Chapitre V. Figures du législateur
p. 315-326
Texte intégral
1L’esprit de modération du législateur ne peut toutefois être pensé selon la seule opposition entre liberté et despotisme. Une telle opposition est avant tout moderne et permet de rendre compte des deux destins possibles de la monarchie : le destin anglais ou le destin turc. Or le législateur est aussi et d’abord une figure antique. S’il est un nom sous lequel se recouvrent et se confondent la torsion propre à la jurisprudence, qui demande que les lois-commandements générales et abstraites se déforment ou soient violées sous la contrainte des rapports nécessaires et particuliers, et la torsion historique qui veut que les mêmes dénominations désignent des idées nouvelles, qui sont en fait très anciennes, tout en réveillant aussi des idées moins anciennes et bien connues, c’est précisément le nom « législateur ». Le législateur, selon le sens ancien et ordinairement reçu dans le présent, est celui qui cherche à modeler une nation en tant que cité, par le moyen des lois politiques et civiles. Mais il découvre ainsi qu’un tel moyen est insuffisant et qu’il lui faut descendre jusqu’au détail des dispositions les plus particulières. Ce faisant, il rencontre la résistance et l’action propre des manières et des mœurs qui ne lui offrent pour tout choix que l’abolition de la distinction entre les lois, les manières et les mœurs ou le maintien de cette distinction sous la condition que les lois suivent les mœurs et non l’inverse. Dans le premier cas, nous avons Lycurgue ou les législateurs de la Chine, dans le second, Solon, Moïse, les premiers législateurs romains ou ceux des Wisigoths89. L’une et l’autre possibilités conduisent sinon à la disparition du nom, du moins à la disparition de la fonction du législateur, puisque celui-ci ne peut plus agir sur les mœurs par le moyen des lois, seulement travailler sur le plan des mœurs et y éprouver la nécessité qui détermine les lois : le législateur ancien n’est pas un législateur. En d’autres termes, le législateur, pensé selon le sens d’abord reçu par la modernité comme celui qui institue les premières lois-commandements, tend à se rapprocher de la figure du souverain, lequel, à l’intérieur d’une constitution donnée qui règle les modalités particulières du gouvernement politique, est précisément l’autorité qui crée ou modifie la loi-commandement. Mais cette signification reçue du mot « législateur » est maintenant remplacée par une signification nouvelle qui pointe ce qu’a été la tâche effective des législateurs anciens, à savoir extraire des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, et qui font la nature d’un peuple à un certain moment de son histoire, l’ensemble des lois-commandements qui peuvent s’accorder avec cette nature.
2Certes, au livre XIX de L’esprit des lois, Montesquieu aborde le rapport que les lois entretiennent avec l’esprit général, les mœurs et les manières d’une nation en faisant comme si le législateur avait la possibilité d’agir souverainement par le moyen des lois. Mais il va ensuite de restriction en restriction. Si une nation est d’humeur sociable, « il ne faudrait point chercher à gêner, par des lois, ses manières, pour ne point gêner ses vertus90 ». Voilà un cas où le législateur est sommé de se soumettre à une certaine idée de la moralité dont le type est la sociabilité française. Pour un peuple à l’humeur sociable, il y aurait donc de bons législateurs qui obéissent à cette exigence morale et de mauvais qui ne connaissent que leur arbitraire, de quelque manière qu’il soit déterminé. Il apparaît ensuite qu’un peuple dont l’humeur est sociable est un peuple qui aime changer et dont les manières seront donc en perpétuelle mutation. Comment les lois pourraient-elles orienter durablement dans une certaine direction ce qui change toujours ? La crainte pourrait agir sur les manières. Pourtant, elle ne changerait sans doute pas en profondeur l’humeur sociable enracinée dans les mœurs. Celles-ci seraient frustrées et non changées dans le sens voulu par le législateur. Si inversement on voulait conduire la mode en offrant de nouvelles occasions à la frivolité, on pourrait ponctuellement produire tel ou tel effet. Cependant on ne pourrait empêcher que mille autres occasions emportent les manières vers de nouveaux changements. Viennent ensuite, aux chapitres 9 et 10, des considérations sur la vanité et l’orgueil des nations, puis sur le caractère des Espagnols et des Chinois. Dans les deux cas, les mœurs et les manières apparaissent comme un ensemble de déterminations tout à fait indépendantes des lois et dont les effets politiques sont distincts de toute exigence morale. Lorsque Montesquieu recommence à envisager l’action du législateur sur les manières et les mœurs, nous sommes préparés à accepter que cette action puisse être largement inefficace.
3Au chapitre 12, le législateur paraît de nouveau soumis à une exigence qui le dépasse, mais cette exigence est maintenant politique et non morale. Le législateur ne doit pas agir sur les manières et les mœurs de l’État despotique sous peine de détruire l’État. On nous demande d’admettre qu’il pourrait le faire. Mais il ne le doit pas. C’est que, dans le despotisme, l’humeur sociable est presque absente. Les manières sont fixes, comme le sont les lois établies, et les mœurs suivent. Ainsi les manières des Chinois sont-elles indestructibles, à moins de détruire la Chine entière. Il faut comprendre que le législateur ne peut rien changer aux mœurs par les lois, sinon en renversant la domination du despote en même temps qu’il change les mœurs. Est-ce encore là l’opération d’un législateur ? La société despotique est une société dont les manières et les mœurs résistent victorieusement à l’action des lois, jusqu’au point de rupture où tout s’effondre. S’il y a des lois, elles seront donc l’effet des manières et des mœurs. C’est pourquoi on peut dire aussi que la société despotique est sans lois. Le chapitre 14 nous parle pourtant d’un despote qui changea les mœurs et les manières d’une nation. Pierre Ier, en grande partie par la violence, parfois par la douceur, a su policer les Moscovites. Mais il a pu le faire parce que les mœurs des Moscovites étaient déjà étrangères au despotisme et n’attendaient qu’une occasion pour se rendre semblables à celles des autres nations d’Europe. Décidément, les lois n’actualisent jamais que ce que les mœurs imposent ou permettent.
4C’est pourquoi la suite du livre XIX, jusqu’au chapitre 26, n’envisage somme toute que deux possibilités : en premier lieu, les lois, les manières et les mœurs pourront être un ensemble compact, comme cela fut à Sparte et comme cela est en Chine. On pourra certes attribuer la paternité d’un tel ordre social à un ou plusieurs législateurs. On ne pourra pas dire que de tels législateurs agissent par le moyen des lois. L’opération de la législation restera enveloppée de mystère. En second lieu, on pourra concevoir un législateur dont les lois ont une efficacité limitée. Athènes, le peuple juif, la Rome républicaine, l’Empire romain devenu chrétien, les peuples germains nous donnent des exemples de mœurs suffisamment relâchées, suffisamment travaillées par les variations morales qu’inspirent les passions pour que s’ouvre un espace où l’action des lois apparaît enfin possible. Nous avons donc devant nous deux sortes de détermination des lois par les manières et les mœurs. Dans le premier cas, le législateur agit sous la contrainte des mœurs ou des manières, qui délimitent ce qui doit ou ne doit pas être fait, et son action, qui porte immédiatement sur les manières et les mœurs, semble être une sorte d’opération réflexive, par laquelle les manières et les mœurs se produisent et se maintiennent. Dans le second cas, il y a bien un espace propre pour les lois positives, mais celles-ci ne peuvent être autre chose qu’une suite nécessaire des mœurs qui ont besoin des lois pour accomplir ce qui ne peut exister sur le seul plan des mœurs ; et même si les lois s’opposent à la nature humaine, elles n’actualisent jamais que ce que les mœurs rendent possible et ne modèlent l’homme que là où les mœurs le permettent et le commandent. La répression de la nature humaine par l’artifice qui fait le citoyen est inscrite dans les mœurs formant une seconde nature qui recouvre la première et ouvre la possibilité des lois. Des mœurs pures sont en somme des mœurs dans lesquelles il n’y a pas de jeu et qui ne laissent donc pas la place à une action des lois sur les mœurs, tandis qu’elles déterminent ce que doivent être les lois. Quant à l’écart par rapport aux mœurs, il est le fait de tel ou tel individu. Dans l’ensemble de la société, les mœurs restent stables et massivement déterminées. La loi ne sert à rien d’autre qu’à corriger l’écart individuel : parce que les mœurs des Romains étaient pures et regardaient le péculat comme une infamie, il suffisait que la loi condamnât à restituer ce que l’on avait pris91. Il va de soi que, la transgression des mœurs par les individus devenant ordinaire, les mœurs du citoyen s’en trouvent altérées par les passions de l’homme. On peut alors parler de mœurs corrompues. Plus la corruption est grande, plus les lois anciennes deviennent inadéquates et doivent être modifiées. Mais les lois sont toujours appelées par l’état des mœurs et non l’inverse.
5La question se pose alors de savoir si un législateur qui fait suivre les mœurs des lois reste possible : le chapitre 26 du livre XIX se termine par le basculement de la détermination des lois par les mœurs vers la détermination des mœurs par les lois. Mais, par ce même mouvement, Montesquieu nous fait aussi basculer de l’Antiquité, dont il vient d’évoquer la corruption des mœurs vers la fin de l’Empire, à la Modernité anglaise, qui sera l’unique illustration de ce que pourrait être l’action des lois sur les mœurs. Seule la liberté moderne, dont nous nous souviendrons qu’il s’agit de la liberté des anciens peuples germaniques modifiée par le commerce, serait donc en mesure de sauver la possibilité du législateur. Et nous comprenons d’ores et déjà que la torsion historique, c’est-à-dire le travail du passé oublié qui redevient présent contre le passé manifeste dont le présent a hérité, est ce qui maintient la possibilité d’une influence des lois positives générales et abstraites, des lois-commandements, sur les lois comme rapports nécessaires qui déterminent les mœurs. Le législateur n’existe que s’il est une idée nouvelle au sens de la traductio, c’est-à-dire une idée oubliée qui revient du passé pour écarter et réveiller à la fois l’idée ancienne qui a jusque-là prévalu.
6Puisque les mœurs déterminent les lois, il faut, pour que le législateur reste possible, que s’ouvre, du dedans des mœurs, une indétermination féconde, une contingence, qui permette que les institutions créées par les lois du législateur décident en partie des mœurs. La liberté moderne est le nom de cette contingence qui creuse les mœurs et y ménage la place du législateur.
7 Dans le cas anglais, la concurrence de la puissance législative et de la puissance exécutrice instituée par les lois politiques rencontre ainsi des citoyens dont chacun est conduit par sa volonté propre et le souci de son indépendance, c’est-à-dire par une liberté qui n’a d’autre règle que celle des passions. Il s’ensuit un partage de la société en deux partis, l’un attaché à la puissance exécutrice par les avantages qu’il en reçoit, l’autre opposé à cette puissance dont il n’espère rien. Les manières s’ordonnent selon une sorte de stabilité inquiète, qui maintient indéfiniment l’équilibre des deux partis, bien que dans le détail, chaque individu soit déréglé et change souvent de parti, faisant de l’ami un ennemi et de l’ennemi un ami. La crainte s’impose alors dans le peuple comme la passion la plus commune et donne au corps législatif le rôle d’une puissance bienveillante qui rassure le peuple et apaise ses agitations92. L’opération législatrice est supposée une première fois comme l’origine de la constitution des partis et comme ce qui instaure un corps législatif, autrement dit un législateur permanent, qui a pour fonction de calmer le peuple. Elle intervient une seconde fois selon une temporalité longue et indéfiniment prolongée, dans la mesure où elle se trouve inscrite dans la constitution politique comme puissance législatrice permanente, laquelle répond par ses conseils et par ses lois à la crainte et à l’agitation qui travaillent nécessairement la constitution morale d’un peuple d’hommes libres. Ce législateur nouveau ne se propose pas de modeler les manières et les mœurs par les lois, ce qui est au sens strict impossible, mais de faire de l’ordre avec le désordre en entretenant l’agitation passionnelle des individus et en l’orientant collectivement dans une direction constante. On pourra aussi bien dire que l’agitation passionnelle réglée par une constitution qui lui convient entretient une activité législatrice propice à la liberté.
8La liberté au sens où nous l’entendons ici suppose « un État, […] une société où il y a des lois93 » ; elle suppose des lois politiques définissant un gouvernement qui ne sera pas négateur de la liberté, puis des lois civiles qui régissent les rapports des individus ; mais, en dehors de cela, elle ne suppose rien d’autre que les passions des individus ; et, dans ce cadre, être libre consistera « à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir94 ». Les lois font en sorte qu’aucune contrainte ne s’interpose entre elles et les sujets de droit qu’elles régissent ; elles font en sorte que chacun soit protégé des autres tout en donnant la plus large expression à ses passions individuelles. C’est de cette façon que les lois agissent sur les mœurs et les maintiennent pour ainsi dire dans un état d’ébullition passionnelle compatible avec l’ordre civil. En d’autres termes, les lois agissent sur les mœurs, parce qu’il n’y a pas de mœurs rigides semblables à celles des cités antiques, mais seulement des mœurs labiles résultant de la composition des conduites individuelles gouvernées par l’intérêt particulier et réglées par des lois civiles. Le chapitre 20 du livre XXVI précisera que c’est en définitive l’obéissance aux lois civiles qui assure effectivement cette liberté de chacun et de tous :
La liberté consiste principalement à ne pouvoir être forcé à faire une chose que la loi n’ordonne pas ; et on n’est dans cet état que parce qu’on est gouverné par des lois civiles : nous sommes donc libres, parce que nous vivons sous des lois civiles95.
9Nous reconnaissons ici l’articulation de la liberté des chefs de famille et du droit civil telle qu’elle s’est d’abord présentée chez les anciens Germains sous la norme du fredum. Les conditions du commerce moderne cultivent cette liberté, mais c’est parce que cette liberté est déjà présente chez les Anglais qu’ils sont si disposés à pratiquer le commerce. Si nous laissons de côté l’inscription moderne du commerce européen dans le commerce de l’univers, qui explique son immense augmentation, le moteur du commerce moderne en Europe tient principalement dans son orientation du Nord au Midi à la différence du commerce ancien qui ne se faisait qu’entre des peuples du Midi96. Les peuples du Nord, qui ont beaucoup de besoins et peu de commodités, doivent produire par leur industrie les richesses en échange desquelles ils reçoivent les denrées que les peuples méridionaux obtiennent sans effort grâce aux commodités du climat97. L’abondance des échanges entre ces deux pôles contraires donne au commerce moderne une étendue inconnue des Anciens. Et cette nouvelle géographie du commerce rend finalement nécessaire la liberté des peuples du Nord, laquelle devient plus nécessaire à mesure que le commerce devient plus florissant. Car « les peuples du Nord ont besoin de la liberté, qui leur procure plus de moyens de satisfaire tous les besoins que la nature leur a donnés98 ». Sans le commerce, il suffirait que les peuples du Nord soient barbares et pratiquent le brigandage, et la liberté leur serait moins nécessaire ; mais, pris dans le commerce, il faut qu’ils soient libres, c’est-à-dire que les activités des individus soient réglées par des lois qui en protègent le libre déploiement, qui assurent donc la liberté du commerce parce qu’elles encadrent la liberté des commerçants99. L’équilibre entre les peuples du Nord actifs, pourvus de nombreux besoins et dépourvus de commodités, et les peuples du Midi inactifs, ayant peu de besoins et bien des commodités, se trouve, par l’augmentation du commerce, rompu au profit des peuples du Nord, qui finissent par contrôler le commerce de l’Europe et le commerce du monde. En Angleterre, plus qu’ailleurs, l’augmentation du commerce constitutive de nouveaux usages se voit traduite en des lois civiles qui font la liberté nouvelle, liberté des Barbares devenus commerçants. La nouveauté que les usages modernes imposent à l’attention du jurisconsulte et qu’il faut nommer avec un nom ancien, nouveauté équivalente à l’époque de Montesquieu de ce que furent le census et le fredum des Barbares romanisés, c’est l’idée de liberté comme soumission aux lois civiles. Mais cette liberté-là, nous le voyons, n’est rien d’autre que la liberté déjà associée au fredum et qui opposait sa résistance aux tendances despotiques du féodalisme ; elle reçoit toutefois une nouvelle impulsion par le développement du commerce qui donne lieu à la constitution d’un droit politique et d’un droit civil entièrement centrés sur la protection de la liberté individuelle. La liberté des Germains et des Modernes consiste à ne faire que ce qui est permis par les lois, à faire donc tout ce que l’on veut dans la limite des lois, sans devoir se soumettre aussi à une autre autorité, sans vivre non plus dans un état de guerre permanent.
10Nous avons là l’exemple d’une rencontre entre trois sortes de rapports nécessaires : le climat, le commerce, les mœurs. Le climat modifie le commerce lequel exalte les mœurs libres des Germains jusqu’à produire un droit politique pourvu d’une puissance législatrice qui entretient des lois civiles propres à conserver et à amplifier cette très ancienne liberté des Germains. Il y a donc bien un législateur qui a une action sur les mœurs, pourvu que celles-ci soient libres, au sens où nous l’entendons à présent, et que le législateur ne cherche pas autre chose que l’entretien de cette liberté, autrement dit qu’il soit le législateur requis par cette liberté. On voit dans l’exemple anglais que le législateur ainsi entendu n’est pas un homme. L’idée ancienne du législateur, inspirée d’un Lycurgue ou d’un Moïse apportant les lois au peuple, fait place à l’idée nouvelle qui suppose un peuple dont l’équilibre moral engendre des lois qui lui conviennent. Le législateur est esprit et cet esprit voit le bien moral d’un peuple s’exprimer dans son bien politique, dans une bonne constitution politique qui produit de bonnes lois. À dire vrai, cette idée nouvelle du législateur, comme toutes les idées nouvelles que nous avons rencontrées chez Montesquieu, est elle aussi une idée très ancienne, que la figure de l’homme législateur avait recouverte et qu’il s’agit de faire venir au jour. Nous avons déjà rencontré Saint Louis et montré à quel point son œuvre législatrice ressemble peu à l’œuvre d’un législateur. Saint Louis ne légifère pas sur le mode du commandement. Il légifère plutôt en donnant l’exemple d’une nouvelle manière de juger, qui sera bientôt imitée et suivie par les juridictions seigneuriales. Saint Louis incarne en somme l’esprit de son temps. Or ce n’est là que le moyen et non la fin. Bientôt les établissements de Saint Louis sont oubliés. Par-delà la contingence des institutions, ce que Saint Louis lègue au droit français, c’est l’idée et la pratique d’une jurisprudence universelle valable pour l’ensemble du royaume. C’est en cela que Saint Louis est véritablement un législateur pour les siècles. C’est en cela qu’il fait époque. Le législateur est dépassé par son œuvre. Ce qu’il a fait volontairement n’a pas consisté dans l’institution de lois-commandements. Ce qu’il a fait ultimement n’a pas non plus consisté dans ce qu’il a voulu de son vivant. Le nouvel esprit du droit français s’est réalisé par un détour, celui des établissements de Saint Louis suivi de leur oubli rapide.
11Nous avons vu aussi que la législation de Saint Louis a été rendue possible par le retour du droit romain et la reconstitution d’un corps de praticiens du droit, de juris periti. L’idée nouvelle du législateur dont nous voyons l’émergence chez Saint Louis, c’est l’idée de la loi comme engendrée par la pratique jurisprudentielle : Saint Louis rend des décisions de justice en sa juridiction. Et ses décisions sont des exemples qui font jurisprudence et que l’on imite. Son œuvre consiste finalement dans l’activation d’une jurisprudence universelle du royaume de France. Ainsi l’idée nouvelle du législateur, que l’on voit paraître avec Saint Louis, doit beaucoup à la jurisprudence en tant qu’elle ne commande pas aux usages, mais accueille leurs variations et les ressaisit sous la norme du droit. De la sorte la loi parvient cependant à orienter les usages, à éteindre certaines pratiques et à en cultiver d’autres. Elle commande sans commander. Et ce commandement qui n’est pas un commandement doit beaucoup à la très ancienne idée romaine du ius.
12La loi-commandement ne disparaît pas après Saint Louis. Il y a, en France, des ordonnances royales. Et le corps législatif anglais vote des lois. L’idée ancienne du législateur se maintient. Cependant l’idée nouvelle du législateur, qui renoue avec la très ancienne sagesse des jurisconsultes, nous enseigne qu’une loi-commandement n’a quelque chance d’être obéie que si elle suit la pente des usages au lieu de chercher à les contraindre. Le grand art du législateur serait de concilier le droit existant, la tradition du droit reçue par les usages, et la variation des usages. Lorsque les usages sont solidifiés dans des mœurs rigides, celles-ci commandent et les lois positives suivent sans grande variation. Lorsque les mœurs sont plastiques, voire liquides, parce que l’instabilité des conduites individuelles l’emporte, alors les lois positives peuvent avoir une influence, mais le législateur n’est pas celui qui commande et à qui l’on obéit, plutôt celui qui peu à peu, par mains détours, maintes délibérations et accommodements, touche par touche, persuade un peuple d’abord réticent et aveugle que la loi qu’on lui donne est bonne.
13Au chapitre 41 du livre XXVIII, alors qu’il vient à peine d’exposer ses vues sur l’époque de Saint Louis, Montesquieu paraît renoncer à l’idée qu’il puisse exister un homme sage capable de bien faire le bien, autrement dit de le faire avec modération. Il écarte ainsi la possibilité de l’homme législateur, dont la sagesse suffirait à engendrer une bonne législation. Il esquisse aussi la manière dont la concurrence des autorités peut pallier le manque de sagesse des hommes :
Lorsque dans un siècle, ou dans un gouvernement, on voit les divers corps de l’État chercher à augmenter leur autorité, et à prendre les uns sur les autres de certains avantages, on se tromperait souvent si l’on regardait leurs entreprises comme une marque certaine de leur corruption. Par un malheur attaché à la condition humaine, les grands hommes modérés sont rares ; et, comme il est toujours plus aisé de suivre sa force que de l’arrêter, peut-être, dans la classe des gens supérieurs, est-il plus facile de trouver des gens extrêmement vertueux, que des hommes extrêmement sages.
L’âme goûte tant de délices à dominer les autres âmes ; ceux mêmes qui aiment le bien s’aiment si fort eux-mêmes, qu’il n’y a personne qui ne soit assez malheureux pour avoir encore à se défier de ses bonnes intentions : et, en vérité, nos actions tiennent à tant de choses, qu’il est mille fois plus aisé de faire le bien, que de le bien faire100.
14Nous rencontrons là certaines propositions générales touchant la condition humaine ; et cependant ces propositions ne peuvent être séparées des circonstances particulières auxquelles Montesquieu les associe. Le livre XXVIII porte sur l’origine et les révolutions des lois civiles chez les Français. Et le chapitre 41 s’intéresse particulièrement à la concurrence des juridictions et à l’évolution des rapports de force entre les différentes autorités qui font le droit : la juridiction ecclésiastique énerva d’abord la juridiction des seigneurs et contribua ainsi au renforcement de la juridiction royale. Mais bientôt le parlement et les ordonnances royales fortifièrent la jurisprudence civile et permirent que soient corrigés les abus des tribunaux ecclésiastiques. Le droit français après Saint Louis se présente donc comme unifié sous l’autorité royale et cependant réglé non par le seul commandement royal, mais plutôt par l’équilibre des trois autorités : ecclésiastique, parlementaire et monarchique. Dans ce contexte se dessine un pouvoir juridico-législatif dont les deux composantes, l’une judiciaire, l’autre législative, s’articulent et se réarticulent incessamment grâce à l’équilibre des trois forces qui les supportent : l’Église, le parlement, le roi. Ainsi se trouve esquissée une distribution des pouvoirs qui pourrait apparaître comme un signe de corruption si l’on faisait consister le bien dans l’œuvre d’un ou de plusieurs hommes modérés, autrement dit d’hommes extrêmement sages qui, ayant de bonnes intentions ou encore ayant l’intention de faire le bien, sauraient aussi mettre leur action en conformité avec leur intention, non seulement faire le bien, mais le bien faire. Car la concurrence des autorités interdit que le meilleur des rois, la meilleure juridiction ecclésiastique ou le meilleur parlement puissent faire sans rencontrer d’obstacle tout le bien qu’ils se proposent. L’un est toujours gêné par les autres. Dans cette perspective, l’homme le plus vertueux serait empêché de produire tous les effets dont sa vertu est capable, parce qu’il ne dispose pas de toute l’autorité. Mais, dans le même temps, une telle vertu doit ici être comprise comme une conduite parfaitement et constamment conforme à un certain type de bien, qui n’est pas absolument le seul bien possible et qui n’est pas non plus le bien qui convient avec l’esprit général de la nation. Il y a une vertu de l’homme d’Église qui vise le bien du chrétien. Il y a une vertu de la noblesse de robe qui vise le bien dans l’ordre civil. Il y a une vertu du roi qui vise le bien politique de la monarchie. Mais le bien moral de la nation française tient le milieu entre tous ces biens ou, si l’on veut, il se trouve au point idéal d’équilibre entre ces forces, dont chacune à sa vertu propre réglée sur un bien particulier, qui n’est pas le bien de tous. Pour qu’un homme ou quelques hommes s’accordant entre eux puissent véritablement faire œuvre de bien, c’est-à-dire réellement travailler au bien moral de la nation, il faudrait que, poursuivant le bien particulier correspondant à leur vertu propre, ils soient aussi extrêmement sages, c’est-à-dire capables de comprendre où se situe le bien de la nation, quelles limitations un tel bien impose à leur vertu particulière d’homme d’Église, de roi ou de juriste, et qu’enfin ils conforment effectivement leur conduite à cette exigence de limitation. Ainsi seraient-ils vertueux selon leur bien propre, sages au point de soumettre leur vertu au bien commun et modérés par les empêchements qu’ils s’imposeraient à eux-mêmes. Mais de tels hommes n’existent guère.
15Nous retrouvons une difficulté que nous avons déjà rencontrée. Une vertu qui consisterait plus dans l’amour de la patrie et donc dans l’amour du bien commun que dans une forme d’amour de soi est une vertu révolue, qui a peut-être existé dans les premiers temps des anciennes républiques, mais qui, à l’échelle de l’histoire universelle, est chose fort rare et, à l’échelle de l’histoire médiévale et moderne, chose disparue. En fait de vertu, le Moyen Âge et la Modernité européenne ne connaissent que le point d’honneur, c’est-à-dire l’amour de soi modifié par l’idée de la position que l’individu occupe dans l’ordre social. Mon bien consiste à tenir mon rang, à ne pas déchoir et à incarner le mieux possible, encore mieux qu’auparavant, s’il est possible, le type social qui est le mien, dans le souci permanent d’affirmer ma supériorité dans ce genre de vertu et de voir cette supériorité reconnue par les autres. Et certes la vertu du citoyen antique est-elle sans doute tissée d’amour de soi et crée une émulation vertueuse entre les citoyens au service de la patrie. Mais le bien n’est pas d’abord défini par l’amour de soi, par l’amour qui attache l’individu à sa propre position sociale, mais par l’amour de la cité tout entière. De la sorte chacun ne s’aimera soi-même que dans le service de la cité et sera vertueux non pour son bien propre, mais pour le bien de tous. Ici l’amour de la patrie tient lieu de sagesse. Mais lorsque l’amour de la patrie vient à manquer, ce qui est la condition ordinaire des hommes, il reste des conceptions du bien auxquelles les individus s’attachent en fonction de leur rang social, de leur appartenance à un certain corps de l’État. Chacun mettra alors son amour-propre au service de la conception particulière du bien qui est celle de son groupe. Et les plus vertueux seront ceux chez qui l’amour de soi sera le plus fort. Ces hommes vertueux feront le bien, au sens où ils mettront leur amour de soi au service de ce qui est bon pour le groupe auquel ils appartiennent et où cet effort sera effectivement une contribution au bien de toute la nation. Mais ils ne sauraient faire le bien à eux seuls, faute de sagesse. En d’autres termes, s’ils n’étaient empêchés d’aller jusqu’au bout de leurs intentions par les autres membres de l’État qui n’ont pas la même conception du bien, ils feraient le bien d’une façon qui ne serait pas bonne. Ils feraient leur bien et non le bien de la nation.
16 Cette vérité grandie sous le soleil du Moyen Âge et sous le signe de Saint Louis, il faut que nous l’ayons en tête lorsque nous abordons le livre XXIX de L’esprit des lois. « L’esprit de modération qui doit être celui du législateur » n’est pas l’esprit de modération de l’homme législateur, inspiré par une extrême sagesse modérant son extrême vertu, et capable de produire un système de lois politiques et civiles entraînant l’obéissance de chacun pour le plus grand bien de tous. L’esprit de modération du législateur ne suppose d’abord aucun législateur, aucune figure héroïque instituant des lois-commandements. Tout au long du livre XXIX, nous rencontrons avant tout des exemples de lois, des cas particuliers touchant la composition des lois, dont les uns illustrent le manque de modération, les autres les conditions effectives d’une véritable modération. Dans tous les cas, la modération législatrice apparaîtra comme ce qui résulte d’une composition entre deux ou plusieurs biens, dont chacun correspond à un certain parti à l’intérieur de la société, en sorte que le bien commun auquel renvoient les bonnes lois est toujours un bien de compromis, le bien selon l’esprit de modération du législateur.
Notes de bas de page
89 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. I, livre XIX, chap. 16-25, p. 337-345.
90 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. I, livre XIX, chap. 5, p. 330.
91 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. I, livre XIX, chap. 23, p. 343.
92 Ibid., chap. 27, p. 347.
93 Ibid., livre XI, chap. 3, p. 167.
94 Ibid.
95 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXVI, chap. 20, p. 189.
96 Ibid., livre XXI, chap. 4, p. 21.
97 Ibid., chap. 3, p. 20-21.
98 Ibid., p. 21.
99 Ibid., livre XX, chap. 12, p. 10.
100 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXVIII, chap. 41, p. 274.
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