, sans l’ingérence d’autrui ? » ; « Jusqu’où le gouvernement s’ingère-t-il dans mes affiaires ? » ; « Que suis-je libre de faire ou d’être39 ? ». Les définitions, positive ou négative, sont impliquées par les questions. Poser l’une plutôt que l’autre, c’est adopter un point de vue sur la réalité, la découper d’une manière particulière en privilégiant un certain type d’actions et d’interactions. Dans la première, on sélectionne les rapports de subordination entre gouvernants et gouvernés pour déterminer la forme nécessaire à la liberté des individus. Dans la seconde, la réflexion se dirige, non vers le rapport de pouvoir, mais vers l’amplitude des choix dont dispose l’individu en dehors de cette relation de subordination. Ce n’est plus la source du pouvoir qui importe, mais ses limites. Une conséquence paradoxale pour la conscience commune est qu’il n’y a pas de lien intrinsèque entre la liberté et un régime, y compris la démocratie. Un défenseur de la liberté négative estime qu’il peut être opprimé par la majorité, donc par le peuple, et il préfère être soumis à un monarque qui lui laisse une plus grande latitude. On voit ici pourquoi le choix de la question est si important. Le risque d’oppression est inscrit dans celle qui fonde la liberté positive. Quand on commence par se demander qui gouverne, ce à quoi je suis légitimement subordonné, la liberté est définie comme un rapport de pouvoir dont l’inégalité porte implicitement sa négation. Il est, tôt ou tard, inévitable et plus ou moins fréquent, de considérer comme libre un acte que l’on est obligé de faire parce qu’il est commandé par l’instance légitime dont on ne peut se dissocier.
27La thèse de Berlin, sur l’opposition entre les deux formes de liberté, est en fait la réponse à une troisième question : « Faut-il demander “qui gouverne ?” ou “Que suis-je libre de faire ou d’être ?” » Le conflit entre les deux idées de la liberté n’était pas prédéterminé et il nous surprend car elles ont été suffiisamment proches pour être confondues :
La liberté qui consiste à être son propre maître et celle qui consiste à ne pas être entravé dans ses choix par d’autres peuvent, à première vue, sembler deux concepts très proches l’un de l’autre, deux façons, l’une positive, l’autre négative, de dire à peu près la même chose. Pourtant, ces deux conceptions de la liberté se sont développées dans des directions divergentes, selon une logique parfois inattendue, et ont fini par entrer en conflit et se heurter de front40.
28La proximité des deux conceptions est particulièrement sensible quand on ressent la diffiiculté de rejeter l’idée que la liberté implique d’être son propre maître. N’est-ce pas, selon le vocabulaire de la liberté positive, vivre en accord avec son moi authentique ou, selon celui de la liberté négative, être à l’abri des interférences externes ? La question typique de la liberté négative, « Que suis-je libre de faire ou d’être ? », n’implique-t-elle pas d’être le sujet de l’action et donc son propre maître ? La réciprocité entre la maîtrise et l’absence d’interférence légitime les usages négatif et positif du mot « liberté » pour parler d’un même acte. Quand un catholique va à la messe, il est libre positivement, à la diffiérence d’un hérétique, parce qu’il obéit à l’Église qui exprime adéquatement les nécessités de la nature de l’homme. Ce catholique est libre négativement parce que personne ne l’empêche de vivre en accord avec sa foi, en l’agressant ou en fermant les églises. Ces deux descriptions ne disent pas exactement la même chose en raison d’un déplacement d’accent. Quand, dans la première, on insiste sur le fait d’être « positivement » la source de l’action alors que, dans la seconde, on souligne « négativement » l’absence d’interférence, on ne s’intéresse pas aux mêmes aspects de l’action décrite. À l’encontre de la proximité des deux idées qui les rapporte à une même chose, l’argumentation de Berlin transforme cette petite diffiérence en une opposition frontale qui réserve finalement l’application légitime du mot à l’un des contraires. Il est manifestement incapable de croire que les membres des États rousseauiste, hégélien, communiste ou catholique puissent être réellement libres. Berlin distingue logiquement ces questions et porte leur diffiérence jusqu’à la contradiction afin de nous imposer un choix. Cette stratégie polémique se comprend par le contexte politique. La guerre froide est interprétée comme un conflit entre deux idées de la liberté. La lutte contre le communisme soviétique, fondé sur une conception positive de la liberté, doit être menée du point de vue de la conception négative, défendue par la tradition libérale. On peut regretter le caractère polémique de cette alternative de guerre froide. Pourtant, même si le passage de la diffiérence à la contradiction n’est pas une nécessité, il est possible. Il faut donc se demander ce qui permet à l’idée de liberté de se diviser pour devenir le lieu d’un conflit politique portant sur les fins de l’homme41.
29Quand on insiste sur le fait d’être son propre maître, la question essentielle est de déterminer ce moi qui se gouverne lui-même. Les théories typiques de la liberté positive ont développé leur nocivité en subordonnant le moi empirique, façonné par une histoire singulière dans une société, à un moi censé être plus profond et plus vrai. Comme l’explique longuement la tradition, quand je suis soumis aux passions, je ne suis pas vraiment moi-même. Cet amour et cette haine sont bien constitutifs de mon identité singulière empirique, mais ils s’expliquent par ses rapports avec d’autres individus, que le sujet ne contrôle pas et qui varient avec le temps. La liberté est action, et non passion, parce qu’elle provient de moi. Je me détermine de manière autonome en m’émancipant des fluctuations du déterminisme passionnel. Le piège de la liberté positive est que ce moi, plus profond et plus vrai que le moi empirique singulier, est supra-individuel. Bien que le libre arbitre soit nié par son déterminisme, Spinoza peut parler de liberté, ou plutôt de « vraie liberté de l’homme », parce que les actes de l’individu vivant sous la conduite de la raison découlent de la nécessité de sa nature d’être rationnel. Il cesse d’être l’esclave des contingences externes et s’accorde fondamentalement avec ses semblables42. Sa singularité empirique n’est pas niée ; elle s’effiorce de se développer dans le cadre supra-individuel de la raison. L’histoire des idées montre que cette logique se reproduit sous des formes diverses et opposées. Ce vrai moi a été identifié à « une tribu, une race, une Église, un État, la grande chaîne des morts, des vivants et de ceux qui ne sont pas encore nés – dont l’individu ne constituerait qu’un élément ou un aspect43 ». Ceux qui incarnent cette totalité supra-individuelle contraignent avec légitimité le moi empirique aliéné des individus à agir conformément à leur vrai moi, à leur vraie nature. Il y a bien une contrainte, mais pas de violence car la subsomption du moi empirique sous le moi idéal est libératrice. Au moment où le premier est suffiisamment soumis au second, je suis ce que je dois être et je suis maître de moi-même. Thomas d’Aquin expose clairement cette position dont on trouvera aisément des équivalents cartésien, spinoziste, lockien, kantien, hégélien, rousseauiste, marxiste, etc. :
Tout être est ce qui lui convient d’être selon sa nature. Donc, quand il se meut par un agent extérieur, il n’agit point par lui-même, mais par l’impulsion d’autrui, ce qui est d’un esclave. Or, selon sa nature, l’homme est raisonnable. Donc, quand il se meut selon la raison, c’est par un mouvement qui lui est propre qu’il se meut, et il agit par lui-même, ce qui est le fait de la liberté ; mais, quand il pèche, il agit contre la raison, et alors c’est comme s’il était mis en mouvement par un autre et qu’il fût retenu sous une domination étrangère : c’est pour cela que celui qui commet le péché est esclave du péché.
30Beaucoup s’accorderont aussi avec la conséquence que le pape Léon XIII tire de cette citation dans son encyclique Sur la liberté humaine :
Et rien ne saurait être dit ou imaginé de plus absurde et de plus contraire au bon sens que cette assertion : L’homme, étant libre par nature, doit être exempté de toute loi ; car, s’il en était ainsi, il s’en suivrait qu’il est nécessaire pour la liberté de ne pas s’accorder avec la raison, quand c’est tout le contraire qui est vrai, à savoir, que l’homme doit être soumis à la loi, précisément parce qu’il est libre par nature.
31Nier cette évidence, fondée sur la nature, connue par la raison, confirmée par la foi, c’est sombrer dans « cette morale que l’on appelle indépendante et qui, sous l’apparence de la liberté, détournant la volonté de l’observation des divins préceptes, conduit l’homme à une licence illimitée44 ».
32Le fait que, dans cette encyclique, l’énoncé du principe de la liberté positive entraîne une condamnation de la liberté de conscience, de la liberté d’enseignement et de la séparation de l’Église et de l’État, englobées sous le terme « libéralisme », justifie, aux yeux du libéral, la nécessité de défendre une conception négative de la liberté. En conséquence, l’opposition entre les deux libertés serait vraiment convaincante si Berlin montrait que la liberté négative empêche le retournement de l’idée de la liberté en servitude. Or il fait une concession importante :
Sans doute est-il tout aussi facile d’accomplir ce tour de passe-passe […] avec le concept de liberté « négative », en assimilant le moi qui doit rester libre de toute contrainte, non pas à l’individu, ses désirs, ses besoins concrets, mais à un « vrai » moi identifié à la poursuite d’une fin idéale totalement ignorée du moi empirique. Et comme dans le cas du vrai moi « positivement » libre, celui-ci peut être artificiellement élargi jusqu’à recourir une entité supra-individuelle – un État, une classe, une nation ou la marche de l’histoire elle-même – considérée comme un sujet d’attributs plus « authentique » que le moi empirique. Historiquement parlant cependant, la conception « positive » de la liberté comme maîtrise de soi s’est, en théorie et en pratique, plus facilement prêtée à ce dédoublement de la personnalité entre, d’un côté, un moi transcendant posé en instance de contrôle, et de l’autre, un ensemble empirique de désirs et de passions qu’il faut discipliner et maîtriser. C’est ce fait historique qui a été déterminant. Cela prouve (si tant est qu’une vérité aussi évidente a besoin d’être prouvée) que toute idée de la liberté procède directement d’une conception de moi, de la personne, de l’homme. Il est facile de manipuler la définition de l’homme et ensuite de donner à la liberté le sens que l’on désire. L’historie récente a montré, hélas, qu’il ne s’agit pas là d’un débat purement académique45.
33L’opposition entre l’usage libérateur et l’usage oppressif de l’idée de liberté ne correspond pas à l’opposition de la liberté négative et de la liberté positive, puisqu’elle traverse la liberté négative. Celle-ci, censée nous protéger contre les dérives totalitaires, se prête à ce retournement idéologique dans la mesure où le libéralisme reproduit la scission entre le moi empirique et le moi idéal. Pour l’empêcher, il faudrait identifier l’individu à son moi empirique avec ses désirs et ses besoins. Or cette thèse est diffiicile à tenir car il faudrait ajouter, pour être conséquent, ses désirs quels qu’ils soient, même les plus pervers, les plus absurdes (tuer des innocents, etc.). Pour être purement négative, la conception négative de la liberté devrait être relativiste, n’introduire aucune hiérarchie entre les désirs46 et soutenir que ce que le pape appelle la licence illimitée est la vraie liberté. Tant que l’on ne va pas jusque-là, la distinction du moi empirique et du moi idéal est conservée et un développement oppressif du concept de liberté est possible. Il en résulte également qu’une critique libérale de la licence illimitée peut s’interpréter comme un usage libérateur de la conception positive de la liberté.
34John Stuart Mill montre comment le libéralisme opère le tour de passe-passe dénoncé par Berlin. Après avoir rappelé que l’individu est souverain sur lui-même, sur son corps et son esprit, il fait cette observation :
Il n’est peut-être guère nécessaire de préciser que cette doctrine n’entend s’appliquer qu’aux êtres humains dans la maturité de leurs facultés. Nous ne parlerons pas ici des enfants, ni des adolescents des deux sexes en dessous de l’âge de la majorité fixé par la loi. Ceux qui sont encore dépendants des soins d’autrui doivent être protégés contre leurs propres actions aussi bien que contre les risques extérieurs. C’est pour cette même raison que nous laisserons de côté ces âges arriérés de la société où l’espèce elle-même pouvait sembler dans son enfance. Les toutes premières diffiicultés qui se dressent sur le chemin du progrès spontané sont si considérables, qu’on a rarement le choix des moyens pour les surmonter ; aussi un souverain progressiste peut-il se permettre d’utiliser n’importe quel expédient pour atteindre un but, autrement inaccessible. Le despotisme est un mode de gouvernement légitime quand on a affiaire à des barbares, pourvu que le but vise à leur avancement et que les moyens se justifient par la réalisation effiective de ce but. La liberté comme principe, ne peut s’appliquer à un état de chose antérieur à l’époque où l’humanité devient capable de s’améliorer par la libre discussion entre individus égaux47.
35La justification du colonialisme comme despotisme nécessaire au gouvernement des barbares montre comment l’idée de liberté négative dédouble le moi, en l’occurrence celui du barbare (mais pas seulement comme l’indique la liste des individus qui ne peuvent jouir complètement de la liberté négative dans les pays civilisés), entre un moi empirique et un moi idéal incarné par le despote éclairé, en l’occurrence l’Angleterre. Seuls sont dignes de la liberté les individus parvenus à un certain stade du développement de la raison. La liberté négative défendue par Mill dans son livre est une modalité de la liberté positive.
36Un disciple de Berlin hostile au colonialisme tentera de sauver la liberté négative de l’accusation d’oppression en disant que l’idée de l’homme a été cyniquement manipulée afin de plier l’idée de liberté à la volonté de puissance de l’Angleterre. Mais, outre qu’il n’y a aucune raison de douter de la sincérité de Mill, ses présupposés rendent possible et n’empêchent pas une éventuelle manipulation. L’argument de Mill explicite des conditions positives de possibilité de la liberté négative. C’est juste en passant, comme s’il s’agissait d’une évidence inutile à rappeler, que Berlin note que la conception de la liberté procède directement d’une conception du moi, de la personne et de l’homme. Il en résulte que la conception négative a des présupposés anthropologiques et normatifs qui, en fondant l’exigence d’adéquation du moi empirique au moi idéal, légitiment a priori une interférence dans la vie d’autrui censée ne pas être réellement nuisible à la liberté. Pourquoi pouvons-nous laisser les individus agir sans interférence sinon parce que nous savons qu’ils respecteront d’eux-mêmes les règles fondamentales de la vie humaine et qu’ils sont incapables de les violer en se comportant comme des barbares ? En vertu de son universalité, la raison est la condition la plus bruyamment invoquée, mais il en existe d’autres plus concrètes et relatives. Les libéraux considèrent que le pouvoir ne doit jamais être absolu et reconnaissent des frontières à l’intérieur desquelles l’individu est libre. Or « ces frontières sont définies par des règles si anciennes et si largement acceptées que leur respect fait partie de la conception même que l’on a d’un homme normalement constitué et, donc, de ce qu’est agir de façon barbare ou démente48 ». Nous comprenons ainsi pourquoi Mill avait le sentiment que son avertissement n’était pas absolument nécessaire. L’auteur estime habituellement que le lecteur a spontanément conscience de la dimension positive de la liberté négative. Quand le moi idéal nous est étranger, nous percevons immédiatement un risque d’oppression. Quand nous lui sommes parfaitement soumis, nous sommes insensibles à ce qui le distingue de notre individualité concrète et il est diffiicile de soupçonner que nous pourrions ne pas être réellement libres en faisant ce que nous voulons sincèrement après mure réflexion.
37Il est possible de dénoncer le « faux dilemme49 » de la liberté positive et de la liberté négative. Cette opposition est créée par la question posée par Berlin à des fins politiques conjoncturelles. Alors que la diffiérence entre les deux définitions devrait être tranchée, l’explicitation des normes anthropologiques de la liberté négative la fait apparaître comme une modalité de la liberté positive. Le minimum de liberté négative au sein de la liberté positive est la contrepartie logique du minimum de liberté positive au sein de la liberté négative. La manière dont Berlin mène la lutte politique dans la théorie n’est pas théoriquement illégitime dans la mesure où nous donnons un sens qualitatif à la diffiérence quantitative. Comment croire que l’on est encore libre quand l’espace sans interférence est trop limité ? N’est-ce pas du despotisme et de la servitude ? Le problème est que la réciproque est tout aussi diffiicile à éviter. Comment croire que l’on est encore libre quand les désirs ne sont pas suffiisamment régulés dans l’intérêt de tous et le respect de la liberté de chacun ? N’est-ce pas de l’anarchie et de la licence ? Ce double écueil montre que, lorsque nous parlons de liberté, nous sommes attachés à deux intuitions qui peuvent entrer en contradiction. Il faudrait être indépendant de toute contrainte et nous avons besoin de normes contraignantes et de critères supra-individuels ou transindividuels pour hiérarchiser les désirs. La liberté négative est l’accentuation de la première exigence, la liberté positive celle de la seconde.
38La liberté comme non-domination, défendue par Philip Pettit d’un point de vue républicain, se présente comme une troisième conception de la liberté. Si la distinction de la liberté négative et positive est une exacerbation de la contradiction potentielle de la liberté, la liberté comme non-domination apparaît plutôt comme un effiort pour réduire la tension stimulée par la critique libérale. Le républicain estime que la liberté est négative, mais il soutient que l’absence d’interférence arbitraire liberticide dépend de l’interférence sans maître de la loi fondée sur les idées et les intérêts partagés et légitimes soumis à la contestation50. Il en résulte simplement que le libéral berlinien va soupçonner et chercher derrière ce qui est partagé un moi supra-individuel potentiellement aliénant pour le moi empirique singulier. Peu importe que le règne de ce quelque chose puisse être contesté, l’individu singulier est libre dans la contestation, non dans l’obéissance, surtout s’il échoue et désapprouve intimement ce à quoi il est contraint de se soumettre. Le républicain a beau se démarquer de la liberté positive et reconnaître que l’absence d’interférence est le signe de la liberté, il cède sur l’essentiel en faisant croire que l’interférence de la loi n’est pas une limitation de la liberté.
39La formulation la plus brutale du tour de passe-passe dénoncé par Berlin est l’un des slogans de l’État totalitaire imaginés par Georges Orwell : « La liberté c’est l’esclavage. » Dans la suite du roman, on apprend que la formule est réversible : « L’esclavage c’est la liberté51. » L’évidente contradiction du slogan prétend manifester la violence d’un État qui fait aussi passer la guerre pour la paix, l’ignorance pour la force, ou, pourrait-on dire, le mensonge pour la vérité. Pour renforcer ce sentiment d’absurdité, Orwell présente les slogans comme des énoncés d’une novlangue spécialement inventée par l’État. Ce qui pourtant frappe le philosophe est la relative banalité du slogan. La première formule signifie fondamentalement que, pour être libre, il faut obéir inconditionnellement. Son inversion nous apprend que l’on est libre si l’on obéit inconditionnellement. Bien sûr, quand le mot « esclavage » disparaît, la formule ne paraît plus aussi absurde. La paraphrase n’est pourtant pas clairement illégitime. Dans la théorie politique, le mot « esclavage » a été utilisé en un sens large pour signifier la privation de la liberté, même si l’individu assujetti n’est pas un esclave au sens strict, comme le Noir des colonies dont personne ne conteste la servitude. Quand Rousseau déclare, au début du Contrat social, que les hommes, nés libres, sont partout dans les fers, il parle des sujets du roi de France, qui ne sont pas des esclaves, et même de ceux du roi d’Angleterre qui passent pour être des hommes libres52. Ceux qui ne sont pas réellement des esclaves en sont tout de même parce qu’ils doivent absolument obéir à une loi qui reste particulière à leurs yeux en vertu de sa contradiction avec leur volonté. Deux options sont alors possibles. Si l’accent porte sur le conflit des volontés, le langage de l’esclavage reste étranger à celui de la liberté. S’il se déplace sur l’exigence d’obéissance inconditionnelle, une communication devient possible. La tradition de la liberté républicaine en témoigne quand il lui plaît de s’exprimer, avec Cicéron, dans un vocabulaire évoquant l’esclavage au sens large : Legum omnes servi sumus ut liberi esse possimus (« Nous sommes tous esclaves de la loi afin de pouvoir être libres »)53. La diffiérence avec l’esclavage au sens propre est qu’ici l’obéissance inconditionnelle est censée garantir la liberté au lieu de la supprimer. On se dit néanmoins que, si la liberté n’avait pas été pensée comme une forme de servitude, le slogan orwellien aurait été impossible. Sa forme inversée et la circularité des deux formules renforcent la possibilité d’une communication entre le langage de la liberté et celui de l’esclavage. Celle-ci affiaiblit le poids du mot « esclavage » en faisant disparaître l’unilatéralité et l’asymétrie qui fondent sa violence. La seconde formulation du slogan exclut que la liberté soit l’affiranchissement de toute règle ou la négation du néant sartrien. Il faut se soumettre inconditionnellement à quelque chose, car cesser d’obéir, c’est autre chose que de la liberté, l’anarchie ou la licence. L’asservissement à la loi est la liberté parce que la volonté, quand elle est réellement elle-même, ne peut pas ne pas vouloir s’y soumettre. Ce qui est perçu comme une contrainte n’en est donc pas véritablement une54.
40 Une définition se dégage de ces considérations : la liberté, c’est la servitude volontaire. Cet emploi de l’expression s’oppose évidemment à l’usage critique de La Boétie. Mais la contradiction de cette idée, formulée, de surcroît, dans un contexte qui affiaiblit sa crédibilité et accentue sa force de provocation, ouvre d’intéressantes possibilités. Le scandale de l’expression, pour des modernes qui aspirent à l’émancipation, est que l’homme, libre par nature, au lieu de vouloir la liberté, l’utilise pour s’asservir politiquement. La contradiction de l’idée de servitude volontaire est le seul moyen d’exprimer la monstruosité d’un vice qui n’a pas de nom55. Le début du discours le met en scène avec éclat. La Boétie décrit une multitude soumise à un pouvoir tyrannique où « tout est à un ». Ne disposant ni d’eux-mêmes, ni de leurs biens, les individus sont, de fait, les esclaves d’un seul56. Le contraste de la faiblesse intrinsèque du tyran et de la puissance de la multitude donne au problème de l’absence de liberté politique d’un être naturellement libre sa forme la plus aiguë et suggère l’inquiétante solution de La Boétie. L’incroyable renversement tyrannique d’un rapport de force clairement favorable à la multitude s’explique par « une opiniâtre volonté de servir » et un refus de la liberté57. Comme la servitude est directement et positivement choisie par la volonté, La Boétie en tire l’étonnante conséquence de la facilité de la réappropriation politique de la liberté naturelle. Or cette idée semble démentie par le présupposé de la violence sans règles et sans limites du tyran qui n’hésiterait manifestement pas à réprimer toute velléité de libération. La description initiale de la tyrannie doit donc être corrigée. Quand une armée étrangère conquiert un territoire et soumet tyranniquement sa population, elle dispose de forces propres qui ont fait preuve de leur supériorité sur celles des vaincus. Il en va diffiéremment du tyran domestique. Il n’est pas seul, avec ses maigres forces, face à la multitude. Sa force est l’aliénation de celle du peuple. La volonté de servir des sujets est de faire des actes qui communiquent leur force au tyran. Se libérer de la tyrannie, ce n’est pas affironter une puissance étrangère, c’est fondamentalement cesser d’être « traître à soi-même », c’est se réapproprier ses propres forces. Pour être libre, il suffiit d’être « résolu de ne plus servir58 ». Parler de résolution signifie que la libération dépend de la volonté sans être une conséquence immédiate de sa décision. Comme le montre la suite de l’analyse, il y a tout de même des résistances extérieures à vaincre, le tyran et ses fidèles avec leurs forces propres, mais également des obstacles intérieurs, l’habitude de servir et les petites gratifications avec lesquelles le tyran achète quotidiennement l’abandon de la liberté. Mais l’acte fondamental de la libération est la volonté de ne plus servir, le fait de dire non, obstinément, tant que subsiste une résistance interne ou externe. Si l’idée de servitude volontaire n’implique pas une libération immédiate, on comprend que, à un moment ou un autre, elle séduise malgré d’évidentes diffiicultés théoriques. Quand nous avons le sentiment que les individus ne font pas tout ce qui est en leur pouvoir pour être moins asservis ou accroître leur liberté, nous percevons quelque chose de volontaire dans leur servitude. Au sens le plus général, la servitude volontaire signifie qu’il est en notre pouvoir d’être plus libres que nous ne le sommes.
41Plus il y a de violence ouverte et d’arbitraire et moins nous serons enclins à parler de servitude volontaire. Sans pertinence si la force oppressive est clairement étrangère aux opprimés, elle suppose une certaine indistinction de l’oppression et des actes des opprimés qui permet de la détruire en s’abstenant d’agir. Dans la seule occurrence de l’expression, la cause de la servitude volontaire est la coutume. On peut donc douter qu’elle soit réellement volontaire. Cependant, même si la coutume renvoie à un processus de socialisation distinct du libre arbitre, il n’y a pas a priori de contradiction car il n’existe pas de volonté pure. Notre nature rationnelle se développe dans des conditions sociales qui lui donnent un « pli » particulier59. Quand l’éducation nous habitue à la servitude, nous la voulons comme notre bien et nous pouvons même nous sentir libres dans l’obéissance. Les tyrans ne contraignent pas les individus. Ils trompent le peuple avec des « appâts de servitude60 » comme les divertissements et les membres de l’élite par le droit d’être à leur tour des « tyranneaux » à un échelon de la pyramide du pouvoir couronnée « par le grand tyran61 ». Dans le premier cas, la servitude est l’objet direct de la volonté moulée par une habitude servile. Les individus se comportent en contradiction avec leur nature pure, ou plus exactement, avec la nature qui se serait incarnée dans des coutumes non aliénantes. Dans les deux autres, la servitude est l’objet indirect de la volonté. La perte de liberté est le prix que payent les individus pour obtenir ce qu’ils estiment être un bien, des plaisirs ou du pouvoir sur leurs inférieurs. Évidemment, la recherche de ces profits et l’acceptation corrélative de la servitude est déterminée par la coutume qui a pris les apparences et la force de la nature. Malgré tout, la diffiérence d’accentuation fait sentir comment la contradiction de l’idée de servitude volontaire, initialement utilisée pour comprendre et dénoncer l’oppression, peut jouer dans le sens de la liberté. Si les individus obtiennent les plaisirs et le pouvoir auxquels ils aspirent, pourquoi seraient-ils asservis ? Avoir ce que l’on veut, n’est-ce pas être libre ? S’ils se sentent libres, pourquoi seraient-ils esclaves ? Le coût de cette liberté est certes une perte de liberté. Mais n’est-ce pas conforme à la logique du marché que propose tout contrat social ?
42Cette conséquence est refoulée dans le texte de La Boétie par la figure du tyran arbitraire qui porte l’asymétrie du pouvoir à son paroxysme. Malgré tout, la servitude volontaire est tendanciellement le concept de la domination et de l’oppression dans un monde où la violence ouverte et arbitraire a disparu. Il n’est donc pas étonnant que cette idée soit explicitement ou implicitement présente dans certaines critiques des sociétés démocratiques et libérales où l’asymétrie du pouvoir est refoulée. Le présupposé de l’égalité et de la liberté des individus et le règne de la loi suppriment les violences ouvertes des régimes tyranniques. Par exemple, le travail salarié, qui crée de manière contractuelle un rapport de domination et d’exploitation, invite naturellement à s’interroger sur la servitude volontaire du salarié et le mythe de la grève générale évoque la thèse de La Boétie selon laquelle, pour se libérer, il faut commencer par s’abstenir, en l’occurrence, cesser de nourrir le capital qui vit de l’appropriation du travail vivant62. La thématique de la souffirance au travail rappelle cependant que le procès de travail contient toujours une violence, fondée sur la dépossession des moyens de production.
43Pour que la « dialectique » de l’idée de servitude volontaire se déploie, il faut que l’asymétrie du pouvoir paraisse encore plus réduite. Ce n’est donc pas un hasard si l’une de ses meilleures illustrations est imaginaire. À la fin de De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville se demande quelle forme pourrait prendre le despotisme dans une démocratie. Comme cette société donne l’impression d’avoir neutralisé l’asymétrie du pouvoir63, ce nouveau despotisme se distingue des précédents par la disparition de la terreur. Quand les individus sont égaux et traités de manière uniforme par la loi, le despotisme devient doux et bienveillant. Ce trait, qui rend le mot problématique64, évoque l’idée de servitude volontaire, malgré l’absence de l’expression. Le ressort de ce despotisme est la convergence des désirs des individus, repliés sur leur bien-être, et de l’effiort naturel de l’État pour accroître son emprise. Les individus acceptent et demandent une législation uniforme, qui est aussi minutieuse et envahissante, parce qu’elle émane d’un État qu’ils ont institué et qui s’effiorce de satisfaire leur désir de bien-être. Parler ici de servitude volontaire signifie, du point de vue tocquevillien, que les individus se sont volontairement asservis. Quant à eux, voyant que l’État tutélaire leur garantit le bien-être qu’ils demandent, ils ont le sentiment d’être libres. Ce qui est présenté comme de la servitude, ou plutôt, comme de l’esclavage65, pourrait être de la liberté, puisqu’il est volontairement choisi en l’absence de toute contrainte et de toute violence arbitraire. L’idée de servitude volontaire fait ici apparaître la liberté et l’esclavage comme des jugements qui se soupçonnent réciproquement de prendre l’un pour l’autre.
44Ce quiproquo entre l’esclavage et la liberté est rendu possible par une structure logique souvent présente dans l’idée de liberté. Voici, par exemple, comment La Boétie décrit la liberté de l’homme dont la nature n’est pas aliénée par de mauvaises coutumes :
[…] je crois, hors de doute que, si nous vivions avec les droits que la nature nous a donnés et avec les enseignements qu’elle nous apprend, nous serions naturellement obéissants aux parents, sujets à la raison, et serfs de personne. […] Mais certes, s’il y a rien de clair ni d’apparent en la nature et où il ne soit pas permis de faire l’aveugle, c’est cela que la nature, le ministre de Dieu, la gouvernante des hommes, nous a tous faits de même forme, et, comme il semble, à même moule, afin de nous entreconnaître tous pour compagnons ou plutôt pour frères66.
45La liberté est de n’être dominé par personne et de vivre dans une société fraternelle, en accord avec la nature qui réalise les fins divines, où les inégalités sont au service de la charité et où tous se reconnaissent l’un dans l’autre, moins pour être « tous unis », que pour être « tous uns67 ». En résumé, la liberté, c’est obéir aux parents et à la raison, c’est-à-dire à la nature, donc à Dieu. Cette soumission n’a évidemment rien à voir avec l’obéissance au tyran. Dans ce dernier cas, la nature est aliénée par de mauvaises coutumes. Maintenant, le pli que prend la nature s’accorde avec elle et nous empêche de douter du caractère réellement volontaire de la soumission à la nature et à Dieu. Il faut donc corriger la définition proposée. La liberté, c’est la vraie servitude volontaire.
46 Nous comprenons maintenant ce qu’il y a de philosophiquement banal dans le slogan de 1984. La notion de novlangue jouit d’une certaine popularité pour sa vertu critique des manipulations du langage ordinaire par le pouvoir68. Mais, dans le cas du slogan sur la liberté, son attribution à la novlangue peut nuire à la prise de conscience du fonctionnement habituel de l’idée de liberté. La novlangue est-elle en l’occurrence si extravagante ? Dit-elle réellement autre chose que le langage ordinaire ? La liberté a souvent été reconnue, par les théories savantes et les institutions sociales, comme la soumission de la volonté à une instance supérieure (Dieu, la nature, la raison, la loi, le peuple, l’histoire, la race, etc.). Elle est, en ce sens, une forme de servitude car lui désobéir, ce n’est pas, comme le croient les esprits naïfs, être libre ou même plus libre, mais prendre une fausse liberté pour la vraie. Le caractère idéologique du slogan formulé en novlangue est de rendre méconnaissable ce que nous croyons ordinairement en exacerbant cette contradiction potentielle de l’idée de liberté effiectivement utilisée. C’est pourquoi Max Stirner n’avait pas besoin de la fiction de la novlangue pour dénoncer le sophisme orwellien :
[…] ce n’est pas « l’homme bien né » qui est libre, ni d’ailleurs moi qui suis libre ; est libre « celui qui le mérite » [der « Verdienstvolle »], le serviteur [Diener] intègre (de son Roi, de l’État, ou du Peuple dans nos États constitutionnels). […] Si c’est le mérite de l’homme qui fait sa liberté [Gelten aber die Verdienstvollen als die Freien] […], servir, c’est être libre. Le serviteur obéissant, voilà l’homme libre ! [Der gehorsame Diener ist der freie Mensch !] – Et voilà une rude absurdité ! Cependant tel est le sens intime de la bourgeoisie [… ]69.
47Chacun accorde qu’il est libre, au sens négatif, quand il ne subit aucune interférence. Mais le libéral ne réussit pas à penser la liberté de manière purement négative. L’indépendance dont il souhaite la plus grande extension suppose impérativement le respect d’un cadre anthropologique, social et politique. Il a le sentiment d’être libre car il est chez lui dans cet ordre dont les contraintes ne lui pèsent pas. Du coup, on peut le soupçonner d’être le produit de cette organisation sociale, donc d’être aliéné et asservi. Il n’y a pas d’évidence de la liberté. La diffiérence avec l’esclavage se joue finalement dans l’identification de l’instance pertinente (Dieu, la nature, la raison, le peuple, le marché, etc.) et ce qui constitue son trait essentiel (ce qui est divin en Dieu, naturel dans la nature, rationnel dans la raison, populaire dans le peuple, ce qu’il y a de concurrentiel dans le marché, etc.). Dans la réalité concrète, la situation est encore plus embarrassante car ces instances se combinent sous l’hégémonie de l’une d’elles sans que leurs exigences spécifiques s’accordent spontanément (un catholique se réfère à Dieu, à la nature, à la raison, etc. ; un membre des démocraties libérales au peuple, à l’individu, à la raison, au marché, etc.). Quand les exigences surnaturelles sont ressenties comme asservissantes du point de vue de la nature, et réciproquement, ou que celles du marché le sont du point de vue de la démocratie, et réciproquement, la ligne de démarcation entre la liberté et la servitude devient fluctuante. Le quiproquo entre l’esclavage et la liberté provient des désaccords sur l’instance pertinente qui exige avec légitimité l’obéissance ultime et inconditionnelle. Il ne s’agit pas simplement de distinguer la liberté et l’esclavage, mais, plus exactement, la « vraie » de la « fausse » liberté. Ce qui la nie peut en avoir l’apparence dans la mesure où elle reproduit une logique servile. Ce que l’on appelle la liberté est la servitude envers la bonne instance et ses traits essentiels. Ce que l’on appelle l’esclavage est la servitude envers une mauvaise instance ou envers des traits non essentiels de la bonne. Comme ces instances, leurs propriétés et leurs relations concrètes lorsque certaines se combinent sont toujours l’objet de contestations, toute conception de la liberté énoncée dans ce cadre peut être soupçonnée d’être en réalité une « fausse » liberté, donc de l’esclavage. Le slogan imaginé dans la grammaire de la novlangue se distingue du langage ordinaire par son ignorance délibérée de la distinction entre servitude et esclavage où se joue habituellement le débat sur la liberté. Il transforme un problème théorique et politique (comment concevoir une servitude qui soit une liberté ?) en une contradiction manifeste, suggérant ainsi que la vraie liberté est ailleurs.
Notes de bas de page
1 « […] je ne peux accorder aucune valeur aux contestations qu’on m’oppose, parce qu’elles se fondent sur une incompréhension flagrante – pour moi – de ce que j’ai voulu dire. […] Non [répondre à Merleau-Ponty, Lévi-Strauss et Raymond Aron], pour quoi faire ? J’ai dit ce que j’avais à dire, ils ont donné un point de vue diffiérent du mien. Ceux qui ne sont pas d’accord avec ce qu’ils ont écrit sur moi n’ont qu’à le dire. Ce n’est pas à moi de le faire. Ce n’est pas du mépris. […] Je déteste ça, les discussions d’idées entre intellectuels, on est toujours au-dessous de soi-même, on dit de grosses bêtises. […] J’ai beaucoup discuté avec Aron ou avec Politzer, mais ça n’a servi à rien » (J.-P. Sartre, Situations X, op. cit., p. 188-191).
2 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Première partie, « Des préjugés des philosophes », § 5, traduction et présentation par Geneviève Blanqui, Paris, UGE (10/18), p. 26-27 ; Rousseau, Émile, IV, op. cit., p. 568-569.
3 J.-P. Sartre, Saint Genet, op. cit., p. 255. « Je n’ai rien supposé ou avancé, touchant à la liberté, que ce que nous ressentons tous les jours en nous-mêmes, et qui est très connu par la lumière naturelle » (Descartes, Méditations métaphysiques. Objections et réponses suivies de quatre lettres, Paris, Garnier-flammarion, 1979, p. 314). Chez Sartre, tout repose également sur le témoignage de la conscience. « Je me suis toujours senti libre depuis l’enfance. L’idée de liberté s’est développée en moi, elle a perdu les aspects vagues et contradictoires qu’elle a chez chacun quand on la prend comme ça au départ, et elle s’est compliquée. Elle s’est précisée ; mais je mourrai comme j’ai vécu, avec un sentiment de profonde liberté » (S. de Beauvoir, La cérémonie des adieux, op. cit., p. 441 ; voir également J.-P. Sartre, Situations X, op. cit., p. 217).
4 L. Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 2012.
5 P. Gavi, J.-P. Sartre, P. Victor, On a raison de se révolter, op. cit., p. 345.
6 Ibid., p. 345 ; « Le régime socialiste n’est pas un régime où chacun fait ce qu’on lui dicte, mais au contraire celui où chacun agit librement. […] c’est pourquoi un régime comme le régime soviétique n’est pas un régime socialiste, parce que la liberté est sacrifiée ; […] la liberté n’y existe nulle part, même chez les chefs ; il n’y a pas de liberté » (ibid., p. 347).
7 Ibid., p. 17.
8 Ibid., p. 23.
9 Ibid., p. 24.
10 Ibid., p. 101.
11 Spinoza, Œuvres III. Traité théologico-politique, traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, Paris, PUF, 1999, chap. XX, p. 637.
12 « […] quoi que l’habileté puisse obtenir en ce domaine, on n’en est jamais parvenu à une situation où les hommes n’aient pu apprendre par expérience que chacun abonde dans son propre sens, et qu’il y a autant de diffiérence entre les têtes qu’entre les goûts » (ibid., chap. XX, p. 635).
13 Ibid., chap. XVI, p. 517.
14 « […] il faudra que je vous fasse l’honneur qui vous appartient, et que je monte, par manière de dire, les bêtes brutes en chaire, pour vous enseigner votre nature et condition. Les bêtes, ce maid’Dieu ! si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive liberté ! Plusieurs en y a d’entre elles qui meurent aussitôt qu’elles sont prises : comme le poisson quitte la vie aussitôt que l’eau, pareillement celles-là quittent la lumière et ne veulent point survivre à leur naturelle franchise » (É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Garnier-flammarion, 1983, p. 141).
15 H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 192 ; voir aussi Id., La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 68-70) ; C. Wirszubski, Libertas as a Political Idea at Rome, Oxford, Oxford University Press, 1968, p. 7.
16 Aristote, Les politiques, III, 6, 1278b-1279a, traduction et présentation par Pierre Pellegrin, Paris, Garnier-flammarion, 1990, p. 227-228.
17 Ibid., III, 10, 1281a, p. 238-239.
18 Ibid., III, 1, 1275a, p. 207 et 209.
19 Ibid., III, 1, 1275a, p. 208.
20 Ibid., III, 4, 1277b, p. 219.
21 Ibid., VI, 2, 1317b, p. 417-418.
22 H. Arendt, La condition de l’homme moderne, op. cit., p. 68-70 : Arendt attire l’attention sur ces paroles d’Otanes (quand les Perses se décident en faveur de la monarchie) favorable au pouvoir populaire (démocratie) : « Compagnons de révolte, il est bien clair qu’un seul d’entre nous va régner, qu’il soit désigné par le sort, par le choix du peuple perse, ou par tout autre moyen. Pour moi, je ne prendrai point part à cette compétition : je ne veux ni commander, ni obéir ; mais si je renonce au pouvoir, c’est à la condition que je n’aurais pas à obéir à l’un de vous, ni moi, ni aucun de mes descendants à l’avenir » (Hérodote, L’Enquête, III, § 83, Paris, Galllimard [Bibliothèque de la Pléiade], p. 257).
23 J.-J. Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, IV, 2, dans Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1964, p. 440-441.
24 J.-F. Spitz, La liberté politique, op. cit., p. 407. La formule de Rousseau est utilisée à propos du châtiment (Du contrat social, I, 7. op. cit., p. 364).
25 I. Berlin « Deux conceptions de la liberté », dans Éloge de la liberté, traduction par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Paris, Presses Pocket, 1990, p. 211.
26 Ibid., p. 171.
27 Ibid., p. 208 ; J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit, p. 542.
28 P. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, traduction par Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004, p. 42 ; J.-F. Spitz, La liberté politique, op. cit., p. 399. « Les auteurs néo-romains [de l’Angleterre du xviie siècle] acceptent que l’étendue de notre liberté de citoyen soit évaluée selon le degré où nous sommes contraints ou pas d’agir à volonté à la poursuite des fins que nous nous sommes choisies. Autrement dit, ils ne reprochent rien au principe libéral selon lequel […] le concept de liberté “est purement et simplement négatif”, au sens où sa présence est toujours marquée par l’absence de quelque chose, et particulièrement par l’absence d’une certaine mesure de restriction ou de contrainte. […] Ce que les auteurs néo-romains rejettent avant la lettre est le postulat clé du libéralisme classique selon lequel la force ou la menace coercitive de la force constituent les seules formes de contrainte qui interviennent sur la liberté individuelle. Les auteurs néo-romains soutiennent en revanche que vivre dans une condition de dépendance constitue en soi une source et une forme de contrainte » (Q. Skinner, La liberté avant le libéralisme, traduction par Muriel Zagha, Paris, Seuil, 2000, p. 55).
29 « C’est seulement parce que je crois que mon incapacité à obtenir telle ou telle chose tient au fait que des hommes se sont arrangés pour que, contrairement à d’autres, je ne dispose pas de l’argent nécessaire pour l’obtenir, que je m’estime victime d’une forme de contrainte et d’oppression. En d’autres termes cet emploi du mot liberté se rattache à une théorie sociale et économique bien précise concernant les causes de ma pauvreté ou de mon impuissance » (I. Berlin, Éloge de la liberté, op. cit., p. 172).
30 K. Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, I, VI, chap. 21, traduction sous la direction de J.-P. Lefèvre, Paris, PUF, 1993, p. 644 ; N. Capdevila, Tocqueville ou Marx. Démocratie, capitalisme, révolution, Paris, PUF, 2012, p. 163-167.
31 Ibid., I, chap. 23, p. 693.
32 « […] la volonté subjective a aussi une vie substantielle, une réalité, par laquelle elle se meut dans l’essentiel et en fait la fin de son existence. Cet élément essentiel où la volonté subjective et l’Universel s’unissent, est le tout éthique et l’État dont il est la figure concrète. Dans la mesure où l’individu porte en soi la connaissance, la foi et la connaissance de l’Universel, l’État est la réalité où il trouve sa liberté et la jouissance de sa liberté » (G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 135) ; « Car la loi est l’objectivité de l’Esprit et la volonté dans sa vérité ; seule la volonté qui obéit à la loi est libre ; car elle obéit à elle-même, se trouve auprès d’elle-même et est libre » (ibid., p. 140). Sur l’importance de la conception rousseauiste de la liberté pour la constitution de la théorie hégélienne, voir F. Neuhouser, Foundations of Hegel’s Social Theory. Actualizing Freedom, Harvard, Harvard University Press, 2000, chap. 2.
33 « […] désigner un homme, ou une assemblée d’hommes, pour porter leur personne ; et chacun fait sienne et reconnaît être lui-même l’auteur de toute action accomplie ou causée par celui qui porte leur personne, et relevant de ces choses qui concernent la paix commune et la sécurité ; par là même, tous et chacun d’eux soumettent leurs volontés à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. […] En lui réside l’essence de l’État qui est (pour le définir) une personne une dont les actions ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre eux-mêmes, chacun des membres d’une grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il l’estimera convenir à la paix et à leur défense commune » (T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 17, p. 287-289).
34 Cette conclusion est tirée par Raymond Polin : « N’est-ce pas là très profondément une forme de liberté ? » (Hobbes, Dieu et les hommes, Paris, PUF, 1981, p. 138).
35 « De plus, si celui qui tente de déposer son souverain est tué, […] il est l’auteur de son propre châtiment, en ce qu’il est, par l’institution, l’auteur de tout ce le souverain fera » ; « Mais, en vertu de cette institution d’un État, chaque individu particulier est l’auteur de ce que fait le souverain, et, par conséquent, celui qui se plaint d’une injustice de la part de son souverain se plaint de cela même dont il est l’auteur, et donc, il ne doit accuser d’injustice nul autre que lui-même, non !, même pas lui-même d’injustice, car c’est impossible de commettre une injustice envers soi-même » ; le souverain ne peut être puni par ses sujets « car, chaque sujet étant l’auteur des actions de son souverain, il punit un autre pour des actions qu’il a lui-même commises » (T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 18, p. 291, 295 et 296).
36 « Si donc le Prince souverain est exempt des lois de ses prédécesseurs, beaucoup moins serait-il tenu aux lois et ordonnances qu’il fait : car on peut bien recevoir loi d’autrui, mais il est impossible par nature de se donner loi, non plus que commander à soi-même, chose qui dépende de sa volonté […] » (J. Bodin, Les six livres de la République, Paris, Librairie générale française, 1993, livre I, chap. 8, p. 121).
37 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, 8 et I, 7, op. cit., p. 365 et 362.
38 « L’acte unilatéral se caractérise par l’absence d’identité de l’auteur de l’acte normateur et le destinataire de la norme statuée. […] cet acte s’impose à son destinataire sans que celui-ci puisse y consentir » (O. Beaud, La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 68-69) ; « Seule une fiction théorique peut faire croire que nous avons souscrit une fois pour toutes aux lois de la société à laquelle nous appartenons. Tout le monde sait aussi que les lois sont faites par les uns et imposées aux autres » (M. Foucault, Dits et écrits, II, op. cit., p. 718-719).
39 I. Berlin, Éloge de la liberté, op. cit., p. 171 et 178-179.
40 Ibid., p. 180.
41 « Nous nous trouvons là à l’opposé des buts que poursuivent les partisans de la liberté “positive”. Les uns souhaitent restreindre l’autorité en tant que telle ; les autres, qu’elle soit placée dans leurs mains. L’enjeu est capital, car il ne s’agit pas de deux interprétations diffiérentes d’un même concept, mais de deux points de vue profondément opposés et même irréconciliables vis-à-vis des fins de l’existence humaine » (ibid., p. 213).
42 Spinoza, Éthique, op. cit., IV, p. 73, sc., p. 455 ; « L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit sous la seule dictée de la raison » (IV, p. 47, p. 445) ; « Mais les hommes ne sont dits agir qu’en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison, et par suite tout ce qui suit de la nature humaine en tant qu’elle se définit par la raison doit se comprendre par la seule nature humaine, comme sa cause la plus proche » (IV, p. 35, p. 391 et p. 49, p. 433).
43 I. Berlin, Éloge de la liberté, op. cit., p. 180.
44 Léon XIII, Sur la liberté humaine, encyclique du 20 juin 1888. Le texte est disponible sur le site du Vatican : http://w2.vatican.va/content/leo-xiii/la/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_20061888_libertas.html. Le pape formule une sorte de loi : « Tout ce que la licence y gagne, la liberté le perd ; car on verra toujours la liberté grandir et se raffiermir à mesure que la licence sentira davantage le frein. »
45 I. Berlin, Éloge de la liberté, op. cit., p. 182.
46 Charles Taylor reproche à la conception négative de la liberté de la mesurer sans tenir compte des diffiérences qualitatives entre les désirs et de leur contribution à l’auto-accomplissement de l’individu défendu par le libéralisme. Je suis moins libre si, pour des raisons aussi bien externes qu’internes, comme des passions ou une fausse conscience, ne peuvent être satisfaits que des désirs portant sur des objets triviaux au détriment de ce qui a le plus de valeur. Comme l’individu peut se tromper sur la valeur des désirs, il ne peut être le seul juge et quelqu’un d’autre peut être plus lucide que lui. La liberté demande de la part de l’individu un certain état de clairvoyance et de compréhension de soi-même (« Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans la liberté négative ? », dans La liberté des modernes, traduction par Philippe de Lara, Paris, PUF, 1997, p. 255-283).
47 J. S. Mill, De la liberté, traduction par Laurence Lenglet, Paris, Gallimard, 1990, p. 75. Des formulations de Berlin vont dans le sens de cet élitisme libéral : « Assurément, seule une petite minorité consciente d’elle-même et hautement civilisée a été aussi loin dans la revendication de la liberté », en exigeant le « maximum de non-ingérence compatible avec les exigences minimum de la vie en société » (Éloge de la liberté, op. cit., p. 208).
48 I. Berlin, Éloge de la liberté, op. cit., p. 212.
49 J.-F. Spitz, La liberté politique, op. cit., p. 83.
50 « La loi bien ordonnée ne prive pas les sujets de leur liberté, c’est-à-dire qu’elle interfère dans leurs décisions mais n’exerce pas pour autant de domination » ; « L’État n’interférera pas de manière arbitraire […], pour autant que cette inférence sera déterminée par ces intérêts et idées que partagent ceux qui se trouvent affiectés par son action. Cela ne signifie pas que les individus doivent avoir activement consenti aux dispositions en vertu desquelles agit l’État, mais qu’ils doivent disposer, quelle que soit leur position dans la société, de la possibilité de contester les présupposés dans le fait de partager ces intérêts et ces idées et – si cette contestation est reçue – d’altérer le sens de l’action de l’État » (P. Pettit, Républicanisme, op. cit., p. 64 et 90).
51 G. Orwell, 1984, Paris, Gallimard, 1994, p. 15 et 372.
52 « Toute loi que le Peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple Anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde » (J.-J. Rousseau, Du contrat social, III, 15, op. cit., p. 134). Sur le sens large du mot « esclavage » dans la philosophie des Lumières, voir B. Binoche, « Écrasez l’infâme ! ». Philosopher à l’âge des Lumières, Paris, La Fabrique, 2018, chap. IV.
53 Cité dans C. Wirszubski, Libertas as a Political Idea at Rome, op. cit., p. 7.
54 « Mais bien qu’il [l’état de nature] s’agisse là d’un état de liberté, ce n’est pas pour autant un état de licence ; même si l’homme y possède une liberté inconditionnelle de disposer de sa personne et de ses possessions, il n’a cependant pas la liberté de se détruire, non plus qu’aucune créature en sa possession, sauf le cas un usage plus noble que la simple sauvagerie l’exige. L’état de nature possède une loi de nature qui le régit, et cette loi oblige tout le monde » et cette loi est la raison (J. Locke, Le second traité du gouvernement. Essai sur la véritable origine, l’étendue et la fin du gouvernement civil, traduction par Jean-Fabien Spitz, Paris, PUF, 1994, § 6, p. 6). « Car, dans son acception véritable, la loi ne consiste pas tant à limiter un agent libre et intelligent qu’à le guider vers ses propres intérêts, et elle ne prescrit pas au-delà de ce qui conduit au bien général de ceux qui sont assujettis à cette loi. S’ils pouvaient être heureux sans elle, la loi s’évanouirait comme une chose inutile ; et qui nous empêche seulement de tomber dans les marais et les précipices mérite mal le nom de contrainte [that ill deserves the name of confinement]. De sorte que, quelles que soient les erreurs commises à son propos, la finalité de la loi n’est pas d’abolir ou de restreindre, mais de préserver et d’élargir la liberté ; et dans toutes les conditions des êtres créés qui sont capables de vivre d’après des lois, là où il n’y a pas de loi, il n’y pas de liberté » (ibid., § 57, p. 42).
55 « Donc, quel monstre de vice est ceci qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve point de nom assez vilain, que la nature désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ? » (É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 135).
56 Ibid., p. 132, 133-134 et 139.
57 Ibid., p. 139 ; « […] ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, [il] quitte la franchise et prend le joug » (ibid., p. 136).
58 « D’où a-t-il pris tant d’yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? […] Que vous pourrait-il faire, si vous n’étiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? » (ibid., p. 138-139) ; « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé a base, de son poids même fondre en bas et se rompre » (ibid., p. 139).
59 « La nature de l’homme est bien d’être franc et de le vouloir être, mais aussi sa nature est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne » (ibid., p. 150) : « […] il y a en notre âme quelque naturelle semence de raison, laquelle, entretenue par le bon conseil et la coutume, florit en vertu » (ibid., p. 140).
60 Ibid., p. 156 ; « Mais certes tous les hommes, tant qu’ils ont quelque chose d’homme, devant qu’ils se laissent assujétir, il faut l’un des deux, qu’ils soient contraints ou déçus » (ibid., p. 144).
61 Ibid., p. 163.
62 « […] les travailleurs seront-ils capables, à un moment quelconque, de briser leur servitude économique en refusant leurs bras ? » : « Pourquoi les prolétaires ne frapperaient-ils pas la société au cœur, en refusant de se laisser pressurer plus longtemps, en tarissant partout à la fois les sources de la richesse, en déclarant d’un commun accord qu’ils abolissent la suzeraineté de leurs maîtres ? » (Paul Louis, cité dans M. Chueca [dir.], Déposséder les possédants. La grève générale aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire [1895-1906], Marseille, Agone, 2008, p. 184 et 188). Pour des références récentes à l’idée de servitude volontaire dans le contexte du travail, voir J.-P. Durand, La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Paris, Seuil, 2012 ; N. Chaignot, La servitude volontaire aujourd’hui. Esclavages et modernité, Paris, PUF, 2012 ; R. Duarte, Mentir au travail, Paris, PUF, 2015 ; B. Ogilvie, Le travail à mort. Au temps du capitalisme absolu, Paris, L’Arachnéen, 2017.
63 « Lorsque le souverain est électif […] l’oppression qu’il fait subir aux individus est quelquefois plus grande ; mais elle est toujours moins dégradante parce que chaque citoyen, alors qu’on le gêne et qu’on le réduit à l’impuissance peut encore se figurer qu’en obéissant il ne se soumet qu’à lui-même, et que c’est à l’une de ses volontés qu’il sacrifie toutes les autres » (A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, IV, 6, p. 838).
64 « Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde […] » (ibid., II, IV, 6, p. 836). Pour plus de détails, voir N. Capdevila, Tocqueville et les frontières de la démocratie, Paris, PUF, 2007, p. 119-151 ; Id., Tocqueville ou Marx, op. cit., p. 255-266. Pour une référence à Tocqueville dans le contexte de la servitude volontaire, voir P. Vion-Dury, La nouvelle servitude volontaire. Enquête sur le projet politique de la Silicon Valley, Paris, Fyp, 2016.
65 « C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffirir et souvent même à les regarder comme un bienfait. Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes […] ; […] il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. […] Chaque individu souffire qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne » (A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, IV, 6, p. 837-838).
66 É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 139-140.
67 Ibid., p. 140-141.
68 Par exemple : A. Bihr, La novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste, Paris, Syllepses, 2017 ; A. Vandevelde-Rougale, La novlangue managériale, Paris, Erès, 2017 ; J.-Y. Gallou, M. Geoffiroy, Dictionnaire de novlangue, Versailles, Via romana, 2015.
69 M. Striner, L’unique et sa propriété, traduction par Robert L. Reclaire, Paris, Stock, 1978, p. 143-144 ; « Eh ! oui, la liberté de la presse est assurée, la liberté personnelle est garantie, cela saute aux yeux, mais ce qu’on ne voit pas, c’est que la conséquence de toutes ces libertés est un criant esclavage [die grellste Unfreiheit herrschend wird]. […] Nous sommes les forçats du Droit [Rechtens geknechter] (ibid., p. 149).
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