Chapitre II. Le vide
p. 35-65
Texte intégral
1 Pendant que Jean-Paul Sartre, attablé au flore, écrivait sur la liberté et que Paul Éluard s’investissait dans la diffiusion de la littérature clandestine, Vassili Grossmann était à Stalingrad. Dans son roman, Vie et destin, il décrit un épisode de cette bataille, peut-être imaginaire, mais vraisemblable. Le commissaire politique Krymov est chargé de remettre de l’ordre bolchevique dans une maison encerclée que dirige un hérétique, Grekov. Troublé par cette personnalité singulière, Krymov veut mettre les choses au point :
Maintenant, Krymov voyait clairement en quoi Grekov était un élément hostile et étranger au pouvoir soviétique. Tout ce qui s’était fait d’héroïque dans la maison encerclée ne pouvait le dissimuler ou le minimiser. Il savait qu’il viendrait à bout de Grekov. Quand la nuit fut tombée, Krymov s’approcha de Grekov : – Parlons un peu, franchement et clairement. Que voulez-vous ? Grekov jeta un regard rapide, de bas en haut (il était assis et Krymov debout), vers Krymov et lui répondit gaiement : – Ce que je veux ? La liberté. C’est pour elle que je me bats. – Nous voulons tous la liberté1.
2Avec la dernière réplique de Krymov, nous retrouvons apparemment notre point de départ. Puisque personne ne veut être esclave, tout le monde veut la liberté, avons-nous dit2. La phrase est identique, mais, comme le contexte est diffiérent, la signification a changé au point de s’inverser. Auparavant, elle avait un sens positif. La liberté est la valeur universelle et pour exprimer cette éminence, il suffiit, dans certains contextes, d’écrire le mot, comme dans le poème d’Éluard ou, plus prosaïquement, sur une banderole. Cette fois, elle a un sens négatif. Krymov cherche l’explication du comportement hétérodoxe de Grekov et de ses compagnons. Pour ce dernier, le mot « liberté » résume à lui seul l’objet de sa volonté singulière. La réplique de Krymov signifie qu’il n’explique pas ce qui le distingue des communistes. Eux aussi veulent la liberté. Le 3 juillet 1941, lors de sa première intervention publique après l’agression nazie, Joseph Staline a solennellement exprimé l’universalité de la liberté et érigé celle-ci en finalité de la guerre antifasciste :
On ne peut considérer la guerre contre l’Allemagne fasciste comme une guerre ordinaire. […] Notre guerre pour la liberté de notre Patrie se confondra avec la lutte des peuples d’Europe et d’Amérique pour leur indépendance, pour les libertés démocratiques. Ce sera le front unique des peuples qui s’affiirment pour la liberté contre l’asservissement et la menace d’asservissement de la part des armées fascistes de Hitler3.
3Mais à la diffiérence de la déclaration de Staline, la réplique de Krymov ne valorise pas l’universalité de la liberté. Quelle est sa signification ?
4Grekov aurait évidemment apprécié le poème d’Éluard. En répondant « la liberté », il a écrit le mot sur la terre russe et sur la neige, sur les armes des guerriers et sur les marches de la mort. Sa déclaration laconique, réduite à l’énonciation d’un mot radical, doit être prise avec le plus grand sérieux. En risquant sa vie, en préférant mourir plutôt que vivre sans liberté, il montre qu’elle est effiectivement le bien suprême. L’incarnation de cette pensée dans une action périlleuse confère au mot évidence et plénitude. Les adversaires du pouvoir soviétique comprennent instantanément ce qu’il veut dire ; ils l’approuvent et admirent son courage. Krymov montre néanmoins que le mot « liberté », en dépit de la plénitude ressentie par Grekov en l’énonçant, n’explique pas sa singularité. Le communiste ne dit pas que la liberté est sans importance. Lui aussi risque sa vie en venant défendre l’ordre soviétique dans cette maison assiégée. Par sa présence, il écrit également le mot « liberté » sur la terre soviétique et les marches de la mort. Krymov devrait être également sensible au poème d’Éluard. Mais, en bon communiste, il sait résister à son charme. Il pourrait sourire, hausser les épaules ou dire « bof ! ». Même s’il fait ce que dit Éluard, il ne confère pas au mot le pouvoir d’exprimer adéquatement l’objet de la volonté. Il a la lucidité de comprendre que ce qui est vécu comme plein est, en réalité, vide. En disant « liberté », on croit naïvement dire l’essentiel alors qu’on n’a encore rien dit de significatif. Tout le monde, en effiet, peut dire la même chose. La formule « nous voulons tous la liberté » signifie maintenant que l’universalité de la liberté confère au mot un pouvoir d’illusion auquel il faut résister.
5La contradiction entre le plein de l’énonciation et le vide de son contenu se développe dans un dialogue où chacun conteste l’authenticité du sentiment de l’autre :
– Nous voulons tous la liberté. Arrêtez, lança Grekov, qu’est-ce que vous en avez à foutre, de la liberté. Tout ce que vous cherchez, c’est de battre les Allemands. – Cessez vos plaisanteries, camarade Grekov, dit Krymov. Dites-moi plutôt, comment se fait-il que vous tolériez que certains soldats expriment des opinions politiques erronées ? Hein ? Avec l’autorité que vous avez sur eux, vous pourriez y mettre le holà aussi bien qu’un commissaire. J’ai comme l’impression que les hommes disent leurs bêtises puis se tournent vers vous comme s’ils quêtaient une approbation. Celui-là, celui qui parlait des kolkhozes, pourquoi l’avez-vous soutenu ? Je vous le dis franchement : mettons-y bon ordre ensemble. Et si vous ne voulez pas, je vous le dis tout aussi franchement, ça va mal aller. – Pour ce qui est des kolkhozes, qu’est-ce qu’il y a de si extraordinaire ? C’est vrai, on ne les aime pas, vous le savez aussi bien que moi. – Qu’est-ce qui vous prend ? Vous voulez peut-être changer le cours de l’Histoire ? – Et vous, vous voulez que tout reprenne comme avant ? – Quoi « tout » ? – Tout. La contrainte générale. Grekov parlait paresseusement, comme à contrecœur, laissant tomber les mots un à un. Soudan il se redressa. – Camarade commissaire, laissez tomber. Tout ce que je voulais, c’était vous faire marcher un peu. Je suis tout aussi soviétique que vous. Votre défiance me vexe4.
6Krymov, malgré ses déclarations, ne parle pas réellement de la liberté, mais d’autre chose, vaincre l’Allemagne. Même si survivre à la « guerre d’extermination [Vernichtungskrieg]5 » menée par les nazis est un bien en soi qui justifie de tuer6 et de se sacrifier, « victoire » et « liberté » ne sont pas synonymes. Krymov peut reconnaître cette diffiérence et soutenir néanmoins que la victoire, qui nous donnera la liberté, en relève déjà. Elle est éminemment démocratique car elle procède du déploiement par le peuple soviétique de ses ressources humaines, matérielles et spirituelles propres7. L’hérétique le conteste. Il n’estime pas simplement que le communiste orthodoxe confond la liberté avec la victoire, mais qu’il ne veut pas réellement la liberté. Dans sa bouche, le mot « liberté » n’est qu’un son privé de signification. L’ordre soviétique, dont Krymov est un représentant offiiciel, est une contrainte généralisée, ce que nous appelons un totalitarisme. La victoire, obtenue de manière soviétique, fera obstacle à la liberté car les méthodes employées contredisent la fin poursuivie.
7C’est précisément l’enseignement de ce moment historique. Les combattants vivent la bataille de Stalingrad comme une libération. Elle rompt avec l’histoire récente où l’ordre soviétique a été imposé par la force et elle fait naître l’espoir d’une transformation de la société8. Même Krymov le perçoit confusément. ÀStalingrad, il vit la guerre comme un retour salutaire à la pureté révolutionnaire de l’origine9. C’est cette puissance purificatrice qui explique l’étrange séduction qu’exerce sur lui l’insolence de Grekov. Malgré les discours offiiciels qu’il répète fidèlement, Krymov ne peut pas sincèrement le contredire. Il sait, au fond de lui, que les paysans n’aiment pas cet ordre imposé et qu’ils ne se sentent pas libres10. La maison encerclée, où les soldats combattent courageusement en s’organisant de manière autonome, donne une existence concrète à ces sentiments refoulés que la débâcle de l’Armée rouge lors de l’offiensive allemande a libérés. Pour résister à Leningrad, à Moscou et finalement renverser le rapport de force à Stalingrad, le système soviétique a eu besoin de l’engagement existentiel des citoyens. La maison de Grekov est une alternative au « totalitarisme » où la malencontreuse apparition de Krymov annonce le retour à l’ordre ancien. En faisant mine d’avoir plaisanté, et en se qualifiant plus ou moins sincèrement de vrai Soviétique, Grekov se soumet à nouveau à cette contrainte. Mais en blessant le commissaire politique pendant son sommeil pour le faire évacuer, il reste sur sa position hérétique. Il mourra à Stalingrad, comme il s’y attendait. S’il avait survécu, il aurait été fusillé par suite de la dénonciation de Krymov.
8Le communiste nie que la seule invocation de la liberté explique le comportement des individus. S’il n’y a, de sa part, ni refus ni indiffiérence envers la liberté, il faut comprendre la suite de son propos comme une explicitation de ce qui donne un sens précis et une valeur au mot. En cela, il est fidèle à l’enseignement de Lénine. Dans Que faire ?, il dénonce le slogan de la liberté de critique diffiusé au sein de la social-démocratie comme une ruse pour remplacer les idées révolutionnaires scientifiquement fondées par le réformisme d’Édouard Bernstein : « La liberté est un grand mot, mais c’est sous le drapeau de la liberté de l’industrie qu’ont été menées les pires guerres de brigandage ; c’est sous le drapeau de la liberté du travail qu’on a spolié les travailleurs. L’expression “liberté de critique”, dans son emploi actuel, renferme le même mensonge profond. » Elle est un moyen « de faire pénétrer dans le socialisme les idées bourgeoises et les éléments bourgeois11 ». Il faut distinguer la grandeur du mot « liberté », mise en scène par Éluard, des usages concrets qui le « souillent12 » en faisant référence à des choses répugnantes. Si un acte considéré comme libre (l’initiative privée, le choix de son patron, la critique) aboutit à quelque chose de mal (la guerre, l’exploitation, le révisionnisme), alors il ne faut pas le défendre sous prétexte qu’il se présente sous la forme positive de la liberté. Lénine ne s’oppose pas à la liberté en tant que telle, mais à ce que l’on fait en son nom. C’est pourquoi le communiste doit défendre la liberté dans des usages concrets et non pas en invoquant « religieusement » l’idée abstraite. Comme la liberté n’a pas de sens hors de son incarnation concrète, la présence du mot n’implique pas que l’on parle d’elle. Et, inversement, on a l’impression de parler d’autre chose lorsqu’on explicite l’ordre qui l’incarne, alors qu’elle est réellement l’objet du discours, même si le mot n’est pas employé.
9Tout le problème est de savoir si l’explicitation proposée concerne bien la liberté. Krymov pouvait à son tour répliquer que, en dépit de ses déclarations, Grekov joue avec le mot et qu’il n’est pas sérieux. Il se moque de la liberté et, au fond, il cherche autre chose. Quel serait l’équivalent de la victoire militaire sur l’Allemagne dans cette critique ? L’échange ne donne pas de nom à ce que pourrait cacher la référence de l’hérétique à la liberté. Sa caractéristique est la tolérance de propos hétérodoxes et critiques envers le pouvoir soviétique. N’est-ce pas précisément ce que nous, libéraux, appelons liberté ? Pourquoi donc Krymov ne peut-il pas la reconnaître dans cet esprit libre ? La réponse est philosophiquement dense. Roger Garaudy la résume ainsi :
En régime socialiste, la théorie de la connaissance prend ainsi une signification et une dignité nouvelles. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les hommes utilisent en pleine connaissance de cause les lois régissant les phénomènes de la nature et les relations sociales, et reconstruisent leur vie sociale, la géographie de leur pays, et leur esprit même selon un plan conscient. Les lois de la nature et les lois de la vie sociale qui, pendant des millénaires, s’opposaient aux hommes comme des lois étrangères, et qui les dominaient, passent maintenant sous leur contrôle et sont utilisées consciemment dans le seul intérêt du mouvement ascendant de la société. […] C’est que la liberté concrète naît de la conscience de la nécessité objective. […] Parvenue à son terme, la théorie de la connaissance débouche sur la théorie de la liberté13.
10Le marxisme-léninisme partage avec beaucoup de philosophes l’idée que la liberté doit être rationnelle et intégrer dans son concept la nécessité qui structure le réel. On ne dit pas qu’un individu qui se jette par la fenêtre en croyant voler comme un oiseau est libre. On trouve même tout à fait raisonnable de l’en empêcher. En le qualifiant de fou, on reconnaît tous que notre liberté présuppose la soumission aux lois de la nature. La liberté n’est pas opposée à la nécessité. Elle la présuppose car elle est l’action effiicace fondée sur la connaissance des lois de la nature. Au lieu de rester prisonniers du cours ordinaire des choses, nous utilisons les relations nécessaires entre les phénomènes en fonction des objectifs que nous nous fixons, même s’ils paraissent impossibles aux yeux de la conscience naïve, par exemple, quand on construit un avion pour voler. Notre action ne serait jamais libre sans la nécessité parce que ses conséquences seraient si imprévisibles que nous ne pourrions jamais atteindre notre but et faire ce que nous voulons. Le marxisme-léninisme postule que l’histoire et la politique obéissent également à des lois. Sa singularité est de soutenir que ces lois, connues grâce au matérialisme dialectique et au matérialisme historique, conduisent l’humanité au communisme. Il est donc impossible que la liberté soit d’agir à l’encontre du cours de l’histoire en s’opposant au régime soviétique qui pour la première fois construit lucidement et rationnellement une société socialiste en vue d’atteindre le communisme. Sont libres les actions qui se fondent sur la connaissance de la nécessité, même si elles ont l’apparence de l’oppression. Ce que l’hérétique, qui n’a pas compris la dialectique, appelle la contrainte généralisée n’est que la douloureuse action conforme aux lois de l’histoire hors desquelles l’idée de liberté n’a aucun sens. Comme le dit Marx en se lamentant de la destruction de l’Inde par le colonialisme anglais, le progrès historique, jusqu’à sa phase bourgeoise, est semblable à « cette hideuse idole païenne qui ne voulait boire le nectar que dans le crâne de ses victimes14 ». Avec la révolution communiste, la violence sera encore l’accoucheuse de la nouvelle société qui se forme dès maintenant dans l’ancienne.
11Quand l’hérétique utilise le mot « liberté », le marxiste-léniniste conteste cet usage. Ce terme dissimule l’objet réel et peu avouable du discours qui devrait en conséquence être désigné par des mots péjoratifs, comme « anarchie » ou « licence ». C’est pourquoi le marxiste-léniniste ne parle pas simplement de la liberté, mais de la vraie liberté. La constitution de 1918 prétendait assurer aux travailleurs « la vraie liberté de conscience, », « la vraie liberté d’opinion », « la vraie liberté de réunion » et « la vraie liberté d’association15 ». Comme l’explique Staline, en 1936, « la vraie liberté n’existe que là où l’exploitation a été supprimée, où les hommes ne sont pas opprimés par d’autres hommes, où il n’y a ni chômage ni mendicité, où l’homme ne tremble pas de perdre son emploi, son logis. Dans une telle société seulement, est possible la liberté individuelle et toute autre liberté, et non la liberté sur le papier16 ». La liberté n’est pas une propriété métaphysique de l’homme. Elle est un produit de l’évolution historique et elle n’existe réellement que dans la société socialiste. La liberté présente dans les sociétés esclavagistes, féodales et capitalistes était trop limitée en raison du faible développement des forces productives, dû à la connaissance insuffiisante de la nature et de la société, et de la division en classes qui réservait aux exploiteurs ce qu’il y avait en elles de libre. Elle ne mérite pas d’être appelée liberté en comparaison de l’action pleinement maîtrisée et planifiée sur la nature et la société de tous les individus que rend possible la société dont les rapports de production favorisent le développement des forces productives et suppriment l’exploitation de l’homme par l’homme sous la direction du Parti communiste. L’absence de pluralisme politique est donc une conséquence de ce progrès décisif dans l’histoire de la liberté car la concurrence des partis est une expression de la division en classes, donc du manque de liberté. Le mot « liberté » se justifie pleinement quand sont créées les conditions du plein développement de l’individu et que plus personne n’en est exclu par sa condition de classe. « La pierre angulaire du marxisme, notait Staline, c’est la masse dont l’affiranchissement est, selon lui, la condition principale de l’affiranchissement de l’individu. C’est-à-dire que, selon le marxisme, l’individu ne peut être affiranchi tant que la masse ne le sera pas17. »
12L’échange entre le communiste et l’hérétique donne à « la seule pensée » une troublante complexité. Il montre ce que le mot « liberté » a de spécieux. Il nous séduit parce qu’il se réfère à un bien et parce qu’il nous égare. L’essentiel est ce que la positivité intrinsèque du mot désigne concrètement et qui, de fait, est jugé négativement par nos adversaires. Quand Éluard écrit « liberté », il faut aussitôt lui demander ce que veut dire concrètement ce mot. Les résistants de toutes tendances qui ont aimé son poème comprennent qu’il faut vaincre l’occupant allemand. Mais faut-il le faire de manière soviétique ou libérale ? Ou encore autrement ? Au même moment, Louis Aragon terminait son recueil de poèmes de résistance, La Diane française (1944), avec ces vers :
Mon parti m’a rendu mes yeux et ma mémoire
Je ne savais plus rien de ce qu’un enfant sait
Que mon sang fut si rouge et mon cœur fût français
Je savais seulement que la nuit était noire
Mon parti m’a rendu mes yeux et ma mémoire18.
13Sans le Parti qui lutte pour la libération de la France et pour le communisme, le poète est moins qu’un enfant. Il est réduit au fait biologique de la naissance. Plongé dans une sorte de nuit, il ne voit rien autour de lui et il n’a aucune conscience de son passé. Il ignore complètement qui il est et ne sait pas pour quoi il vit. Le Parti est la lumière qui lui fait prendre conscience de sa force vitale (le sang) au sens biologique, mais également au sens politique du communisme (« si rouge »)19 et de la nation (« français »). C’est en participant à cette lutte, y compris en écrivant ces vers, qu’il devient un homme vivant. Tout se passe comme si le poète était né pour nommer et connaître le Parti. Comme Éluard était également communiste20, il aurait pu remplacer dans son poème « liberté » par « mon Parti ». C’est précisément ce que fait Garaudy : « C’est pourquoi de notre adhésion au Parti date pour nous le commencement de notre liberté21. »
14Évidemment, plus personne aujourd’hui ne peut s’exprimer en ces termes. La prise de conscience de cette illusion est l’un des objets du roman de Grossman. L’itinéraire de Krymov est la douloureuse découverte de la réalité stalinienne par un parfait communiste. Krymov, qui a consciencieusement participé à la répression de militants apparemment orthodoxes, se met à douter quand il est arrêté et torturé. Il voyait la peur autour de lui, mais comme il était libre, il pensait que, malgré des erreurs dans la lutte impitoyable contre les ennemis, la politique suivie était juste. Après son arrestation, il lui est impossible de croire à l’existence d’une limite claire entre l’innocence et la culpabilité, entre l’ami et l’ennemi. La vérité, nous le savons, est dans les sentiments refoulés par Krymov et non dans ses propos orthodoxes. Quand le mot « liberté » y figure, il n’a pas de sens. L’ancien bolchevik, Magar, qui reconnaît l’erreur de son engagement avant de se suicider dans un camp, le dit clairement : « Nous n’avons pas compris ce qu’est la liberté. Nous l’avons écrasée. Marx aussi l’a sous-estimée : elle est la base et le sens, elle est l’infrastructure des infrastructures. Sans liberté, il n’y a pas de révolution prolétarienne22. » Sans la liberté, il n’y a pas de révolution. Donc la révolution russe stalinienne est une « fausse » révolution. Magar ne peut plus croire à la définition du socialisme par la propriété collective des moyens de production. Ce que l’orthodoxie prend pour la base ne l’est pas car, pour jouer le rôle de fondement d’une société réellement socialiste, elle a elle-même besoin d’une base, à savoir la liberté. On pourrait résumer cette déclaration sur la liberté, comme base de la base, en disant que la liberté est tout. Quand elle manque, on ne peut rien construire de positif, il n’y a rien. C’est pourquoi, en révélant cette vérité à son disciple bolchevique, Abartchouk, Magar l’invite à se suicider comme lui. Cette confession du maître à son disciple est présentée comme l’accomplissement de son dernier devoir révolutionnaire. En reconnaissant l’erreur de son engagement, sa faute d’avoir converti son disciple, donc en renonçant à la révolution, il est encore révolutionnaire. L’explication du paradoxe est dans la déclaration elle-même. Elle est elle-même un acte de liberté. Magar est un individu qui se penche sur son passé et condamne le système qu’il a contribué à construire et qui le détruit. Les individus ont tout accepté parce qu’ils avaient peur de mourir. La vérité de la foi communiste orthodoxe n’est que l’instinct de conservation. Le dernier acte possible du révolutionnaire est de reconnaître qu’il ne peut pas vivre en révolutionnaire et qu’il vaut mieux faire le choix libre de mourir.
15Raisonner à partir de l’hypothèse que Krymov pourrait réellement vouloir la liberté, c’est prendre le risque d’être piégé par la propagande soviétique. La liberté ne se révèle pas dans les concepts du matérialisme dialectique, mais dans les sentiments éprouvés à Stalingrad. Cette bataille est un tournant dans une guerre impérialiste visant à coloniser l’est de l’Europe. L’opération Barberousse a été conçue comme une croisade contre le judéo-bolchévisme dont l’enjeu pour l’Allemagne était la survie ou la mort, l’être ou le néant (Sein oder Nichtsein). Après les spectaculaires succès de la gigantesque offiensive déclenchée le 22 juin 1941, qui faisaient espérer une victoire éclair conforme aux prévisions, les Allemands sont arrêtés devant Moscou et voient se profiler, pour la première fois, l’échec de leur entreprise. Lors de la campagne infructueuse de juin 1942 en vue de s’emparer du Caucase, riche en pétrole, Hitler, en quête d’une victoire nécessaire à l’entretien de son charisme, contraint son armée à conquérir Stalingrad. L’occasion favorable étant passée et l’encerclement impossible, les Allemands lancent une attaque frontale. Ils s’emparent de la majeure partie de la ville et, comme ils atteignent parfois la Volga, ils croient que la victoire est assurée23. Mais la lutte pour les derniers mètres de terre russe couverts de ruines prend la forme inédite d’une terrible guerre urbaine. Les soldats soviétiques, acculés aux limites de la Russie, conscients du sort qui les attendait dans cette guerre d’extermination, menacés par Staline d’exécution en cas de recul et dressés au sacrifice24, transforment les restes de Stalingrad en un champ de bataille où chaque maison doit être gagnée dans un combat rapproché. Cette résistance, qui a stupéfié les Allemands, défie l’explication militaire25. Grossman propose la sienne en ces termes : « Stalingrad avait une âme : cette âme, c’était la liberté26. » L’âme est le principe spirituel de la vie, ce qui donne aux hommes la force de mener cette résistance acharnée qui sera couronnée par l’audacieux et brillant encerclement de l’armée allemande. Cette liberté est celle du soldat qui, terré sous des gravats, derrière un pan de mur ou dans les égouts, en voyant disparaître la majorité de ses compagnons, guette l’ennemi pour l’abattre d’une balle ou le tuer dans un corps à corps. Comme le disait Tolstoï, « nulle part l’homme n’est plus libre que durant un combat où il s’agit pour lui de la vie et de la mort27 ». Mais cette capacité à mettre en jeu sa vie n’est pas une propriété de l’individu. Les combattants sentaient en eux la force du peuple et même la présence de l’humanité. Ils savaient que Stalingrad avait concentré « toute la pensée et la passion du genre humain » : « Les habitants de la capitale mondiale de la guerre sentaient que leur ville se distinguait des autres villes parce qu’elle était reliée aux usines et aux champs du monde entier28. » C’est pourquoi la joie de la victoire a été colorée par une étrange tristesse : les combattants ont eu le sentiment d’avoir perdu quelque chose de précieux29. Avec cette description de la bataille, nous retrouvons des idées familières. Les combattants, et ceux qui dans le monde vibraient avec eux, pouvaient écrire « Stalingrad » à la fin du poème d’Éluard30. Grossman aurait pu dire, comme Jorge Semprun, que, dans les moments les plus solitaires de son combat, le soldat faisait l’expérience de la fraternité, ou encore, dans le style de Sartre : « Jamais nous n’avons été plus libres qu’à Stalingrad. »
16Cette coïncidence est réjouissante car elle confirme la justesse des précédentes analyses. Mais elle est également inquiétante car ressurgit aussitôt le paradoxe du vide de la plénitude. À Stalingrad, Krymov n’est pas capable d’écouter ses sentiments. Un marxiste-léniniste est un rationaliste qui lutte contre une sensibilité rebelle à la raison. « Notre humanisme soviétique est rude… Nous ne prenons pas de gants31… », dit-il. Il n’est pas sûr néanmoins qu’il soit en mesure d’assumer pleinement son aspiration à la lucidité. La réponse de Grekov est encore moins claire qu’il ne le soupçonne. Krymov se réfère au contexte soviétique. Mais rien n’interdit d’universaliser ces termes. Les Français, les Anglais et les Américains, en tant que démocrates et libéraux, invoquent naturellement la liberté. Mieux, les fascistes auraient également pu répondre, à la plus grande stupéfaction du Soviétique32, qu’ils veulent la liberté. Après tout, le jeune Goebbels estimait que les communistes et les nazis ont en commun de mener « le combat pour la liberté » avec « énergie et sincérité33 ».
17Le problème ne concerne pas que le marxiste-léniniste. Les formulations de Sartre font preuve de la même vacuité. Un Allemand peut-il dire : « Jamais nous n’avons été plus libres qu’à Stalingrad » ? L’article de Sartre, publié avant la fin de la guerre dans une revue qui n’était plus clandestine, est une réflexion sur un événement qui commençait à appartenir au passé puisque la victoire était assurée. Le paradoxe de Sartre aurait été beaucoup plus diffiicile à énoncer dans le contexte d’une défaite quasiment irréversible. Quand l’ennemi fait preuve d’une écrasante supériorité, la faiblesse de la résistance apparaît comme sa vérité. La perspective de la victoire finale, en revanche, lui communique un supplément de force bienvenu pour que l’exercice de sa force propre dans une position inférieure et diffiicile soit pensable comme une forme supérieure de liberté. À Stalingrad, les Allemands se sont peut-être approchés de ce sentiment lorsqu’ils ont cru à l’imminence du succès. En revanche, comme en France l’Occupation a sanctionné une éclatante victoire, rien n’empêche un Allemand de dire : « Jamais nous n’avons été plus libres que pendant l’Occupation. » Cette phrase paraît d’autant plus vraie que, à la diffiérence de celle de Sartre, elle est privée du charme philosophique qui éveille les soupçons du sens commun. Elle signifie trivialement que l’Occupant, étant le plus fort, impose sa volonté avec le sentiment de légitimité. La thèse de la dimension collective de la liberté est également facile à soutenir. Le tortionnaire doit sa force34 à l’énergie du peuple qui se prépare depuis longtemps à la guerre. Il est solidaire de ses camarades du peuple (Volksgenosse) qui mènent à l’Est une guerre sainte d’une extrême violence contre l’étranger à la race (Artfremde). Ces liens, qui s’étendent sur toute l’Europe, forment déjà la communauté basée sur l’identité raciale (Artgleichheit) qui doit s’épanouir librement dans le Reich millénaire. Comme le note Frédéric Rouvillois, « si l’on s’en tient à ce que dit le nazisme, c’est au nom de la liberté qu’il opprime et massacre35 ».
18 Carl Schmitt en donne une parfaite illustration quand il justifie en 1935 les lois de Nuremberg en tant que « constitution de la liberté » :
Pendant des siècles, le peuple allemand n’a connu, en lieu et place de la liberté [Freiheit], que des libéralités [Libertäten] ou du libéralisme [Liberalismus]. Les libéralités de la Constitution allemande des xviie et xviiie siècles ont permis à tous les profiteurs de cette triste situation, que ce soit en politique intérieure ou extérieure, de se livrer au déchirement étatique de notre peuple. Les libertés libérales des constitutions du xixe siècle ont été exploitées par les puissances internationales pour ériger en droit fondamental la décomposition confessionnelle et la décomposition de classe du peuple allemand. C’est ainsi que la liberté conforme à la Constitution était devenue une arme et un slogan aux mains de tous les ennemis et de tous les parasites de l’Allemagne. C’est une escroquerie que nous avons percée à jour. Nous avons reconnu que les constitutions libérales sont les formes de déguisement typiques de la domination étrangère. Un peuple peut avoir la constitution la plus libérale du monde et n’être tout de même qu’un ramassis d’esclaves rétribués à la solde et aux intérêts. […] Pour la première fois depuis des siècles, les concepts de notre Constitution sont redevenus allemands. […] Après les lois du 15 septembre, le sang allemand et l’honneur allemand sont redevenus les concepts majeurs de notre droit36.
19Cette apologie de la législation national-socialiste est fondée sur l’opposition de la liberté à l’occupation. Les Allemands ne sont pas libres parce qu’ils sont soumis à des forces externes non étatiques dissimulées derrière la façade du libéralisme. Ce dernier limite l’action de l’État grâce la séparation des pouvoirs afin de garantir la liberté, en principe illimitée, de l’individu en tant qu’homme. Du coup, on laisse agir l’impérialisme économique, les communistes et les Juifs au détriment des intérêts spécifiques du peuple allemand. Le libéral estime que le fasciste nie la liberté individuelle alors qu’il soutient que l’individu au sens libéral, l’individu en tant qu’homme, est une abstraction. Un être humain appartient nécessairement à un peuple. Le mot « liberté » est uniquement applicable au membre d’un groupe concret, séparé des autres et dans une dangereuse concurrence avec eux37. Face au libéralisme, dont la politique est de refouler honteusement le politique au nom de l’individualisme38, le peuple allemand reconnaît courageusement, de manière typiquement politique, la spécificité de sa nature politique en instituant une législation particulière qui protège la « communauté existentielle d’intérêts et d’actions39 » qui le définit. « Tout droit trouve son origine dans le droit d’un peuple à la vie40. » Cette décision existentielle, qui institue un mode d’être collectif, est naturellement souveraine. Elle ne se détermine en fonction d’aucune norme ni d’aucune autorité supérieures préexistantes. Elle est également politique parce qu’elle détermine l’ennemi, c’est-à-dire l’autre ou l’étranger qui menace, ne serait-ce que potentiellement, l’existence du groupe concret. Ce décisionnisme implique un pluralisme politique non libéral qui prive les termes généraux de toute signification tant que reste indéterminé l’ennemi visé41. La liberté est un concept polémique. Le libéral et le national-socialiste ne se contentent pas de l’invoquer. Ils la définissent en opposition à l’occupation. Ce qui les distingue réellement est l’entité à protéger et le danger qui la menace. Le libéral protège l’individu en tant qu’homme contre l’invasion de la sphère privée par l’État42. Le national-socialiste protège l’individu en tant qu’Allemand contre l’invasion étrangère. Comme le libéral et le national-socialiste se perçoivent réciproquement comme des ennemis, leur pluralisme est nécessairement intolérant. Pour le libéral, le national-socialisme est un totalitarisme qui nie radicalement la liberté. Pour Schmitt, la liberté libérale est une « fausse » liberté, donc un esclavage. La législation national-socialiste est la « vraie » liberté parce qu’elle donne au peuple allemand le moyen de lutter contre les forces étrangères.
20La question cruciale est donc celle de l’identité du sujet de la liberté. Puisque l’individu que l’on peut réellement considérer libre est nécessairement membre d’une nation, il faut avant tout préciser la nature de celle-ci. En quoi consiste la germanité de l’individu en tant qu’Allemand ? La conception libérale de la constitution s’impose en Europe à l’exception de l’Union soviétique et de l’Italie fasciste. Avec les lois de Nuremberg, l’Allemagne suit à son tour une voie hétérodoxe. À la diffiérence de l’universalisme révolutionnaire et impérialiste soviétique, le droit national-socialiste reconnaît la spécificité de chaque peuple et de sa souveraineté. C’est un droit völkisch, fondé sur la pensée de la race, de nature défensive, qui ne concerne que les sujets de l’État allemand. Aucun Allemand ne peut épouser une personne juive, même de nationalité allemande, alors qu’un Juif domicilié à Berlin et de citoyenneté allemande peut épouser une étrangère aryenne. Schmitt mentionne dans ce contexte la législation eugéniste qui interdit les mariages quand l’un des fiancés souffire d’une maladie contagieuse, mentale ou autre, qui menace la descendance. Cette loi obéit en effiet à la même logique défensive que la législation raciale. En soulignant que d’autres États ont une législation eugéniste43, Schmitt relativise la nouveauté du nazisme. En effiet, conceptuellement et historiquement, la législation antisémite est une extension contingente aux Juifs de théories et de politiques raciales et eugénistes, généralement acceptées et reconnues comme scientifiques par les Européens et les Américains. En 1919, par exemple, ils ont refusé la proposition des Japonais d’inclure l’égalité des races dans la charte de la Société des nations. La nouveauté du national-socialisme est finalement de traiter des Blancs « normaux » avec un type de législation qui était réservé à des Blancs « malades » en Europe ou aux « races inférieures » lorsqu’elles cohabitaient avec eux dans les colonies ou, plus rarement, sur leur territoire comme dans le cas des Noirs ou des Indiens aux États-Unis. C’est pourquoi, selon Aimé Césaire, l’horreur particulière des crimes nazis pour les Européens est d’avoir retourné contre les Blancs une violence et une idéologie raciales auparavant dirigées hors du monde européen44.
21La division raciale du monde blanc fait comprendre pourquoi la législation national-socialiste est, pour Schmitt, la constitution de la liberté. La violence nazie s’est abattue sur les Juifs alors que leur émancipation et leur intégration avaient progressé en Europe. À la diffiérence des « races inférieures » des colonies, ils n’appartenaient pas à un autre monde et se confondaient souvent avec le reste de la population. C’est précisément pourquoi l’altérité du Juif paraît si menaçante. Sa présence familière, et même intérieure, la rend invisible. La liberté de l’Allemand consiste alors à se libérer de cette extériorité à la fois externe et interne. Si l’Allemagne devient Judenfrei, les Allemands cesseront d’être l’objet inconscient de l’action d’une force étrangère pour devenir enfin eux-mêmes et les maîtres de leur destin. C’est dans cet esprit que Schmitt propose, en 1936, de nettoyer les bibliothèques universitaires de droit en classant les écrits des auteurs juifs dans le département « Judaïca ». Il encourage les thèses étudiant l’influence de l’esprit juif sur la vie intellectuelle allemande et, comme on ne peut empêcher un Juif de parler allemand, il propose de mentionner dans les citations qu’il est juif afin de provoquer « un exorcisme salutaire ». Ces mesures purificatrices, qui distinguent ce qui est confondu, sont nécessaires parce que le Juif, essentiellement improductif, entretient un « rapport parasitaire, tactique et mercantile » avec ce qui est authentiquement allemand. À chaque époque, il change de « masque » avec une « perfidie démoniaque et tellement rapide que nous ne pouvons le percevoir qu’avec peine ». Grâce à son « adaptabilité », à son « talent mercantile » et à « la virtuosité de son mimétisme », il a parasité et infecté l’esprit allemand qu’il détecte avec « un flair infaillible ». Trompés par une apparence familière, les Allemands n’ont pas vu que « l’acuité logique » des Juifs est « une arme braquée sur [eux]45 ». L’idée de parasitisme donne ainsi à l’occupation sa forme la plus redoutable sous la figure exemplaire du Juif assimilé46. Quand l’occupant ne se distingue plus extérieurement de l’occupé, ce dernier finit par se prendre pour ce qu’il n’est pas et, ne voyant aucune raison de résister, il tombe dans l’esclavage.
22Cette « constitution de la liberté » a déclenché tant d’oppressions que l’on se demande où peut bien être la liberté. Le mot a été écrit à l’entrée d’Auschwitz et d’autres camps47. On ne voit pas comment les déportés exterminés par le travail pouvaient être libérés par lui. Mais c’est peut-être le cas des Allemands qui travaillaient à l’extermination. Du point de vue de Schmitt, la formule : « exterminer rend libre » serait-elle pensable ? Le mot « liberté » serait-il spécieux au point de prendre une forme aussi criminelle et délirante ? Écoutons ce que disait Himmler aux SS le 6 octobre 1943 : « La phrase “les Juifs doivent être exterminés” comporte peu de mots, elle est vite dite, messieurs. Mais ce qu’elle nécessite de la part de celui qui le met en pratique, c’est ce qu’il y a de plus dur et de plus diffiicile au monde. » Si l’on écoute les sentiments, l’extermination est impossible. La somme de toutes les demandes d’épargner un Juif convenable formulées par les Allemands, y compris des nationaux-socialistes, est supérieure au nombre des Juifs. Les Allemands n’ont manifestement pas compris la menace qu’ils représentaient. On demande aussi pourquoi les femmes et les enfants doivent être tués, « malgré l’ampleur des mouvements qui peuvent s’élever dans notre âme48 ». Savoir que « ce ne sont que des Juifs » ne suffiit pas pour dompter la sensibilité. La raison doit justifier ce meurtre avec un argument spécifique. Elle nous apprend qu’il a un sens prophylactique, empêcher un acte possible, même si, en vertu de la filiation, il paraît quasiment certain, la vengeance des descendants pour la violence exercée contre leurs pères. Seule l’élite national-socialiste est capable de comprendre la nécessité de l’extermination, une mesure qui heurte la sensibilité et la raison ordinaires, mais indispensable au salut de l’Allemagne et de l’Europe. Les SS sont également les seuls à posséder les qualités morales pour l’accomplir. Cette violence exercée à une échelle industrielle est telle que les exécuteurs risquent de devenir trop durs, en méprisant la vie humaine, ou trop mous, en perdant la raison49. Les SS, qui savent être durs avec eux-mêmes et ont des nerfs solides, gardent le juste milieu entre ces excès. Ils sont toujours de bons camarades, obéissants, fidèles, chevaleresques avec les femmes et honnêtes50. Ils ne volent pas les richesses accumulées pour le peuple et ceux qui le font sont exécutés. Himmler et les siens doivent donc assumer l’entière responsabilité de l’extermination, dans la solitude, en gardant le secret jusqu’à leur mort. Himmler demande que ses propos, tenus en petit comité, ne soient pas divulgués et il doute que le peuple allemand de l’avenir, qui jouira des bienfaits de leur action, puisse entendre la vérité51. C’est « une page de gloire de [leur] histoire, page non écrite et vouée à ne l’être jamais52 ». Du point de vue de l’Allemagne victorieuse, l’extermination des Juifs aurait été un sacrifice fondateur sur lequel aurait reposé une Europe dominée par elle et définitivement libérée de l’invasion juive pluriséculaire et protéiforme53. En parlant de secret et de page non écrite, et en assumant l’entière responsabilité de cet acte, Himmler donne le sentiment que le peuple allemand n’aurait pas été capable d’entendre la vérité et que les SS n’auraient pas été honorés pour leur meurtre bienfaisant. Si le secret n’avait pas été total après la victoire, ce crime aurait donc pu devenir une vérité honteuse ou être célébré sous une forme détournée. Cette possibilité qui, même aux yeux du Reichsführer-SS, est due à l’énormité du meurtre, est en fait plus banale. Comme le rappelle Hyam Maccoby, il est rare que les sociétés fondées sur un sacrifice humain le reconnaissent ouvertement. Elles travestissent l’insupportable vérité dans un récit mythique et maudissent l’auteur du crime qui fonde leur identité et leur bonheur afin de s’absoudre de toute responsabilité et de toute culpabilité54. Himmler se décrit ici sous la forme d’un exécuteur sacré et fait apparaître l’extermination des Juifs comme un sacrifice humain. Après la victoire, il aurait pu dire, en goûtant l’amertume du sacrificateur dont le crime libérateur n’est pas reconnu à sa juste valeur : « Jamais nous n’avons été plus libres qu’à Auschwitz. » Le mot « liberté » n’est pas utilisé par Himmler, mais l’importance accordée à la responsabilité et l’ensemble de l’argumentation justifient son usage. Nous raisonnons spontanément en termes de liberté quand nous pensons qu’il aurait été, inévitablement et justement, condamné à mort à Nuremberg s’il n’avait pas réussi à faire preuve, une dernière fois, de sa liberté en se suicidant. Comme elle est explicitement assumée, lucidement et méthodiquement accomplie malgré tous les obstacles externes et internes, pour des raisons jugées plus fortes que les objections, l’extermination est un acte totalement libre. C’est dans l’action de son élite, fondée sur la « constitution de la liberté », et libérée des préjugés moraux des Allemands ordinaires du présent et du futur, que le peuple allemand aura eu le courage, au paroxysme de la guerre um Sein oder Nichstsein, d’être pleinement lui-même.
23L’Allemagne a perdu la guerre et la prétendue constitution de la liberté a si bien prouvé son irrationalité que des admirateurs de Hegel voient dans Auschwitz « le plus grand malheur » évoqué par le maître, cette scission trop forte pour être assimilée par le concept qui rend la théodicée impossible55. Il est absurde de présenter cette violence comme l’œuvre de la liberté parce que sa démesure est telle qu’elle met en cause l’idée, défendue par Hegel, que la liberté est la finalité de l’histoire. L’histoire est le processus où l’esprit se connaît en s’objectivant à travers la succession des peuples. Comme sa nature est d’être libre, sa fin est la liberté du sujet agissant selon des principes universels institutionnalisés dans l’État. L’esprit est ainsi passé du monde oriental, où un seul est libre, au monde grec où quelques-uns sont libres, puis à notre monde où, comme l’a enseigné le christianisme, c’est l’homme en tant que tel qui est libre. Avec Auschwitz, le caractère spécieux du mot « liberté » aurait-il atteint ses limites ? Ce jugement n’a pas d’évidence car, malheureusement, l’histoire est depuis toujours le lieu du déchaînement des passions et de la violence. Le rôle de la philosophie de l’histoire est précisément de ne pas s’incliner devant elles et de ne pas admettre qu’elles puissent avoir le dernier mot, mais de les affironter et de les vaincre. Elle doit en conséquence « rendre intelligible la présence du mal face à la puissance absolue de la Raison » en prenant la forme d’une théodicée56. La violence n’est pas une objection contre cette philosophie de l’histoire puisqu’elle la reconnaît afin de la convertir en liberté. Elle montre que l’esprit se réalise toujours de mieux en mieux parce qu’il triomphe constamment de tout ce qui s’oppose à lui57.
24À la suite de Kant58 et avant Marx, Hegel voit bien que l’histoire est effiroyable. Comme eux, il s’effiorce de contrôler sa passion. Il est, bien sûr, « plus facile de découvrir les défauts que de trouver la substance59 ». Au seuil de la modernité, le dominicain Bartolomé de Las Casas s’était laissé emporter par l’effiroi et sa raison avait cédé devant le spectacle de la destruction des Indes. Ce crime, rationalisé au nom de la civilisation et du christianisme, ne pouvait en aucune manière être intégré dans le plan de la providence. Dieu, disait-il, ne pouvait pas vouloir le progrès de la foi à un tel prix. La destruction des Indes est un sacrifice humain idolâtre que les Espagnols, devenus de « faux » chrétiens, ont offiert à leur déesse, la cupidité60. Si la réalité empirique de l’histoire est telle que la décrit Kant, cette critique peut être renouvelée à chaque instant. Les philosophies de l’histoire de Kant, Hegel et Marx sont une résistance de la raison (?!) à la tentation de nier, comme le dominicain, le sens de l’histoire et, par voie de conséquence, une tentative de réconciliation avec la violence. Le moment où l’on est confronté à l’irrationalité n’est pas celui de la réfutation de ces philosophies, comme le croient les esprits naïfs, mais celui où elles prennent tout leur sens. Leur rôle est de nous apprendre à surmonter ce sentiment d’effiroi et à percevoir, malgré tout, un ordre satisfaisant pour la raison.
25Que signifie se placer au point de vue de la raison ? « Cependant, dans la mesure où l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la vertu des individus, la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis61. » Le terme que Kostas Papaïoannou traduit par « autel », correspondant à Altar, est Schlachtbank qui signifie ordinairement l’étal du boucher62. Myryam Bienenstock et Norbert Waszek le traduisent par « abattoir63 ». Quand on se place du point de vue de la conquête de l’Amérique, les mots « étal » ou « abattoir » évoquent évidemment une critique du type de celle de Las Casas. Mais le philosophe dépasse ce point de vue moral et passionnel et pose la question de la fin substantielle de cette violence. C’est sans doute pourquoi Papaïoannou, anticipant le pas en avant de la raison, a été séduit par « autel ». Nous pressentons le moment de la réconciliation par l’évocation du lieu où l’homme s’unit au sacré. Pour justifier l’idée d’une fin de la théodicée, il faudrait que l’extermination des Juifs, dont l’un des noms propres est pourtant « Holocauste », ne soit pas pensable comme un sacrifice humain.
26Lors de la conquête de l’Amérique, dit Hegel, des civilisations « naturelles » ont été emportées par « le souffle de l’activité européenne64 ». Les Indiens ont certes été victimes de mauvais traitements, mais le regard perçant de la raison y voit une preuve de leur infériorité physique et morale. A priori, ces textes peuvent être interprétés en termes de sacrifice puisqu’ils décrivent une étape du progrès de l’esprit vers la liberté. Mais est-ce absolument nécessaire ? L’idée de sacrifice combine deux idées, la présence du mal, de la déraison, de l’iniquité et des passions, d’un côté, et celle du bien, de la sagesse, de la vertu, du bonheur, de l’autre. S’il n’y a que du bien, une concurrence, ou plutôt une émulation dans la sagesse ou la vertu, il est inutile d’introduire l’idée de sacrifice. Mais il en va de même s’il n’y a que du mal, si l’histoire n’est qu’un enfer. Il y a du sacrifice parce que les produits du génie humain sont détruits pour accéder à une figure supérieure par des actions dont les motivations sont basses. La théodicée est nécessaire, dit Hegel, pour nous faire comprendre « comment ce qui a été le plus noble et le plus beau a été sacrifié sur l’autel de l’histoire65 ». La laideur et l’infériorité de l’Amérique sont tellement grandes qu’elle pourrait être privée de la positivité minimale requise par l’idée de sacrifice. Tout se passe comme si cette destruction n’avait été qu’une rencontre malheureuse et n’était pas quelque chose de suffiisamment dramatique pour mobiliser la conceptualisation la plus sophistiquée.
27Hegel nous apprend à percevoir dans la violence autre chose qu’elle. Dans ces événements atroces, « nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affiirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l’histoire universelle66 ». Las Casas ne voit que le chien du conquistador qui dévore l’Indien alors qu’il faut y voir un moyen en vue d’une fin supérieure. Pour le dire autrement, « la raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus car les buts particuliers se perdent dans le but universel67 ». Las Casas s’arrête devant les corps suppliciés et la cupidité des assassins, mais il faut avancer, aller au-delà, regarder dans la bonne direction, celle de la fin substantielle. Dans ces conditions, pourquoi l’intégration de l’extermination des Juifs dans la dialectique de l’histoire présenterait-elle a priori une diffiiculté ? À la diffiérence des Indiens détruits par l’Espagne qui, n’ayant rien apporté à la civilisation, ne sont peut-être même pas dignes d’être sacrifiés, la contribution des Juifs est suffiisamment grande pour qu’un hégélien68 puisse penser leur destruction comme un sacrifice humain. À cet effiet, il évitera d’employer les noms propres « Shoah » et « Holocauste » (quoique ce dernier touche involontairement juste) car, en isolant ces victimes, ils nous retiennent auprès d’elles et nous empêchent de tourner le regard dans la bonne direction, vers ce qui est effiectif. Or la paix en Europe grâce à son unification politique tendancielle dans le cadre incontesté de la démocratie libérale, la condamnation du racisme, du colonialisme, les progrès du droit international, les définitions des crimes contre l’humanité et du génocide, la création d’un État juif et de l’ONU peuvent être jugés, selon la logique de l’insociable sociabilité ou de la ruse de la raison, comme des acquis suffiisamment acceptables par la raison pour qu’elle perçoive à travers cette violence quelque chose de conforme à ses plus hautes aspirations. L’Europe n’est-elle pas manifestement plus libre aujourd’hui qu’au xixe siècle et qu’en 1930 ? Les Européens ont-ils jamais mieux compris ce qu’était la liberté de l’homme en tant qu’homme, révélée il y a si longtemps par le christianisme, réaffiirmée par les Lumières, et niée dans le racisme de l’entreprise coloniale, qu’après la dévastation de leur continent par la violence raciale69 ? Accepter cet argument, qui a l’avantage de justifier le nom « Holocauste », revient à voir dans l’opprobre qui frappe le nazisme la malédiction de l’exécuteur sacré. Si l’on juge que ce point de vue est absurde et scandaleux, il faut se demander pourquoi il est impossible de convertir aujourd’hui de la violence en liberté comme on le fait depuis toujours et être disposé à conclure que, lorsque Hegel emploie les mots « raison » et « liberté », il n’est bien souvent question ni de la raison ni de la liberté. Vacuité de la plénitude philosophique !
28Quelle est la valeur de la réplique de Krymov ? Elle nous entraîne vers des positions tellement invraisemblables qu’elle ressemble fort à une fausse piste70. Mais comme les philosophes se distinguent par l’art d’examiner et de défendre avec aplomb les positions les plus improbables, voire les plus absurdes71, il faut résister à la tentation de l’ignorer. Elle nous confronte à un fait empiriquement constatable. Le mot « liberté » rassemble et divise. Les ennemis mortels qui s’affirontent dans une guerre impitoyable invoquent la liberté explicitement, ou, implicitement, quand sont uniquement présentes les conditions de son usage, par exemple, la dénonciation de l’esclavage ou la critique de l’occupation. Le revers de la glorieuse universalité du mot « liberté » est la diversité désolante, et même la contradiction irritante, des significations. D’un point de vue descriptif, il est vide. Nos convictions les plus profondes nous empêchent néanmoins de croire à la réalité de cette contradiction. Il y a du plein dans ce vide. Il déborde même de plénitude. Au point extrême du conflit, chaque ennemi mortel refusera de reconnaître que l’autre parle réellement de la liberté et qu’elle est effiectivement l’objet de sa volonté. Les multiples possibilités offiertes par le point de vue descriptif sont inutiles et illusoires car il nous est absolument impossible d’y croire, même en faisant preuve de la plus grande charité théorique envers elles. Sous couvert de liberté, elles se rapportent à quelque chose de diffiérent, voire de contraire. Tant qu’on ne considère pas ce qui est visé concrètement par le mot, on ne sait pas ce qu’il faut précisément entendre par « liberté ». Il est impossible de croire Krymov, sincèrement et jusqu’au bout, mais on ne peut pas non plus lui refuser un minimum de pertinence théorique. Il y a beaucoup de vide dans le plein et de plein dans le vide. L’usage du mot « liberté » est spécieux parce qu’il nous donne l’impression de tout dire, alors qu’il ne dit rien. Il se présente comme ce qu’il y a de plus important alors que l’essentiel nous échappe encore. Nous ne savons toujours pas pour quoi ces hommes, qui invoquent tous la liberté, vivent, souffirent, meurent et tuent.
29Il y a toujours un moment où notre charité théorique rend les armes. Malgré tout, même dans les cas extrêmes, comme dans les textes cités de Garaudy et de Schmitt, l’absurdité n’est pas comparable à celle de la proposition : « le cercle est carré ». Peut-on penser que le cercle puisse être carré ? Il est en revanche troublant que l’on puisse prétendre que les constitutions nazies et soviétiques sont celles de la liberté. Le cas soviétique est moins étrange car l’idée qu’une société sans classes est libre ne contredit pas a priori l’esprit du christianisme ni celui des Lumières. Elle a pu même être, et sera probablement encore, considérée comme leur accomplissement. Le nazisme s’est en revanche défini contre les Lumières. L’histoire permet néanmoins de comprendre la revendication de Schmitt. Supposons, avec beaucoup d’Européens d’avant la Seconde Guerre mondiale, parfois très éclairés, que l’humanité soit divisée en races. Est-il alors vraisemblable de soutenir que l’individu est libre si le sang de sa race est contaminé par des métissages dégradants ? Il semble a priori plus simple de penser qu’il est libre grâce à l’interdiction des alliances matrimoniales avec les membres des autres races. Et c’est l’idée que l’individu est libre malgré ces mélanges, ou même grâce à eux, qui devient la plus improbable.
30La position national-socialiste n’est donc pas a priori illogique. Simplement, nous n’avons aucune raison d’accepter ses prémisses. Après avoir exposé le comportement adéquat envers les collègues juifs, Schmitt précise : « Celui qui a fini par comprendre cette vérité a également compris ce qu’est une race [Rasse]72. » Cet optimisme surprend car même les spécialistes se perdent dans ce que l’un deux a nommé « le labyrinthe de la logique raciale73 ». Un exemple suffiit pour en prendre conscience :
La race dinarique, dit un spécialiste, représente une part de sang très appréciée dans le peuple allemand. Toutefois, la race dinarique se rapproche très fortement de par ses caractéristiques raciales de caractéristiques raciales levantines. Les races levantines ne nous sont pas agréables. Nous ne voulons pas moins [conserver] la race dinarique. Nonobstant, une partie de la race dinarique ne se révèle plus totalement pure. Une personne par ailleurs dinarique peut très bien présenter une caractéristique levantine. Doit-on considérer celle-ci comme acceptable ou non ? La question reste entière74.
31En effiet, la science a découvert que tous les peuples européens étaient métissés. Que signifie, dans ces conditions, défendre le sang allemand ? Diffiérentes théories se sont affirontées au sein du national-socialisme. Selon la conception dynamique de la race, il existe une race allemande, produite par le métissage des races nordique, alpine et méditerranéenne, à laquelle la politique raciale donnera une forme nouvelle et supérieure. Cette théorie a le mérite de souder racialement le peuple allemand, mais risque d’intégrer par son métissage constitutif ceux que l’on voudrait exclure comme les Juifs75. La théorie nordiciste, appréciée par la SS, rejette l’idée de race allemande et prétend régénérer l’Allemagne en développant la race nordique au sein du peuple allemand. L’inconvénient de cette purification aristocratique est de menacer l’unité du peuple en le dissociant de la race. Par sa pureté, l’Allemand suffiisamment nordique est plus proche des Nordiques d’autres peuples que des Allemands du Sud76. Ne pourrait-on pas imaginer que les Allemands insuffiisamment nordiques, et trop proches des races inférieures, soient colonisés par les Nordiques77 ? La conception télégonique est la plus favorable à l’antisémitisme. Dans un métissage, le sang impur imprègne toute la descendance. Dans le roman Le péché contre le sang d’Artur Dinter de 1917, par exemple, l’union entre un Allemand pur et une demi-juive donne une progéniture théoriquement quart-juive, mais qui se révèle monstrueusement afro-sémitique. La judéité est donc qualitativement plus forte que ne le laisse soupçonner sa quantité, apparemment inoffiensive, comme le jugeront les lois de Nuremberg78.
32À l’encontre de la définition de l’idéologie donnée par Hannah Arendt, ce coup d’œil sur les théories raciales suffiit pour se rendre compte que, en la matière, il n’y a aucune logique. La pensée jouit ici d’une liberté presque totale. Si les Martiens n’existent pas, on peut indiffiéremment penser qu’ils sont verts, jaunes, ou d’une autre couleur, qu’il faut les aimer ou les haïr. Une fois que l’on s’est habitué à penser qu’ils sont verts, il est diffiicile de les représenter en jaune, mais il n’y a là aucune impossibilité a priori. C’est ainsi que l’on a pu également soutenir que les Juifs étaient une race, qu’ils n’en étaient pas une, qu’ils étaient une race factice ou même qu’ils étaient des Aryens79. Seuls ceux qui croient que les races ont une réalité objective indépendante des mœurs et de la politique peuvent espérer donner la vraie définition et en tirer des conséquences logiques. Si, comme nous le croyons généralement, la science biologique des races est une fausse science et n’a pas d’objet réel, il ne peut y avoir aucune logique. La définition du Juif retenue à Nuremberg est l’une de celles qui étaient possibles80 et elle n’implique pas l’extermination. D’une part, elle n’est pas fondée sur la biologie. Le Juif est celui qui a trois grands-parents juifs en vertu de leur religion dont les critères et les limites doivent à leur tour être fixés par les autorités. La destruction de la religion pouvait a priori entraîner celle des Juifs. D’autre part, comme un quart-Juif est un Allemand, le sang juif pouvait a priori être dilué par l’interdiction des mariages entre Juifs et par l’autorisation de métissages « scientifiquement » calculés. Cette union aurait été une impensable souillure pour ceux qui ont une conception très restrictive de la race, mais le culte du sacrifice pouvait être opportunément mobilisé afin de rationaliser cette conséquence absurde, logiquement déduite de prémisses fausses. Qu’est-ce qui a priori aurait empêché de penser cette union comme un sacrifice au même titre que la mort du jeune guerrier ? La seule objectivité possible d’une définition de la race est son incarnation dans une politique qui triomphe de ses rivales. Selon la victoire de l’une ou l’autre, ou alors des compromis, ce ne sont pas les mêmes individus qui sont considérés comme membres de telle ou telle race et, quand ils le sont, ils ne sont pas nécessairement traités de la même manière. La seule objectivité possible de la race est celle des pratiques et des institutions qui s’en réclament dans une conjoncture particulière et contingente81. La victoire d’une conception n’est pas due à sa logique, mais à la force du support qu’elle aura obtenu auprès des partisans de la race.
33Dire que la législation national-socialiste est un esclavage suppose de mettre en cause une certaine conception du peuple, de ses liens avec les idées d’individu, de classe, de race, d’humanité, etc., car l’usage du mot « liberté » dépend de multiples connexions conceptuelles et vitales. Dans le cas du nazisme, la critique est aujourd’hui tellement facile et consensuelle qu’elle paraît intuitive. N’est-on pas prêt à rayer le mot « race » de la constitution ? Mais l’important est le détour théorique, facilement dissimulé par l’évidence rétrospective de l’intuition, dont un examen historique nous rappelle la nécessité et le caractère non intuitif. Dans l’usage du mot « liberté », c’est, pour parler comme Schmitt, l’ordre concret censé constituer la liberté qui importe et qu’il faut justifier de manière précise avec des arguments et des concepts qui seront contestés. Même si quelques positions sont finalement réfutables, il en reste beaucoup qui sont simplement contestables, et certaines auxquelles on s’accroche passionnément malgré de graves diffiicultés. C’est précisément cela qui fait la pertinence de la réplique de Krymov. Le sentiment de plénitude nous le dissimule et celui de vacuité nous le rappelle.
Notes de bas de page
1 V. Grossman, Vie et destin, traduction par Alexis Brerlowitch, Paris/Lausanne, Julliard/L’Âge d’homme, 1983, p. 401.
2 L’intérêt de la proposition de Krymov est de ne pouvoir prétendre à aucune originalité. Par exemple, pour rester dans le cadre de la littérature russe : « La liberté et l’égalité, émit dédaigneusement le vicomte […]. Qui donc n’aime pas la liberté, l’égalité ? Elles faisaient déjà partie de l’enseignement de notre Sauveur » (L. Tolstoï, La guerre et et la paix, I, 1, 4, traduction par Henri Mongault, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1952, p. 24).
3 Staline, cité dans M. Anissimov, Vassili Grossman. Un écrivain de combat, Paris, Seuil, 2012, p. 685-686.
4 V. Grossman, Vie et destin, op. cit., p. 402.
5 A. Mayer, La « Solution finale » dans l’histoire, traduction par Marie-Gabrielle et Jeannie Carlier, Paris, La Découverte, 1990, p. 243 et le chapitre 6 sur la spécificité de la guerre pour la conquête du Lebensraum à l’Est. Sur l’impérialisme allemand, voir W. D. Smith, The Ideological Origins of Nazi Imperialism, New York/Oxford, Oxford University Press, 1986.
6 « Aujourd’hui il n’y a qu’une pensée : tue les Allemands. […] L’Allemand est comme un écran dressé entre nous et la vie. Nous voulons vivre. Et, pour vivre, nous devons tuer des Allemands… Tout le monde sait que nous les tuerons tous. Mais nous devons le faire vite » (I. Ehrenburg, cité dans J. Lopez, Stalingrad. La bataille au bord du gouffire, Paris, Economica, 2008, p. 275).
7 V. Grossman, Pour une juste cause, Lausanne, L’Âge d’homme, 2008, p. 239, 332-337, 913 et 1029. L’orthodoxie marxiste-léniniste donne un sens démocratique à la défense acharnée des Soviétiques : « À ceux qui feignaient de ne pas croire aux votes massifs de la population soviétique en faveur de la politique du Parti communiste bolchevik obtenant des majorités de 98 et 99 %, la deuxième guerre mondiale a apporté la preuve la plus décisive et la plus irrécusable […]. C’est dire que pendant la guerre, dans des conditions où chacun pouvait manifester son opposition au régime en sauvant sa vie, il se révéla qu’il y avait encore plus de citoyens soviétiques décidés à donner leur vie pour le régime que les élections mêmes ne l’avaient révélé […]. Y a-t-il […] de preuve plus éclatante qu’il y a en Union soviétique le premier exemple historique d’un régime qui ne rencontre plus aucune opposition intérieure ? Et c’est là, nous le verrons, la condition de la liberté la plus haute qu’une démocratie puisse s’assigner comme idéal, car elle donne à chaque citoyen toute initiative pour participer effiectivement à la gestion de l’État » (R. Garaudy, La liberté, Paris, Éditions sociales, 1955, p. 387 et 445-446).
8 « Parfois, il [Erchov] se demandait d’où venait sa haine contre Vlassov [le général qui combat l’Union soviétique aux côtés des nazis]. Les appels de Vlassov parlaient de ce que lui avait raconté son père. Il savait bien, lui, qu’il disait la vérité. Mais il savait aussi que cette vérité, dans la bouche de Vlassov et des Allemands, devenait mensonge. Il sentait que, en luttant contre les Allemands, il luttait pour une vie libre en Russie, que la victoire sur Hitler serait aussi une victoire sur les camps de la mort où avaient péri, sa mère, ses sœurs, son père » (Vie et destin, op. cit., p. 296 et 213). E. Zubkova, Russia after the War. Hopes, Illusions and Disappointments, 1945- 1957, Londres, Routledge, 1998, chap. 1, en particulier p. 12-18 sur le sentiment de liberté et de citoyenneté pendant la guerre.
9 « Tout ce qui, dans la vie de ces dernières années, semblait erroné à Krymov n’était pas sensible à Stalingrad. “C’est comme quand Lénine était encore en vie”, pensait-il. […] Les relations entre les gens étaient belles à Stalingrad. L’égalité et la dignité vivaient sur cette rive de glaise arrosée de sang » (V. Grossman, Vie et destin, op. cit., p. 212-213, 218, 400 et 482).
10 « Grekov n’avait fait qu’exprimer ce que beaucoup ressentaient sans se l’avouer. Il exprimait ces choses cachées qui angoissaient, intéressaient et, parfois, attiraient Krymov. Mais à peine ces choses affleuraient-elles que Krymov éprouvait de la haine et de l’hostilité, le désir de faire plier, de briser Grekov » (ibid., p. 497 et 399).
11 Lénine, Que faire ?, Paris, Seuil, 1966, p. 62. « Mais le révolutionnaire lui-même – et avant toute sophistication – se défie de la liberté. Et il a raison. Les prophètes n’ont jamais manqué, qui lui ont annoncé qu’il était libre : et c’était chaque fois pour le duper » (J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 196). « La liberté ? un mot en caoutchouc. Un mot magique pour exorciser, dans le cadre des relations bourgeoises, toutes les formes de la servitude » (R. Garaudy, Grammaire de la liberté, Paris, Éditions sociales, 1950, p. 23).
12 Ibid., p. 63.
13 R. Garaudy, La théorie matérialiste de la connaissance, Paris, PUF, 1953, p. 377.
14 K. Marx, Œuvres, IV, Politique, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1994, p. 736.
15 D. Colas, Les constitutions de l’URSS et de la Russie (1905-1993), Paris, PUF, 1997, p. 43-44.
16 Cité dans R. Garaudy, La liberté, op. cit., p. 424. Comme ces thèses ont été inlassablement répétées, il est utile d’en lire immédiatement une autre version : « La liberté véritable, c’est la suppression de la domination de l’homme sur l’homme. Tant que cette exploitation subsiste, l’homme ne saurait être libre. Or, le mode de production capitaliste est basé précisément sur l’exploitation de l’homme par l’homme. C’est pourquoi il ne saurait connaître la liberté totale » (Maurice Thorez, cité dans ibid., p. 263).
17 Cité dans ibid., p. 436. Le livre de Garaudy est un exposé de la conception marxiste-léniniste de la liberté. Remarquons que la formule de Staline ne s’accorde pas immédiatement avec cette thèse du Manifeste du Parti communiste sur le communisme : « Une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 89).
18 L. Aragon, Du poète à son parti, dans Œuvres poétiques complètes, I, op. cit., p. 1031.
19 Les victoires soviétiques sont évoquées dans le recueil : « Victoire à l’est où l’ombre est prise / Au piège blanc de la clarté / Ô matin de liberté / La rouge aurore y terrorise / Un vainqueur désorienté » (Prélude à la Diane française, dans ibid., p. 995-996).
20 « Ô mes semblables morts anciens ou nés d’hier / Visages de santé qu’a vieillis l’esclavage / Vos besoins vous donnaient le désir d’être libres / […] Et mille et mille frères ont porté Karl Marx / Et mille et mille frères ont porté Lénine / Et Staline pour nous est présent pour demain / […] Car la vie et les hommes ont élu Staline / Pour figurer sur terre leurs espoirs sans bornes » (P. Éluard, Joseph Staline [1950], dans Œuvres complètes, II, op. cit., p. 352) ; « Frères l’URSS est le seul chemin libre / Par où nous passerons pour atteindre à la paix » (Id., L’URSS seule promesse, dans ibid., II, p. 359).
21 R. Garaudy, Grammaire de la liberté, Paris, Éditions sociales, 1950, p. 150. Maurice Thorez loue la réponse faite par Garaudy devant son jury de thèse à l’objection d’un journaliste du figaro qui s’étonnait que le philosophe communiste soit allé à Moscou, en 1954, pour soutenir une thèse sur la liberté : « Le matérialisme dialectique, a-t-il dit, nous enseigne que le mieux, pour étudier un phénomène quelconque, c’est de l’étudier là où il existe, et se développe. Pour étudier, par exemple, la criminalité infantile, il conviendrait de choisir les États-Unis. L’étude du problème de la liberté ne pouvait être mieux faite que dans le pays où la liberté véritable s’épanouit pour la première fois dans l’histoire du monde » (R. Garaudy, La Liberté, op. cit., p. 11-12).
22 V. Grossman, Vie et destin, op. cit., p. 179.
23 V. Grossman, Pour une juste cause, op. cit., p. 655, 918 et 941.
24 « Mais nous, nous avons été préparés à tous les malheurs […]. Ainsi nous étions prêts pour l’autosacrifice […]. Nous avons été programmés pour une surtension mortelle de nos forces. […] Nous étions prêts à nous traiter nous-mêmes d’une manière inhumaine. Ainsi, nous étions plus prêts pour la guerre que n’importe quelle autre nation » (cité dans J. Lopez, L. Otkhmezuri, Grandeur et misère de l’armée rouge. Témoignages inédits, 1941-1945, Paris, Seuil, 2011, p. 200-201 et 118-119).
25 J. Lopez, Stalingrad. La bataille au bord du gouffire, Paris, Economica, 2008, p. 270.
26 V. Grossman, Vie et destin, op. cit., p. 752 et 628 ; Pour une juste cause, op. cit., p. 653. Même si Léon Tolstoï n’emploie pas le mot « liberté », Grossman est proche de son analyse de la bataille de Borodino, décisive comme Stalingrad, bien qu’elle soit une sorte de match nul. La victoire militaire ne dépend pas de la prétendue science militaire, incarnée par Clausewitz apparaissant fugitivement à la veille de la bataille, mais de la force morale du peuple (La guerre et la paix, op. cit., III, 2, chap. 25, 35, 39, p. 1006-1014, 1048-1049 et 1064-1067).
27 L. Tolstoï, Guerre et paix, op. cit., III, IV, 7, p. 1305.
28 V. Grossman, Vie et destin, op. cit., p. 750 et 752 ; Pour une juste cause, op. cit., p. 913.
29 « Les habitants de l’ancienne capitale de la guerre éprouvaient un inexprimable sentiment de bonheur et de vide. Ceux qui avaient défendu Stalingrad se sentaient soudain étrangement abattus. La ville s’était vidée et chacun percevait ce vide […]. C’était un sentiment absurde que cette tristesse devant la victoire et la fin de la mort » (V. Grossman, Vie et destin, op. cit., p. 751).
30 Krymov, qui lisait la presse internationale, savait que « le mot “Stalingrad” avait apparu […] sur les murs des immeubles et des casernes d’ouvriers, sur les baraquements des camps dans des dizaines de villes d’Europe occupées par les nazis, que ce mot était répété par les partisans et les parachutistes dans les forêts de Briansk et de Smolensk, par les soldats de l’armée révolutionnaire chinoise, qu’il faisait bouillonner les esprits et les cœurs, qu’il attisait l’espoir et poussait à la lutte dans les camps de la mort d’où l’espoir semblait pourtant à jamais banni… » (V. Grossman, Pour une juste cause, op. cit., p. 1032-1033).
31 Id., Vie et destin, op. cit., p. 218.
32 Le fascisme, « c’est l’anéantissement total des âmes et des esprits. Les mots “liberté”, “conscience morale”, “compassion”, sont traqués. Il est interdit de les transmettre aux enfants, de les écrire dans les lettres privées » (Id., Pour une juste cause, op. cit., p. 231 et 285-286).
33 Cité dans F. Rouvillois, Crime et utopie. Une nouvelle enquête sur le nazisme, Paris, flammarion, 2014, p. 10.
34 « […] seuls [les résistants] et nus devant des bourreaux bien rasés, bien nourris, bien vêtus qui se moquaient de leur chair misérable et à qui une conscience satisfaite, une puissance sociale démesurée donnaient toutes les apparences d’avoir raison » (J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 13).
35 F. Rouvillois, Crime et utopie, op. cit., p. 10. Pour un exemple d’usage de ces termes nazis, voir C. Schmitt, État, peuple, mouvement. L’organisation triadique de l’unité politique, traduction par Agnès Pilleul, Paris, Kimé, 1997, p. 18 et 30.
36 C. Schmitt, « La constitution de la liberté », dans Y.-C. Zarka, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris, PUF, 2005, p. 53-56.
37 « Tandis que la loi libérale ne protège que l’individu, le droit national-socialiste protège le peuple. Il n’est pas exact que le national-socialisme restreigne la liberté individuelle, car en définitive la liberté de l’individu dépend de la liberté de la Nation » (Goebbels, cité dans A. Marc, Les dictatures et les libertés individuelles. Soviétisme, fascisme, national-socialisme, Carcassone, Bonnafous et fils, 1939, p. 176) ; « le Fascisme est pour la seule liberté qui puisse être chose sérieuse, la liberté de l’État et de l’individu dans l’État, car pour le fascisme tout est dans l’État et il n’existe rien d’humain, ni de spirituel, et d’autant moins de valeur en dehors de l’État » (Mussolini, cité dans ibid., p. 112). Sur la nouveauté historique du libéralisme, voir C. Schmitt, Théorie de la constitution, traduction par Lilyane Deroche, Paris, PUF, 1993, p. 296.
38 C. Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, traduction par Marie-Louise Steinhauser, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 116-118.
39 Ibid., p. 67.
40 Id., « Le Führer protège le droit. À propos du discours d’Adolf Hitler au Reichstag du 13 juillet 1934 », Cités, 14, 2003, p. 167.
41 « Il y a donc potentiellement autant de notions de la liberté et de la constitution qu’il y a de principes et de convictions politiques » (Id., Théorie de la constitution, op. cit., p. 168) ; « Chaque nation possède son propre concept de nation, et trouve en elle-même, et non chez les autres, les traits constitutifs de la nationalité […]. Les notions essentielles qui font notre sphère intellectuelle sont toutes existentielles et non normatives » (Id., La notion de politique, op. cit., p. 140).
42 Lors des débats du Short Parliament en 1640, Sir John Holland parla des « dernières inondations de la prérogative royale, qui se sont déversées et ont presque submergé nos libertés » (cité dans Q. Skinner, Hobbes et la constitution républicaine de la liberté, traduction par Sylvie Tauusig, Paris, Albin Michel, 2009, p. 96-97).
43 « La législation national-socialiste et la réserve de l’“ordre public” dans le droit international privé », dans Y.-C. Zarka, Un détail nazi…, op. cit., p. 59-88 et en particulier la section 2. Schmitt utilise un exemple américain dans son argumentation : « Ces cas concernent un mariage racial mixte entre un Français et une négresse de Louisiane, un État qui connaît depuis longtemps l’interdiction des mariages raciaux mixtes entre nègres et Blancs » (ibid., p. 83). La loi eugéniste nazie du 14 juillet 1933 s’inspire de l’exemple américain qui avait déjà été suivi en Suisse, au Danemark et au Canada (A. Pichot, La société pure de Darwin à Hitler, Paris, flammarion, 2000, p. 240-243). Schmitt n’emploie pas ici le mot « démocratie ». Mais ses analyses de la Théorie de la constitution le rendent légitime dans ce contexte. Son ennemi n’est pas la démocratie, mais le libéralisme (J.-F. Kervégan, Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité, Paris, PUF, 1992, chap. 5).
44 A. Pichot, La société pure de Darwin à Hitler, op. cit., p. 386-388 et 422. A. Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955, p. 12. On peut admettre que, sous cette forme moderne, technique et administrative, la violence a augmenté et que ses effiets ont été encore plus destructeurs. L’essentiel est l’intuition que si des non-Blancs avaient été victimes hors d’Europe de cette même violence, ou si elle avait été exercée par des non-Européens sur des non-Européens, elle n’aurait pas le statut qu’elle a aujourd’hui pour la conscience européenne. Les thèses universalistes qui concernent l’Europe n’ont pas automatiquement été appliquées aux non-Européens, même si, comme le montre déjà Bartolomé de Las Casas, cet universalisme a toujours donné les moyens de contester les divisions qu’il instituait au sein de l’humanité. Ce fait pluriséculaire est au fondement de la thèse de Césaire.
45 C. Schmitt, « La science allemande du droit dans sa lutte contre l’esprit juif », Cités, 14, 2003, p. 173-180. Le programme de 1920 du NSDAP dit, en le soulignant, qu’il « combat l’esprit judéo-matérialiste en nous et hors de nous » (cité dans E. Conte, C. Essner, La quête de la race. Une anthropologie du nazisme, Paris, Hachette, 1995, p. 34). Le mot « juif » a un sens restreint conforme à la définition des lois de Nuremberg et un sens large qui s’applique à tout ce qui est hostile dans les expressions « judéo-bolchevisme », « judéo-matérialiste », « judéo-asiatique ». « Nos ennemis, disait Heinrich Himmler, sont nombreux, très nombreux » (Discours secrets, traduction par Marie-Martine Husson, Paris, Gallimard, 1978, p. 56). C’est pourquoi Hitler tenait à « suggérer au peuple que les ennemis les plus diffiérents appartiennent à la même catégorie » (cité dans A. Mayer, La « Solution finale » dans l’histoire, op. cit., p. 124). Mais avec les diffiicultés militaires, des fidèles apprennent à faire la diffiérence : « l’appareil bolchevique ne se confond en aucune manière avec la population juive… Notre objectif, qui est d’assurer la sécurité politique et policière, sera manqué si, en donnant la préférence à la tâche comparativement plus facile qui consiste à éliminer les Juifs, on met à la deuxième ou à la troisième place dans l’ordre des priorités notre mission essentielle – anéantir l’appareil communiste » (rapport de l’Einsatzgruppe C en Ukraine, cité dans ibid., p. 311).
46 Qu’après la guerre Schmitt considère toujours comme « le véritable ennemi », « Glossarium (extraits) », Cités, 17, 2004, p. 182.
47 Avant la guerre, Himmler avait dit ceci à propos des camps de concentration alors réservés aux criminels politiques et de droit commun : « Un travail rude qui fait surgir de nouvelles valeurs, un mode de vie réglé, une constante propreté matérielle et corporelle, une nourriture irréprochable, un traitement strict mais juste, le réapprentissage du travail dont le détenu retire des capacités professionnelles : telles sont les méthodes d’éducation. La devise placée au-dessus des camps est la suivante : “Il y a un chemin qui conduit à la liberté”. Ses étapes sont : obéissance, assiduité, honnêteté, ordre, propreté, lucidité, sincérité, sens du sacrifice et amour de la patrie » (Discours secrets, op. cit., p. 100).
48 Ibid., p. 167-169 et 205-208.
49 « Ce fut pour l’organisation qui dut accomplir cette tâche la chose la plus dure qu’elle ait connue. Je crois pouvoir dire que cela a été accompli sans que nos hommes ni nos offiiciers en aient souffiert dans leur cœur ou dans leur âme. Ce danger était pourtant réel. La voie située entre les deux possibilités : devenir trop dur, devenir sans cœur et ne plus respecter la vie humaine, ou bien devenir trop mou et perdre la tête jusqu’à en avoir des crises de nerf – la voie entre Charybde et Scylla est désespérément étroite » (ibid., p. 168 et 207) ; « Je crois que vous me connaissez suffiisamment, messieurs, pour savoir que je ne suis pas assoiffié de sang et que je ne prends aucun plaisir à accomplir ce qui est pénible. Mais j’ai un système nerveux suffiisamment solide et une conscience de mon devoir suffiisamment développée – j’ai cette prétention – pour accomplir sans compromis une chose dont j’ai reconnu la nécessité » (ibid., p. 206). Sur le moralisme d’Himmler, voir A. Mineau, SS Thinking and the Holocaust, Amsterdam, Rodopi, 2012, p. 51-57. Himmler, qui à l’origine est un catholique, maintient la référence à Dieu, exclut les athées de la SS et voit en Hitler un envoyé du Seigneur qui l’a sauvé lors de l’attentat de 1944 (ibid., p. 76, 206 et 221-222).
50 Ibid., p. 71 et 225-232. Les qualités des SS sont celles qui mènent vers la liberté et que le travail était censé inculquer aux prisonniers avant la guerre (voir la note 47). L’obéissance et la fidélité ne sont pas conçues comme les actes routiniers et anonymes du fonctionnaire, comme avaient intérêt à le faire croire les nazis lors de leurs procès, mais comme un engagement total, existentiel et diffiicile de l’individu prêt au sacrifice : « Vous devez la [la fidélité au Führer] vivre non en parole, mais en acte. La prononcer est très facile ; l’appliquer pendant tout une vie, que cela se voie ou non, est assez diffiicile. […] Lorsqu’on a juré fidélité, on doit rester fidèle, que cela tourne à notre avantage ou à notre désavantage. […] obéir sans réfléchir, sans hésiter, sans rien soupeser, sans rien demander, obéir de toutes ses forces. C’est nécessaire, aucun ordre ne vous est donné sans que celui qui le donne en prenne la responsabilité. » Il faut en particulier lutter contre l’hypersensibilité des Germains et obéir même lorsque le sang et la fierté s’y refusent (ibid., p. 71-72). C’est pourquoi le principe de dureté vis-à-vis des autres et surtout vis-à-vis de soi-même est central chez les SS, voir J.-L. Leleu, La Waffien-SS. Soldats politiques en guerre, Paris, Perrin, 2007, p. 489-503. Pour des exemples de faiblesse en face des massacres, voir T. Todorov, Face à l’extrême, Paris, Seuil, 1994, p. 193-194. Sur le rôle du sacrifice dans l’idéologie national-socialiste, J.-P. Stern, Hitler. Le Führer et le peuple, Paris, flammarion, 1995, p. 30 et chap. 3. « Le sacrifice nous rendra libres », disait un national-socialiste en 1938 (cité dans T. Adorno, Jargon de l’authenticité. De l’idéologie allemande, traduction par Éliane Escoubas, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 166).
51 « Je vous demande avec insistance d’écouter simplement ce que je dis ici en petit comité et de ne jamais en parler » ; « J’en ai fini avec la question juive. Vous êtes maintenant au courant, et vous garderez tout cela pour vous. Bien plus tard, on pourra peut-être se poser la question de savoir s’il faut en dire plus au peuple allemand. Je crois qu’il a mieux valu que nous – nous tous – prenions cela sur nos épaules pour notre peuple, que nous prenions la responsabilité (la responsabilité d’un acte et non d’une idée) et que nous emportions notre secret avec nous dans la tombe » (H. Himmler, Discours secrets, op. cit., p. 168-169 et 207).
52 Selon les termes du discours du 4 octobre, cités par R. Breitman, Himmler et la Solution finale. L’architecte du génocide, Paris, Calmann-Lévy, 2009, p. 293.
53 L’extermination, telle qu’elle a eu lieu, n’a pas cette signification car, à partir d’un moment, diffiicile à déterminer, les Allemands savaient que la guerre était perdue. Dans le discours du 9 juin 1942, au moment de l’offiensive contre le Caucase qui va échouer à Stalingrad, Himmler se dit « très déprimé » par l’assassinat de Reinhard Heydrich et par l’extrême diffiiculté de la guerre, mais il s’emploie à combattre le pessimisme ambiant (Discours secrets, op. cit., p. 141 et 147-148). Les discours d’octobre 1943 ont été tenus deux mois après la défaite de Koursk. À ce moment, la poursuite de la guerre n’a plus aucun sens militaire. Selon Jodl, conseiller de Hitler condamné à Nuremberg, le Führer a été le premier à comprendre que la guerre ne pouvait plus être gagnée, peut-être dès janvier 1942, après avoir perdu la gigantesque bataille de Moscou. L’extermination des Juifs devenait une « victoire de substitution » dans la guerre sainte contre le judéo-bolchevisme (J. Lopez, Berlin. Les offiensives géantes de l’Armée rouge. Vistule-Oder-Elbe (12 janvier-9 mai 1945), Paris, Economica, 2012, p. 2-3). Selon A. Mayer, l’extermination systématique est originellement liée à l’échec de la guerre contre l’Union soviétique (La « Solution finale » dans l’histoire, op. cit., p. 270, 234-235, 308-309 et 329). R. Breitman soutient que ce sont au contraire les victoires initiales qui ont stimulé la soif de sang juif (Himmler et la Solution finale, op. cit., p. 252 et 298-300). Mais après l’échec devant Moscou, et malgré le succès temporaire de certaines offiensives, il n’y a plus d’authentiques victoires. La poursuite obstinée de la guerre, de plus en plus meurtrière pour les Allemands, et celle de l’extermination suggèrent qu’Hitler ne cherchait plus la victoire, mais qu’il « était fasciné par la perspective d’un cataclysme universel qui engloutirait ses ennemis, ses victimes et lui-même » (J.-P. Stern, Hitler. Le Führer et le peuple, Paris, flammarion, 1995, p. 278). Notons, à propos du thème du sacrifice, cette observation de Grossman : « Sinon [sans l’adoration de l’État totalitaire fondée sur la grandeur de sa violence], comment peut-on expliquer que des penseurs juifs non dépourvus d’intelligence aient pu affiirmer qu’il était indispensable de tuer les Juifs pour réaliser le bonheur de l’humanité et qu’ils étaient prêts à conduire leurs propres enfants à l’abattoir, qu’ils étaient prêts à répéter, pour le bonheur de leur patrie, le sacrifice d’Abraham ? » (Vie et destin, op. cit., p. 198). Comme le sacrifice d’Isaac a été empêché, mais que, pour des chrétiens, il préfigure celui du Christ, cet argument semble plus chrétien que juif. Quoi qu’il en soit, être amené à penser, par la fascination de la grandeur de l’État totalitaire, que l’extermination des Juifs est un sacrifice humain nécessaire au bien de l’humanité revient à adopter le point de vue des nazis.
54 H. Maccoby, L’exécuteur sacré. Le sacrifice humain et le legs de la culpabilité, traduction par Elsa Rooke, Paris, Cerf, 1999, p. 8.
55 C. Bouton, Le procès de l’histoire. Fondements et postérité de l’idéalisme historique de Hegel, Paris, Vrin, 2004, p. 309. J. Vioulac, Apocalypse de la vérité, Paris, Ad Solem, 2014, p. 228-229. Hegel disait : « S’il y avait quelque chose que le Concept serait incapable d’assimiler et de dissoudre, alors il faudrait y voir la plus haute scission, le plus grand malheur » (La Raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, traduction par Kostas Papaïoannou, Paris, UGE [10/18], 1965, p. 212). La diffiiculté de la théodicée après le xxe siècle est admise par la théologie, mais elle cherche naturellement des ressources dans l’eucharistie pour la repenser (F. Poulet, Célébrer l’Eucharistie après Auschwitz. Penser la théodicée sur un mode sacramentel, Paris, Cerf, 2015). Après tout, comme le rappelle H. Maccoby, le christianisme, même s’il répugne à le reconnaître, est fondé sur un sacrifice humain. De nombreux chefs-d’œuvre nous le font admirer.
56 G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 68.
57 L’esprit est « son propre produit, il est son commencement et sa fin. Sa liberté n’est pas une existence immobile, mais une négation constante de tout ce qui conteste la liberté » (ibid., p. 76). Sur le concept de conversion, voir É. Balibar, Violence et civilité, Paris, Galilée, 2010, p. 49-98.
58 La pensée du progrès historique chez Kant repose sur une description on ne peut plus pessimiste de la réalité empirique que confirment aisément les violences du xxe siècle : « On ne peut se défendre d’une certaine humeur, quand on regarde la présentation de leurs faits et gestes sur la grande scène du monde, et quand, de-ci, de-là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l’ensemble qu’un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction. Si bien que, à la fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de sa supériorité » (E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, dans Opuscules sur l’histoire, traduction par Stéphane Piobetta, Paris, Garnier-flammarion, 1990, p. 70).
59 G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 99.
60 N. Capdevila, « Impérialisme, empire et destruction », dans B. de Las Casas, La controverse entre Las Casas et Sepúlveda, Paris, Vrin, 2007. Hegel dirait que Las Casas appartient à cette catégorie d’individus qui condamnent les actions intéressées et même criminelles des grands hommes et résistent « par conviction éthique » et « noblesse morale, à ce que le progrès de l’Idée de l’Esprit rendait nécessaire » (G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 201).
61 G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 103.
62 É. Balibar, Violence et civilité, op. cit., p. 79-80.
63 « Mais même quand nous considérons l’histoire comme cet abattoir auquel sont conduits, pour y être sacrifiés, le bonheur des peuples et la sagesse des États et la vertu des individus, la question naît dans la pensée, nécessairement : à qui, à quelle fin ultime ces sacrifices des plus monstrueux sont-ils apportés ? » (Hegel, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Librairie générale française, 2011, p. 65).
64 G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 232.
65 Ibid., p. 68. Las Casas, qui admirait les sacrifices aztèques, expliquait que les Indiens idolâtres avaient raison de sacrifier des hommes à leurs idoles en croyant qu’elles étaient Dieu parce que la vie humaine est ce qu’il y a de plus précieux. S’ils avaient pu sacrifier des anges, ils auraient dû le faire (N. Capdevila, Las Casas : une politique de l’humanité. L’homme et l’empire de la foi, Paris, Cerf, 1998).
66 G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 103.
67 Ibid., p. 68.
68 Qui serait simplement fidèle à la logique de la philosophie de l’histoire. Un hégélianisme plus intensif demanderait de prendre en compte les rapports de Hegel aux juifs. Sur cette question, voir J. Cohen, Le spectre juif de Hegel, Pairs, Galilée, 2005, et la préface de Jean-Luc Nancy, qui font jouer un rôle important à la thématique du sacrifice.
69 C’est dans le contexte d’une victoire de l’Allemagne que la formule de Philippe Lacoue-Labarthe aurait pu prétendre être vraie, du moins si l’on concède que l’expression « essence de l’Occident » puisse avoir un sens : « Dans l’apocalypse d’Auschwitz ce n’est ni plus ni moins que l’Occident, en son essence, qui s’est révélé – et qui ne cesse, depuis, de se révéler » (La fiction du politique. Heidegger, l’art et la politique, Paris, Bourgois, 1988, p. 59). Après sa défaite, et celle de l’Union soviétique lors de la guerre froide, et dans l’ignorance de ce que l’histoire nous réserve, il serait moins faux de proclamer : « La déclaration des droits de l’homme et du citoyen révèle l’essence de l’Occident. » Les universalismes chrétien et démocratique ont eu une dimension impérialiste et génocidaire qu’ils avaient aussi le moyen de critiquer. C’est en s’opposant aux Lumières que le nazisme a donné à cette tendance raciale et destructrice sa forme extrême. Vacher de Lapouge disait déjà : « à la formule célèbre qui résume le christianisme laïcisé de la Révolution : Liberté, Égalité, Fraternité – nous répondons : Déterminisme, Inégalité, Sélection » (cité dans A. Pichot, La société pure de Darwin à Hitler, op. cit., p. 406).
70 Comme Hobbes et beaucoup d’autres, Hegel ne serait pas surpris. « Liberté » est « un mot qui comporte une infinité de significations ; et comme elle est un Bien suprême, elle entraîne une infinité de malentendus, de confusions, d’erreurs et contient toutes les extravagances possibles. Aucune époque n’a plus que la nôtre connu et ressenti cette indétermination de la liberté » (G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 85).
71 Chacun, selon ses goûts, en trouvera de multiples exemples. Mais, comme le montre le témoignage de Jacques Bouveresse, il est diffiicile de reconnaître ce fait : « Ma réaction spontanée était de me dire, la plupart du temps : c’est du non-sens [à propos de la littérature philosophique structuraliste]. Mais le “non-sens”, ce peut être simplement ce qu’on n’a pas été en mesure de comprendre ; on se dit : quelque chose m’a peut-être échappé. Et il faut quelquefois très longtemps pour prendre enfin la décision de considérer qu’on n’a pas compris, simplement parce qu’il n’y avait rien à comprendre. […] nous avons tous ce problème en permanence […] » (J. Bouveresse, Le philosophe et le réel, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 22 et 75).
72 C. Schmitt, « La science allemande du droit… », art. cité, p. 178.
73 E. Conte, C. Essner, La quête de la race, op. cit., p. 115.
74 Ibid., p. 218.
75 Ibid., p. 111.
76 Un théoricien de la race peut soutenir parfois que « la diffiérence raciale est plus prononcée entre […] les Allemands du Nord et les Allemands du Sud (Homo alpinus) qu’entre les Allemands du Sud et les Juifs de type levantin » (ibid., p. 113). Himmler, qui était « nordiciste », met en garde contre la substitution de « la lutte de classes sociales » par « la lutte de classes raciales » (Discours secrets, op. cit., p. 53-54 et 73).
77 E. Conte, C. Essner, La quête de la race, op. cit., p. 93-94.
78 Ibid., p. 128. Des conceptions similaires existaient dans l’Amérique démocratique. Selon la One Drop Rule, une goutte de sang noir faisait un Noir d’un individu d’apparence blanche. Sur le passage entre les races, voir le roman de cette époque de Nella Larsen, Clair-obscur [Passing, 1929], Paris, Climats, 2010. C’était le thème du roman du compagnon de voyage d’Alexis de Tocqueville, Gustave de Beaumont, Marie ou l’esclavage aux États-Unis. Tableau de mœurs américaines, Paris, 1840.
79 A. Pichot, La société pure de Darwin à Hitler, op. cit., p. 402, 404 et 398.
80 Le critère de la loi juive (transmission maternelle de l’identité juive) ne coïncide pas nécessairement avec le critère nazi (trois grands-parents pratiquant la religion juive).
81 Sur la race comme construction sociale, M. Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effiets pratiques, Paris, Vrin, 2013.
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