Chapitre I. Le plein
p. 5-34
Texte intégral
1 Dans le chapitre du Léviathan consacré à la liberté des sujets, Thomas Hobbes déplore que « les humains se laissent facilement tromper par le nom spécieux de liberté1 ». Des lecteurs sont surpris, et peut-être même choqués, par cette expression de défiance envers un mot qu’ils jugent précieux. Que signifie-t-elle exactement ? Quelle en est la source ? Hobbes remarque que ce mot est souvent utilisé pour discréditer un ordre, la monarchie, et en idéaliser un autre, la république. Ceux qui n’aiment pas vivre sous la loi d’un monarque disent qu’ils sont esclaves et que, actuellement, leur seule liberté est de résister au pouvoir qu’ils jugent oppressif, en vue d’instituer une république où ils auront la garantie d’être libres. Ce genre de position, qui se réclame de l’enseignement d’Aristote ou de Cicéron, exprime « une vue faussée de ce qu’est la liberté » et favorise « les révoltes et les critiques licencieuses des actions des souverains2 ». Tant que nous sommes incapables de distinguer « la vraie liberté d’un sujet3 » de la fausse, nous ne la voyons pas là où elle est dans la monarchie et nous la réservons à un ordre où elle n’y est a priori pas plus effiective. La liberté est identique dans une monarchie et dans une république car la nature et l’étendue du pouvoir de l’État ne changent pas, même si les décisions concrètes et réversibles du souverain influent sur le degré de liberté des individus. Il faut donc résister à la tentation d’abuser de ce mot pour décrire certaines situations ou pour exprimer des revendications qui risquent d’occasionner de dangereux désordres. Le hobbesien trouvera donc très significatif que don Quichotte, un fou qui a parfois les apparences d’un sage, fasse cet éloge de la liberté à son écuyer dont le bon sens ne l’empêche pas d’être finalement aussi fou que son maître : « La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le ciel ait faits aux hommes. Rien ne l’égale, ni les trésors que la terre renferme en son sein, ni ceux que la mer recèle en ses abîmes. Pour la liberté, aussi bien que pour l’honneur, on peut et l’on doit aventurer sa vie ; au contraire, l’esclavage [cautiverio] est le plus grand mal qui puisse atteindre les hommes4. » Les philosophes qui, tout en se flattant d’aimer la vérité et la sagesse, utilisent des expressions, comme « transsubstantiation », « sujet libre », « volonté libre », « libre arbitre », qui sont aussi absurdes et dénuées de sens que celle de « cercle carré », ne sont-ils pas atteints d’une forme de folie5 ? Désapprouver la violence de cette attaque n’empêche évidemment pas de reconnaître l’intérêt de la question posée par Hobbes. Le lecteur a probablement eu l’occasion de faire une expérience similaire. Voyant des hommes parler de liberté dans une situation particulière, ou la revendiquer sous une forme spéciale, alors qu’elle lui semble absente, il se dit que, s’ils savaient ce qu’est réellement la liberté, ils donneraient sa véritable signification au mot et ils ne la verraient ni ne la chercheraient là où, manifestement, elle n’est pas.
2Il est banal de critiquer la représentation erronée d’une chose ou l’ignorance de la signification exacte d’un terme. Il l’est moins d’insister sur le fait qu’il est spécieux. Cette critique souligne une apparence de vérité ou une séduction particulière et inhabituelle du mot qui compliquent l’usage de la raison et la détection de significations erronées, voire du non-sens. La déclaration de Hobbes exprime indéniablement une volonté de lucidité et, plus particulièrement, un refus de l’idéalisation du pouvoir. Mais la crainte des désordres dus à l’invocation licencieuse de la liberté éveille notre suspicion. La justification épistémologique de la qualification de Hobbes semble être doublée d’une critique morale et politique de sensibilité conservatrice qui pourrait bien dominer ce jugement. Dans l’annotation de ce passage du Léviathan, Gérard Mairet remarque que Jean-Jacques Rousseau n’aimerait pas que l’on parle de la liberté comme d’un mot spécieux. N’a-t-il pas résolument défendu, malgré les arguments et les sarcasmes de Hobbes, une conception républicaine de l’État où la liberté de l’individu devenu citoyen est la finalité du contrat social6 ? On ne s’étonne pas que le théoricien de la souveraineté absolue et défenseur de la monarchie, hanté par le spectre de la guerre civile, perçoive la liberté comme une menace. Un hobbesien devrait avoir le courage de dire qu’il a peur de la liberté, mais, celle-ci est tellement importante pour l’homme, qu’il éprouve le besoin de nous berner et de se tromper lui-même sous les apparences d’une leçon de philosophie : « Vous ne savez pas ce qu’est la liberté et vous n’utilisez pas le mot comme il faut ! » Le jugement de Hobbes aurait peut-être plus de plausibilité si les hommes manifestaient une passion débordante pour la liberté. Or l’histoire montre qu’ils ont massivement vécu dans la servitude. Il est plus juste politiquement de dire que l’homme est partout dans les fers, comme le dit le début du Contrat social, que de nous mettre en garde contre le mot « liberté ». Après tout, comme le dit encore Rousseau, l’« abus de la liberté » n’est-il pas préférable à l’« abus de la puissance7 » ?
3Il est donc naturel que l’amour de la liberté soit inlassablement répété. Un siècle après Rousseau, et d’un point de vue théorique et politique opposé, Alexis de Tocqueville faisait cette déclaration d’amour : « Rien de plus commun que de parler de la liberté, mais presque tout le monde veut plus ou moins que la liberté. Moi je l’aime réellement et je la veux8. » Tocqueville admet à sa manière que le mot est spécieux. Généralement, ce terme, aux connotations si positives, est utilisé pour signifier ou dissimuler la recherche d’autre chose que la liberté. Mais il en tire une conséquence diffiérente de celle de Hobbes. Le contraste entre la fréquence du mot et la rareté de l’amour de la liberté oblige ce dernier à s’affiicher sous une forme orgueilleuse et aristocratique. Si l’on demande une justification de l’arrogante prétention d’en avoir le monopole, on reçoit une réponse hautaine et méprisante :
Je ne crois pas non plus que le véritable amour de la liberté soit jamais né de la seule vue des biens matériels. […] Ce qui, de tous les temps lui a attaché si fortement le cœur de certains hommes, ce sont ses attraits mêmes, son charme propre, indépendant de ses bienfaits ; c’est le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, sous le seul gouvernement de Dieu et des lois. Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir. […] Ne me demandez pas d’analyser ce goût sublime, il faut l’éprouver. Il entre de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour les recevoir ; il les remplit, il les enflamme. On doit renoncer à le faire comprendre aux âmes médiocres qui ne l’ont jamais ressenti9.
4Demander une explication de ce qu’est la liberté, de ce qui fait sa valeur ou de son utilité, c’est simplement montrer que l’on est indigne d’elle et que l’on mérite d’en être privé. On s’est tellement habitué à la servitude, à penser et à agir en fonction des exigences des autres, ou à la subordonner à d’autres valeurs comme l’égalité ou le bien-être matériel, que le bonheur de faire par soi-même les choses les plus naturelles est devenu incompréhensible. Le sentiment de liberté ne se discute pas et ne s’analyse pas, il se vit. Le hobbesien sourit et s’afflige en lisant des déclarations où le ton emphatique et dogmatique tient lieu d’argument. Il suffiit de noter la référence problématique à Dieu et à la loi pour soupçonner l’amant de la liberté de surestimer sa position. La critique est d’une facilité désarmante : « La liberté serait donc réservée à une minorité choisie par Dieu ! À quoi bon discuter avec celui qui est tellement prisonnier des préjugés aristocratiques qu’il ne sent pas l’absurdité de son propos ! » La liste des positions étranges prises au nom de la liberté serait longue et fascinante. Pensons, par exemple, à cette déclaration du Mahatma Gandhi :
[…] si pour obtenir la liberté je dois offirir un million de vies, je suis prêt à ce sacrifice sans le moindre remords. Je crois que nous devons nous libérer de la peur de la mort, nous devons l’embrasser comme on embrasse un ami […]. Le [parti du] Congrès se propose de conquérir la liberté en sacrifiant des vies, et ceux qui ne sont pas d’accord feraient mieux de partir10 ?
5Un hobbesien y voit naturellement un éclatant exemple de folie. Un admirateur de Gandhi est peut-être troublé par ce qui ressemble à une exaltation non violente de la violence. Si finalement il approuve cette position, et savoure la mystérieuse profondeur que ce paradoxe donne à la non-violence, nul doute qu’il ne trouve ailleurs de stupéfiants exemples d’aliénation par la liberté conformes à ses goûts.
6Les propositions de la scolastique, et d’autres philosophies, relèvent peut-être déjà de la folie. Celle qui accompagne l’idée de liberté est diffiérente. Quand elle pousse les hommes à faire des choses extravagantes et désastreuses, nous comprenons la formule de Hobbes. Mais nous lui résistons dès que notre attention se porte sur les œuvres de la liberté qui suscitent notre admiration et notre reconnaissance. C’est la raison pour laquelle il nous est finalement diffiicile et désagréable de reconnaître la pertinence de l’avertissement de Hobbes. De son point de vue, ces sentiments sont l’indice que des résistances doivent être surmontées pour gagner de la lucidité sur nous-mêmes. Mais pour ceux qui se méfient de cette formule, ils sont avant tout le signe de quelque chose d’essentiel. La modernité est une période d’émancipation dont les limites ne suppriment pas des acquis si importants que nul ne souhaite le retour de l’ancien monde. Nous admirons des combattants pour la liberté et il existe pour chacun d’entre nous des situations où il éprouvera le besoin de s’engager dans ce combat, même si, finalement, la peur le retient. Nous pouvons certes nous illusionner sur l’objet de l’admiration et de la résistance sans que l’admiration et la résistance soient elles-mêmes critiquables en ces termes. Nous avons en effiet la conviction que, tôt ou tard, le plus grand des sceptiques se sentira contraint d’utiliser le mot « liberté » en pensant qu’il désigne quelque chose d’essentiel et de réel. Il existe en effiet des situations où il est incapable de ne pas penser qu’elles l’asservissent et dont il tentera de s’affiranchir à la première occasion. Peut-il penser, par exemple, qu’il ne serait pas esclave s’il était à la place du Noir des colonies ? Nul ne doute que, dans cette lutte et lors de la victoire, il va tôt ou tard employer le mot « liberté » avec l’emphase qui éveille aujourd’hui son ironie.
7Dans le rapport ambivalent que nous avons à la formule de Hobbes, il paraît raisonnable de supposer que la méfiance l’emporte. La volonté de lucidité est évidemment louable, mais elle traite la liberté avec une choquante légèreté. N’est-elle pas en effiet une valeur, peut-être la valeur suprême, ou, du moins, celle qui n’est concurrencée que par la vie ? Est-il possible d’être, lucidement et franchement, contre la liberté et lui préférer, dans l’absolu, son contraire, l’esclavage en tant que tel ? Certes, on peut désirer celui d’autrui, mais le sien ? Nous voulons tous la liberté ! Des philosophes et les juristes ont soutenu que l’esclavage pouvait être choisi. Mais ils supposaient que les individus échangeaient la liberté contre la vie lorsqu’ils étaient vaincus dans une guerre ou lorsqu’ils risquaient d’être affiamés11. Ils ne renonçaient pas à la liberté à l’occasion d’un choix entre la liberté et la servitude, mais par suite de la confrontation à l’alternative de la vie et de la mort. Qui peut sincèrement douter de leur décision s’ils avaient dû simplement choisir entre la liberté et l’esclavage ? Seule la liberté est désirable en soi et cet amour n’est pas toujours vaincu par la peur de la mort. Des hommes ont clamé « la liberté ou la mort ! » et ont héroïquement choisi de « mourir debout plutôt que de vivre à genoux ». Un hobbesien dénoncera à nouveau les séductions du mot en rappelant prosaïquement que, refuser la servitude et accepter de mourir, c’est également perdre sa liberté. Quoi qu’il en soit, inévitablement perdue, dans la vie ou la mort, la liberté n’est pas, en l’occurrence, un objet offiert au choix. Elle est le bien le plus précieux, celui qui est sacrifié en dernier recours pour sauver sa vie, sans doute avec le secret espoir de la récupérer lors d’une occasion favorable.
8Nous ressentons tous à un moment ou à un autre la méfiance envers le mot « liberté » mais le hobbesien éprouve tôt ou tard la force d’attraction de la liberté comme valeur. Celle-ci peut donc servir à vaincre sa défiance et nous conforter dans notre goût pour ce vocable. Il est cependant probable que le hobbesien va redoubler de prudence. L’attrait qu’il ressent pour lui le rend encore plus dangereux. Quand on aspire à la lucidité, on ne peut feindre d’ignorer cette attraction, on l’affironte. On la laisse s’exprimer, mais en guettant tous les signes de son probable pouvoir d’illusion. C’est en s’engageant dans cette voie que l’on parviendra à comprendre les sources du caractère spécieux d’un mot si fortement aimé.
9Pour ressentir l’évidence de la valeur absolue de la liberté et la séduction du mot, le plus simple est de relire Liberté de Paul Éluard. Ce poème est une litanie dont les dix-neuf strophes répètent sous des formes diverses la structure de la première :
Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom.
10D’où provient le besoin d’écrire ce nom sur toutes les sortes de choses, vivantes (le chien), inanimées (la lampe), dans des états contraires (allumée/éteinte), positives (le front de mes amis), négatives (les marches de la mort), sources de violence (les armes des guerriers, les couronnes des rois) ? La réponse est donnée dans la dernière strophe :
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté12.
11Il faut répéter indéfiniment le mot sur tout ce qui est parce qu’il me fait vivre13. Cette déclaration ne contredit pas clairement ceux qui estiment que l’esclavage peut être accepté en échange de la vie, car le mot « vie » est manifestement équivoque. Avant d’écrire le mot, j’étais vivant. Mais si, en le prononçant, je revis, c’est que ma vie antérieure était semblable à une mort. Vivre, ce n’est pas simplement subsister au sens biologique comme n’importe quel animal. L’essentiel est la manière dont moi, en tant qu’être humain, je vis. Que fais-je ? Quelle est la valeur de ce que je fais ? Le mot « liberté » me fait revivre parce qu’il exprime ce pour quoi je vis. Il transforme une vie (biologique) morte (au sens humain) en une vie (biologique) vivante (au sens humain) et même le moment de la mort (biologique) en une vie vivante. Quand elle n’est pas ce qu’elle doit être, elle le redevient par la grâce de ce mot.
12Ce poème est célèbre parce que la valeur de la liberté est unanimement reconnue et perçue lors de sa lecture. Mais comprenons-nous le pouvoir de transfiguration du mot, auquel la contradiction d’une mort s’égalant à la vie donne l’extravagante impression d’être illimité ? « Les poèmes d’Éluard illuminaient la nuit des résistants et celles des prisons », ils passaient de main en main, de bouche à oreille et Liberté était parachuté en France avec des armes. Cette poésie « avait la force explosive d’un tract »14. Quand un membre ordinaire de nos démocraties libérales lit ce poème, qu’il a peut-être appris par cœur à l’école, il ne voit aucune lumière, il ne le perçoit pas comme une arme. S’il écrit le mot « liberté » quelque part, il ne lui arrive rien. Il reste le même. Comment pourrait-il comprendre ce pouvoir, que ressentaient Éluard et ses lecteurs, lui qui n’a jamais été confronté à une situation aussi dramatique ? Il faut donc se replacer dans le contexte de l’Occupation. Celle-ci n’est pas une circonstance relativement contingente à l’idée de liberté. D’une part, l’occupation, en tant que telle, est la négation de la liberté15. D’autre part, la conjoncture est celle de la Seconde Guerre mondiale où la violence extrême a pris des formes inédites. Mais l’Occupation, qui sanctionne la reconnaissance de la défaite, avait des caractéristiques particulières. Dans l’article « Paris sous l’Occupation », publié à la fin de la guerre, Jean-Paul Sartre avait déjà éprouvé le besoin d’expliquer en quoi exactement l’Occupation avait été une « terrible épreuve ». En arrivant à Paris, les Alliés ont eu la surprise de trouver une ville et des habitants dans un état apparemment normal16. Il était diffiicile, pour les Anglais qui ont héroïquement résisté aux bombardements, de comprendre la spécificité de la violence d’une occupation sans combats. Le mot « Occupation » prenait son sens le plus net quand les Parisiens étaient dépossédés de la rue après le couvre-feu : ils savaient que les pas qu’ils entendaient étaient ceux des Allemands17. Mais le reste du temps, l’Occupation était une cohabitation qui brouillait la séparation entre les ennemis. Les soldats allemands, corrects, polis, y compris lors des arrestations, gentils avec les vieilles dames et les enfants, étaient quotidiennement au milieu de la foule. Les Français, qui évitaient le contact et observaient le silence avec eux, vivaient dans « une sorte de solidarité honteuse et indéfinissable », où les actes quotidiens servaient l’Occupant, directement ou indirectement, parfois même lorsque leur intention était de lui résister. Comment nourrir les maquisards sans nourrir les Allemands18 ? Ils étaient, certes, l’ennemi que l’on haïssait, ou un élément inoffiensif du paysage rendu étranger à la population par l’ignorance de sa langue, mais également un homme que l’on secourait quand il était accidentellement en danger dans les rues de Paris. Cette intimité de l’extériorité colorait également la violence omniprésente. Celle-ci ne s’exerçait pas ouvertement, au grand jour, dans des affirontements entre ennemis, mais discrètement dans le silence de la nuit, donnant ainsi l’impression que les disparitions constatées au réveil n’avaient pas de cause réelle19. La possibilité d’être arrêté la nuit, chez soi, donnait à l’Occupation une présence fantomatique, constante et insidieuse, où même les objets ordinaires semblaient échapper à leur propriétaire20. Le plus troublant était la diffiiculté de faire coïncider le sentiment d’horreur qui hantait la nuit avec l’image polie que les Allemands donnaient le jour au milieu de la foule : « Qu’on s’imagine donc cette coexistence perpétuelle d’une haine fantôme et d’un ennemi trop familier qu’on n’arrive pas à haïr21. »
13Occupé, « Paris était mort22 ». Paris n’était plus Paris car les Parisiens n’étaient plus ses habitants. La ville avait cessé d’être l’espace public où les individus réalisaient leurs désirs, vaquaient à leurs occupations et se rencontraient. Honteux de leur défaite, constamment confrontés à l’image, incarnée par le réalisme des collaborateurs, que les vainqueurs attendaient d’eux, et longtemps convaincus de la supériorité allemande, ils avaient cessé de faire des projets et d’agir en accord avec leurs intentions. Peuplant la ville sans l’habiter, les individus dépersonnalisés et pétrifiés n’étaient plus, comme elle, que des symboles. Ils tenaient lieu de la ville et des habitants au lieu de l’être. Ils nous disaient : « Ici il y avait ou il devrait y avoir une ville avec ses habitants. » Même les actes de résistance, qui, par la mise en jeu de la vie, étaient au plus haut point sérieux, étaient vidés de leur substance par la puissance de l’Occupant. Trop faible pour le vaincre, la résistance était essentiellement le symbole du refus de la pétrification et de la déshumanisation et celui de la réappropriation de l’avenir : « Une rébellion symbolique dans une cité symbolique ; seules les tortures étaient vraies23. »
14Le visiteur et l’habitant comprennent que le Paris occupé n’est plus une vraie ville. Ils ressentent un manque, l’absence d’une certaine activité. « Paris ne mange plus de marrons dans la rue24 », dit Éluard. En revanche, la souffirance de la torture est réelle. Elle est, d’autre part, étroitement liée à l’occupation, au sens général et au sens historique. L’occupation nie la liberté parce qu’un autre prend ma place : il s’installe dans l’espace extérieur que j’occupais et même dans mon intimité, là où je suis le plus authentiquement moi-même. Ce que je fais, ce que je sens et pense m’arrive maintenant du fait de sa présence. La violence extrême de la torture peut ainsi apparaître comme la vérité d’une situation d’apparence parfois pacifique. Elle est en effiet définissable comme « une technique d’inoculation de l’intentionnalité de tout un groupe par des êtres d’interface que sont alors les tortionnaires, dans un autre groupe, par l’intermédiaire d’un autre être d’interface, la personne torturée25 ». Même lorsqu’elle a une cause naturelle, la souffirance est vécue dans la solitude comme une présence étrangère en moi. Ivan Ilitch, par exemple, réussit, au début de sa maladie mortelle, à détourner son attention de la douleur et à continuer à vivre à peu près normalement. Mais sa récurrence change son caractère, elle le rend irascible et se rappelle inopinément à lui. Quand la douleur est là, il est seul avec elle ; ils se regardent dans les yeux car il n’y a rien d’autre à faire26. La torture, délibérément provoquée par un étranger, donne à l’extériorité intérieure de la douleur sa forme paroxystique. Dans le face-à-face solitaire et sans défense avec le tortionnaire, s’accomplit une « expansion dans le corps d’autrui », la « violation des frontières du Moi »27. Le supplicié aimerait, comme le sage stoïcien, se dissocier de son corps28. Mais la torture manifeste cruellement dans la chair cette vérité : « Les frontières de mon corps sont les frontières de mon moi29. » Dès le premier coup, cette limite est violée. La victime perd la confiance dans un monde dont elle avait la ferme conscience d’être un membre légitime, c’est-à-dire un sujet qui dispose de son corps avec l’assurance d’être protégé et secouru en cas de violation. La douleur accapare tellement sa conscience que le monde disparaît. Le supplicié est simultanément réduit à son corps et dépouillé de son « âme », de son « esprit », de sa « conscience » et de son « identité30 ». On peut en conséquence également dire que ce corps, devenu l’objet impuissant de l’arbitraire d’une volonté étrangère, ne lui appartient plus et que l’individu est habité par l’agresseur31. Cette violence qui le dépossède de soi et du monde est tellement profonde que ses effiets durent après la libération32 et dépassent la victime. Touchant l’humanité en lui, elle ne peut être cantonnée à son corps. Elle sape les fondements de l’État qui nous protège en garantissant le respect des limites qui nous séparent les uns des autres33. La torture est généralement justifiée par la recherche d’informations vitales pour l’État. Mais comme le tortionnaire sait que les déclarations de sa victime sont souvent sans valeur, et que parfois il cherche à extorquer des aveux imaginaires, qu’il frappe uniquement pour frapper, pour détruire, voire pour se divertir, la torture a toujours une finalité supérieure : répandre la terreur dans la population par l’exercice d’une puissance illimitée dans l’intimité du corps et de la personne34. Sous l’Occupation, tout individu, qui n’était pas reconnu comme collaborateur grâce à une carte d’identité spéciale, savait qu’il pouvait être arbitrairement arrêté, torturé et exécuté. Cette effirayante possibilité était une forme de présence de l’Occupant dans l’esprit des occupés35.
15La négation de l’individu serait totale si ne subsistait rien d’impénétrable à cette force externe. Sans un point intime de résistance à la violence, où gît la capacité d’agir malgré l’impact brutal ou insidieux de forces externes, parler de liberté serait impossible. Or, selon Sartre, l’Occupation, loin de détruire la liberté, aurait permis d’en prendre conscience et de la vivre avec intensité :
Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. […] La cruauté même de l’ennemi nous poussait jusqu’aux extrémités de notre condition en nous contraignant à nous poser ces questions qu’on élude dans la paix : tous ceux d’entre nous – et quel Français ne fut une fois ou l’autre dans ce cas ? – qui connaissaient quelques détails intéressant la Résistance se demandaient avec angoisse : « Si on me torture tiendrai-je le coup ? » Ainsi la question même de la liberté était posée et nous étions au bord de la connaissance la plus profonde que l’homme peut avoir de lui-même. Car le secret d’un homme, ce n’est pas son complexe d’Œdipe ou d’infériorité, c’est la limite même de sa liberté, c’est son pouvoir de résistance aux supplices et à la mort36.
16Comment interpréter ce texte ? L’auteur de L’être et le néant, qui venait d’être publié, a écrit en 1944 cet article dans le premier numéro non clandestin des Lettres françaises, à l’intention de lecteurs qui ignoraient cette nouvelle théorie de la liberté et qui l’auraient peut-être trouvée absurde s’ils l’avaient connue. Quel individu ordinaire, même s’il croit à la liberté humaine, est disposé à admettre qu’elle est totale et infinie ? Ce texte doit donc se comprendre à partir de lui-même, indépendamment de ses rapports exacts avec la philosophie de Sartre. La conjoncture exceptionnellement violente de la guerre et de l’Occupation, dit-il, a été pour les individus une épreuve qui leur a permis de se connaître, d’aller au-delà de ce qu’ils savaient d’eux-mêmes dans les situations ordinaires et de découvrir, comme dans une psychanalyse, ce qui leur est habituellement caché et constitue leur être profond et authentique. Parler de « secret » pourrait faire croire que l’individu a une essence dissimulée et qu’une vérité ignorée jusque-là préexiste dans un inconscient. L’insistance sur la liberté devrait tout de même détourner un lecteur néophyte et néanmoins perspicace de cette interprétation incompatible avec l’existentialisme. Si la question de notre identité est posée à partir de celle de la liberté, c’est que nous ne sommes pas distincts de nos actes, c’est-à-dire de ce que nous faisons de nous-mêmes, de notre corps, de notre passé dans les circonstances variées et imprévisibles de la vie. La liberté me définit parce que seuls les actes libres sont à strictement parler miens37.
17Mais pourquoi l’Occupation avait-elle ce pouvoir de révélation ? Nous croyons ordinairement que nous sommes libres parce que le monde extérieur n’est pas radicalement extérieur. Il offire suffiisamment de satisfactions pour que son ordre se confonde subjectivement avec notre volonté et nos désirs, au risque de nous donner le sentiment de liberté alors qu’il pourrait nous contraindre insidieusement. Ma conscience me dit que c’est librement que je bois du Coca-Cola, porte des jeans, utilise un portable, etc., parce que ces objets comblent mes désirs les plus personnels (suis-je encore moi-même si l’on me force à porter un costume, etc.?) alors que nous sommes des millions dans le monde à agir exactement de cette manière38. Quand, au contraire, nous sentons douloureusement le poids de la réalité extérieure (les conditions sociales et psychologiques découvertes par la sociologie et la psychanalyse), nous pensons que nous sommes déterminés et que nos actes ne sont pas authentiquement nôtres, mais l’effiet d’une force externe plus ou moins occulte, qui fait de nous une chose parmi les choses. Quand cette action externe désagréable ne dépasse pas un certain seuil, nous gardons un espace d’indépendance suffiisamment grand où nous estimons être libres39. On comprend donc pourquoi l’Occupation est un test pour la liberté de l’individu. Elle réduit dramatiquement son espace d’indépendance et elle le hante jusque dans la solitude de la nuit en faisant planer la menace de la torture et de la mort, au point que l’existence d’un propre irrépressible devient douteuse40. L’individu serait-il le point de cristallisation de forces qu’il ne contrôle pas ? Ou bien a-t-il une existence propre capable d’agir par elle-même, donc librement ? On se pose ces questions parce qu’il est absolument impossible de prévoir comment l’individu va mobiliser ses ressources physiques et mentales propres pour affironter des expériences nouvelles, allant jusqu’à la torture et la mort, auxquelles il est impossible de se préparer puisque, n’ayant rien de commun avec son vécu, elles ne peuvent être anticipées par l’imagination. Nous saurons ce qu’il est quand nous verrons ce qu’il aura fait dans cette situation.
18Évidemment, le lecteur qui ignore L’être et le néant se demande si, dans cette expérience de contrainte illimitée, totalement contraire à l’ordre naturel des choses, qu’est la torture, l’idée de liberté a encore un sens. N’est-ce pas la vision abstraite d’un intellectuel ? Il est néanmoins possible que ce lecteur suspicieux ait également le sentiment qu’il est légitime de dire que celui qui a résisté à cette épreuve a fait preuve de liberté à la diffiérence de celui qui a cédé. L’usage du mot « liberté » dans ce contexte est rendu possible, sans être nécessaire, par une propriété du concept. Il sert d’abord à signifier que l’on n’est pas entièrement sous l’emprise de forces externes et que, selon la formule stoïcienne, quelque chose en moi dépend exclusivement de moi41. C’est pourquoi la torture a été perçue comme une épreuve où ce propre peut se révéler. Si quelque chose résiste dans la situation de solitude et d’impuissance absolues, où la violence est délibérément exercée afin de prouver que rien n’échappe à son emprise, c’est qu’il existe quelque chose de propre, quelle que soit sa nature, dont l’individu ne peut être dépossédé42. Cette situation exceptionnelle nous confronte à ce que nous sommes en tant qu’hommes, auquel nous ne prêtons pas attention dans la vie quotidienne, et que le déterminisme de la psychanalyse et de la sociologie nous aide à dissimuler.
19Le secret dont parle Sartre a deux dimensions. Il s’agit d’abord d’une vérité que les hommes ignorent et refoulent. Malgré les apparences, et les réconfortantes histoires psychanalytiques ou sociologiques, l’individu, en tant qu’homme, n’est pas une chose, il est libre. Cette vérité est tellement scandaleuse que, même lorsqu’elle est révélée par la philosophie, beaucoup refusent de l’admettre et mobilisent toute leur intelligence pour la nier et mettre la science au service de leur mauvaise foi43. Le philosophe éprouve en conséquence le besoin d’utiliser des expressions paradoxales, comme « la condamnation de l’homme à la liberté », pour convaincre ses lecteurs dont beaucoup s’obstineront à refuser la vérité en ironisant sur la « lourdeur » ou la « grandiloquence » de cette rhétorique. Mais Sartre parle également du secret de l’individu. Je ne sais pas qui je suis, car je ne sais pas ce dont je suis capable dans des situations totalement nouvelles où je suis réduit à mes forces propres. En ce sens, ceux qui, sous l’Occupation, s’inquiétaient de leur résistance à la torture s’interrogeaient sur leur réelle capacité à être libres, à agir eux-mêmes indépendamment des contraintes externes, qu’ils ignoraient et qu’ils ne pouvaient découvrir avant d’être en tête à tête avec la terreur. Ils sauront s’ils sont lâches ou courageux le jour où ils auront réellement l’occasion de l’être. Parler, c’est atteindre les limites de sa liberté, c’est-à-dire le point où l’on n’agit plus indépendamment des forces externes : on dit ce que l’on voulait cacher à tout prix dans son for intérieur ou ce qu’on nous ordonne en signant une déclaration, complètement fausse, rédigée par le bourreau. Ne pas (encore ?) parler, c’est montrer que le tortionnaire a échoué à nous déposséder de ce qui nous est propre, donc (peut-être ?) continuer d’être libre.
20À ce moment, on voit que l’article est un compromis entre la pensée philosophique de Sartre et le sens commun. Le lecteur qui ne connaît pas L’être et le néant conclut que celui qui a parlé, après avoir fait tout ce qui était en son pouvoir, était contraint de le faire. Il n’avait pas plus la liberté de persévérer dans le silence que l’haltérophile qui lâche une barre trop lourde pour lui, dans un ultime effiort pour la porter à bout de bras. La torture ne distingue pas l’homme libre de l’esclave, mais le fort du faible. Elle permet à des coupables robustes de s’innocenter et elle contraint de faibles innocents à s’auto-accuser. Elle est, selon Beccaria, la solution d’un problème de physique mathématique totalement étranger à la morale : « Étant donné la force des muscles et la sensibilité des fibres d’un innocent, trouver le degré de douleur qui le fera se confesser coupable d’un délit donné44. » Celui qui a résisté sait d’ailleurs qu’il n’a aucune assurance qu’il aurait persévéré dans le silence s’il avait subi d’autres supplices ou si le tortionnaire n’avait pas décidé de les interrompre45. On invoque la volonté, mais la douleur peut croître à tel point que « remplissant la sensibilité tout entière [occupandola tutta], elle ne laisse au torturé d’autre liberté que de choisir le chemin le plus court, dans le moment présent, pour se soustraire à la peine46 ».
21On se demande, évidemment, si cette liberté, dont on a joui sous l’Occupation est authentique. Est-ce la vraie liberté ? Après tout, si le résistant se bat pour la liberté, c’est que celle qu’il met en œuvre dans son combat n’est pas celle qu’il veut conquérir au péril de sa vie. Le paradoxe sartrien de la liberté sous l’Occupation indiquait pourtant au lecteur une autre direction, celle d’une philosophie qui veut nous faire prendre conscience de notre liberté afin de l’assumer lucidement au lieu de nous rassurer en nous la dissimulant grâce à d’ingénieux déterminismes. La liberté n’est pas ce que nous croyons sous l’empire de la mauvaise foi. L’arbitraire et la cruauté de la répression ont apparemment augmenté les circonstances où il est impossible d’agir librement. L’énoncé de Sartre, pris au sens littéral, dans son absurdité, signifie au contraire, qu’il y a encore de la liberté et qu’elle augmente en proportion de ce qui a toutes les apparences d’être sa négation. Plus l’individu est réduit à lui-même, et plus il se confronte à son pouvoir d’agir seul, indépendamment de toute aide extérieure, plus les actes sont les siens et plus il porte la responsabilité de ce qu’il fait et devient. C’est pourquoi, quoi qu’il fasse sous la torture, c’est lui qui le fait, en toute liberté :
En effiet, quelle que soit la pression exercée sur la victime, le reniement demeure libre, il est une production spontanée, une réponse à une situation […]. Elle a décidé du moment où la douleur devenait insupportable. Et la preuve en est qu’elle vivra son reniement, par la suite, dans le remords et la honte. Ainsi lui est-il entièrement imputable. […] Et le spectacle qui s’offire au sadique est celui d’une liberté qui lutte contre l’épanouissement de la chair et qui, finalement, choisit librement de se faire submerger par la chair. […] Et c’est justement à ce corps-là qu’une liberté choisit de s’identifier par le reniement : ce corps défiguré et haletant est l’image même de la liberté brisée et asservie47.
22Le lecteur non philosophe de l’article, qui lit isolément cette dernière phrase, pense que la torture, en brisant et en asservissant la liberté du résistant, lui a fait atteindre le point où il cessait d’être libre. C’est ce que pense le sadique dans la dialectique du désir décrite par Sartre48. Mais l’argumentation du philosophe montre que c’est une illusion. Ce qui semble être la négation de la liberté en est encore car seule la liberté peut fixer ses limites49. Elle n’est donc jamais brisée et asservie. Un regard du supplicié suffiit pour faire comprendre au tortionnaire qu’il n’a pas vaincu une liberté50. Comme la non-liberté apparente est encore de la liberté, c’est en parvenant à la voir là où elle semble absente, là où elle ne devrait plus exister, que nous comprenons enfin ce qu’elle est.
23C’est également la raison pour laquelle la compréhension de cette vérité ontologique est une condition d’une connaissance de soi-même. Beccaria dénonce l’usage judiciaire et offiiciel de la torture comme moyen de découverte de la vérité. Le contexte de l’article de Sartre est diffiérent. La torture vise des individus qui, en luttant contre l’Occupant, se définissent comme résistants à une époque où la torture est tendanciellement bannie de la sphère judiciaire. Dans ce cas, la capacité du corps à ne pas céder à la force a une dimension morale particulière, celle de l’identité que l’individu s’est attribuée par son engagement. Seuls ceux qui ont pris tous les risques et résisté à toutes les épreuves sont effiectivement des résistants car s’opposer dans des conditions plus douces et moins cruelles peut donner la naïve et banale illusion d’être un rebelle. La liberté des résistants, en tant qu’individus, paraît la plus grande parce qu’ils sont restés fidèles par leurs actes à ce projet existentiel dans les circonstances organisées pour le détruire, à l’image d’un amour dont on sait qu’il est authentique parce que l’amant continue d’aimer l’autre dans la misère, la vieillesse et la maladie. On peut théoriquement considérer, en s’inspirant de l’enseignement du sage stoïcien, que celui qui cède a seulement été écrasé par une force physique supérieure et que son identité morale n’est pas plus concernée que lorsqu’il est fauché par une voiture. L’expérience nous apprend le contraire. C’est bien le moi ordinaire, ou même l’identité authentique de l’individu, qui est en jeu dans cette expérience hors du commun. Cette incertitude sur soi est ce qui a le plus hanté le militant guévariste argentin Miguel Benasayag. Le prisonnier sait que le moi qui va revenir dans la cellule après la torture peut ne plus être le même. Pour devenir un autre, il n’est pas nécessaire de trahir ; il suffiit d’être brisé, d’être incapable de penser comme avant, de cesser « d’habiter les paroles » qui exprimaient le combat pour la justice : « C’est le corps qui, à un moment donné, doit rendre compte de ce que la tête pense. » Quand le corps lâche, la pensée qu’il incarnait est anéantie et le tortionnaire a gagné. Le résistant sent qu’il n’est qu’un corps meurtri luttant pour sa survie, vidé du projet qui le définissait51.
24On retrouve ainsi le paradoxe initial de Sartre, celui de la liberté dans la non-liberté. La certitude morale et politique qui constitue l’être de l’individu, celle qui est la cause de son arrestation et que la résistance à la torture fait apparaître comme le corps de son corps52, n’est pas individuelle. Elle est partagée par tous les membres du groupe et ceux qui en sont, plus ou moins directement, solidaires. Ceux qui n’ont pas été brisés continuent de l’incarner subjectivement, collectivement et pratiquement en organisant une vie clandestine dans la prison, en particulier en aidant ceux qui ont été brisés, et même ceux qui ont parlé, à se reconstituer. Ces individus emprisonnés et martyrisés sont bien victimes d’une injustice, mais ils continuent d’être libres et ils auront même par la suite l’étrange sentiment qu’il est plus diffiicile d’être libre hors de la prison qu’à l’intérieur53. Dans ce type de torture, l’expérience de la solitude absolue est donc aussi, comme le dit Jorge Semprun, qui ne trouve pas d’autre mot, celle de la fraternité. « Le silence auquel on s’accroche […] est riche de toutes les voix, de toutes les vies qu’il protège54. » Le métaphysicien Sartre voit dans la résistance surhumaine que l’individu impose, ou tente d’imposer, à son corps, et qu’il est parfois prêt à s’imposer à nouveau55, un exemple de la transcendance ou du néant qu’il appelle liberté. Mais on voit également que dans cette épreuve solitaire où se jouent l’identité et l’être d’un individu, celui-ci n’est pas purement individuel. Cette force et cette liberté peuvent être les siennes – c’est bien son corps qui souffire et c’est bien lui qui résiste – parce qu’il est traversé par l’histoire et la collectivité. Cette dimension sociale et politique de l’individu, qui est enracinée dans le corps et peut en être extirpée par la violence, est absente des analyses individualistes de L’être et le néant. Elle est en revanche tellement importante dans l’article des Lettres françaises qu’elle lui donne son titre, « La République du silence » :
Pourtant, au plus profond de cette solitude, c’étaient les autres, tous les autres, tous les camarades de résistance qu’ils défendaient ; un seul mot suffiisait pour provoquer dix, cent arrestations. Cette responsabilité totale dans la solitude totale, n’est-ce pas le dévoilement même de notre liberté ? […] chacun d’eux réalisait, dans le délaissement le plus total, son rôle historique. Chacun d’eux, contre les oppresseurs, entreprenait d’être lui-même, irrémédiablement et en se choisissant lui-même dans sa liberté, choisissait la liberté de tous56.
25L’extrême violence de l’Occupation nous apprend que la liberté de l’individu est celle du citoyen d’une république dont les membres sont à égalité responsables de tous. C’est l’esprit de cette « démocratie véritable » constituée dans la résistance à l’Occupation que la paix avait pour tâche de faire vivre57.
26Cette vision élitiste de la résistance, centrée sur la capacité à affironter la souffirance et la mort, a cependant une conséquence paradoxale. Si la torture est le point extrême de l’Occupation, ce qu’elle révèle sous la figure du résistant héroïque doit déjà se manifester dans les situations de violence plus modérées dans la vie des hommes ordinaires. Comme, tôt ou tard, tout le monde apprenait quelque chose de la Résistance et que tous ceux qui n’étaient pas des collaborateurs étaient susceptibles de tomber sous le coup de la violence, la neutralité était, de fait, impossible. Le paradoxe de l’Occupation, souligné par Sartre dans l’article « La République du silence », est que sa cruauté et l’arbitraire de sa violence donnaient à des pensées et à des actes, parfois intrinsèquement insignifiants, le sens d’un engagement contre l’ennemi et d’un choix authentique parce qu’ils étaient accomplis sous la menace de la mort :
Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête ; puisqu’une police toute-puissante cherchait à nous contraindre au silence, chaque parole devenait précieuse comme une déclaration de principe ; puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement58.
27Le pouvoir du mot « liberté » mis en scène dans le poème d’Éluard se comprend à partir de cette situation. C’est parce que sa vie était morte, et que sa vraie vie pouvait se réaliser dans une manière de mourir, que le mot faisait renaître Éluard. Comme nous sommes déjà dans la vie vivante, comme nous avons généralement le sentiment d’être libres, et comme nous vivons dans la société la plus libérale de l’histoire, nous n’éprouvons pas le besoin de sortir de la vie morte ni d’écrire ce mot. Ce poème n’est pas directement compréhensible, au sens où le comprenaient les contemporains, car le pouvoir du mot s’explique par le besoin, la diffiiculté et même le risque de l’énoncer. Nous le saisissons indirectement en prenant conscience, grâce à un effiort d’imagination, forcément insuffiisant, de l’horreur des sociétés oppressives et de la fragilité de la liberté dont nous avons le privilège de jouir avec assurance. La corrélation entre nommer et connaître montre que le pouvoir du mot tient au fait que son énonciation est déjà une manifestation de la liberté. Dans l’expression « j’écris ton nom », c’est l’acte qui prime. En nommant la liberté, Éluard la fait exister, même fugitivement, et il sait ce qu’elle est, il la connaît, puisqu’il la vit. La force politique de Liberté ne dépendait pas uniquement de son contenu. Le but d’Éluard était de « retrouver, pour nuire à l’occupant, la liberté d’expression. Et partout en France des voix se répondent, qui chantent pour couvrir le lourd murmure de la bête, pour que les vivants triomphent, pour que la honte disparaisse59 ». C’est également « la liberté absolue de parole60 » que défend le recueil de 1942, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, où, dans un esprit surréaliste, Éluard a rassemblé des paroles poétiques de diffiérentes sources. La poésie n’appartient pas aux poètes, elle naît naturellement de la vie créatrice du langage : « Le poète, à l’affiût des obscures nouvelles du monde, nous rendra les délices du langage le plus pur, celui de l’homme de la rue et du sage, de la femme, de l’enfant et du fou. Si l’on voulait, il n’y aurait que des merveilles. […] Si nous voulions, rien ne nous serait impossible61. » En lisant le mot « liberté », il faut entendre cette vitalité des mots irréductible à un contenu politique déterminé. C’est l’acte d’écrire, de dire, d’énoncer qui est premier.
28En écrivant sous l’Occupation ce poème sur une page blanche, Éluard fait ce qu’il décrit : « Sur toutes les pages blanches […]. J’écris ton nom. » En utilisant la première personne, le poète recommence sa vie ; il vit comme il faut vivre. Mais quand le « je » écrit est lu et dit par d’autres, il devient un nous. Tout le monde n’est certes pas capable d’écrire des poèmes, mais le lecteur, en disant le « je » du poème, en le comprenant, s’identifie au poète et comprend que ce dernier l’invite à faire comme lui : écrire le mot sur tout ce qui est. Nous aussi nous sommes nés pour la liberté62. S’il prend le poème à la lettre dans la France occupée, il se comporte déjà comme un homme libre dans un monde asservi. Cet acte d’écriture est un acte de résistance pour lequel l’acteur peut être arrêté, torturé et assassiné. Et son exécution sera l’ultime manière de réécrire le mot. Il aura été vaincu et il ne connaîtra pas la liberté espérée, mais il aura vécu sa mort, ou plus exactement, le dernier instant de sa vie, comme il doit le vivre. En refusant la libération qu’on lui offirait peut-être en échange de son ralliement63, il n’aura pas été soumis, et il meurt en homme libre. « Grâce à ce mot, nous dit en effiet le poème, je peux recommencer ma vie sur les marches de la mort. » C’est donc la liberté elle-même qui est signifiée dans la seule occurrence, sans guillemets, du mot « liberté » à la fin du poème.
29Cependant, malgré cette limitation historique, nous le comprenons, parce que nous pensons que ce qu’il dit est juste. Quand nous lisons le mot « liberté » à la fin, nous ne sommes pas surpris comme nous l’aurions été en lisant « carotte ». La célébrité de ce poème et son titre nous empêchent cependant de le percevoir pour ce qu’il est, une énigme ou une devinette. Son titre original était, en ce sens, supérieur : Une seule pensée64. Laquelle ? Un lecteur qui découvrirait le poème sous le titre initial, sans connaissance du contexte, et qui le lirait sous la forme d’une énigme, devinerait-il ce qui est régulièrement désigné par « ton nom » ? Il est peu vraisemblable qu’il pense immédiatement à la liberté, même si, après coup, il trouve la solution évidente car absolument rien dans les strophes n’indique qu’il s’agit d’elle. Ne percevant aucun lien entre le mot et les choses sur lesquelles il est écrit, on a le sentiment que le poète aurait pu imaginer un nombre indéfini de strophes ou choisir d’autres exemples. Cet arbitraire donne néanmoins une indication précise sur la seule pensée qui peut être rattachée à ces choses innombrables et disparates. L’énumération montre que l’on parle de quelque chose de précieux, voire de ce qu’il y a de plus important. Il devrait être partout ; rien ne devrait lui être étranger. Les choses du monde, et le monde lui-même, deviennent son support et le font voir. Ce que je nomme est finalement la seule chose qui importe.
30Une autre possibilité se serait probablement présentée à ce lecteur. Souvenons-nous d’un autre poème : « Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières ? / Vains objets dont pour moi le charme est envolé ; / fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères, / Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé65 ! », disait Alphonse de Lamartine. Ce sentiment de vide montre que c’est l’aimée qui donnait leur valeur aux éléments du monde et à l’univers lui-même. Le poète n’est plus qu’une « âme errante ». Cette vie « sur la terre d’exil » est déjà une mort et seule la mort réelle fait espérer de revoir au-delà de l’univers celle qui n’est plus ici-bas. Liberté décrit le mouvement inverse : un nom redonne sa plénitude au monde et à la vie. Comme on le perçoit douloureusement lors de sa disparition, ce pouvoir est le privilège de l’objet d’amour. L’intention initiale d’Éluard était de révéler à la fin du poème le nom de la femme aimée, Nusch66. « Le 21 du mois de juin 1906 / À midi / », la date de naissance de Nusch, « Tu m’as donné la vie », dit Éluard67. Sans Nusch, il n’aurait pas vécu, il aurait été comme mort. « Et les mots, dit-il après la mort de Nusch, ont le poids des loques sur les plaies68. » Puisque Liberté est un poème d’amour, « liberté » est a priori remplaçable par le nom de tout ce qui est digne d’amour. Notre passion nous fait croire que l’être que nous aimons est unique, mais la raison nous apprend que, dans d’autres circonstances, nous aurions pu le détester et un autre nom aurait alors conclu le poème. Y a-t-il un objet d’amour absolu dont le nom serait irremplaçable ? On l’a imaginé et peut-être même existe-t-il. L’être qui ne peut pas ne pas être aimé par-dessus tout et par tous est ce que l’on appelle Dieu. La poésie mystique de Jean de la Croix a précisément exprimé l’amour envers lui en jouant sur la dialectique de la vie et de la mort : « Je suis vivant sans vivre en moi / et si puissant est mon désir / que je meurs de ne pas mourir […] Vivre cette vie-là, pour moi / c’est la vie me voir interdire, / c’est vivre en continuel mourir / avant que de vivre avec toi [… ]69. » Si saint Jean de la Croix avait lu le poème d’Éluard, il aurait donc pensé que le nom « Dieu » était la solution de l’énigme car il est l’Aimé absolu.
31Qu’y a-t-il de commun entre « liberté » et les mots qui pourraient le remplacer à la fin du poème ? Quelque chose (la liberté, Nusch, Dieu, etc.) recouvre tendanciellement tout ce qui est. Ces noms ont le pouvoir d’incarner le tout. Sans l’aimé, la vie n’est plus la vie, elle est une forme de mort. Ces noms ont le privilège de s’imposer par eux-mêmes, de ne pas devoir justifier leur usage par des raisons. Énoncer : « liberté », « Nusch », « Dieu », etc., c’est tout dire. Posséder ce qu’ils désignent, c’est avoir tout ce que l’on peut vouloir. Le nom de la femme aimée ou celui de Dieu sont apparemment de bons candidats pour remplacer celui de liberté. Il existe cependant des diffiérences entre eux et ce dernier. Nusch est la seule pensée d’Éluard et Dieu celle du croyant, mais Elsa aurait pu prendre la place de Nusch et le croyant peut perdre la foi. Mais peut-on cesser d’aimer la liberté et sincèrement aimer l’esclavage ? Nous voulons tous et toujours la liberté ! D’autre part, ces candidats qui paraissent rivaliser avec la liberté, semblent lui devoir une partie de leur attrait, peut-être même l’essentiel. Éluard pourrait-il être libre sans Nusch ? N’aurait-il pas le sentiment d’être condamné à vivre dans un monde étranger, foncièrement hostile à son désir le plus intime et le plus authentique ? L’errance dans le désert, sans entraves ni contraintes, est-elle une vraie liberté ? Si cet attachement passionné à l’aimée se traduisait par un véritable esclavage, serait-il aussi désirable ? Le lien entre l’aimé et la liberté est explicite chez Jean de la Croix. L’âme meurt en ce monde parce que, sans Dieu, elle ne vit pas en elle-même. Elle est captive dans la prison du corps, livrée à ses ennemis. Les passions et les appétits naturels, qui « habitent en elle » et l’« occupent70 », l’empêchent de s’unir à l’Aimé. Ils sont comme les épines et les pointes sur lesquelles se couche un homme nu ; ils « l’affligent et la tourmentent comme celui qui subit le supplice des cordes, les bras attachés quelque part en forme d’arc [abarcado a alguna parte], et qui ne trouve pas de repos avant d’en être libéré71 ». Grâce au passage par la nuit obscure, l’âme se vide et se dépouille de l’appétit de ce qui est naturel et parvient à jouir de « la liberté de l’union divine72 ». La volonté de l’âme, qui y aspire depuis toujours, s’est enfin transformée en la volonté de Dieu73. Elle veut ce que Dieu veut car plus rien d’étranger en elle ne l’en détourne et ne l’asservit. Cette liberté est la « vraie74 », parce que, comparées à elle, « toute la domination, toute la liberté du monde » ne sont que « suprême servitude, angoisse et captivité [cautiverio]75 ». On se demande alors si l’âme aspirait à Dieu ou à la liberté. Comme l’objet explicite de son désir est Dieu, la liberté peut s’interpréter comme une manière humaine de parler d’une expérience qui dépasse notre nature et notre entendement. Ce que les hommes ici-bas considèrent comme la liberté est, du point de vue surnaturel, perçu comme la plus grande servitude parce que l’idée de liberté est relative à un certain ordre. La liberté de l’esprit conquise par le croyant est pensée en fonction de l’ordre de la nature où les individus ont naturellement un sentiment de liberté et dont il s’est affiranchi. L’union surnaturelle avec Dieu, où toute servitude a disparu, est au contraire un absolu : l’expérience pleinement positive d’une volonté qui, voulant comme la volonté de Dieu, ne rencontre pas d’obstacle ni de contrainte. Si, par suite du passage par la nuit obscure, plus rien en elle n’évoque la servitude, l’idée de liberté garde-t-elle un sens ? Le mot ne risque-t-il pas d’être superflu ? Mais est-il possible d’en faire l’économie quand l’âme souffire ici-bas de ne pas accéder à cette complète plénitude ? Elle dit que cette union espérée est la vraie liberté parce que l’ennemi en elle reste suffiisamment attractif pour la tenter et lui donner l’illusion de la rendre libre en suivant des inclinations naturelles. Pour celui qui a la conscience d’être un esclave supplicié par la privation de Dieu, la valeur de l’amour de Dieu est de lui offirir la liberté, au sens de la sortie hors de sa prison corporelle mais surtout de la jouissance d’une volonté qui ne connaît plus ni frustration ni servitude. Si la caractéristique de cette plénitude est l’union des volontés, n’est-ce pas finalement la liberté que l’on cherche en Dieu ? Il appartient au croyant de résoudre ce problème : en aimant Dieu, aspire-t-il à la liberté ou à Dieu ? Pour ceux qui nient l’existence de Dieu, la liberté de la divine union est un pur fantasme. L’universalité de Dieu est donc inférieure à celle de la liberté. À la diffiérence de « Nusch » ou de « Dieu », la force particulière de ce mot est de voir reconnaître par tous son pouvoir d’incarnation du tout. Il est tout pour tous et le reste vaut pour nous parce qu’il participe à cet absolu. Même si notre situation ne nous permet pas d’éprouver le pouvoir du mot comme Éluard et ses contemporains, le poème nous paraît juste parce qu’il exprime une pensée à laquelle nous attribuons la valeur d’une vérité : liberté = tout. On en trouve naturellement de multiples occurrences : « En définitive, que demandaient ceux qui ont fait Mai 68 sur les barricades ? Rien, du moins rien de précis que le pouvoir aurait pu leur céder. C’est-à-dire qu’ils demandaient tout : la liberté76. »
32Sartre a généreusement répondu à l’invitation d’Éluard. Pendant la guerre, il a écrit le mot « liberté » sur des centaines de pages. L’activité de Sartre et de Simone de Beauvoir pendant l’Occupation a été l’objet de violentes critiques. Ils soignaient leur carrière littéraire77 alors que d’autres intellectuels abandonnaient leur œuvre et s’engageaient dans la résistance armée. Sartre n’est pas un héros comme Jean Cavaillès ou Georges Politzer, et nul n’a perçu L’être et le néant comme un tract politique. Il reconnaît que la résistance n’a pas été pour lui une action, mais « plutôt un sujet de méditation perpétuelle sur les limites de la condition humaine (torture, déportation) et la renonciation à l’optimisme78 ». Il découvre à cette occasion le mal, la haine, la souffirance, l’impuissance et il s’est senti inférieur aux résistants actifs, qui eux-mêmes éprouvaient ce sentiment envers les déportés et les morts. Comme d’après sa philosophie le sujet est responsable de tout, il a éprouvé à ce moment un mélange paradoxal d’impuissance et de culpabilité. Cette impuissance n’était pas à ses yeux l’effiet d’un rapport de force ; elle était la sienne, il l’avait choisie, il la méritait.
33À défaut d’être un membre de l’élite résistante, Sartre était un des Français qui disaient « non79 » et il s’est effiorcé de le faire savoir avec les moyens littéraires limités qui lui étaient propres. Comme dans le poème d’Éluard, l’usage du mot « liberté » dans « La République du silence » exprime l’opposition à l’Occupant. Il nous fait même comprendre pourquoi l’écriture et la diffiusion de ce poème sont un acte de liberté. Il y a néanmoins une diffiérence significative entre l’usage du mot que font le philosophe et le poète. Chez Sartre, la liberté apparaît sous la forme d’un paradoxe qui nous met sur la voie angoissante de la spéculation métaphysique. Si nous avons été plus libres sous l’Occupation que sous la monarchie, l’empire, la république et la révolution, comment ne pas se demander ce qu’est la liberté ? Cette inquiétude est encore plus forte lorsqu’on se reporte aux Mouches. Pour Sartre et Simone de Beauvoir, faire jouer cette pièce pendant l’Occupation était un acte de résistance80. Par-delà des allusions, le sujet général a une portée politique évidente dans ce contexte : Oreste abat le tyran qui usurpe le trône. Mais comme il fallait suffiisamment crypter les idées afin de passer l’épreuve de la censure, et que, de surcroît, Sartre y mêle ses spéculations ontologiques et morales, le message est inévitablement ambigu. La liberté y apparaît sous la forme de l’indépendance envers toutes les contraintes, celle d’une autonomie où chacun doit choisir sa voie dans l’angoisse81, que l’on refuse également82, ou encore sous la forme de l’obéissance à Dieu ou au maître83. La conclusion renforce la perplexité du spectateur. Oreste, menacé par le peuple qu’il vient de libérer et qu’il devait éclairer84, s’en va. Le peuple parviendra-t-il à être libre ou est-il condamné à une nouvelle servitude ? L’examen des réactions du public montre que le message politique crypté de Sartre, que les Allemands ont pu comprendre sans juger opportun de le réprimer, n’a pas toujours été perçu85. L’usage du mot « liberté » dans Les mouches, conditionné par les contraintes de la censure et les préoccupations philosophiques de Sartre, est privé de la force qui fait la célébrité du poème d’Éluard. Le mot n’y est utilisé qu’une fois, sans article, comme le nom propre de la personne aimée, au terme d’une litanie. Dans ses poèmes, Éluard ne lui donne jamais une connotation concrète, comme il le fait en parlant de « fers » ou de « grille » lorsqu’il traite de la captivité. Il se réfère toujours à la notion abstraite de liberté, non définie86. En ce sens, un philosophe peut estimer que cet usage est plus pauvre que celui de Sartre dans Les mouches. Mais le poème montre la naïveté de ce jugement parce qu’il fait irradier le mot comme certaines couleurs ou certains sons quand des œuvres picturales et musicales les chargent d’une signification quasi transcendante. C’est à la liberté elle-même, dans son évidence, que le poète veut confronter le lecteur87. Si la liberté est une valeur, et peut-être la valeur suprême, l’énonciation du mot doit nous communiquer cette vérité dans un sentiment de plénitude. Le tout est tout parce qu’il est là, présent immédiatement, en entier, évoqué par un mot qui fonctionne comme un nom propre, sans aucune explication.
34Quand on se fonde sur ce sentiment, et que l’on est particulièrement sensible à ce poème, on est tenté de lui faire jouer le rôle d’un test. Une définition de la liberté est pertinente si elle peut paraphraser le mot « liberté » sans perte de signification. Philip Pettit distingue trois types de théories de la liberté88, auxquelles nous avons déjà implicitement fait allusion. Pour comprendre la liberté, le premier type privilégie la propriété. Les actes libres sont ceux d’un individu parce que c’est moi, et personne d’autre, qui agit. La liberté s’oppose principalement à l’aliénation, à ce que l’on fait lorsque l’on n’est plus soi-même, par exemple, sous l’emprise d’une drogue, d’une maladie, de la passion ou du pouvoir. La question cruciale est de savoir ce qui définit proprement le sujet, où se trouve exactement le moi, dans le corps, dans l’âme, dans leur union, ou ailleurs. Cet aspect, qui ressort particulièrement dans les contextes d’occupation, est une condition nécessaire, que certains jugent non suffiisante, pour parler de liberté. Le deuxième type de théorie oppose la liberté à la nécessité et caractérise l’acte libre par la sous-détermination. L’acte libre n’est pas déductible du contexte, il est nouveau et imprévisible. La diffiiculté est ici de savoir si la sous-détermination n’est pas simplement le fruit d’une connaissance insuffiisante du déterminisme. Le troisième type de théorie, défendu par Pettit, combine ces deux traits en caractérisant la liberté par la responsabilité. L’acte libre est celui que je fais sans être rigoureusement déterminé et que l’on peut m’imputer pour me louer ou me blâmer. Ce choix passe-t-il le test d’Éluard ? Le poète demande-t-il à être tenu responsable de ses actes ? Cette liberté, il l’a déjà ! C’est celle qu’il met en œuvre en écrivant des poèmes politiques et en contribuant à la publication d’ouvrages clandestins. Il sait parfaitement qu’il peut être arrêté et jugé responsable par l’Occupant. Les deux autres théories s’exposent à la même objection. Ces actes risqués, qui refusent le cours apparemment implacable de l’histoire, ne donnent-ils pas le sentiment de rompre avec les conditions externes, d’être sous-déterminés par elles ? Enfin ne sont-ils pas également propres à Éluard ? La force du mot « liberté » dans le poème est d’évoquer quelque chose d’essentiel et de rebelle aux définitions que donnent les théories. On se demande alors de quoi il s’agit exactement. La diffiiculté de le dire peut, bien sûr, être valorisée comme l’indice de la supériorité du poème sur le concept. Mais la persistance de l’embarras peut générer un doute inquiétant que va patiemment exploiter le hobbesien, affligé de voir que le salutaire avertissement du maître n’a toujours pas été entendu : y a-t-il réellement quelque chose de spécial à penser ou juste un mot spécieux ?
Notes de bas de page
1 T. Hobbes, Léviathan, chap. 21, traduction, introduction, notes et notices par Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 343-344.
2 Ibid., p. 345.
3 Ibid.
4 M. de Cervantès, Don Quichotte, II, chap. 58, traduction par Louis Viardot, Paris, Garnier-flammarion, 1981, p. 395.
5 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 5 et 8, p. 115 et 163-165.
6 J.-F. Spitz, La liberté politique. Un essai de généalogie conceptuelle, Paris, PUF, 1995, troisième partie. « De vils esclaves sourient d’un air moqueur à ce mot de liberté » (Du contrat social, III, 12, dans œuvres complètes, III, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1964, p. 425). Notons tout de même que Rousseau qualifie « justice » de nom spécieux (Émile, dans Œuvres complètes, IV, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1969, p. 524).
7 Ibid., p. 389.
8 A. de Tocqueville, Œuvres, II, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1992, p. 942 ; Lettres choisies, Souvenirs, Paris, Gallimard, 2003, p. 353.
9 Id., L’Ancien Régime et la Révolution, III, 3, dans Œuvres, III, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2004, p. 195.
10 Cité dans D. Losurdo, La non-violence. Une histoire démystifiée, traduction par Marie-Ange Patrizio, Paris, Delga, 2004, p. 122.
11 H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, II, 5, § 27, Paris, PUF, 1999, p. 245.
12 P. Éluard, Liberté, dans Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1968, p. 1107.
13 « Il y a des mots qui font vivre / Et ce sont des mots innocents ». Éluard en énumère quelques-uns : « chaleur », « confiance », « amour », « justice », « liberté », etc. Il ajoute le nom de Gabriel Péri : « Péri est mort pour ce qui fait vivre » (Gabriel Péri, dans ibid., p. 1262).
14 Ibid., I, p. 1608 et 1642. P. Seghers, La Résistance et ses poètes. France, 1940-1945, Paris, Seghers, 2004, p. 172-173. Sur l’activité d’Éluard pendant l’Occupation, voir L. Parrot, L’intelligence en guerre. Panorama de la pensée française dans la clandestinité, Paris, La Jeune Parque, 1945, p. 101-134.
15 « J’ai souvent demandé à mes étudiants, pour développer le concept de la liberté, de trouver l’opposé du mot “libre”. Chaque année, les mêmes réponses fusent : esclave, aliéné, déterminé, contraint, forcé, prisonnier… Je m’étonne alors et insiste pour qu’ils trouvent une réponse plus simple. Ils s’obstinent du côté des entraves et des jougs. J’évoque le téléphone et les toilettes publiques. En vain. Je dois enfin le leur révéler : au libre s’oppose l’occupé. Leurs yeux s’écarquillent. Ils croient que je plaisante » (A. Etchegoyen, Des libertés sous influence, Paris, Seuil, 1997, p. 85).
16 J.-P. Sartre, Situations III. Lendemains de guerre, Paris, Gallimard, 1976, p. 15-16 et 23-24.
17 Ibid., p. 22. La Libération inverse cette situation : « De temps à autre, un bruit de moteur ou de ferraille fait tourner les têtes. Est-ce une voiture allemande ? Un tank ? Mais non, il faut oser le croire, plus un seul Allemand dans les rues […]. Soudain, au fond du boulevard Raspail, devant le Lion de Belfort, on aperçoit dans le soleil un défilé de voitures… Ce sont “Eux”, les soldats français de Leclerc » (J.-P. Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, 2010, p. 366-367).
18 « D’un bout à l’autre de la guerre, nous n’avons pas reconnu nos actes, nous n’avons pu revendiquer leurs conséquences. Le mal était partout, tout choix était mauvais et pourtant il fallait choisir et nous étions responsables ; chaque battement de notre cœur nous enfonçait dans une culpabilité dont nous avions horreur » (J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 37-38). Sur le silence, ibid., p. 20. C’est le thème du Silence de la mer, publié en 1942 par Vercors (Le silence de la mer et autres écrits, Paris, Omnibus, 2002).
19 « Il semblait qu’il y eût des trous cachés dans la ville et qu’elle se vidait par ces trous comme prise d’une hémorragie interne et indécelable » (ibid., p. 22).
20 « Même lorsqu’on ne les nommait pas, même lorsque nous n’y pensions pas, leur présence était parmi nous, on la sentait à une certaine manière qu’avaient les objets d’être moins à nous, plus étrangers, plus froids, plus publics en quelque sorte, comme si un regard étranger violait l’intimité de nos foyers » (ibid., p. 23- 24).
21 Ibid., p. 23.
22 Ibid., p. 24.
23 Ibid., p. 29-30. J. Gerassi, Entretiens avec Sartre, Paris, Grasset, 2011, p. 225-226.
24 P. Éluard, Courage, dans Œuvres complètes, I, op. cit., p. 1230.
25 F. Sironi, Bourreaux et victimes. Psychologie de la torture, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 48-49.
26 L. Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch, dans Souvenirs et récits, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1960, p. 1027.
27 J. Amery, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable, Arles, Actes Sud, 1995, p. 72 et 69. La mort, qui parfois est l’aboutissement de la torture, peut aussi se décrire sous cette forme : « Mais la mort n’est pas ma possibilité : c’est la néantisation, venue du dehors, de toutes mes possibilités, y compris celles que j’ai été. […] elle est la présence du dehors au plus profond de moi-même. Elle est le non-moi en moi ou, si l’on veut, la projection, au cœur de moi-même, de mon investissement par le monde » (J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, dans Les mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 2010, p. 168).
28 « - Mais je te chargerai de liens. – Que veux-tu dire ? Moi ! ce sont mes jambes que tu attacheras ; Zeus lui-même ne peut dominer ma volonté. – Je te jetterai en prison. – Non pas moi, mais mon faible corps » (Épictète, Entretiens, dans Les stoïciens, traduction par Émile Bréhier, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1962, p. 810).
29 J. Amery, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 61 et 69.
30 Ibid., p. 69 et 78-79.
31 Sous la torture, « j’ai tellement ressenti mon corps qu’il est devenu, en quelque sorte, une entité séparée […]. À certains moments, davantage même : un pour-soi hostile, ennemi de l’idée du Moi que je m’étais choisie en tant qu’héritage et que projet » (J. Semprun, Exercices de survie, Paris, Gallimard, 2012, p. 62). « La pensée de nos patients [des victimes de la torture] fonctionne comme si une entité hétérogène était venue se loger en eux momentanément. “Je suis un autre” disent-ils […]. Les patients restent seuls avec cette chose vivace qui les ronge de l’intérieur » (F. Sironi, Bourreaux et victimes, op. cit., p. 88).
32 « Celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde » (J. Amery, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 78). Miguel Benasayag parle de la honte d’avoir trop souffiert et de contaminer son entourage par l’excès de sa souffirance (Parcours. Engagement et résistance, une vie, Paris, Calmann-Lévy, 2001, p. 19-22 et 25).
33 M. Terestchenko, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, Paris, La Découverte, 2008, chap. 10.
34 « Dans l’avenue Foch, cependant, dans la rue des Saussaies, on entendait des immeubles voisins, tout le jour et tard dans la nuit, des hurlements de souffirance et de terreur » (J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 22). M. Terestchenko, Du bon usage de la torture, op. cit., p. 159 et 162 ; M. Benasayag, Parcours, op. cit., p. 106 ; H. Alleg, La question, Paris, Éditions de Minuit, 2008, p. 43 et 75-76).
35 J. Gerassi, Entretiens avec Sartre, op. cit., p. 223-224.
36 J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 11 et 13.
37 Sartre a exposé cette thèse dans sa pièce, Les mouches, créée en 1943 : « Je suis libre Électre […]. J’ai fait mon acte […]. Hier encore, je marchais au hasard sur la terre, et des milliers de chemins fuyaient sous mes pas, car ils appartenaient à d’autres. […] aucun n’était à moi. Aujourd’hui, il n’y en a plus qu’un, et Dieu sait où il mène : mais c’est mon chemin » ; « Hors nature, contre nature, sans excuse, sans autre recours qu’en moi. Mais je [Oreste] ne reviendrai pas sous ta [Jupiter] loi : je suis condamné à n’avoir d’autre loi que la mienne. […] je ne peux suivre que mon chemin. […] chaque homme doit inventer son chemin » ; « mon crime est bien à moi ; je le revendique à la face du soleil, il est ma raison de vivre et mon orgueil […] » (Les mouches, dans Huis clos suivi de Les mouches, Paris, Gallimard, 1947, p. 208, 235 et 244).
38 « Prenez un citoyen français : c’est d’abord un consommateur. Mais un consommateur “truqué” à qui on ne laisse pas le choix de ce qu’il souhaite consommer, tout en lui faisant croire qu’il exerce sa liberté en achetant les mêmes produits que tout le monde » (J.-P. Sartre, Situations VIII. Autour de 68, Paris, Gallimard, 1972, p. 219.
39 « Ce qui m’est le plus désagréable dans cette guerre, c’est l’isolement sans solitude. […] Il me faut quelques mètres carrés pour être libre et être moi-même » (J.-P. Sartre, Carnets…, op. cit., p. 221).
40 Ce doute n’a pas besoin de la situation exceptionnelle de la torture. Les soldats, lors de la drôle de guerre, croyaient que la perte du désir sexuel était sciemment provoquée par des produits mélangés au café et au vin : « Ils ont perdu la dignité humaine au point d’imaginer qu’on règle leur sexualité du dehors au gré du commandement. Les voilà violés jusque dans leur intimité la plus secrète, avilis, se pensant tels. […] Désarroi du stoïcien quand il sent qu’on peut l’atteindre dans “ce qui dépend de nous” » (ibid., p. 228-229).
41 « Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n’en dépendant pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères » (Épictète, Manuel, § 1, dans Les stoïciens, op. cit., p. 115).
42 C’est ainsi que Tommaso Campanella a interprété sa résistance à la torture : « Ils [les habitants de la Cité du soleil] croient au libre arbitre. Si en quarante heures de torture un homme est capable de ne pas dire ce qu’il a résolu de taire, les étoiles qui exercent une influence lointaine, ne peuvent non plus le fléchir » (T. Campanella, La Cité du soleil, traduction par Arnaud Tripet, Genève, Droz, 2000, p. 64).
43 « En définitive, l’objectif et les méthodes des sciences du monde social rendent caduque la notion de liberté, car faire appel à cette notion signifierait seulement : ”Nous ne parvenons pas à expliquer ce point”. L’invocation de la liberté individuelle ou du libre arbitre est donc une forme subtile de démission scientifique et un appel à l’arrêt de toute enquête. […] L’individu, le for intérieur, l’esprit ou la subjectivité comme lieu de notre irréductible liberté est l’un de nos grands mythes contemporains » (B. Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « science de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016, p. 63-64).
44 C. Beccaria, Des délits et des peines, traduction par Philippe Audegean, Paris, ENS Éditions, 2009, p. 195.
45 J. Semprun, Exercices de survie, op. cit., p. 63.
46 C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 195.
47 J.-P. Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 454 et 582.
48 Les références de Sartre à la torture ne sont pas généralisables car elles dépendent d’une analyse du désir. S’il est vrai que « le sadisme puise sa source dans l’amour » (Carnets…, op. cit., p. 545), cette idée ne peut pas nous éclairer sur les rapports entre le nazi et le résistant. Le contexte de l’Occupation, étrangement absent de ces passages, apparaît fugitivement dans l’argumentation métaphysique de L’être et le néant à propos de l’antisémitisme (p. 582) ou du couvre-feu (p. 542). Dans le texte consacré au témoignage d’Henri Alleg, Sartre n’utilise pas le mot « liberté » (Situations V. Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Gallimard, 1964, p. 72-88). Il reconnaîtra par la suite que le sentiment d’être toujours libre était dû au fait qu’il n’avait « pas connu de circonstances vraiment graves où je ne pouvais plus me sentir libre ». L’idée qu’il existe des circonstances qui empêchent d’être libre est développée dans Le diable et le Bon Dieu (voir S. de Beauvoir, La cérémonie des adieux. Suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, août-septembre 1974, Paris, Gallimard, 1981, p. 453).
49 J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 589.
50 Sartre cite un texte de Faulkner, L’être et le néant, op. cit., p. 456-457. On pourrait prendre un exemple contemporain de la rédaction de L’être et le néant. Semprun rappelle le geste de Jean Moulin, totalement détruit physiquement, qui effiace le « s » que Barbie avait erronément ajouté à son nom qu’il avait fini par découvrir : « Je ne connais pas de geste plus sublime, plus significatif de la capacité de l’homme à affiirmer son humanité en se surpassant. En surpassant sa propre finitude, sa misérable condition humaine » (J. Semprun, Exercices de survie, op. cit., p. 55).
51 M. Benasayag, Parcours, op. cit., p. 103, 104-107 et 155-156. On perçoit ici l’abstraction des considérations de Sartre sur la torture. Ce que redoutait Benasayag, Sartre l’a pressenti lorsqu’il a approché la folie après une injection de mescaline : « La secousse de 1935 : la folie. Il serait possible que je devinsse fou. Cela peut arriver à moi. Tout s’écroule : car, finalement, s’il est possible que je devienne fou, alors c’est que je n’ai pas le mandat que je croyais, je ne suis pas Abraham, je me suis trompé » (Carnets…, op. cit., p. 942).
52 « Dans la vie de la plupart des individus, le fait de ne pas avoir été combattant reste un poids terrible, dans le sens où la majorité des gens possèdent des idées ou des opinons, mais ne les incarnent pas. Elles ne deviennent jamais le corps de leur corps. Du coup, ils vous admirent et vous en veulent » (M. Benasayag, Parcours, op. cit., p. 118).
53 Ibid., p. 14, 112, 117-118. Benasayag distingue ici nettement la liberté de la justice. On peut être libre dans une situation d’injustice et non libre dans une situation de justice, comme le membre de la société capitaliste qui sait ne pas pouvoir être arrêté arbitrairement. Le portrait de Milena Jesenska à Ravensbrück par Margarete Buber-Neumann est celui d’un être qui irradiait la force et dont les mots et les attitudes, toujours décalés, même légèrement, par rapport à l’ordre du camp (ne pas être exactement dans la file, ne pas se hâter, etc.) signifiaient : « Je suis un être libre. » Malgré la puissance illimitée des SS, « dans les sentiments que nous éprouvions l’une pour l’autre, nous demeurions libres et hors d’atteinte » (Milena, Paris, Seuil, 1997, p. 12, 21, 24 et 202-203). Ces sentiments n’étaient pas dissimulés dans l’intériorité. L’amitié existait dans des actes risqués : se donner rendez-vous, se prendre par la main, se faire signe, s’entraider au risque de perdre ce qui restait de liberté (ibid., p. 21, 24-27 et 255).
54 J. Semprun, Exercices de survie, op. cit., p. 55 et 36-37 ; M. Benasayag, Parcours, op. cit., p. 107 et 163. C’est pourquoi Semprun conteste l’idée défendue par Amery que la torture rend étranger au monde.
55 Comme Semprun, lors des dix ans de lutte clandestine contre la dictature franquiste, en tant que dirigeant du Parti communiste espagnol : « Mais je suis prêt, je me suis préparé à ce moment [de l’arrestation et de la torture]. J’y pense tous les matins, en me rasant soigneusement. J’y ai pensé chaque matin pendant dix ans, tout le temps de ma vie clandestine à Madrid » (J. Semprun, Exercices de survie, op. cit., p. 64).
56 J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 13.
57 Vercors, de son côté, remarque que, dans cette terrible période, « nous avons été heureux » et que, après la victoire, ce bonheur, fondé sur l’anonymat et le dévouement désintéressé, se perdait au profit des jeux d’intérêt et de pouvoir de la société : « Dans cette solitude et ce dépouillement, le résistant voyait se dissoudre toute une part de lui-même : celle qu’avait forgée la société, et dont elle se servait. Ce qui restait en lui à l’état pur, ce qui seul demeurait, c’était ce qu’il possédait de noblesse intérieure » (Vercors, Le silence de la mer, op. cit., p. 1019 et 759-760).
58 J.-P. Sartre, Situations III, op. cit., p. 11-12.
59 P. Éluard, Liberté, op. cit., I, p. 1606.
60 Ibid., p. 1133.
61 Ibid.
62 Ce poème remplit cette exigence énoncée par Sartre en 1944 : « […] si l’œuvre ne doit pas être l’acte d’une liberté qui veut se faire reconnaître par d’autres libertés, elle n’est qu’un infâme bavardage » (Situations I, op. cit., p. 268).
63 « Rien qu’un mot la porte cède / S’ouvre et tu sors Rien qu’un mot / Le bourreau se dépossède / Sésame finis tes maux / […] Et s’il était à refaire / Je referais ce chemin / Sous vos coups chargés de fer / Que chantent les lendemains » (L. Aragon, Ballade de celui qui chanta dans les supplices, dans Œuvres poétiques complètes, I, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 2007, p. 1009).
64 P. Éluard, Œuvres complètes, I, op. cit., p. 1608. L’expression est utilisée dans le poème Les armes de la douleur consacré à Lucien Legros fusillé pour ses dix-huit ans : « Une seule pensée une seule passion / Et les armes de la douleur » (ibid., p. 1227).
65 A. de Lamartine, L’isolement, dans Méditations poétiques. Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1963, p. 3.
66 « Ainsi la femme que j’aimais incarnait un désir plus grand qu’elle. Je la confondais avec mon aspiration la plus sublime. Et ce mot, liberté, n’était lui-même, dans tout mon poème, que pour éterniser une très simple volonté, très quotidienne, très appliquée, celle de se libérer de l’occupant. L’idée de liberté, cette idée indispensable, est aussi un idéal sans borne, et son chemin, chacun des pas que nous faisons doit être une libération. Or, on ne se libère que d’une chose à la fois. L’idée de libération s’identifie à l’idée même de progrès, de progrès continuel contre la fatalité, vers la liberté totale, ce rêve. C’est ainsi que la poésie aime mieux montrer le but que les moyens, la cible que la flèche. Un poème doit faire reculer l’horizon, tout en embellissant la marche. Un nouvel horizon naît de l’effiort de l’homme, toujours plus clair, toujours plus pur, comme une eau à travers des filtres de plus en plus fins » (P. Éluard, cité dans V. Vanoyeke, Paul Éluard. Le poète de la liberté, Paris, Juillard, 1995, p. 285).
67 P. Éluard, Œuvres complètes, I, op. cit., p. 1116.
68 Ibid., II, p. 308.
69 « Vivo sin vivir en mi / y de tal manera espero, / que muero porque no muero / […] Esta vida que yo vivo / es privación de vivir ; / y asi es continuo morir / hasta que viva contigo […] que muero porque no muero » (Couplets de l’âme qui souffire pour Dieu, dans Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 2012 p. 883). Un recueil de poèmes d’Éluard de 1924 s’intitule Mourir de ne pas mourir (dans Œuvres complètes, I, op. cit., p. 135-152 et la note p. 1353-1354 sur le lien avec la poésie mystique espagnole).
70 Jean de la Croix, La montée du Carmel, I, 3, § 4, dans Œuvres complètes, éd. par mère Marie du Saint-Sacrement, carmélite déchaussée, Paris, Cerf, 1990, p. 589 (la traduction est parfois modifiée).
71 Ibid., I, 7, § 1, p. 604 (c’est le sens d’abarcado donné à la note 10, San Juan de la Cruz, Obra completa, Madrid, Alianza, 1991, t. 1, p. 140) ; « ils l’affligent et la tourmentent en l’attachant à la roue de la concupiscence » (I, 7, § 2, p. 605).
72 Ibid., I, 11, § 4, p. 618.
73 « La raison de cela, c’est que l’état de la divine union consiste pour l’âme dans la totale transformation de sa volonté en la volonté de Dieu, de telle sorte qu’il n’y ait rien dans sa volonté qui soit contraire à la volonté de Dieu, mais que tout le mobile qui dirige cette volonté humaine soit seulement la volonté de Dieu. Il est dit, en effiet, que dans cet état d’union des deux volontés il n’en demeure qu’une, à savoir la volonté de Dieu, qui est aussi la volonté de l’âme. Si donc cette âme voulait une imperfection – ce que Dieu ne peut vouloir –, elle n’aurait plus une même volonté avec Dieu puisqu’elle voudrait ce que Dieu ne veut pas » (ibid., I, 11, (§ 2-3, p. 617). « Cette âme est incapable de la réelle [real] liberté de l’esprit qui s’acquiert par l’union divine, parce que la servitude est incompatible avec la liberté. Un cœur assujetti à ses caprices ne peut être la demeure de la liberté, parce qu’il est un cœur d’esclave et que la liberté ne réside que dans celui qui est libre, qui a un cœur filial » (I, 4, § 6, ibid., p. 593).
74 Ibid. I, 15, § 3, p. 630 et II, 19, § 12, p. 718.
75 Ibid., I, 4, § 6, p. 593 et II, 19, § 8, p. 716.
76 J.-P. Sartre, Situations X. Politique et autobiographie, Paris, Gallimard, 1976, p. 184.
77 C’est la thèse de G. Joseph, Une si douce Occupation. Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, 1940-1944, Paris, Albin Michel, 1991. Pour une défense de Sartre, voir B.-H. Lévy, Le siècle de Sartre. Enquête philosophique, Paris, Grasset, 2000, p. 407-444. Selon Louis Parrot, sous l’Occupation, Sartre « n’était pas de ceux qui offirent une cible facile : il glissait entre les doigts de ses dénonciateurs » ; il « était de ceux qui pratiquaient “la clandestinité en pleine lumière” » ; il « menait vis-à-vis des autorités collaborationnistes un jeu d’une dangereuse subtilité » (L’Intelligence en guerre, op. cit., p. 256-258).
78 J.-P. Sartre, Relecture du Carnet I…, dans Les mots…, op. cit., p. 951-952.
79 Id., Situations III, op. cit., p. 12.
80 « J-P. S. Dans Les Mouches, je voulais parler de la liberté, de ma liberté absolue, ma liberté d’homme, et surtout de la liberté des Français occupés devant les Allemands. S. de B. – Vous disiez aux Français ; soyez libres, retrouvez votre liberté et chassez les remords, dont on veut vous charger » (S. de Beauvoir, La cérémonie des adieux, op. cit., p. 238).
81 « À présent vous [Oreste] voilà jeune, riche et beau, avisé comme un vieillard, affiranchi de toutes les servitudes et de toutes les croyances, sans famille, sans patrie, sans religion, sans métier, libre pour tous les engagements et sachant qu’il ne faut jamais s’engager […] » (ibid., p. 120 et 200) ; « Étranger à moi-même, je sais. Hors nature, contre nature, sans excuse, sans autre recours qu’en moi. Mais je ne reviendrai pas sous ta loi : je suis condamné à n’avoir d’autre loi que la mienne. Je ne reviendrai pas à ta nature […] je ne peux suivre que mon chemin. Car je suis un homme, Jupiter, et chaque homme doit inventer son chemin. […] Tu es un Dieu et je suis libre : nous sommes pareillement seuls et notre angoisse est pareille » (ibid., p. 235) ; « Je suis ma liberté ! À peine m’es-tu créé que j’ai cessé de t’appartenir » (ibid., p. 233).
82 « Au secours ! Jupiter […]. Je suivrai ta loi, je serai ton esclave et ta chose […]. Je me repens » (ibid., p. 239)
83 « Si tu oses prétendre que tu es libre, alors il faudra vanter la liberté du prisonnier chargé de chaînes, au fond d’un cachot, et de l’esclave crucifié. – Pourquoi pas ? » (ibid., p. 225). « Je t’ai donné ta liberté pour me servir » (ibid., p. 232)
84 « Les hommes d’Argos sont mes hommes. Il faut que je leur ouvre les yeux » (ibid., p. 236).
85 I. Galster, Le théâtre de Jean-Paul Sartre devant ses premiers critiques, 1, Les pièces créées sous l’occupation allemande Les Mouches et Huis clos, Tübingen/Paris, Gunter Narr Verlag/Jean-Michel Place, 1986. Sartre reconnaît les limites de la critique intellectuelle : « il eût été plus néfaste à la prétendue politique de collaboration d’arrêter Éluard ou Mauriac que dangereux de les laisser chuchoter en liberté. » Les actions concrètes des maquisards étaient bien plus menaçantes que « notre abstraite négativité » (J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 2008, p. 306).
86 M.-R. Guyard, Le vocabulaire politique de Paul Éluard, Paris, Klincksieck, 1974, p. 53-56.
87 Le poète, dit Sartre, « s’arrête aux mots, comme le peintre fait aux couleurs et le musicien aux sons ». La signification « devient naturelle ». « Coulée dans le mot, absorbée par sa sonorité ou par son aspect visuel, épaissie, dégradée, elle est chose, elle aussi, incréée, éternelle » (Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 2008, p. 19).
88 P. Pettit, A Theory of Freedom. From the Psychology to the Politics of Agency, New York, Polity Press, 2001.
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Liberté, un mot spécieux
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