Chapitre III. Le cercle
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Texte intégral
1 Au départ, il y a cette évidence. Quand on est occupé, on n’est pas libre. On revendique alors la liberté, par exemple, en écrivant son nom. Un étranger présent dans l’espace extérieur où j’évolue limite mon action. Au moins, suis-je encore libre chez moi, dans mon intimité. Mais une force peut s’infiltrer dans mon corps ou dans mon esprit, et restreindre, dans ma propre maison, ma capacité d’agir par moi-même et pour moi-même, en détournant ma puissance à son profit, sans que j’en aie conscience1. Tant que je ne suis pas anéanti, il reste quelque chose de mien, qui, dans ces limites étroites, continue d’agir avec indépendance, selon sa nature propre, qui ne cède pas et même s’oppose dans l’espoir de regagner du terrain hors de moi ou en moi. Ce quelque chose qui résiste est le lieu de la liberté et peut-être la liberté elle-même. L’occupation, loin de la supprimer, lui donne l’occasion de se manifester, parfois sous une forme qui nous étonne. Quand le conflit est existentiel, il faut mobiliser ce qui reste de sa puissance pour se conserver, vivre, agir, ressentir, penser, malgré l’action d’une force tellement grande qu’elle menace notre être. Et quand on ne peut plus rien, on peut encore tenter de choisir sa mort2. Il y a des moments où l’individu, ou le peuple, au bord du gouffire, révèle une ressource que sa position apparemment désespérée ne laissait pas soupçonner. Cette capacité à ne pas céder, à s’opposer, et surtout à vaincre, stupéfie car elle semble venir de nulle part. Les témoignages que nous avons commentés montrent que des individus qui ont vécu des expériences de ce type, inconnues d’un membre ordinaire d’une démocratie libérale, ont parfois eu le sentiment d’être libres. Sans partager leur expérience, nous pouvons comprendre pourquoi ce mot est utilisé ou pouvait l’être. Cet usage est peut-être étrange, peut-être non pertinent. L’important est qu’il ne soit pas a priori illégitime et que, pour l’exclure, il faille donner des raisons. Il faut donc toujours penser en tenant compte de cette possibilité.
2Dans le confort de la société bourgeoise, nous avons le sentiment d’être les hommes les plus libres de l’histoire. Et beaucoup de réflexions sur la liberté consistent à en préciser les conditions institutionnelles et sociales. Il nous est cependant diffiicile de nier qu’écrire et diffiuser le poème d’Éluard était déjà un acte de liberté. Nous nous demandons même, avec une certaine inquiétude, si nous, qui nous targuons d’être si libres, aurions pu faire preuve de tant de liberté3. Cet acte était en effiet risqué. Or, en tant que libéraux, nous avons une affiection spontanée pour la définition hobbesienne de la liberté. Est libre le mouvement qui n’est pas empêché par des obstacles extérieurs4. À l’image de l’eau qui coule librement, l’homme de la société bourgeoise est libre là où il ne rencontre pas d’obstacles externes dans la satisfaction de ses désirs. J’aime Dieu, je vais à l’Église. J’aime les voyages, je pars. Je n’aime pas le président, je vote contre lui. Et pour satisfaire mes désirs spirituels et matériels les plus chers, le marché offire à mon choix d’innombrables valeurs d’usage, de plus en plus conçues en fonction de la singularité des demandes5. Malgré mon individualisme d’homme libre, il me faut bien remercier Léviathan de créer des règles qui ne visent pas principalement à interférer dans les choix des individus, mais à leur permettre de jouir en sécurité des fruits de leur activité grâce à la coexistence pacifique de leurs libertés6. À l’esprit critique qui s’apprête à interroger ces libertés, on rappelle la pénible vie du sujet du Léviathan soviétique qui ne pouvait pas penser, prier, voyager, critiquer, manifester, voter et satisfaire ses goûts les plus simples à cause des déficiences de l’économie planifiée, son désir de fuite et son émerveillement lorsqu’il découvrait le monde libre7. Un écrivain soviétique, qui émigre aux États-Unis en 1979, Sergueï Dovlatov, résume avec simplicité cette idée : « Je sais que la liberté est un concept philosophique. Ça ne m’intéresse pas. Les esclaves ne s’intéressent pas à la philosophie. Aller où on veut, ça c’est la liberté8 ! »
3La liberté, en ce sens, suppose une absence de contradiction entre nos désirs et l’ordre du monde. L’idéal serait que rien d’extérieur ne vienne jamais s’interposer entre le désir et son objet. Malheureusement, même dans la société la plus libre, les conditions externes ne permettent pas à tous de faire tout ce qui est souhaité parmi tout ce qui est autorisé. À vrai dire, nous avons appris à faire de cet inconvénient le ressort de notre bonheur. Comme le disait Hobbes, la félicité n’est pas le repos d’une âme satisfaite, mais le passage ininterrompu de notre désir d’un objet à l’autre. Notre vie est une course où il faut surmonter les obstacles qui s’opposent à notre désir en valorisant notre puissance aux yeux d’autrui pour en faire notre allié et en la mobilisant contre lui pour obtenir l’objet convoité sans jamais pouvoir nous arrêter de désirer. L’individu est libre de vivre de son entreprise privée. Pour cela, il faut rassembler les capitaux nécessaires à sa création, puis l’organiser de manière à résister à la concurrence. S’il souhaite, au contraire, devenir fonctionnaire grâce à un concours, il doit accumuler les connaissances exigées et se montrer meilleur que ses concurrents. Dans les deux cas, l’investissement personnel, temporel et matériel est risqué car il n’y a aucune garantie que les circonstances seront finalement favorables et que je saurai les exploiter à mon profit. Bien sûr, s’il n’y avait aucun obstacle extérieur, comme pour le corps en chute libre, la liberté serait totale car la réalisation du désir serait garantie. Mais comme « la puissance en soi n’est rien de plus que l’excès de puissance de l’un sur celle de l’autre9 », il y a déjà de la liberté si les obstacles extérieurs peuvent être surmontés. Et quand ils le sont aisément et parfaitement, tout se passe finalement comme s’il n’y en avait pas. En revanche, cette liberté disparaît complètement si un changement de réglementation interdit la création de l’entreprise ou l’inscription au concours. Si l’on met l’accent sur l’existence d’un risque, beaucoup d’actes que nous faisons ordinairement sous la protection des lois peuvent être dits libres au sens où l’est un acte de résistant accompli en l’absence de loi protectrice. Bien sûr, la comparaison bute immédiatement sur le fait que les risques de la société bourgeoise ne sont pas comparables à ceux encourus par le résistant. Tout le monde, à commencer par Hobbes, n’est pas prêt à affironter la prison, la torture et la mort. Éviter celle-ci est l’argument qui justifie, à ses yeux, l’institution volontaire d’un pouvoir souverain qui exige une obéissance et une soumission, parfois comparées à l’esclavage10. On est donc bien plus libre dans les conditions ordinaires où l’opposition des obstacles extérieurs est limitée et surmontable sans la mise en jeu de sa vie.
4La liberté à laquelle aspire Éluard est peut-être de ce type, mais celle qu’il met en œuvre est d’une autre nature. Le paradoxe de Sartre signifie même que cette liberté a augmenté avec la grandeur de l’obstacle. C’est dans la situation où nous ne pouvons plus circuler librement dans la rue, où nous ne pouvons plus exprimer et communiquer nos pensées, où nous risquons d’être arrêtés sans raison, que nous avons été le plus libres. La force de l’Occupant est telle que la soumission et l’obéissance paraissaient inévitables. L’État français capitule et collabore et la majeure partie de la population, malgré une sourde hostilité, n’est pas résistante. Or des individus ont été capables d’échapper à l’ordre qui semblait s’imposer de manière implacable. Ce refus pouvait aller de la forme minimale de l’évitement du contact avec l’Occupant jusqu’à la résistance héroïque et à la constitution de la France libre. L’essentiel est ici la déviation par rapport à la voie attendue parce que nécessaire, la distance prise par rapport à la réalité où se lit en creux le rêve d’une autre société. La liberté n’est pas l’absence d’obstacles extérieurs, ni dans la présence d’obstacles a priori surmontables, mais dans la force ou même dans l’inertie qui est opposée à l’ordre des choses, dans la voie oblique ou rusée que l’on suit et surtout dans le défi lancé par l’usage de ce qui nous reste de puissance propre. Et quand ce dernier s’accompagne de la conscience d’une forte probabilité d’échec, en particulier au début de la lutte, le choix de la mort, loin de diminuer la liberté, l’auréole d’une certaine grandeur11. Vassili Grossman s’étonne de la capacité de soumission des hommes du xxe siècle. L’État totalitaire aurait-il changé la nature de l’homme ? Celui-ci aurait-il perdu son aspiration à la liberté ? L’écrivain échappe au désespoir en pensant à des événements qui prouvent l’indestructibilité de l’instinct de liberté : les grands [velikoe] soulèvements du ghetto de Varsovie, à Treblinka et Sobibor, l’énorme mouvement des partisans qui a embrasé les pays soumis par Hitler, les soulèvements de Berlin en 1953, en Hongrie en 1956, en Pologne, dans les camps en Sibérie et en Extrême-Orient après la mort de Staline, les mouvements d’étudiants pour la liberté de conscience, les grèves dans les usines12. Beaucoup de ces exemples sont des échecs et, malgré cela, ils peuvent être grands. Des hommes, qui aspiraient à la liberté, n’ont trouvé que la mort ou la servitude. Cette quête, néanmoins, était déjà de la liberté puisque, à ce moment, ils n’étaient pas soumis et ils sont morts, non comme des esclaves, mais comme des hommes libres qui luttent, dans la dignité, pour leur liberté. Selon toute vraisemblance, un hobbesien orthodoxe jugera prosaïquement qu’une révolte probablement vouée à l’échec est, par définition, une non-liberté. On lui objectera, avec une émotion qui éveillera peut-être son ironie, que la liberté a bien existé tant que les obstacles extérieurs étaient surmontés. Si cet état n’a duré qu’un moment, il brille dans les ténèbres du siècle et il rappellera toujours aux hommes ce qu’ils sont et ce qu’ils doivent être. Nous voilà donc revenus au poème d’Éluard : « Je suis né pour te connaître pour te nommer : liberté. »
5Si l’action ne déviait jamais de la voie attendue ou jugée nécessaire, le besoin de parler de liberté s’affiaiblirait. Quand manque cet écart, le doute surgit. Si j’agis comme des millions d’individus, si j’ai les mêmes passions, les mêmes idées qu’eux, suis-je réellement libre ? Comment se fait-il que le jeu de nos libertés engendre tant de conformisme13 ? Celui qui s’écarte de la masse ou de la majorité, trouve naturellement dans sa manière de vivre, ses passions et ses idées singulières ou minoritaires, une bonne raison de se sentir libre et peut-être même de revendiquer le glorieux titre de rebelle. De ce point de vue, la liberté est d’abord un dire non14, parfois implicite, parfois explicite. En quoi consistent, ce « non », cet écart, aussi minime soit-il, ce pouvoir d’échapper à l’ordre présent ? C’est à cette question que doit répondre une philosophie de la liberté. Sartre est un des philosophes qui a pris le plus au sérieux l’idée de liberté, avec ses présupposés et ses conséquences. Voyons comment sa philosophie résout ce problème.
6« La Résistance fut une démocratie véritable », dit Sartre. Les individus se sont librement engagés et ont lutté ensemble dans l’égalité en assumant les risques les plus grands. Le problème politique de la victoire est de construire une société qui soit fidèle à cette transformation radicale des rapports entre les hommes. À la Libération, les communistes sont la force politique qui, auréolée de son activité pendant la résistance et de la contribution décisive de l’Union soviétique à la victoire sur le nazisme, a l’ambition de révolutionner la société dans un sens qui donne enfin une réalité aux idéaux d’égalité et de liberté. Sartre partage cet objectif et il reconnaît que les seuls révolutionnaires existants, en 1946, sont les communistes. Il essayera néanmoins de créer une organisation politique indépendante d’eux parce qu’ils ne peuvent pas réellement faire la révolution qu’ils professent. Même si, de fait, le matérialisme est la philosophie du seul parti révolutionnaire, il empêche d’exprimer adéquatement les exigences de la pratique révolutionnaire et, s’il finit par gagner politiquement, il étouffiera le projet révolutionnaire et sera oppresseur à son tour, comme c’est déjà le cas en Union soviétique et dans la politique objectivement conservatrice du Parti communiste français15. Quelle est l’erreur philosophique du matérialisme ?
7La révolution, en tant que mouvement collectif qui ambitionne de transformer totalement et radicalement le monde social, est « l’acte libre par excellence16 ». Comment est-il possible ?
[…] il est évident qu’il ne saurait puiser sa source dans l’existence purement matérielle et naturelle de l’individu, puisqu’il se retourne sur cette existence pour la juger du point de vue de l’avenir. Cette possibilité de décoller d’une situation pour prendre un point de vue sur elle (point de vue qui n’est pas connaissance pure mais indissolublement compréhension et action), c’est précisément ce qu’on appelle liberté. Un matérialisme quel qu’il soit ne l’expliquera jamais. Une chaîne de causes et d’effiets peut bien me pousser à un geste, à un comportement qui sera lui-même un effiet et qui modifiera l’état du monde : elle ne peut faire que je me retourne sur ma situation pour l’appréhender dans sa totalité. En un mot elle ne peut pas rendre compte de la conscience de classe révolutionnaire. Sans doute, la dialectique matérialiste est là pour expliquer et justifier ce dépassement vers l’avenir. Mais son effiort est pour mettre en somme la liberté dans les choses non dans l’homme, ce qui est absurde17.
8Dans sa volonté d’être une pensée scientifique de l’émancipation, le marxisme-léninisme a transformé la critique révolutionnaire de la réalité en l’effiet mécanique de la contradiction des rapports de production et des forces productives. Ce ne sont pas les hommes qui font la révolution. C’est la société elle-même qui se transforme par le jeu immanent de ses forces à l’image d’un système matériel. Le point intéressant est que ce que Sartre prend pour du déterminisme est, aux yeux du marxiste-léniniste, de la liberté. La condition de la liberté n’est pas dans l’écart purement négatif avec la réalité, mais dans la connaissance objective de sa nécessité. Selon Garaudy, le marxisme-léninisme enseigne « le chemin de la liberté » parce qu’il « exprime et fait corps18 » avec le mouvement de la réalité objective. Le véritable « combattant de la liberté » est celui qui prend lucidement et résolument le parti si exigeant de la classe ouvrière. Le « décollement » de la réalité, en revanche, mène à l’opportunisme qui menace constamment les révolutionnaires soumis aux tentations perverses de l’idéologie de la bourgeoise décadente19. Avec l’échec final soviétique, il apparaît que le marxisme-léninisme ne savait pas ce qu’il faisait : il néantisait la réalité sociale qu’il détestait à la lumière d’un projet. Pour Sartre, la volonté de faire corps avec le mouvement, et le besoin de croire à une nécessité historique, témoignent d’une peur de la liberté20 et de l’incertitude corrélative de l’action humaine aux prises avec une réalité objective façonnée par le jeu imprévisible des libertés qui nous empêche toujours de nous reconnaître pleinement dans les conséquences de nos actes.
9Pour que la liberté soit possible, il faut que l’enchaînement des causes et la plénitude de l’être aient une faille. Or le déterminisme matérialiste du marxisme-léninisme lui empêche de la voir alors que nous l’avons, pour ainsi dire, constamment sous les yeux. La thèse de la détermination de la pensée par la matière en fait « une raison captive, gouvernée du dehors, manœuvrée par des chaînes de causes aveugles21 ». Dans cette hypothèse, l’écart grâce auquel on se retourne sur les choses est impensable. C’est le contraire qu’il faut supposer. Si la cause ne produit pas un effiet dont la nature est en contraction avec la sienne, il faut que l’effiet, par ses propriétés, soit déjà dans la cause. Pour que l’homme prenne une distance avec le monde en vue de le transformer, la conscience doit donc lui être extérieure. Conscience d’un objet qu’elle pose et qu’elle n’est pas, elle est intentionnalité. Sa caractéristique est de se transcender, d’être hors de soi, dans les choses, sans jamais pouvoir coïncider avec elle-même. Si tel était le cas, l’homme relèverait alors de l’en-soi et sa vie serait prédéterminée par sa nature ou le contexte comme une chose parmi les choses. L’en-soi est en effiet l’être comme plein, pure et totale identité à soi, qui est ce qu’il est, sans le moindre vide, ni la plus petite fissure où pourrait se glisser une distance vis-à-vis de soi permettant et imposant de se (re)définir22. L’homme est, au contraire, un pour-soi, une conscience de la conscience de l’objet ; il « se pose lui-même comme n’étant pas en soi et comme n’étant pas le monde23 ». Comme il n’est pas l’effiet de ce qui lui préexiste, en lui ou hors de lui, mais l’acte d’échapper à ce qu’il est et à ce qui est en vertu de son absence d’identité à soi, la conscience « doit surgir dans le monde comme un Non ». Elle est la « négation comme être24 ».
10Ce non est, bien sûr, celui de l’esclave, du prisonnier ou du révolutionnaire qui s’opposent à leurs oppresseurs. Mais comme cette négation est l’être de la conscience, elle est constamment active sous des formes ordinaires et généralement inaperçues. Dans sa polémique contre les marxistes, Sartre leur montre, dans un style hégélien, l’effiectivité de ce néant dans l’activité du travailleur asservi. Grâce au travail, qui modifie l’objet rigoureusement déterminé par les lois de la nature, l’ouvrier joint l’idée de libération à celle de déterminisme et « dépasse son état d’esclave25 ». Mais, demande le phénoménologue au marxiste qui ne désapprouve pas cette description, que se passe-t-il, lorsque je me rends compte de l’absence de Pierre dans ce café ? Ce lieu, composé de choses et de consommateurs, est « un plein d’être » et la présence de Pierre quelque part est aussi « plénitude d’être ». Quand j’entre dans le café à sa recherche, j’opère une néantisation. Il devient un fond indiffiérencié sur lequel la forme de Pierre devrait se détacher. Comme cette attente est déçue, Pierre est, pour moi qui le cherche partout, un « néant qui glisse comme un rien à la surface du fond26 ». L’événement bien réel qu’est l’absence de Pierre n’aurait pas eu lieu si j’étais venu juste pour prendre un verre. C’est le rapport librement créé avec ce lieu par mon intention qui le fait advenir. Agir, c’est néantiser le donné en se projetant vers l’avenir qui, n’étant pas, n’est rien d’autre que du néant. De ce point de vue, il n’y a pas de diffiérence entre le travailleur révolutionnaire et le banal constat de l’absence de l’ami. Ce sont deux manifestations de la liberté par laquelle l’homme prend une distance avec le donné pour créer de nouvelles configurations mondaines : « Il faut que la négation soit comme une invention libre, il faut qu’elle nous arrache à ce mur de positivité qui nous enserre : c’est une brusque solution de continuité qui ne peut en aucun cas résulter des affiirmations antérieures, un événement original et irréductible27. »
11 Entourés de choses et d’êtres, « il semble que nous trouvions le plein partout28 ». Le matérialiste marxiste ontologise ce sentiment. On comprend qu’il ne voie rien d’autre car l’autre du plein, c’est du vide, du rien, du néant. La phénoménologie, en retournant aux choses à partir de l’intentionnalité de la conscience, nous apprend à percevoir ce rien dans le quelque chose. L’immanence de ce néant qui transcende constamment le donné est le point crucial. Il n’y a pas d’un côté la liberté et de l’autre le déterminisme, comme pourrait le faire croire la distinction du pour-soi et de l’en-soi qui suggère la juxtaposition de deux types d’être aux propriétés contradictoires. La liberté est « un trou d’être », un non-être présent dans l’être, qui le hante29. Il n’y a donc aucun sens à parler de la liberté de l’homme en faisant abstraction des conditions matérielles, naturelles et sociales, car elle ne dépasserait pas constamment l’être où elle est prise si sa présence négatrice dans l’être comme plein n’était pas indépassable. C’est un fait que l’individu ne décide pas de sa présence dans le monde. Elle est déterminée par de multiples facteurs indépendants de sa volonté comme ma place, mon corps, mon passé et la présence d’autrui. Le pour-soi a à être sur le mode de l’échappement à cet être déterminé par des conditions qu’il ne contrôle pas. La liberté est donc toujours en situation. La situation est la combinaison d’un donné naturel, psychologique, social et historique constitutif d’un individu particulier (un homme, blanc, français, bourgeois, né à telle époque avec ce corps, en rapport avec ces individus, etc.), et d’une liberté qui dépasse ce donné en lui conférant un sens particulier grâce à un projet librement choisi (cet homme blanc, bourgeois, etc., prend le parti des opprimés, etc., ou au contraire, défend sa classe, sa race et son genre). Cette inclusion réciproque du donné et de la liberté dans la situation s’exprime par l’équivalence de deux contradictions. Je suis à la fois ce que je ne suis pas (cet être déterminé par des conditions indépendantes de moi, c’est bien moi), et je ne suis pas ce que je suis (je suis toujours au-delà de cet être déterminé, autre chose que lui). Le sujet est sous la dépendance d’un donné qui dépend de lui. Mais, du coup, la balance penche en faveur de la liberté car la coexistence de ces deux contradictions crée un déséquilibre permanent, l’impossibilité de coïncider avec soi sur le mode de l’en-soi. On risque donc d’entrer dans l’orbite de la liberté sartrienne dès que l’on estime que l’individu n’est pas réductible à ce qu’il est présentement sous l’action de facteurs externes ou internes. S’il n’est pas que cela, c’est qu’il est aussi autre chose. Comme ce quelque chose d’autre est en dehors de tout ce qu’il est actuellement, il n’est pas, il est du rien, du néant. Le matérialisme marxiste est une philosophie du plein alors que la liberté est le rien qui nous sépare constamment des choses et de nous-mêmes. Cet écart, qui nous permet de ne pas être tout à fait ce que nous sommes dans notre lieu social, est nécessairement vide car, autrement, son plein nous prédéterminerait comme une chose parmi les choses. Ce n’est pas la condition de prolétaire qui permet l’opposition à la société bourgeoise, mais ce qui le rend irréductible aux conditions qui le définissent sociologiquement comme prolétaire et qui, dans la société émancipée, fera qu’il ne sera pas non plus tout à fait ce qu’il sera.
12Cette conception de la liberté a été abondamment critiquée. On se scandalise ou on se gausse des fracassantes et pathétiques déclarations rédigées dans la tranquillité des cafés parisiens30 et publiées pendant que l’Europe était en sang, que la contrainte maximale pesait sur des millions d’êtres humains et les détruisait : « […] l’homme étant condamné à être libre, porte le poids du monde tout entier sur ses épaules : il est responsable du monde et de lui-même en tant que manière d’être. […] Les plus atroces situations de la guerre, les pires tortures ne créent pas d’état de chose inhumain ; il n’y a pas de situation inhumaine31. » Mais Sartre n’avait-il aucune idée de ce qui se passait autour de lui ? N’est-ce pas un soldat mobilisé, puis prisonnier, qui a commencé la rédaction de L’être et le néant32 ? N’est-il pas naïf de lui reprocher sa naïveté ? N’a-t-il pas défendu ses positions en sachant parfaitement que beaucoup allaient les juger absurdes ? La supériorité que nous donne la connaissance rétrospective des faits empêche parfois de comprendre toutes les facettes d’une réalité complexe et tragique. Ne faudrait-il pas plutôt se demander si nous sommes capables de ressentir la force de cette position ? Si elle est supérieure à celle de notre évaluation spontanée, sommes-nous conscients de la diffiiculté d’y échapper complètement ? L’expérience historique et philosophique de Robert Misrahi va nous aider à corriger ce biais. Ce lycéen juif de dix-sept ans, qui venait de se passionner pour Spinoza et qui allait décider de ne plus porter l’étoile jaune, a été « bouleversé », « enthousiasmé », « stupéfait », « médusé » lorsqu’il a lu L’être et le néant à sa parution. Il écrit à Sartre (« Monsieur Sartre, Café de flore, Paris »), qui le reçoit et répond à ses questions. Pour Misrahi, cette « philosophie radicale de la liberté en pleine occupation » était une « affiirmation de la liberté », « un acte de courage et une prise de risque33 ». Comprendre ce livre, c’était, et ce devrait être, être touché par l’appel à prendre ses responsabilités en face d’un monde oppressant, donc se libérer en commençant par prendre conscience de sa propre liberté. La thèse sartrienne est que l’émancipation ne peut être que l’œuvre incertaine de la liberté. La liberté de l’homme est le présupposé de toute critique sociale qui vise à libérer les hommes. Il s’agit, bien sûr, d’un cercle qui peut être jugé comme une faiblesse théorique. Mais est-ce une objection ? Quelle position est dénuée de points faibles ? Ce qui est perçu comme tel ne peut-il pas aussi révéler une force inattendue dans certaines circonstances ? C’est précisément ce que risque de produire le contexte d’une critique déterministe de la société comme le marxisme-léninisme. Du point de vue sartrien, le problème de ce type de critique est de savoir si elle échappe au cercle de le liberté, si elle peut ne pas y entrer ou en sortir lorsqu’elle l’a fait. On pressent que la force de la position de Sartre va se mesurer à la diffiiculté de ne pas présupposer de la liberté et à sa capacité à détecter des signes de la liberté chez ceux qui professent sa négation. Autrement dit, montrer que l’on ne peut pas être complètement antisartrien.
13L’expérience de Misrahi va nous guider dans cette enquête. Comment se fait-il qu’un jeune spinoziste vivant dans la persécution ait si intensément ressenti la force libératrice de la position de Sartre alors que cette philosophie est apparemment incompatible avec celle de Spinoza ? La diffiérence entre Hobbes et ce dernier nous éclaire sur les ressorts de cette double et paradoxale révélation philosophique. Le matérialiste Hobbes s’obstinait à nier l’existence du vide parce que ce trou dans l’être était le seul lieu où placer les substances immatérielles inventées par des philosophes qu’il considérait comme des obstacles à la construction d’un ordre politique rationnel et effiicace34. L’opposition sartrienne de l’en-soi et du pour-soi et l’identification corrélative de l’être de l’homme à son néant est, d’un point de vue hobbesien, un sommet du délire philosophique et une source infinie de désordre. Les philosophes scolastiques et les prêtres catholiques usurpent le pouvoir politique en « effirayant » les hommes « avec des mots vides35 ». Les mots sans signification de la philosophie sartrienne risquent à leur tour de les séduire par leur individualisme anarchiste, à l’image de la doctrine du jugement individuel défendue par les sectes protestantes et dénoncée, dans Béhémoth, comme une des causes de la guerre civile anglaise36. Hobbes n’aspire pas à libérer l’homme, mais à produire, grâce au calcul de la raison, une machine, l’État, qui permette la préservation et la coexistence des machines corporelles et antagonistes que sont les hommes. Ils sont en guerre dans l’état de nature parce que le libre jeu de leurs passions engendre une peur réciproque. Ils vivent ensuite en paix sous la loi parce que, tenaillés par la peur, ils ont rationnellement déduit la nécessité de restreindre contractuellement leur liberté afin de préserver leur mouvement vital en instituant un pouvoir souverain qui les contraint, toujours par la peur37, à respecter leur promesse rationnelle.
14Il est naturel, d’un point de vue sartrien, que, chez Hobbes, la négation du libre arbitre ne débouche pas sur une philosophie de la liberté politique. Même si le bon fonctionnement de la machine étatique exige que son âme artificielle, le souverain, fasse de bonnes lois et que les individus, mieux informés et éduqués, comprennent leur nécessité38, l’homme reste un être dont les passions, plus puissantes que la raison, doivent être contenues par la peur. Dans tous les États rationnellement construits, qu’ils soient monarchique, aristocratique ou démocratique, la puissance du souverain est exactement identique. Comme dans la nature, on y trouve de la liberté, c’est-à-dire des mouvements non entravés par des obstacles extérieurs, quoique conjoncturellement variable par son étendue. Deux choses échappent inévitablement à la loi de Léviathan : ce dont elle n’a pas parlé et qui change en fonction des décisions concrètes du souverain et, d’autre part, les droits inaliénables que les individus sont dans l’impossibilité vitale et logique de lui transmettre et qui permettent de lui résister s’ils sont menacés39. La liberté, qui est un droit, est ce qui échappe à la loi, qui est un devoir. Elle ne figure jamais parmi les finalités explicites et positives du contrat. Les individus veulent sortir de l’état naturel de « liberté totale et absolue40 » qui les condamne à une vie misérable pour garantir leur sécurité, au sens large, ce qui inclut la préservation de leur vie et les satisfactions qu’ils obtiennent par leur activité41. On objectera qu’une vie satisfaisante sans liberté est impossible. Mais cette liberté est ce qui reste de la restriction de la liberté originelle. La vie politique, c’est positivement de l’obéissance, et ensuite une liberté que notre maître délimite par ses décisions.
15Comme beaucoup de spinozistes issus du marxisme, Misrahi pouvait diffiicilement se passionner pour Hobbes, en dépit d’indéniables affiinités théoriques avec Spinoza. Chez lui, l’individu s’effiorce de préserver le plus agréablement possible son mouvement vital parmi des hommes qui, par nature, sont une menace de mort les uns pour les autres. C’est pourquoi ce matérialiste est probablement trop prosaïque pour ceux qui rêvent d’émancipation. La supériorité de l’Éthique sur le Léviathan est, de leur point de vue, de se présenter comme le chemin de la liberté. Pour distinguer leurs intuitions philosophiques, Joseph Vialatoux disait que Spinoza est « ivre de Dieu, de vie intérieure, de liberté spirituelle, de “nature naturante” » alors que Hobbes est « ivre de corps, de contrainte extérieure, de “nature naturée”42 ». Dieu, présent dans la première phrase du Léviathan, est un corps, caractérisé par la toute-puissance, et un concept qui ne joue plus aucun rôle dans les calculs de la raison. Le mot et le concept de Dieu sont en revanche déterminants dans l’Éthique. Le lecteur qui, grâce à Spinoza, comprend suffiisamment sa nature infinie a le sentiment non seulement de s’instruire, mais de se transformer en faisant déjà prédominer l’action et la joie sur la passion et la tristesse car la connaissance de la vérité, qui augmente notre puissance d’agir, est source de joie.
16C’est par cette expérience que l’intuition philosophique de Spinoza se distingue le plus profondément de celle de Hobbes :
[…] la lecture de l’Éthique, dit Misrahi, conduit réellement (et effiectivement) le lecteur comme par la main vers la félicité, et [elle] le plonge peu à peu, par la force lapidaire du style et de la pensée, par la vivacité de la lumière réflexive, dans une sorte de climat tout à fait singulier et étrange. On a souvent parlé de mysticisme sans comprendre qu’en toute rigueur ce terme est, pour le spinozisme, une absurdité. Mais, s’il ne saurait être question de mysticisme, il est bien vrai par contre que le climat créé peu à peu par l’auteur est celui d’une très haute joie de l’esprit. Par le déploiement effiectif, tout au long de l’Éthique, d’une connaissance rationnelle de l’homme et du monde (qui est la connaissance du deuxième genre), l’auteur (qui est le philosophe ayant déjà accédé à la joie de la connaissance du troisième genre) conduit son lecteur vers ce troisième genre de connaissance et vers cette joie légère et forte qui est la plus haute justification de la philosophie43.
17Beaucoup d’admirateurs de l’Éthique comprennent cette description de l’expérience de sa lecture et, probablement, peu de lecteurs de Hobbes ont ressenti cette émotion en suivant ses calculs prosaïques. Mais il n’est pas naturel pour des philosophes de mettre l’accent sur cette dimension car, à ce moment, l’œuvre philosophique suprême devient diffiicile à distinguer d’une œuvre d’art44. Ce que dit ici Misrahi ne pourrait-il pas largement s’appliquer à L’art de la fugue de Jean-Sébastien Bach où la science générative du compositeur, animée par l’art d’un interprète inspiré, crée un climat de joie hautement spirituelle ? Bien sûr, chez Spinoza il est question de connaissance. À la diffiérence de l’art, la philosophie contient une prétention à la vérité au nom de laquelle elle a souvent revendiqué le titre de science. Mais, si le lecteur spinoziste de Spinoza n’exprime pas sa propre pensée dans le vocabulaire spécifique et dans les concepts du maître (substance, attributs, modes, etc.), il ne peut pas reprendre à son compte ses déductions et se les approprier dans leur vérité. Sa joie ne naît pas réellement de ce que Spinoza tient pour la vraie connaissance. En raison de cette distance avec la pensée effiectivement déployée par le maître, la joie philosophique du « spinoziste » est indissolublement, et peut-être fondamentalement, une « joie esthétique45 ».
18Faire dépendre la liberté de la connaissance de Dieu est une banalité théologique : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jean 8, 32). Aux yeux du spinoziste athée, penser que Spinoza serait religieux et mystique est, naturellement, un grossier contresens : « Dieu » est juste une manière, absolument neutre, de nommer la nature. On se demande néanmoins si la négation de la religiosité du spinozisme n’est pas trop catégorique et répétée46 pour ne pas être soupçonnée d’être une dénégation. Même si les mots ont de multiples significations, il serait hâtif de considérer que la question est purement verbale. Le hobbesien ressent-il ce constant besoin de clarification ? « Dans le spinozisme, dit Misrahi, la transcendance est rendue inutile sans que l’angoisse ou la violence s’emparent de l’homme. Bien au contraire, c’est parce que la transcendance est inutile que l’existence humaine peut s’instaurer comme existence métaphysique ; c’est qu’elle est déjà par elle-même désir de l’être et être du désir47. » Est-ce bien sûr ? Comment se fait-il que le sujet spinoziste accède à la liberté, l’éternité, la gloire et la béatitude alors que le sujet sartrien, effiectivement réduit à lui-même comme l’incrédule pascalien, est tourmenté par l’angoisse ? Les modes finis que nous sommes existent et persévèrent dans l’être par la présence active de la nature infinie et ils accèdent à la béatitude grâce à la connaissance du troisième genre. Sans la substance infinie, ils seraient aussi misérables que le sujet sartrien. Spinoza a refoulé la transcendance sous la forme immanente de la diffiérence entre la substance infinie et les modes finis. Théologiquement, la transcendance de Dieu implique sa présence dans l’intimité de tous les êtres puisqu’il leur donne l’être, les conserve et les soutient, par la grâce et la nature, dans ce qu’ils font de positif : le bien, c’est de l’être, et l’être, c’est Dieu. L’immanence est une dimension de la transcendance. Sans cette « contradiction », dont la figure suprême est l’Incarnation, Dieu ne serait pas Dieu ; il ne pourrait pas nous sauver en nous secourant ici-bas. Comme l’immanentisme de Spinoza ne supprime pas la diffiérence entre l’infini et le fini, il renverse le dispositif théologique en faisant de la transcendance une dimension de l’immanence. La connaissance de l’essence de Dieu accessible à notre entendement fini prend la forme de l’amour intellectuel de Dieu parce que nous savons que Dieu est la cause de la joie que nous éprouvons dans une connaissance fondée sur l’idée de Dieu. Le traditionnel primat de l’esprit sur le corps a donc seulement été refoulé par le « parallélisme » et fait retour au moment de la libération48. Devenus étrangers à la triste pensée de la mort grâce à cette connaissance divine, sans relation au corps, nous jouissons, autant que nous le permet notre finitude, de la liberté, de l’éternité, de la gloire et de la béatitude, dans l’identité de l’amour de Dieu envers nous et du nôtre envers lui. Cette nature infinie qui produit implacablement et librement tout ce qui est, qui aime des êtres finis qui l’aiment et qu’il sauve en se faisant connaître ne mérite-t-elle pas à bon droit d’être appelée « Dieu » ? La foi de l’athéisme spinoziste se reconnaît au fait d’estimer que dans un monde où tout finit par s’harmoniser dans l’identité de l’amour intellectuel réciproque entre le fini et l’infini, il n’y a, bien évidemment, aucune transcendance, aucun intellectualisme, aucune finalité. Le critique athée de Spinoza ou le spinoziste religieux, au contraire, perçoivent ou ressentent dans le jeu heureux de l’amour intellectuel le retour, négatif ou positif, d’une transcendance, d’un intellectualisme, voire d’une finalité qui auraient été savamment refoulés ou délicieusement masqués.
19Cette joyeuse analyse du désir a enthousiasmé pour toute sa vie le lycéen Misrahi. Mais quand, sous l’effiet d’un autre choc philosophique, il est plus sartrien que spinoziste, il voit aussitôt une faille : « […] avec un tel déterminisme, remarque-t-il, on ne comprend pas comment un individu qui vivrait selon la passion, pour reprendre les termes de Spinoza, selon la passivité, on ne comprend pas comment un tel individu pourrait passer à l’activité49. » Cette objection frappe à la fois par sa simplicité et par son invisibilité aux yeux du lecteur spinoziste. Pour un sartrien, la question cruciale est précisément de savoir comment un sujet sous l’empire des passions et des idées inadéquates parvient à prendre une distance vis-à-vis lui-même dans le projet de faire de lui un autre individu, libre, où prédominent l’action et les idées adéquates. Sans se laisser impressionner par la rigueur des enchaînements, le sartrien doit fait preuve de patience, attendre le moment, inéluctable à ses yeux, où apparaîtront de petites fissures, des trous du discours que le philosophe déterministe va s’empresser de reboucher pour que la nécessité triomphe toujours de la liberté. En voici un exemple. Nous avons le pouvoir de nous libérer de nos passions tristes grâce à la compréhension claire et distincte de nos affiects, nous dit Spinoza. Mais comment l’individu engagé sur le chemin de la liberté doit-il mener sa vie quand les passions sont encore dominantes ?
[…] le mieux que nous pouvons faire, aussitôt que nous n’avons pas la connaissance parfaite de nos affiects, c’est de concevoir une règle de vie correcte, autrement dit des principes de vie précis, de les graver dans notre mémoire, et de les appliquer sans cesse aux choses particulières qui se rencontrent couramment dans la vie, afin qu’ainsi notre imagination s’en trouve largement affiectée, et que nous les ayons toujours sous la main50.
20Quand on me fait du tort, j’éprouve de la haine et je suis mécaniquement poussé à me venger, au lieu de vaincre la haine par l’amour comme me l’apprend la raison. Encore insuffiisamment rationnel, je ne puis résister à la tentation de répondre passionnellement à la passion. Pour y parvenir, je m’exerce à appliquer les principes de la raison en méditant souvent sur les actions humaines. Au moment d’être à mon tour emporté par la haine, je trouve alors gravé dans mon esprit la règle de conduite rationnelle. Que nous décrit ici Spinoza ? Nous voyons un individu qui fait un effiort sur lui-même, en contradiction avec ses inclinations passionnelles, où il se prend lucidement pour objet afin de se transformer selon l’idéal du sage spinoziste. Dans la deuxième proposition de la cinquième partie, ce rapport à soi prend même une forme technique : on éloigne un affiect de la pensée d’une cause extérieure, on le combine avec d’autres pensées, et nous voilà débarrassés de l’amour et de la haine, si désagréablement fluctuants, que l’on éprouvait pour la cause extérieure. Cette technique de soi se comprend aisément en termes sartriens. La prise de distance avec soi est impossible s’il n’y a que du plein. Le travail sur soi du spinoziste est la preuve qu’il y a une faille en lui. Cet individu est ce qu’il n’est pas, cet ego passionné façonné par le monde, et il n’est pas cet ego, puisqu’il le dépasse déjà en se posant comme objet à transformer. La liberté en situation, selon Sartre, est précisément le concept de cette relation anthropologique structurelle d’identité et de diffiérence à soi.
21Si l’on demande à un sartrien quel est l’objet de ce texte de Spinoza, il répond : le retour de la liberté refoulée. La liberté de ces exercices spirituels est encore plus apparente si l’on doute de la rationalité de la raison spinoziste. Les commentateurs de philosophes qui invoquent la raison, comme Hobbes, Spinoza, Kant, Hegel, supposent généralement qu’elle est l’objet effiectif de leur discours. Mais comme ils lui donnent des formes incompatibles, la vraie raison est le plus souvent absente, et peut-être toujours. Après tout, personne n’a réussi à faire de la philosophie une science. L’expérience montre depuis toujours que, selon la formule de Marx que Nietzsche aurait approuvée, « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diffiérentes manières ». Autrement dit, il n’y a pas de vérité en philosophie. Le spinoziste enthousiaste qui ne pense pas effiectivement dans les concepts de Spinoza (qui le fait aujourd’hui ?) reconnaît de fait, même s’il la célèbre en paroles, que sa raison n’est pas la vraie. L’Éthique devient une invention beaucoup plus proche d’une œuvre d’art que de son modèle géométrique. Elle est une création de la liberté humaine qui exhorte des hommes déjà libres à mener leur vie selon ses principes et dont le point aveugle est l’impossibilité de penser ce qu’elle fait à cause de sa négation théorique de la liberté qu’elle met en œuvre et qu’elle interpelle. Que l’on pense que le spinozisme soit rationnel ou pas, il est une pensée de la libération parce qu’il présuppose la liberté. Dans les analyses antérieures, la liberté était apparue dans l’action de ce qui m’est propre. On voit ici, dit le sartrien, que ce propre n’est pas une nature à réaliser, ou une identité préexistante, mais le pouvoir de prendre une distance envers soi-même afin de se poser comme objet d’une transformation.
22Cette possible critique de Spinoza fait comprendre ce qui fait la force de la position de Sartre. Même quand on est convaincu de son extravagance théorique, on risque de ressentir la pertinence de son point de vue si l’on s’intéresse à sa propre transformation. Comment penser ce rapport pratique et théorique à soi-même sans présupposer de la liberté ? Le sartrien doit donc montrer que cette diffiiculté travaille ses adversaires. Michel Foucault, par exemple, écrit ceci :
Pour moi, le travail intellectuel est lié à ce que vous définiriez comme une forme d’esthétisme – par cela, j’entends la transformation de soi. […] Tout ce que je dis se rattache non à ce que je dis théoriquement (je sais que c’est faux), mais à ce que je déduis de mon expérience propre. Je sais que le savoir a pouvoir de nous transformer, que la vérité n’est pas seulement une manière de déchiffirer le monde (peut-être même que ce que nous appelons vérité ne déchiffire rien), mais que, si je connais la vérité, alors je serai transformé. Et peut-être sauvé. Ou alors je mourrai, mais je crois, de toute façon, que c’est la même chose pour moi. […] mon problème est ma propre transformation. […] Cette transformation de soi par son propre savoir est, je crois, quelque chose d’assez proche de l’expérience esthétique. Pourquoi un peintre travaillerait-il, s’il n’est pas transformé par sa peinture51 ?
23Jacques Bouveresse reproche à Foucault de confondre la vérité avec ce que l’on tient pour vrai, en particulier lorsqu’il parle d’histoire de la vérité, comme si, à l’image de nos convictions, la vérité pouvait changer ou si elle n’était que le produit historique des institutions de la volonté de savoir52. Le passage cité montre que Foucault assume explicitement cette absurdité. Si la vérité ne déchiffire rien, et si ce que je dis est faux, c’est une fiction et le savoir qui me sauve n’est pas la vraie vérité. Foucault s’y intéresse, en fait, d’un point de vue existentiel, en tant que l’écriture et la lecture des livres sont une expérience où il éprouve le pouvoir de faire quelque chose d’autre de ce qu’il est, dans l’espoir que ses lecteurs vivront à leur tour une expérience transformatrice. N’étant « ni vraie ni fausse », celle-ci est une « fiction » qui crée, à l’occasion d’une réflexion historique, un rapport nouveau entre le sujet et le monde, par exemple, avec la folie, la prison ou la sexualité. Cette expérience ne relève pas de la connaissance où un sujet fixe saisit une réalité objective, mais du savoir conçu comme un processus où l’acte du sujet connaissant le transforme en même temps que l’objet. L’important pour les êtres historiques que nous sommes n’est pas l’adéquation à la réalité, mais l’avènement de sujets et d’objets diffiérents dans la discontinuité des expériences. Comme la vie devient pour les sujets l’objet conscient d’une élaboration expérimentale, ils en font une œuvre d’art, jusque dans la préparation du suicide53. Foucault décrit ainsi en des termes identiques son activité théorique et ses pratiques qui contribuaient à esthétiser sa vie propre vie54. Dans la perspective de cette histoire du corrélat subjectivité/objectivité, la science est pensable comme une expérience au même titre que la vie communautaire, les drogues et les pratiques sexuelles sadomasochistes qui créent la possibilité de nouveaux plaisirs, d’une autre culture et d’une autre société55.
24La connaissance de la vérité, au sens de l’adéquation à une réalité extérieure, joue évidemment un rôle crucial dans la transformation de soi. Comment serait-elle possible sans un ancrage dans le réel ? Les drogues transforment les individus grâce à leurs propriétés chimiques. Foucault précise que c’est par l’acceptation des règles académiques du dire vrai que ses fictions philosophiques se distinguent des romans. Force est de constater, cependant, que la transformation provoquée par leur lecture procède aussi de manière esthétique56 et que l’expérience littéraire de romans, comme Vie et destin, dépend aussi de ce que la fiction contient de vrai. L’essentiel est que la vérité, dont parle Foucault, ne soit pas réductible à cette adéquation à un objet donné parce que son objet véritable n’est pas ce qui est, mais quelque chose qui est advenu et doit advenir, c’est-à-dire un événement, l’apparition d’une nouvelle configuration. La vérité du livre « est dans l’avenir », c’est-à-dire dans son pouvoir éventuel de modifier le sujet et l’objet grâce à une nouvelle expérience57. Une fois qu’ils sont advenus sous une autre forme, si je parle du sujet et de l’objet dans les termes du passé, je dis, à ce moment, quelque chose d’objectivement faux. Ce qui intéresse Foucault de manière existentielle est néanmoins la poursuite du processus qui a falsifié ces représentations grâce à de nouvelles expériences et même des rêves58.
25Cette insistance sur la transformation de soi contient un refus de l’identité. Or cette attitude appelle inévitablement la question de la diffiérence avec l’existentialisme sartrien. Lorsque la question lui est explicitement posée, Foucault répond ainsi :
Il y a chez Sartre une tension entre une certaine conception du sujet et une morale de l’authenticité. Et je me demande toujours si cette morale de l’authenticité ne conteste pas en fait ce qui est dit dans la transcendance de l’ego. Le thème de l’authenticité renvoie explicitement ou non à un mode d’être du sujet défini par son adéquation à lui-même. Or il me semble que le rapport à soi doit pouvoir être décrit selon les multiplicités de formes dont l’« authenticité » n’est qu’une des modalités possibles59.
26Malgré tout ce qui le sépare de Sartre, Foucault ne nie pas catégoriquement toute affiinité. Il estime que chez Sartre, l’idée d’un sujet qui se transforme est finalement dominée par la thématique de l’authenticité, conçue comme adéquation à soi. Or si l’on abandonne cette idée, il reste l’impossibilité d’être assigné à une identité, c’est-à-dire la caractéristique ontologique du pour-soi. Sartre vivait sa propre identité comme une succession discontinue d’instants où le moi présent se libère du moi passé60. C’est un sentiment de ce type qui fait le prix des expériences, valorisées par Georges Bataille, parfois à la limite de la vie61, et auxquelles Foucault était attaché. C’est également de cette manière qu’il était perçu. Fuyant, ironique, drôle, sarcastique, rusé ou démoniaque, faisant de l’identité une expérience, il vivait effiectivement en se déprenant de lui-même62.
27L’affiinité de Foucault avec Sartre est particulièrement visible chez un disciple. La position sociale, « en biais », de l’homosexuel permet l’invention d’un nouveau mode de vie qui inquiète la société parce qu’il échappe à ses règles63. C’est pourquoi David Halperin craint que la formation d’une identité gay, parfaitement intégrée dans la société bourgeoise (achat des tee-shirts requis, musculation, coupes de cheveux, tatouages, régimes alimentaires, piercing, etc.), ne prive l’homosexualité de sa force critique et de ses capacités de résistance. Pour éviter d’être normalisé par la commercialisation, il ne faut pas s’attacher à des pratiques précises. À la diffiérence du mot « gay » qui privilégie la relation à un objet, le mot « queer » désigne « la relation d’opposition à la norme » contenue dans l’homosexualité et « tout ce qui est en désaccord avec le normal, le dominant, le légitime. Il n’y a rien de spécifique auquel il se réfère nécessairement ». Cette identité est un « lieu vide pour une identité toujours en création et jamais réalisée » plutôt que « le référent d’un mode de vie déjà existant. La politique queer, si elle veut rester queer, a besoin de s’assurer que la queerness reste vide de toute référentialité et de toute positivité, de se garder de toute velléité de s’incarner concrètement. C’est ainsi et seulement ainsi que le queer survivra comme une relationnalité résistante plutôt que comme une catégorie figée d’opposition64 ». On ne peut exclure a priori que des pratiques apparemment normales, comme la vie d’un couple marié avec enfants, l’achat de caleçons de marque dans un magasin à la mode ou la musculation, puissent être queer, c’est-à-dire résistantes et créatrices de nouvelles possibilités d’existence. Le body-building n’apparaît pas comme un culte fasciste du corps si l’on s’attache aux significations diverses qu’il revêt en fonction des diffiérents projets de vie. Les muscles cultivés par les gays ne sont pas ceux des fascistes hétérosexuels et, surtout, ils ont un sens érotique, susciter le désir, alors qu’il est instrumental, travailler ou intimider, pour ces derniers65. Mais qu’est-ce que l’identité vide du queer, toujours en décalage avec ce qui est, sinon une figure du pour-soi dans une situation centrée sur la sexualité ? Dire que la diffiérence fondamentale entre les muscles des homosexuels et ceux des hétérosexuels est leur signification, n’est-ce pas invoquer la liberté de donner un sens au monde en fonction du projet par lequel se définit le pour-soi ?
28Bien que José Merquior ne trouve chez Foucault, « aucun écho sartrien majeur », il les considère comme deux « habile[s] apôtre[s] de la philosophie comme art pour l’art de la révolte », qui ont distillé « l’Elixir de la Pure Négation66 ». Foucault suggère que, chez Sartre, cette négativité risque d’être étouffiée par l’adéquation du sujet à lui-même inhérente à l’authenticité. Cette crainte est sans objet. L’exigence d’identité est, en effiet, la source de l’échec existentiel décrit par L’être et le néant. L’homme cherche désespérément à fusionner l’en-soi et le pour-soi pour devenir un être qui serait pleinement fondé par lui-même comme Dieu. Le pour-soi ne comprend pas qu’il est la source des valeurs qu’il poursuit, y compris du désir d’avoir la consistance de l’être. Le primat de la valeur de la divine identité à soi exclut des possibles qui, du coup, ou du moins peut-on l’espérer, seront libérés quand la liberté, devenue consciente d’elle-même comme fondement de la valeur de l’identité, se prend elle-même pour fin : « Une liberté qui se veut liberté, c’est en effiet un être-qui-n’est-pas-ce-qu’il-est et qui-est-ce-qu’il-n’est-pas qui choisit, comme idéal d’être, l’être-ce-qu’il-n’est-pas et le n’être-pas-ce-qu’il-est. Il choisit donc non de se reprendre, mais de se fuir, non de coïncider avec soi, mais d’être toujours à distance de soi67. » Ce que Foucault rejette sous le nom d’« authenticité », la quête de l’identité à soi, est ce dont L’être et le néant espère nous libérer et qui mériterait d’être appelé « inauthenticité ». Dans ces conditions, le mot « authenticité » ne s’appliquerait qu’à une liberté qui se prend consciemment comme fin dans l’impossibilité de la coïncidence avec soi.
29La dernière page soulève des questions auxquelles devait répondre un livre sur la morale que Sartre n’a pas écrit : « Et peut-on vivre ce nouvel aspect de l’être ? En particulier, la liberté, en se prenant elle-même pour fin, échappera-t-elle à toute situation ? Ou, au contraire, demeurera-t-elle située68 ? » Les Réflexions sur la question juive, rédigées à la fin de la guerre, contiennent heureusement un usage concret de l’idée d’authenticité. Il suggère que la liberté est diffiicile à vivre parce qu’elle est située :
Si l’on convient avec nous que l’homme est une liberté en situation, on concevra facilement que cette liberté puisse se définir comme authentique ou comme inauthentique, selon le choix qu’elle fait d’elle-même dans la situation où elle surgit. L’authenticité, cela va de soi, consiste à prendre une conscience lucide et véridique de la situation, à assumer les responsabilités et les risques que cette situation comporte, à la revendiquer dans la fierté ou dans l’humiliation, parfois dans l’horreur et la haine. Il n’est pas douteux que l’authenticité demande beaucoup de courage et plus que du courage. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que l’inauthenticité soit la plus répandue. Qu’il s’agisse de bourgeois, de chrétiens, la plupart sont inauthentiques, en ce sens qu’ils se refusent à vivre jusqu’au bout, leur condition bourgeoise et chrétienne et qu’ils s’en masquent toujours certaines parties69.
30Le choix de soi-même est authentique s’il repose sur une conscience de la situation, c’est-à-dire de la position occupée à l’intérieur d’une configuration historique et sociale particulière, comme le fait de naître et d’être élevé dans un milieu bourgeois, chrétien, ouvrier, athée, etc. Ma liberté est inauthentique si je fais des choix sans tenir compte de cette donnée. L’exemple du Juif développé par Sartre est particulièrement judicieux parce que, selon lui, l’identité juive n’a pas d’objectivité (religieuse, sociale, raciale, etc.) dans la société moderne. Le Juif n’existe que par le regard hostile de l’antisémite. Cette « fiction » est néanmoins constitutive de l’ego de l’individu. Quoi qu’il fasse, même s’il se révèle incapable de justifier correctement son sentiment d’appartenance à cette communauté ou s’il estime ne pas en faire partie, « il ne peut pas choisir de ne pas être juif70 ». Ses choix sont inauthentiques s’il n’intègre pas le fait que la société le considère comme un Juif et s’il se cache cette réalité. Parler du choix d’un individu, c’est inclure le contexte contingent où et sur lequel il va exercer, en tant que pour-soi, son pouvoir de néantisation. La liberté est celle d’un individu pourvu d’un corps, appartenant à une nation, à une classe, à un genre, etc., indépendants de sa volonté, qui vit cet être en lui donnant librement une signification. La liberté dépasse ce donné parce qu’elle le reconnaît. Elle n’est pas celle d’un être existant à côté des choses et de ses semblables et dont il pourrait être abstrait, mais celle d’un individu jeté dans un monde qu’il n’a pas fait : « l’homme n’existe pas : il y a des juifs, des protestants, des catholiques ; il y a des Français, des Anglais, des Allemands ; il y a des blancs, des noirs, des jaunes », c’est-à-dire des « personnes concrètes », rappelle Sartre au démocrate abstraitement universaliste71.
31Le foucaldien peut encore soutenir que l’authenticité limite a priori les possibles car, même si l’inauthenticité n’est pas un blâme72, elle est une conduite inférieure, moins courageuse que l’authenticité. Malgré tout, l’exigence d’authenticité ne prédétermine pas les actes ni leur signification. Un ouvrier qui occupe son temps libre pour lire et écrire de la poésie fait un choix inauthentique s’il entend signifier par là qu’il n’appartient pas à sa classe. Son choix est en revanche authentique si sa poésie est une affiirmation de sa condition, une revendication du droit d’accéder à la culture réservée aux bourgeois et de la volonté de dépasser la condition ouvrière. C’est ainsi que Misrahi se demande si Sartre n’a pas mal compris sa décision de ne plus porter l’étoile jaune en y voyant un mouvement de fuite ou un signe d’inauthenticité. Ce serait le cas si ce geste était un refus de reconnaître qu’être juif fait partie de sa situation. Le sens que Misrahi donne à cet acte peut être jugé authentique puisqu’il revendique non seulement le droit de défendre sa vie le mieux possible, mais celui de définir lui-même sa manière d’être juif73.
32L’analyse de Sartre suscite encore un doute. La liberté située du Juif semble avoir une limite diffiicilement compatible avec la liberté. Alors que dans cette hypothèse, l’identité n’est que le produit de l’hostilité, Sartre n’envisage pas qu’un Juif puisse être authentique en choisissant de ne plus être juif74. Mais Foucault et Halperin raisonnent-ils autrement ? À la diffiérence de l’homosexuel de mauvaise foi décrit par Sartre, ils revendiquent fièrement leur sexualité marginale. Et quand ils parlent d’expérience limite et de transformation de soi, ils ne pensent pas à celles, bien radicales, qui feraient d’un homosexuel libertaire un hétérosexuel fasciste75. Par ailleurs, leur réflexion semble bien remplir la condition théorique de l’authenticité. La transformation indéterminée de soi repose sur des analyses historique, sociologique et philosophique de la situation des homosexuels. L’affiinité que Foucault reconnaît avec la philosophie de Sartre est donc plus forte qu’il ne le supposait en suggérant que, par sa normativité implicite, l’idée d’authenticité était dommageable à la négativité créatrice de la liberté.
33Ce qui donne prise au sartrien dans l’idée de transformation de soi est qu’elle est une attitude critique, c’est-à-dire une mise à distance de la réalité. Le sartrien estime, en conséquence, qu’il sera toujours en mesure de se défendre quand il sera critiqué par une théorie critique qui nie la liberté. Il n’en résulte évidemment pas que sa position soit aisée. Comme les diffiicultés de la thèse métaphysique de la liberté subsisteront toujours, le philosophe doit s’exercer à défendre sa position malgré son point faible dont il doit être conscient. Ajoutons donc une nouvelle épreuve, peut-être la plus diffiicile, parce que le critique prétend lui révéler le secret social de son être, et en particulier de sa croyance à sa propre liberté. Pierre Bourdieu s’est régulièrement attaqué à Sartre, et en particulier à sa description du garçon de café. Selon lui, elle projette dans la pratique d’un employé la conscience d’un intellectuel qui s’imagine être sans attaches ni racines. Après avoir « scientifiquement » constitué le texte philosophique en un « document anthropologique » où chaque mot révèle l’inconscient social de l’auteur, Bourdieu, comme s’il était accablé par tant de naïveté, juge inutile ou fastidieux de le montrer en détail et se contente d’indiquer la voie à suivre76. Seul celui qui occupe une position sociale qui permet de ne pas se lever le matin sans se faire renvoyer est capable de penser que le garçon de café joue à l’être parce qu’il est métaphysiquement libre de ne pas aller travailler. Cette critique de Bourdieu rappelle celle de Garaudy. Quand les marxistes staliniens lui reprochaient au nom de la science de penser l’humanité à partir de la conscience d’un membre de la bourgeoisie décadente, Sartre reconnaissait une pertinence à cette observation avant d’ajouter que ce contexte historique a permis de « dévoiler certains aspects de la condition humaine et rendre possible certaines intuitions métaphysiques » qui ne sont pas pour autant « des illusions de la conscience bourgeoise77 ». Le fait qu’une idée soit énoncée dans des conditions sociales particulières n’implique pas sa fausseté. Comme chacun le sait, ce n’est pas parce que la tour Eiffiel n’est visible partiellement que d’un point de vue que ce n’est pas elle que l’on voit lorsqu’on s’y place. La sociologie de la connaissance et la socio-genèse de la raison développées par Bourdieu raisonnent de manière similaire : l’accès à l’universel dépend de conditions sociales précises, la formation d’un champ intellectuel autonome, ce qui, loin de relativiser l’universel, nous appelle à universaliser les conditions d’accès à l’universel78. Quelle est donc l’intuition métaphysique, vraie aux yeux du philosophe, que refuse obstinément de reconnaître le sociologue ?
34 Bourdieu rejette l’idée de la distance entre l’individu et le poste, véhiculée par la croyance que l’agent joue un rôle comme un acteur. La vérité sociologique du texte philosophique est que Sartre n’a pas plus de distance vis-à-vis de son poste qu’un garçon de café vis-à-vis du sien, puisque l’illusion de la liberté est constitutive de sa position d’intellectuel79. La contre-description de Bourdieu montre comment l’habitus fait corps avec la fonction, au risque de suggérer l’existence d’une prédestination sociologique80. L’habitus est un ensemble de dispositions, de manières de faire, de penser et de sentir, typiques des conditions sociales où a vécu l’individu. Comme elles sont incorporées, inscrites dans le corps, au plus profond de l’individu, il les mobilise spontanément et inconsciemment quand il agit, pense et fait des choix, dans des situations ordinaires ou extraordinaires, révélant à chaque fois la classe sociale à laquelle il appartient. Même si l’idée d’habitus sert à comprendre l’action des individus au sein de la société, elle est du côté de la nécessité : « Nécessité faite vertu, il incline continûment à faire de nécessité vertu en inclinant à des “choix” ajustés à la condition dont il est le produit81. »
35Sartre s’est peut-être aventuré sur le terrain du sociologue, mais il ne prétend pas faire de la sociologie. Le garçon de café est l’un des exemples utilisés pour l’étude de la mauvaise foi. Cette conduite glisse de la facticité à la transcendance et réciproquement grâce à des « concepts contradictoires82 » qui font passer l’une pour l’autre. Quand le séducteur prend la main de la femme convoitée et consciente d’être désirée, elle ne rompt pas le contact physique et passe au registre de la transcendance en parlant de poésie comme si la vérité de leur relation n’était pas le désir physique. Bourdieu s’intéresse tellement peu à cet objet philosophique qu’il ne prend pas la peine de le nommer et néglige naturellement la phrase cruciale du texte qu’il cite longuement : « Comme si du fait que je soutiens ce rôle à l’existence, je ne le transcendais pas de toute part, je ne me constituais pas comme au-delà de ma condition83. » Alors que la femme de mauvaise de foi passait de la facticité à la transcendance, nous assistons maintenant au mouvement inverse. La question de Sartre qui introduit la description est en effiet celle-ci : « Mais que sommes-nous donc si nous avons l’obligation constante de nous faire être ce que nous sommes84 ? » La description montre ce qui dans l’individu dépasse ce qu’il est, la transcendance, et qu’il refoule pour n’être que cela, la facticité. Remarquons d’abord que les gestes décrits s’accordent avec des situations très diffiérentes, celle du fils de petit commerçant ou de l’étudiant dont parle Bourdieu, mais également d’un chômeur qui a enfin trouvé du travail, ou, en 1942, d’un résistant qui dissimule ses activités clandestines, etc. Chacun va être ce qu’il est, un garçon de café, mais en donnant une signification spécifique à ces gestes grâce au projet qui le définit singulièrement par-delà l’identité du poste. C’est la raison de l’insistance de Sartre sur l’excès d’application avec lequel il incarne une fonction où il semble agir comme un automate et sur la virtuosité funambulesque qui maintient l’équilibre instable du plateau chargé de consommations. Cette étonnante habileté n’est pas contenue dans l’habitus du fils de petit commerçant ou de l’étudiant. Elle doit être acquise et entretenue en travaillant sérieusement et des candidats ont vite été renvoyés pour leur maladresse ou leur distraction. L’individu doit faire un effiort physique et intellectuel pour devenir ce qu’il est et le rester. Hobbes répliquait aux négateurs de son anthropologie pessimiste qu’ils ferment leur porte à clef. Sartre s’étonne, de son côté, de toutes les précautions que l’on prend « pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est85 ». Pensons aux clauses du contrat qui sanctionnent l’employé qui reste dans son lit ou aux réprimandes qu’il reçoit lorsque, s’étant mentalement absenté, il renverse le plateau.
36Supposons tout de même que l’individu soit complètement pris par la fonction à laquelle il était sociologiquement destiné. En vertu de l’accord de l’habitus avec la position, on se sent chez soi, selon la formule qu’utilisait Hegel pour parler de la liberté concrète. Qu’est-ce qui empêche le sociologue de conclure que le garçon de café est non seulement heureux, mais libre ? N’est-ce pas ce que suggère également l’exemple du joueur de football qui « fait exactement ce qu’il a à faire » lorsque s’accordent l’histoire faite chose (le champ) et l’histoire faite corps (l’habitus), les règles du jeu et le sens du jeu86 ? Disons-nous qu’il est asservi ? Le jeu n’est-il pas une forme de liberté ? Bien sûr, toute la sociologie critique est dirigée contre cette idée. Son objectif n’est pas d’enfermer l’individu dans sa position, même en cas d’heureuse et parfaite harmonie entre l’habitus et le champ, mais de le libérer autant que possible du déterminisme grâce à sa connaissance. Celle-ci, néanmoins, ne donne pas la liberté, elle en crée seulement la possibilité car des usages cyniques et conservateurs de la vérité sont possibles87. Le sartrien en conclut naturellement que la science libère si les individus choisissent d’en faire un usage libérateur et que la critique de l’homme de science présuppose une liberté irréductible à celle que rend possible la connaissance qu’il délivre. Le bourdieusien devra donc boucher ce trou. Le concept d’habitus ambitionne de dépasser les alternatives du social et de l’individuel, du conscient et de l’inconscient, du déterminisme et de la liberté. L’habitus, qui amène si souvent les individus à faire ce qu’ils doivent, est aussi confronté à des situations inattendues où il doit faire preuve d’une « spontanéité génératrice » obéissant à « une logique pratique, celle du flou, de l’à-peu-près, qui définit le rapport ordinaire au monde88 ». Ce produit des conditionnements sociaux qui les reproduit en les transformant est une « capacité d’invention », « créatrice » et active », « un générateur de liberté » qui donne « une marge formidable d’improvisation89 ». On prend le sociologue la main dans le sac déterministe et il en sort la liberté ! L’habitus serait-il l’un de ces concepts contradictoires sur lesquels la mauvaise foi glisse de la facticité à la transcendance90 ? Cet échange, relativement imaginaire, fait sentir ce qui fait la force de la position de Sartre. Comme il le demandait déjà aux matérialistes marxistes, pourquoi dit-on que l’individu est dominé et qu’il doit être libéré s’il est ce qu’il est ? Quand des êtres matériels sont comprimés par des forces matérielles, parfois jusqu’à la destruction, nous n’en déduisons pas qu’ils doivent en être libérés. Comment justifier l’intention critique sans présupposer la liberté ? Le sens conservateur de la thèse de l’esclavage naturel est que l’individu s’accorde tellement avec sa fonction qu’il n’y a aucun sens à modifier l’ordre social. La critique de cette thèse signifie au contraire que l’individu, étant donné ce qu’il est (transcendance), ne devrait pas être ce qu’il est (facticité). C’est donc parce qu’il échappe par nature à sa fonction qu’il faut transformer l’ordre social91.
37Comment se fait-il que des hommes puissent être libres dans des situations de non-liberté ? Nous avons cet étrange sentiment parce que quelque chose dans leurs actes ne dérive pas du contexte, mais provient d’eux-mêmes exclusivement. Les actes libres sont ceux que l’on attribue à quelqu’un en propre. Nous pouvons, bien sûr, être victimes d’une illusion due à notre méconnaissance des sources non individuelles de l’individualité. Il est cependant diffiicile d’éviter de penser en ces termes lorsque ces actes résistent à la pression extérieure, parfois au risque de la mort. C’est la prise de distance avec la réalité qui manifeste le mieux le propre de l’individu. Il est intuitivement moins facile de reconnaître et d’admirer la liberté dans l’individu obéissant que dans celui qui dit non. Sartre nous apprend à voir la négation dans les actes les plus simples, là où ordinairement nous ne percevons que l’enchaînement implacable des événements ou l’emboîtement impeccable des choses. Il faut, bien sûr, l’éblouissante virtuosité philosophique de son écriture pour faire constamment miroiter ce néant au cœur de l’être. Un esprit rigoureux se méfie instinctivement de cette pesante rhétorique, de ces formulations trop fracassantes et paradoxales. Il n’est pourtant pas facile de lui échapper complètement. On y parviendrait si l’on était capable de penser constamment que tout être humain se réduit exactement à ce qu’il est. Or la modernité et la postmodernité nous apprennent que l’individu est toujours autre chose que ce qu’il est. Le sartrien peut donc toujours espérer triompher de ses adversaires. Ce succès fait cependant apparaître ce qui est le plus embarrassant dans la position de Sartre : elle nous enferme dans un cercle. Modernes et postmodernes veulent libérer l’homme ou l’individu. Mais si l’homme mérite d’être libéré et s’il peut se libérer, c’est qu’il est libre.
Notes de bas de page
1 Par exemple : « Comment débusquer le fascisme qui s’est incrusté dans notre comportement ? Les moralistes chrétiens cherchaient les traces de la chair qui s’étaient logées dans les replis de l’âme. Deleuze et Guattari, pour leur part, guettent les traces les plus infimes du fascisme dans le corps » (M. Foucault, Dits et écrits, III, Paris, Gallimard, 1994, p. 135) ; « Comment aider le grand nombre à rompre l’envoûtement ? Oui, l’envoûtement ! La société productiviste envoûte, elle a cette capacité à entrer dans les ressorts intimes et à nous faire adhérer avec enthousiasme aux objets et à leurs modes d’emploi, et au monde de ces objets. Notre volonté personnelle est annihilée dans ce processus » (J.-L. Mélenchon, Le choix de l’insoumission. Entretien biographique avec Marc Endeweld, Paris, Seuil, 2016, p. 320). Comme nous l’avons vu avec Schmitt, le fasciste raisonne selon une logique similaire.
2 « […] si je suis mobilisé dans une guerre, cette guerre est ma guerre, elle est à mon image et je la mérite d’abord parce que je pouvais toujours m’y soustraire, par le suicide ou la désertion : ces possibles ultimes sont ceux qui doivent toujours nous être présents lorsqu’il s’agit d’envisager une situation. Faute de m’y être soustrait, je l’ai choisie » (J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 613). Voir sur ce sujet, T. Todorov, Face à l’extrême, op. cit., p. 23-30. Le suicide est contraire à l’ordre du camp d’extermination parce qu’il est un acte de liberté (ibid., p. 70-71).
3 « Les gens me demandent aussi, dit Miguel Benasayag, non sans une certaine théâtralité, si, dans une situation de danger, ils auraient été résistants ou collabos.[…] Mais, disent-ils, ils ne le sauront jamais… Or voilà que le néo-libéralisme extermine lentement mais sûrement des populations et des pans entiers de la vie. […] » ; « Je quittais une situation où j’avais vécu jour et nuit avec des camarades qui avaient peur ; […] je m’étais habitué à en guetter la plus légère manifestation. Petit à petit, ici, je me suis mis à reconnaître les mêmes symptômes que j’avais observés en Argentine, mais chez des gens qui vivaient sans être menacés – des collègues, des voisins. […] Je ne m’attendais pas à retrouver autour de moi cette même solitude dans la vie de tous les jours, cette peur de vivre, d’être entamé, de parler, d’assumer. Je ne comprenais pas qu’en France, ces adultes respectables, arrivés, installés, puissent ainsi se soustraire à la moindre exigence. […] C’est là une constatation de chercheur, pas une constatation morale » (Parcours, op. cit., p. 32-34 et 40).
4 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 14, p. 230 ; chap. 21, p. 336.
5 D. Martucelli, La société singulariste, Paris, Armand Colin, 2010, p. 15-19.
6 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 30, p. 494.
7 « Vancouver ! La tête me tournait. Mon esprit battait la campagne. J’étais libre ! Qui donc a dit qu’il faut avoir connu l’esclavage pour apprécier la liberté ? En me promenant dans les rues de Vancouver avec quelques-uns de mes compagnons de voyage, j’avais l’impression de n’avoir jamais rencontré autant de gens heureux que j’en voyais autour de moi » (V. Kravtchenko, J’ai choisi la liberté. La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, Paris, Nouvelles éditions Baudinière, 1980, p. 604).
8 S. Dovlatov, La valise, traduction par Jacques Michaut-Paternò, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p. 68. Comparons cette pensée d’esclave avec celle d’un philosophe radical : « Le laisser-faire-encontre de l’étant, le comportement vis-à-vis de l’étant en quelque mode d’apérité que ce soit n’est possible que là où la liberté est. La liberté est la condition de possibilité de la manifesteté de l’être de l’étant, de la compréhension de l’être » (M. Heidegger, De l’essence de la liberté humaine. Introduction à la philosophie, Paris, Gallimard, 1987, p. 277).
9 T. Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, Paris, Livre de poche, 2003, I, chap. 8, § 4, p. 126 ; I, chap. 9, § 21, p. 144-145. « Et cette liberté n’est rien d’autre que la puissance naturelle de cet homme, sans laquelle il ne vaut pas mieux qu’une créature inanimée, incapable de s’assister » (ibid., II, chap. 1, § 1, p. 238). Sur la conception hobbesienne de la félicité, voir Id., Léviathan, chap. 11. Sur la vie comme course, Id., Éléments de la loi naturelle et politique, op. cit., I, chap. 9, p. 144-145.
10 Nous sommes « de façon aussi absolue leurs sujets [du pouvoir] que l’est un enfant vis-à-vis de son père ou un esclave vis-à-vis de son maître dans l’état de nature » (Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, op. cit., II, chap. 1, § 16, p. 236).
11 On peut même se demander quel choix mortel est le plus grand ou le plus beau. Par exemple, est-ce le choix moral de Pola Lifszyc qui court pour rejoindre sa mère dans le train pour Treblinka ou celui, politique, de Mordehaï Anielewicz qui part à l’attaque des patrouilles allemandes (T. Todorov, Face à l’extrême, op. cit., p. 245-246 et 26-32) ?
12 V. Grossman, Vie et destin, op. cit., p. 199-200 ; Velikiï est le terme qui est utilisé dans les expressions « La grande révolution socialiste d’Octobre » ou « La grande guerre patriotique ». Sartre parle du choix d’un colonisé « d’une liberté éclatante et brève, d’une liberté pour mourir » (J.-P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960, p. 154).
13 Que faut-il conclure de ces observations de Sartre sur l’Amérique en 1945 ? « […] l’Américain dont on sollicite, à toute heure du jour, la raison et la liberté, met son point d’honneur à faire ce qu’on lui demande : c’est en agissant comme tout le monde qu’il se sent à la fois le plus raisonnable et le plus national, c’est en se montrant le plus conformiste qu’il se sent le plus libre » ; « C’est cette liberté totale dans le conformisme qui m’a frappé d’abord. […] Cette liaison du conformisme social et de l’individualisme est peut-être ce qu’un Français aura, de France, la plus grande peine à comprendre » (Situations III, op. cit., p. 82 et 84).
14 « […] la résistance, qui a fini par triompher, montre que le rôle de l’homme est de savoir dire non aux faits même lorsqu’il semble qu’on doive s’y soumettre » (ibid., p. 61) ; « Dire non constitue la forme minimale de résistance » (M. Foucault, Dits et écrits, IV, op. cit., p. 741). Michel Onfray vit quotidiennement cette vérité dans sa chair : « […] je constate ma peau hérissée ma volonté arc-boutée et ma violence sous-jacente dès qu’apparaissent des velléités d’accaparement de la liberté. Seuls peuvent me supporter et vivre dans mon entourage le plus proche ceux qui acceptent cette chair blessée, cette écorchure à vif et cette incapacité viscérale à supporter un quelconque ascendant. On obtient ce qu’on veut de moi sans demander, rien dès que pointe ce qui peut s’apparenter à l’expression d’une puissance qui me mettrait en péril ou entamerait ma liberté » (Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission, Paris, Grasset, 1997, p. 9-10).
15 J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 224-225 ; Qu’est-ce que la littérature ?, p. 251-255 et 38.
16 Ibid., p. 216.
17 Ibid., p. 194-195 et 179.
18 R. Garaudy, La liberté, op. cit., p. 460-462.
19 « C’est seulement à partir du moment où l’on a choisi de servir sans réserves et sans conditions la classe ouvrière et son Parti que commence le chemin de la liberté : c’est un chemin diffiicile. La lutte contre la coalition des privilèges en place impose des disciplines inflexibles. Celui qui prétend se “libérer” de ces disciplines peut appeler son abandon facilité, inconscience, lâcheté, le seul nom qui ne convienne pas est celui de liberté » (ibid., p. 462). Garaudy ne cite pas Sartre dans ces pages mais l’usage de formules sartriennes, « chemin de la liberté » et « décollement » n’est évidemment pas dû au hasard.
20 J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 215.
21 Ibid., p. 143.
22 Id., L’être et le néant, op. cit., p. 32-33, 61-62 et 112.
23 Ibid., p. 53.
24 Ibid., p. 82, 53 et 63.
25 Id., Situations III, op. cit., p. 200.
26 Id., L’être et le néant, op. cit., p. 45.
27 Ibid., p. 46.
28 Ibid., p. 44.
29 Ibid., p. 542.
30 « Je le [Pierre de Lescure, cofondateur des Éditions de Minuit] rencontrai au café de flore, où nous nous retrouvions souvent. flore était, à cette époque, bien diffiérent de ce qu’il est devenu. On y respirait un air de rébellion, c’était le bouillon de culture de l’intelligence en guerre. Sartre (peu connu du grand public) y écrivait chaque jour, m’étonnait par son extraordinaire capacité, après avoir levé la plume pour saluer un ami, échanger quelques mots ou toute une conversation, à reprendre la phrase interrompue comme si rien n’était survenu, comme si l’interruption s’était faite sur une autre planète. J’aurais eu grande envie d’aller me présenter, à lui et à Simone de Beauvoir, toujours coiffiée d’un blanc turban, si ce n’eût été marcher sur les brisées de Pierre de Lescure, et contraire aux règles de prudence qu’il avait établies » (Vercors, Le silence de la mer, op. cit., p. 943).
31 J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 612. C’est dans l’intimité du laboratoire des Carnets de la drôle de guerre que Sartre se lâche complètement : « Je ne désire point posséder, tout d’abord, par orgueil métaphysique. Je me suffiis, dans la solitude néantisante du pour-soi. Je ne trouverais aucun réconfort dans ces substituts substantifiés de moi-même. Je ne suis à l’aise que dans la liberté, échappant aux objets, échappant à moi-même ; je ne suis à l’aise que dans le Néant, je suis un vrai néant ivre d’orgueil et translucide » (Id., Carnets…, op. cit., p. 538-539).
32 Id., Lettres au Castor et à quelques autres, Paris, Gallimard, 1983, t. 2, p. 285.
33 R. Misrahi, N. Martin, Un combat philosophique. Pour une éthique de la joie, Latresne, Le Bord de l’eau, 2000, p. 59 ; R. Misrahi, La nacre et le rocher. Une autobiographie, Paris, Encre marine, 2012, p. 85-86. Devenu professeur à la Sorbonne, entouré de marxistes dogmatiques et de tristes heideggériens, Misrahi était le seul sartrien. Il se considère même comme « le seul véritable héritier de la pensée de Sartre » (La nacre et le rocher, op. cit., p. 140 et 118). Mentionnons également ce témoignage de Gilles Deleuze, un autre lecteur de Spinoza : « À la libération, on restait bizarrement coincé dans l’histoire de la philosophie. Simplement, on entrait dans Hegel, Husserl et Heidegger ; nous nous précipitions comme de jeunes chiens dans une scolastique pire qu’au Moyen Âge. Heureusement il y avait Sartre. Sartre, c’était notre Dehors, c’était vraiment le courant d’air d’arrière-cour […]. Et Sartre n’a jamais cessé d’être ça, non pas un modèle, une méthode ou un exemple, mais un peu d’air pur, un courant d’air même quand il venait du flore, un intellectuel qui changeait singulièrement la situation de l’intellectuel » (G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, Paris, flammarion, 1996, p. 18-19). On se souvient que, dans son article sur l’intentionnalité de Husserl, Sartre avait parlé de la conscience comme d’un coup de vent.
34 S. Shapin, S. Schaffier, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La Découverte, 1993, p. 110.
35 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 46, p. 920.
36 S. Shapin, S. Schaffier, Léviathan et la pompe à air, op. cit., p. 99 et 105.
37 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 15 et 17, p. 22, 49, 82 et 288.
38 Ibid., chap. 30.
39 Sur cette question, voir S. Sreedhar, Hobbes on Resistance. Defying the Leviathan, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
40 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 21, p. 343 ; chap. 31, p. 519.
41 Ibid., chap. 30, p. 494 ; chap. 14, p. 235 ; chap. 17, p. 281-282.
42 J. Vialatoux, La Cité totalitaire de Hobbes. Théorie naturaliste de la civilisation. Essai sur la signification de l’existence historique du totailtarisme, Lyon, Chronique sociale de France, 1952, p. 10. Vialatoux fait ici référence aux observations d’Henri Bergson sur l’opposition entre la forme de l’argumentation spinoziste et son contenu réel, constitué par une intuition philosophique, jamais théoriquement exprimée de manière satisfaisante, et qui hante l’esprit du philosophe sous la forme d’une image fuyante (La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1975, p. 119-120, 123-124 et 130-132).
43 R. Misrahi, L’être et la joie. Perspectives synthétiques sur le spinozisme, Paris, Encre marine, 1997, p. 329-330.
44 Misrahi effleure la question en disant que « si l’on doit distinguer philosophie et littérature », suggérant que ce n’est peut-être pas nécessaire, l’Éthique est diffiérente d’une œuvre littéraire par « la synthèse entre la rigueur formelle d’un système achevé et la richesse concrète d’un vécu existentiel » (ibid., p. 309-310).
45 Selon l’expression que Sartre préfère à « plaisir esthétique » (Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1985, p. 64). Elle est utilisée par Bergson à propos de la philosophie (La pensée et le mouvant, op. cit., p. 118).
46 « Sommes-nous entrés dans le religieux ? Certainement pas » ; « Ne pourrait-on songer à un mysticisme athée […] ? Il n’en est évidemment rien » ; « Ces termes (salut, béatitude, joie) peuvent paraître ressortir du vocabulaire religieux. Il n’en est évidemment rien » (R. Misrahi, L’être et la joie, op. cit., p. 353, 355 et 362). Pierre Macherey, en revanche, parle d’« une authentique expérience religieuse » (Introduction à l’Éthique, 5, Les voies de la libération, Paris, PUF, 1997, p. 83).
47 R. Misrahi, L’être et la joie, op. cit., p. 368.
48 On rêve d’un Spinoza qui aurait soutenu que l’on est libre par nos passions car le contact des corps nous met en communication avec la totalité par le jeu du déterminisme universel.
49 R. Misrahi, N. Martin, Un combat philosophique, op. cit., p. 94 ; « […] Spinoza, avec sa doctrine de la liberté comme nécessité, n’arrive pas à rendre compte de la vraie libération […] » (ibid., p. 59).
50 Spinoza, Éthique, V, prop. 10, scolie, traduction par Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1988, p. 499.
51 M. Foucault, Dits et écrits, IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 535 et 617.
52 J. Bouveresse, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, 2016.
53 M. Foucault, Dits et écrits, IV, op. cit., p. 617 et 736. « Je suis partisan d’un véritable combat culturel pour réapprendre aux gens qu’il n’y a pas une conduite qui ne soit plus belle, qui, par conséquent, mérite d’être réfléchie avec autant d’attention, que le suicide. Il faudrait travailler son suicide toute sa vie » (ibid., p. 257 ; ibid., III, p. 777-779).
54 Pour une interprétation de l’œuvre à partir de la vie, centrée sur la sexualité et la fascination pour la mort, voir J. Miller, La passion Foucault, Paris, Plon, 1995. Pour une critique, D. Halperin, La vie descriptible de Michel Foucault, Paris, L’Unebévue éditeur, 2011, p. 44-63. Un philosophe nietzschéen reconnaît naturellement un lien entre la pensée et la vie : « Chaque fois que j’ai essayé de faire un travail théorique, ça a été à partir d’éléments de ma propre expérience […] j’entreprenais un travail, quelques fragments d’autobiographie » (M. Foucault, Dits et écrits, IV, op. cit., p. 181-182). Mais Foucault peut aussi dire le contraire, ibid., II, p. 489.
55 M. Foucault, Dits et écrits, IV, op. cit., p. 54-55 et 738 ; ibid., II, p. 234. Foucault a admiré le marxisme lorsqu’il est devenu, en plus d’un instrument théorique, « une sorte d’énergie morale, d’acte existentiel » lors des révoltes de mars 1968 en Tunisie, ce qu’il n’était pas du tout en Europe (ibid., IV, p. 79).
56 « […] L’Histoire de la folie, c’est d’abord un pur poème » ; « L’écriture de Foucault est ce qui sans doute m’a le plus touchée. […] C’est très, très beau, Foucault » (Arlette Farge, dans F. Caillat [dir.], Foucault contre lui-même, Paris, PUF, 2014, p. 83 et 98 ; voir également le témoignage de Georges Didi-Huberman, dans ibid., p. 135). Pour une lecture critique tout à fait insensible aux charmes de l’écriture, J. G. Merquior, Foucault ou le nihilisme de la chaire, Paris, PUF, 1985.
57 Foucault emploie le mot « vérité » plutôt au sens de la vérité-épreuve que de la vérité-constat qui est l’accord avec un objet déjà là. La première faisait surgir la vérité à des instants précis et dans des lieux privilégiés : les oracles, la crise médicale où se décide le sort du malade, l’alchimie, le duel, les ordalies juridiques ou les aveux obtenus par des supplices. La vérité que tel individu soit innocent n’est pas un fait constaté ou démontré, mais l’acceptation du résultat d’une procédure. Comme la vérité-constat incarnée par la science a fait disparaître la vérité-épreuve, on pense que, dans ce dernier cas, il n’est pas réellement question de la vérité et que le mot est métaphorique. Foucault est, au contraire, tenté par l’hypothèse que la vérité-constat est un cas particulier de la vérité-épreuve car le constat est le résultat d’une procédure institutionnalisée (M. Foucault, Dits et écrits, II, op. cit., p. 693-695).
58 Sur la diffiérence entre savoir et connaissance, voir Dits et écrits, IV, op. cit., p. 57 ; sur les livres comme fictions et la diffiérence avec les romans, ibid., III, p. 805 ; IV, p. 43-45, 232 et 675 ; sur la constitution historique de la subjectivité, ibid., IV, p. 75 ; sur le rêve, ibid., IV, p. 42. Notons cette observation de Sartre : « j’avais lu Le Capital […] sans le comprendre, c’est-à-dire sans être transformé » (Situations X, op. cit., p. 191).
59 Ibid., IV, p. 617. Lors de sa polémique avec Sartre, Foucault avait déclaré que « l’homme disparaît en philosophie […] comme sujet de liberté et d’existence » (ibid., I, p. 664).
60 Quand Sartre reconnaissait ses torts et que son interlocuteur continuait de lui en vouloir, il pensait ceci : « “Mais voyons, ça n’est plus moi ; ça n’est plus le même.” Certainement c’est ce qui me rend si évidente ma théorie de la liberté, qui est en effiet une manière de s’échapper à soi-même, à tout instant. Jamais je n’ai de remords » ; « C’est mon orgueil qui me fait parler, mon sens du progrès et cette façon que j’ai de me désolidariser de ce que j’étais la veille […] » (Carnets…, op. cit., p. 234 et 285).
61 M. Foucault, Dits et écrits, IV, op. cit., p. 43.
62 Ce sont les termes utilisés par Leo Bersani et Arlette Farge dans F. Caillat, Foucault contre lui-même, op. cit., p. 74, 77, 83 et 115-117. « Bien qu’il détestât les dissertations sartriennes sur la liberté, il incarnait profondément ce choix d’être libre » (B. Kriegel, Michel Foucault aujourd’hui, Paris, Plon, 2004, p. 104).
63 M. Foucault, Dits et écrits, IV, op. cit., p. 165-166.
64 D. Halperin, Saint Foucault, traduction par Didier Eribon, Paris, Epel, 2000, p. 75-76 et 122-123.
65 Ibid., p. 127.
66 J. Merquior, Foucault ou le nihilisme de la chaire, Paris, PUF, 1986, p. 185-187. Un autre point commun est, selon lui, le « machisme intellectuel » : « la force d’un argument n’est pas étayée par sa qualité logique mais plutôt transmise par l’assurance sans défaillance du ton. Il s’agit d’impressionner, non de convaincre » (ibid., p. 185).
67 J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit, p. 692.
68 Ibid., p. 692.
69 J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1993, p. 96-97. Le mot « authenticité », peu utilisé dans L’être et le néant, n’est pas explicité (P. Cabestan, Qui suis-je ? Sartre et la question du sujet, Paris, Hermann, 2015, p. 54). Sur l’idée d’authenticité et sa formation, voir F. Scanzio, Sartre et la morale. La réflexion sartrienne sur la morale de 1939 à 1952, Naples, Vivarium, 2000, p. 41-68.
70 Ibid., p. 95.
71 Ibid., p. 154.
72 Ibid., p. 100.
73 R. Misrahi, La nacre et le rocher, op. cit., p. 102-103. Sartre distingue de ce point de vue la situation du Juif et celle du Noir : « un Juif blanc parmi les blancs, peut nier qu’il soit juif, se déclarer un homme parmi les hommes. Le nègre ne peut nier qu’il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore : il est noir. Ainsi est-il acculé à l’authenticité […] » (Situations III, op. cit., p. 237).
74 Pour résoudre le problème juif, Sartre prône, à la fin de son essai, un « libéralisme concret ». Accepter le Juif en tant que tel dans la nation, comme le Noir et l’Arabe, de manière à lui faciliter le choix de l’authenticité en vue de l’assimilation (Réflexions sur la question juive, op. cit., p. 155- 156). Le moyen requis pour atteindre ce but est la suppression de l’antisémitisme qui produit le Juif, en modifiant de fond en comble la situation de l’antisémite afin que sa liberté « décide sur d’autres bases ». La solution du problème juif est donc solidaire d’une révolution générale qui crée une société solidaire grâce à la suppression des classes : « Ainsi le Juif authentique qui se pense comme Juif parce que l’antisémite l’a mis en situation de Juif n’est pas plus opposé à l’assimilation que l’ouvrier qui prend conscience de son appartenance à une classe n’est opposé à la liquidation des classes. Bien au contraire, dans les deux cas, c’est par la prise de conscience qu’on hâtera la suppression des classes et du racisme » (ibid., p. 159-160). La libre décision de Shlomo Sand de ne plus se considérer comme juif pourrait être celle d’un Juif authentique au sens sartrien puisqu’elle se justifie par une étude critique de l’histoire du peuple juif et de la situation d’Israël (Comment j’ai cessé d’être juif, Paris, flammarion, 2015).
75 « Nous avons donc à nous acharner à devenir homosexuels et non pas à nous obstiner à reconnaître que nous le sommes » (M. Foucault, Dits et écrits, IV, op. cit., p. 163 et 736).
76 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 182-184. Avant de lire ce texte de Sartre dans un cours, Bourdieu fait cette observation : « […] Sartre me sert souvent. Sartre est tout à fait exemplaire, et admirable en même temps, parce qu’il a une sorte de puissance logique qui fait qu’il pousse, à mes yeux, des erreurs jusqu’au bout de leur logique » (Sociologie générale, 1, Cours au Collège de France, 1981-1983, Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2015, p. 267). Pierre Verdrager raconte que Bourdieu faisait rire son auditoire en parlant de la « chimère » sartrienne du garçon de café (Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils on tort. Critique de Pierre Bourdieu, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2010, p. 203-204). À propos de Sartre et de Raymond Aron, Bourdieu parle de « leur naïveté ou même de leur innocence de grands adolescents bourgeois à qui tout a réussi » (Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 38). Sur le rapport à Sartre, voir Interventions, 1961-2001, Science sociale et action politique, Marseille, Agone, 2002, p. 44-47 ; Le sens pratique, Paris, Seuil, 1980, chap. 2.
77 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 2008, p. 307 n. 18.
78 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 86. À l’encontre d’une lecture relativiste de La distinction, l’argument s’applique également à l’art (P. Bourdieu, L. Wacquant, Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Seuil, 2014, p. 131-132).
79 Quand Simone de Beauvoir demande à Sartre quels sont les moments particulièrement libres dans sa vie, le philosophe fait une réponse qui enchante le sociologue : « L’École normale a été un apogée. C’était la liberté » (La cérémonie des adieux, op. cit., p. 450).
80 « Le garçon de café ne joue pas à être garçon de café, comme le voulait Sartre. […] en accomplissement le cérémonial de l’empressement et de la sollicitude […] il ne se fait pas chose (ou “en soi”). Son corps où est inscrite une histoire, épouse sa fonction, c’est-à-dire une histoire, une tradition, qu’il n’a jamais vue qu’incarnée dans des corps ou, mieux, dans ces habits habités d’un certain habitus qu’on appelle des garçons de café. […] Il entre dans la peau du personnage de garçon de café non comme un acteur joue un rôle, mais plutôt comme l’enfant s’identifie à son père […]. On ne peut même pas dire qu’il se prend pour un garçon de café ; il est trop complètement pris par la fonction à laquelle il était socio-logiquement destiné – en tant, par exemple, que fils de petit commerçant qui doit gagner de quoi s’installer à son compte » (P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 182-183).
81 Id., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 195 ; sur le goût, fondé sur l’habitus, comme « amor fati, choix du destin », voir p. 199, 271 et 552.
82 J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 92.
83 Ibid., p. 96.
84 Ibid., p. 95.
85 Ibid., p. 96.
86 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 176-179 ; Id., Questions de sociologie, op. cit., p. 74.
87 P. Bourdieu, L. Wacquant, Invitation à la sociologie réflexive, op. cit., p. 269 et 273 ; P. Bourdieu, Questions de sociologie, op. cit., p. 70 et 72.
88 P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 21 et 96. L’harmonie entre l’habitus et la position occupée, malgré sa forte corrélation statistique, n’est pas une nécessité (Id., La distinction, op. cit., p. 189-193). Sur le sentiment de ne pas être chez soi ou en porte-à-faux, Id., Questions de sociologie, op. cit., p. 76. C’est à ce moment-là, quand il est amené à s’exercer hors des conditions sociales qui l’ont formé, qu’il est particulièrement visible sous la forme de l’embarras, du comique, etc.
89 Id., Questions de sociologie, op. cit., p. 134 ; Choses dites, op. cit., p. 23, « Si le monde social m’est supportable, c’est parce que je peux m’indigner », La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2003, p. 19.
90 L’ancien collaborateur de Bourdieu, Claude Grignon, estime que la « propriété essentielle » du concept d’habitus est sa « duplicité », qui permet de jouer sur tous les tableaux, et que cette œuvre sociologique repose finalement sur des présupposés philosophiques et des techniques scolaires (Revue européenne des sciences sociales, 1996, 103, p. 81-98). Sur les problèmes posés par l’idée d’habitus, voir J.-L. Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Seuil, 2016, chap. 2.
91 « […] il ne saurait y avoir oppression de la matière par la matière, mais seulement composition de forces […]. Car on n’opprime jamais qu’une liberté, mais on ne peut l’opprimer que si, par quelque côté, elle s’y prête, c’est-à-dire si, pour l’Autre elle offire les dehors d’une chose. » (J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 217-218). Le sartrien voit de la transcendance dans cette déclaration du sociologue : « La conscience de ce privilège [de l’intellectuel] interdit de condamner à l’inhumanité ou à la “barbarie” ceux qui, faute d’en bénéficier, ne sont pas en état d’accomplir toutes leurs potentialités humaines […] » (P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 27).
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