Chapitre I. Vertu démocratique et modération aristocratique
p. 276-286
Texte intégral
1Il nous faut à présent revenir vers l’idée nouvelle de la vertu dont nous avons pour l’heure seulement montré qu’elle est neuve de plusieurs manières et très ancienne si nous la rapportons à l’histoire romaine. L’ancienneté dont il est maintenant question n’est pas la marque d’un élément de droit politique ou de droit civil qui nous permettrait d’annuler la distance du présent et du passé et de verser le passé dans le présent. La vertu des républiques antiques apparaît au contraire comme une chose « dont nous avons seulement entendu parler » et dont la modernité n’est plus capable. Par la vertu politique, la césure qui sépare l’Antiquité faite de démocraties, d’aristocraties et de monarchies et les temps modernes faits de républiques, de monarchies et de despotismes, ou bien qui sépare le census des Romains et celui des Germains parlant latin, s’affirme d’une autre façon, à savoir comme séparation entre la vertu authentique des Anciens et la vertu représentée par l’honneur qui est celle des Modernes. Toutefois, nous ne pouvons prendre pleinement la mesure de la vertu et de l’honneur sans les relier à la modération et à la crainte. Comprendre ce que sont les principes des gouvernements, c’est comprendre comment un certain dispositif passionnel est le ressort qui convient à tel ou tel gouvernement et comment le dérèglement de ce dispositif appelle un autre type de gouvernement. De ce point de vue, le principe du despotisme met au jour la matière dont sont faits les principes qui animent les gouvernements, car la crainte est une pure passion, une disposition naturelle de l’amour de soi, qui n’est contrariée par rien, mais entretenue par le gouvernement despotique, alors que la vertu, ainsi que la modération ou l’honneur, qui de deux manières différentes ont quelque rapport avec la vertu, supposent que des passions soient contrariées par d’autres passions et que cette contrariété soit stabilisée par l’habitude, prise dans la masse des mœurs et reçue comme une seconde nature. Si l’on veut maintenant comprendre comment une humanité non soumise au despotisme est possible, une humanité qui ne s’abandonne pas aux rapports de force et à la crainte du plus fort, nous trouvons trois possibilités, qui ne peuvent cependant être mises sur un pied d’égalité. Car nous avons vu que la vertu se définit avant tout par opposition à l’honneur ; et la modération apparaît à première vue dans l’ombre de la vertu, comme une modification de la vertu proprement dite ou comme une vertu de second rang.
2 L’aristocratie a besoin de vertu comme la démocratie, mais elle n’en a pas besoin absolument, ce qui veut dire en premier lieu que, dans le gouvernement aristocratique, le peuple n’en a pas besoin, car il est à l’égard des nobles comme les sujets à l’égard du monarque. Mais relativement aux nobles, la vertu paraît nécessaire. Cette différence entre le peuple et les aristocrates trouve sa source dans l’exécution des lois : d’un côté, le peuple sera contenu par les lois, parce que les aristocrates n’hésiteront pas face au peuple à faire exécuter les lois ; d’un autre côté, lorsqu’il faut appliquer les lois aux nobles eux-mêmes « ceux qui doivent faire exécuter les lois contre leurs collègues sentiront d’abord qu’ils agissent contre eux-mêmes1 ». Les nobles n’ont donc pas besoin de vertu pour soumettre le peuple à la rigueur des lois. La force de l’aristocratie vient de de ce que « les nobles y forment un corps, qui, par sa prérogative et pour son intérêt particulier, réprime le peuple2 ». Le gouvernement aristocratique peut aisément opérer par rapport au peuple comme une coalition d’individus qui ont même intérêt particulier. Mais par rapport à eux-mêmes, ils ne peuvent appliquer les lois que si l’amour des lois et du tout est plus fort en eux que l’intérêt particulier. La vertu est alors requise comme elle l’est dans la démocratie sous la forme d’un amour des lois et de la patrie qui permet le sacrifice de l’intérêt particulier. À ce point, l’idée que la vertu n’est pas absolument requise en aristocratie prend cependant une autre signification. Car nous venons de supposer une noblesse vertueuse, qui se soumet elle-même aux lois, en sorte que « les nobles se trouvent en quelque façon égaux à leur peuple3 » ; ici l’aristocratie connaît des lois qui sont appliquées avec la même rigueur à tous et, de ce point de vue, quoique le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif soient tenus par les nobles, le gouvernement est isonomique ; l’aristocratie tend vers la démocratie. Cependant Montesquieu envisage aussi que l’aristocratie puisse, à défaut d’une grande vertu, se contenter d’une certaine modération « qui rend les nobles au moins égaux à eux-mêmes4 ». Il n’est plus alors question d’appliquer les lois au peuple et aux nobles de la même manière et il n’est pourtant pas non plus question que les nobles ne suivent que leur intérêt particulier. La modération est « une vertu moindre5 », qui permet aux nobles d’être soumis aux lois sans y être soumis au même degré que le peuple. Son effet est inverse de celui de la crainte dans les gouvernements despotiques où ceux à qui le prince confie le pouvoir doivent vivre dans la crainte et le peuple se sentir protégé par les lois6. Ici, ce sont les aristocrates qui sont protégés par la modération et le peuple qui craint l’exécution des lois. Ils ne seraient pas protégés s’il n’y avait ni modération ni vertu : se rendant odieux au peuple et laissant la division régner entre eux, ils verraient leur gouvernement bientôt renversé.
3Si la modération est une moindre vertu, nous pouvons aussi bien dire que la vertu, quand elle est grande, est une augmentation de la modération. De la modération à la vertu, il n’y aurait pas de différence de nature, seulement une différence de degré. Il semblerait donc maintenant que la vertu soit le plus haut degré de la modération. On dira ainsi que, lorsqu’une démocratie est bien réglée, tous les citoyens sont à ce point modérés qu’ils font toujours passer l’amour des lois et de la patrie avant leur intérêt particulier, sans dispense ni délai. Nous avons là une nouvelle occasion de distinguer la vertu politique de la vertu des philosophes stoïciens. Celle-ci est une, mais admet pour parties la prudence, la justice, le courage et la tempérance ou modération. Celle-là pourrait être simplement modération la plus haute, qui entraîne exécution des lois et adoption de toutes les conduites utiles à la patrie. Toutefois nous allons voir par la suite que le contenu de la modération aristocratique et celui de la vertu démocratique, autrement dit le rapport à l’égalité qui se trouve impliqué dans l’une et dans l’autre disposition, ne sont pas identiques.
4Dans la manière dont Montesquieu parle des principes de la démocratie et de l’aristocratie, nous trouvons les indices d’un travail conceptuel autour des variations de la σωφροσύνη des philosophes, une fois qu’elle a été séparée des autres vertus particulières et placée au centre de la république, comme ressort de son action. Du côté de la démocratie, l’amour de la république, autrement dit de la démocratie, est compris comme amour de l’égalité et amour de la frugalité. À ces deux déterminations est associée la notion de médiocrité7. Du côté de l’aristocratie, nous trouvons qu’il pourrait y avoir une vertu semblable à celle du gouvernement populaire, ce qui ferait un État puissant. Mais un tel cas est rare. Il est plus probable que l’on puisse avoir, en fait de vertu, un esprit de modération, qui procède d’un effort pour « rétablir cette égalité que la constitution de l’État ôte nécessairement8 ». La vertu proprement dite est donc amour de l’égalité, là où règne l’égalité entre les citoyens, et la modération est mouvement vers l’égalité, là où l’égalité est absente. À la modération sont associées « la modestie et la simplicité des manières » qui « font la force des nobles aristocratiques9 ». Or, « frugalité », « médiocrité », « modération » et « modestie », ainsi que « tempérance », sont des termes qui renvoient tous au concept de la σωφροσύνη, acclimaté dans la langue latine par les traductions de Cicéron.
5Il sera donc pertinent de demander encore une fois aux Romains et particulièrement à Cicéron de nous guider sur le chemin de la frugalité, de la médiocrité, de la modération et de la modestie. Cicéron nous dit que dans le vêtement « comme dans la plupart des choses, la médiocrité est le mieux10 » ; il entend par là qu’il faut écarter le luxe sans pour autant négliger entièrement l’apparence. À la médiocrité s’attache ainsi l’idée de juste mesure ou de juste milieu entre un excès et un défaut. Le livre III des Tusculanes oublie, quant à lui, la mediocritas, mais propose quatre traductions différentes de la σωφροσύνη des philosophes grecs : temperantia, moderatio, modestia, frugalitas, suggérant ainsi que le latin distingue en cette matière des nuances que le grec ne discerne pas11. Le français conserve l’abondance de dénominations qu’il reçoit du latin : « tempérance », « modération », « modestie », « frugalité ». Notre langue, plus encore la langue d’un Montesquieu, qui connaît mieux le latin de Cicéron que nous ne le connaissons, est donc portée à penser la σωφροσύνη à travers le réseau des concepts cicéroniens. Or, c’est par la frugalité que Cicéron éclaire le sens de la modération et de la tempérance ; la modestie est alors évoquée en passant, mais laissée de côté. La raison en est sans doute que la modestie nomme plutôt l’effet de médiété, la juste mesure, qui caractérise la conduite de l’homme frugal, modéré et tempérant, mais nomme moins la vertu qui en est la cause. Le propre de la frugalité semble être « de conduire et apaiser le mouvement de l’âme désirante et de conserver en toute chose une constance pétrie de modération s’opposant toujours à la convoitise12 ». Le vice qui lui est contraire est appelé nequitia, l’impuissance de celui qui est agi et n’agit pas. La détermination de la σωφροσύνη par Cicéron lie d’abord la frugalité et la modération par l’intermédiaire de la constance : la frugalité suppose que le mouvement de l’âme, qui pourrait être déréglé et impétueux, soit régi, conduit droitement et apaisé. Cela rend possible, en second lieu, la constance et la modération, la constance dans la modération. Par là se manifeste une opposition au désir qui est maintenue et sans laquelle le mouvement de l’âme irait au dérèglement et à l’impétuosité, à la nequitia, qui est une soumission aux causes extérieures. Frugalité et constance permettent de penser la cause de la vertu dans l’âme, l’opération de l’âme qui engendre la vertu, mais la vertu proprement dite, la disposition de l’âme qui, constamment, empêche le dérèglement, est proprement la modération. Celle-ci fait une âme mesurée qui adopte une conduite mesurée, c’est-à-dire modeste. Quant à la tempérance, il se pourrait qu’elle pointe avant tout l’effet d’ordre qui est produit par la modération : en chaque chose et en toute, l’âme modérée fait ce qui convient, ce qui doit être, ni plus ni moins ; la tempérance est la mesure de l’ordre, la règle de toute conduite. Le De finibus la définit comme cette vertu qui, touchant les choses qu’il faut rechercher ou fuir, nous rappelle qu’il faut suivre la raison13 : elle dispose les biens selon l’ordre de la raison. Cet ordre se montre dans la conduite, en sorte que la tempérance confine avec la modestie, celle-ci étant la tempérance manifeste d’une conduite ordonnée. Le De finibus paraît les confondre lorsqu’il se réfère « à la modestie, à la tempérance » comme à « la modération des cupidités », ou comme à la vertu qui soumet les cupidités à la raison14. Le réseau des concepts qui explicitent la σωφροσύνη telle qu’elle est analysée par Cicéron accorde, on le voit, une place centrale à la modération. Ce sont toutefois la frugalité, la tempérance, voire la modestie, qui sont mises en avant. La modération reste à l’arrière-plan comme ce qui enracine dans l’âme et relie entre elles les figures de la σωφροσύνη cicéronienne. Nous retrouvons d’une autre manière cette centralité sous-jacente du concept de modération lorsque saint Thomas recueille à son tour l’héritage de la σωφροσύνη. Le rapport de la tempérance et de la modestie n’est plus le même, mais la modération reste le moyen terme qui relie les deux vertus. La Somme théologique nous dit en effet que la tempérance et la modestie sont deux sortes de modération, la première touchant ce qu’il est difficile de modérer parce que des passions violentes nous y attachent, la seconde, ce qu’il est facile de modérer parce que l’inclination résulte de passions moins fortes15.
6 On ne peut donc lire ce que Montesquieu nous dit de la frugalité, de la médiocrité, de la modération et de la modestie sans avoir en tête le lien étroit qui, dans la tradition cicéronienne, relie ces notions entre elles, les associe à la σωφροσύνη et à la tempérance et fait de la modération leur dénominateur commun. Mais nous ne pouvons pas non plus ignorer que Montesquieu introduit manifestement une coupure entre les termes qui définissent la vertu démocratique et ceux qui relèvent de la vertu aristocratique : du côté de la démocratie, frugalité et médiocrité, du côté de l’aristocratie, modération et modestie. À première vue, la frugalité démocratique n’est pas marquée du sceau de la médiété, plutôt de celui de la privation. L’amour de la frugalité consiste à ne pas aimer la puissance et les délices que procure la richesse, donc à aimer la pauvreté. Au chapitre 22 du livre XXII, dans un contexte où il est question de l’usure dans les premiers temps de Rome, la frugalité et la médiocrité sont associées à la pauvreté : l’amour de la frugalité est ce qui unit l’amour de la médiocrité en général à l’amour de la pauvreté en particulier. Ainsi, sous l’amour de la pauvreté pointe l’amour de la médiété :
Dans le temps que le sénat défendait avec tant de constance la cause des usures, l’amour de la pauvreté, de la frugalité, de la médiocrité, était extrême chez les Romains : mais telle était la constitution, que les principaux citoyens portaient toutes les charges de l’État, et que le bas peuple ne payait rien. Quel moyen de priver ceux-là du droit de poursuivre leurs débiteurs, et de leur demander d’acquitter leurs charges et de subvenir aux besoins pressants de la république16 ?
7La pauvreté n’est pas dénuement, mais consiste à ne désirer pour soi-même et sa famille que le nécessaire, ni plus ni moins : elle résulte d’un amour de la frugalité qui « borne le désir d’avoir à l’attention que demande le nécessaire pour sa famille » et dispose à donner « le superflu pour sa patrie17 ». L’amour de la pauvreté dont il est question ici se situe entre le renoncement à tous les biens et l’absence de renoncement : il consiste dans cette juste mesure par laquelle on n’obtient que les satisfactions qui conviennent avec la conduite du bon citoyen – se mettre à l’abri du besoin et pourvoir à la richesse de la république. Il s’agit bien d’un moyen terme politique, qui assure la richesse de l’État par la mesure dont font preuve les citoyens, et qui se situe entre deux possibilités qui affaibliraient l’État : la première par l’excessive richesse de certains aux dépens des autres citoyens et de l’État ; la seconde par l’excessive pauvreté de certains ou de tous. Mais sous la médiété politique, nous trouvons la médiété morale du bon père de famille qui assure le bien de sa famille, tenant le milieu entre le dénuement et la richesse. La grande vertu des anciens Romains vient de l’extrême amour de cette juste mesure, de ce moyen terme, qui rend le créancier avare pour son débiteur, mais généreux pour la république, pauvre pour lui-même, mais riche pour donner à l’État, et qui fait que le débiteur accepte de s’acquitter de l’usure, s’il n’en est pas réduit à la dernière nécessité. La plèbe était écrasée sous les exigences des créanciers. Mais il suffisait de « lois qui n’influaient que sur la situation actuelle », allégeant la condition des débiteurs, sans s’attaquer aux causes de leurs malheurs, et « le peuple s’apaisait par le soulagement des maux présents18 ». La plèbe même ne désirait rien d’autre que la médiocrité du citoyen au service de la république. Partout régnait cette grande vertu qui égalise les conditions : les patriciens aimaient la pauvreté pour eux-mêmes et aimaient leur richesse pour la république ; les plébéiens aimaient que la pauvreté où les maintenait le système de l’usure soit richesse pour la république. Les pauvres ne désirant pour eux-mêmes que le nécessaire, les riches ne faisant pour eux-mêmes usage que du nécessaire, tous convergeaient vers une condition moyenne. Frugalité et médiocrité apparaissent donc comme deux termes indissociables, le second renvoyant à l’idée de médiété, le premier à cette même médiété en tant qu‘elle se montre dans un certain usage des choses utiles aux particuliers et à la république. Rome ne nous donne cependant pas l’exemple de ce que sont frugalité et médiocrité dans une démocratie accomplie : la constitution romaine hésite entre aristocratie et démocratie ou, si l’on veut, elle consiste en une aristocratie qui va vers la démocratie. La vertu romaine est l’amour de l’égalité dans un régime qui n’est pas pleinement populaire. C’est pourquoi nous trouvons des patriciens riches vivant pauvrement et des plébéiens vivant pauvrement, parce qu’ils sont pauvres. Dans un véritable régime populaire, les lois se soucieront plutôt de former « beaucoup de gens médiocres19 », dont les talents comme les fortunes tiendront le milieu entre l’indigence et l’abondance ou l’excellence. La plupart des citoyens assureront le nécessaire pour leur famille et s’efforceront de rendre à leur patrie les plus grands services par des talents moyens et une fortune moyenne. Ils seront égaux dans cette émulation en quoi consiste l’amour de l’égalité et qui fait que tous également s’efforcent de rendre service à la patrie, égaux aussi dans la médiocrité et donc dans la frugalité.
8La situation d’une aristocratie, qui a besoin de modération et de modestie, est bien différente. La constitution y prévoit l’inégalité des citoyens et favorise les talents et la fortune des nobles aux dépens du peuple. Mais il faut modérer cette inégalité pour qu’elle ne devienne pas insupportable au peuple et il faut assurer l’égalité entre les nobles pour empêcher les dissensions qui détruiraient leur puissance souveraine. La modestie est dans les manières et s’adresse au peuple : au lieu de faste et de splendeur, les aristocrates adopteront des manières modestes et simples pour ne pas faire étalage de leur supériorité, pour permettre au contraire qu’elle soit oubliée :
Quand ils n’affectent aucune distinction, quand ils se confondent avec le peuple, quand ils sont vêtus comme lui, quand ils lui font partager tous leurs plaisirs, il oublie sa faiblesse20.
9Il ne s’agit pas pour les nobles de mettre en avant une fausse infériorité, ni de faire ostentation de leur supériorité, mais d’affecter un air d’égalité. L’inégalité réelle se concentrera ainsi dans les prérogatives de gouvernement, dans la fortune et dans la culture de certains talents, mais sera bannie des apparences de la vie sociale.
10Vient alors la modération qui, quant à elle, modifie réellement l’inégalité aristocratique, puisqu’elle réduit l’écart entre les nobles et le peuple et empêche que l’aspiration à la domination et à la richesse fasse croître les inégalités à l’intérieur du corps de la noblesse :
Il y a deux sources principales de désordres dans les États aristocratiques : l’inégalité extrême entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés ; et la même inégalité entre les différents membres du corps qui gouverne. De ces deux inégalités résultent des haines et des jalousies que les lois doivent prévenir ou arrêter21.
11Touchant le rapport des nobles et du peuple, la modération aristocratique consistera dans une inégalité qui tient le milieu entre l’inégalité extrême et l’égalité démocratique : les nobles n’auront pas plus de privilèges et d’avantages que n’en réclame la constitution politique. Ainsi leurs prérogatives ne seront pas « personnelles et particulières, distinctes de celles de leur corps22 ». C’est le sénat comme organe de la souveraineté qui aura des privilèges et les sénateurs n’auront que le respect lié à leur fonction dans l’État. À l’intérieur du corps des nobles, la modération consistera dans la plus grande égalité possible. Nous retrouverons ici une sorte de médiocrité à l’échelle de l’aristocratie, en particulier dans l’ordre de la richesse :
Deux choses sont pernicieuses dans l’aristocratie : la pauvreté extrême des nobles, et leurs richesses exorbitantes23.
12C’est pourquoi les lois établiront la modération si elles font en sorte que, dans le corps de la noblesse, « les fortunes se remettent toujours dans l’égalité24 » et que tous échappent au dénuement comme à l’extrême richesse. De manière générale, toutes les formes de supériorité individuelle devront être rognées à l’intérieur de l’aristocratie, afin d’établir une égalité dans l’inégalité, une supériorité collective des nobles sur le peuple, alliée à une égalité semblable à celle des meilleures démocraties entre les nobles. Il importe de souligner cette similitude entre la médiocrité démocratique et la modération considérée seulement dans ses effets à l’intérieur du corps de l’aristocratie, car la différence radicale qui s’y trouve enveloppée apparaîtra avec plus d’évidence : à propos de l’aristocratie réglée par la modération, Montesquieu ne parle pas d’amour de l’égalité, de la frugalité ou de la médiocrité ni d’un amour de l’égalité aristocratique, autrement dit d’un amour de cette égalité dans l’inégalité, qui fortifie le gouvernement aristocratique et assure sa conservation.
13La modération n’est pas objet d’amour. Elle consiste en un certain régime des passions qui est modéré, mais elle ne tire pas sa force d’un amour général de la modération chez les nobles. Ceux-ci ne sont mus que par l’amour de soi qui porterait chacun à rechercher la supériorité pour lui-même et pour sa famille, aux dépens du peuple et des autres nobles, si les lois ne l’en empêchaient. Et certes, du côté de la démocratie, l’amour de l’égalité et de la frugalité ne seront pas donnés naturellement : « Pour que l’on aime l’égalité et la frugalité dans une république, il faut que les lois les y aient établies25. » Ce que les lois ont pour but d’établir, c’est la vertu elle-même comme disposition qui oriente les citoyens vers l’égalité et la frugalité, qui les rend mécontents lorsqu’ils s’en éloignent et satisfaits lorsqu’ils en jouissent. Mais la modération dans l’aristocratie ne se présente pas ainsi : elle n’est pas ce dont les nobles profitent avec plaisir. Elle n’est faite que de règles qui contrarient la supériorité des nobles. Dans le rapport des nobles au peuple, il faut interdire ce qui exalte la supériorité aristocratique et humilie le peuple. Par exemple, la loi était mauvaise qui, à Rome, « défendait aux patriciens de s’unir par mariage aux plébéiens26 ». Une telle loi signifiait la morgue aristocratique en opposition à l’amour de l’égalité, pourtant présent dans la noblesse romaine. Il faut aussi interdire les avantages des nobles en matière de subsides, qu’ils ne soient pas exemptés d’impôts, que leurs fraudes ne soient pas tolérées, qu’ils ne reçoivent pas d’appointements pour l’exercice des emplois publics, qu’ils ne rendent pas le peuple tributaire afin de se partager le revenu des impôts. Il faut au contraire ne pas hésiter à distribuer les revenus au peuple. En outre, les nobles ne doivent pas eux-mêmes lever les impôts, qu’ils prendraient bien vite comme un moyen de s’enrichir. Et ils ne doivent pas non plus avoir part au commerce. Enfin, il faut que les lois rendent justice au peuple, protègent le plus possible le peuple contre les abus des nobles, et qu’elles soient rigoureusement exécutées. Des institutions comme les éphores de Sparte ou les inquisiteurs d’État à Venise sont nécessaires pour mortifier chez les nobles « l’orgueil de la domination27 ». À l’intérieur du corps des nobles, les lois travailleront à l’égalité des fortunes en organisant les successions dans ce but, et elles favoriseront l’union des familles en prévoyant la célérité dans le règlement des différends ou en renvoyant les distinctions qui flattent la vanité des familles au rang des petitesses de l’intérêt particulier28.
14Les conditions qui réalisent la modération dans le gouvernement aristocratique relèvent donc toutes d’un effort contraire au penchant général de la noblesse tournée vers la satisfaction des intérêts particuliers, les abus de la domination et les excès de la richesse. En ce sens, la modération n’est pas une moindre vertu entendue comme une vertu de même qualité que celle de la démocratie, mais en moindre quantité. Elle est une moindre vertu, parce qu’elle est une vertu contrainte et non une vertu qui procède de l’amour de ce qui est utile à la république. Les nobles se soumettent volontiers à cette contrainte s’ils comprennent à quel point il est utile à leur intérêt particulier de contrarier ses excès. La modération doit alors être comparée à l’honneur. Celui-ci est une exaltation de l’intérêt particulier dans une constitution qui le met au service de l’État, en sorte qu’il apparaît comme une imitation de l’amour du bien commun par les moyens de l’amour de soi. La modération consiste au contraire dans un intérêt particulier contrarié jusqu’à produire des effets qui ressemblent à ceux de l’amour véritable du bien commun.
15Au-dessus de la vertu démocratique, de la modération comprise comme principe du gouvernement aristocratique et de l’honneur des monarchies se lève alors la figure d’une tempérance ou d’une modération, qui n’est plus de même rang, car elle n’est plus le principe d’un gouvernement, ni une vertu, ni l’objet d’une passion, mais correspond à ce dont Montesquieu nous parle lorsqu’il affirme « que les hommes s’accommodent presque toujours mieux des milieux que des extrémités29 ». Les hommes, au gré des lieux et des temps, s’accommodent de mille manières de mille circonstances diverses et variées. Et dans cette profusion de différences, il est une vérité qui se fait jour et accède à un très haut degré de généralité : ce qui est modéré leur convient mieux, le plus souvent, et s’inscrit peut-être plus durablement dans leurs habitudes. Ainsi, il n’est pas certain que la « liberté politique extrême » des Anglais ou « l’excès même de la raison », dont on peut sans doute lire les effets dans l’extrême cohérence de la constitution politique anglaise rapportée au but qu’elle se propose, soit « toujours désirable ». Et Montesquieu ne prétend pas dire qu’une telle « liberté politique extrême doive mortifier ceux qui n’en ont qu’une modérée30 ». Nous avons là l’exemple même de cette modération dont l’esprit circule dans une multitude de faits et qui peut être, selon les cas, modération de la liberté, modération de la raison, ou encore de la vertu, mais aussi de la plupart des conduites humaines ainsi que des lois positives qui cherchent à les orienter. Tout, pour ainsi dire, peut être modéré ou ne l’être pas et, dans la plupart des cas, la modération sera ce qui convient aux hommes. Mais cela veut dire aussi que ce qui est modéré d’un certain point de vue peut être excessif par un autre côté : ainsi la frugalité est un juste milieu entre dénuement et richesse, mais les premiers Romains en avaient un amour extrême. Ils aimaient de manière intempérante la tempérance qu’implique la frugalité. Et il y a donc mille voies pour composer la modération avec l’excès, qu’il soit manque extrême ou surabondance, et mille voies pour composer la modération avec la modération.
Notes de bas de page
1 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. I, livre III, chap. 4, p. 29.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. I, livre III, chap. 9, p. 33.
7 Ibid., livre V, chap. 3, p. 50.
8 Ibid., chap. 8, p. 58.
9 Ibid.
10 Cicéron, Des devoirs, trad. par M. Testard, Paris, Les Belles Lettres, 1962, I, 36, p. 173. Nous modifions la traduction et rendons mediocritas par « médiocrité » au lieu de « juste milieu ».
11 Il y a cependant plusieurs termes grecs associés à la σωφροσύνη, mais il n’est pas utile de les convoquer ici. Cicéron observe en particulier que la langue grecque n’a pas de mot pour traduire pertinemment le terme frugalitas. Cicéron, Tusculanes, III, VIII, 16.
12 motus animi appetentis regere et sedare semperque adversantem libidini moderatam in omni re servare constantiam. Cicéron, Tusculan Disputations, Londres/Cambridge, Heinemann/Harvard University Press, 1971, III, VIII, 17, p. 246. Nous traduisons.
13 Cicéron, De finibus, I, XIV.
14 Ibid., II, XIX.
15 Thomas d’Aquin, Somme théologique, II Ilae, q. 140, art. 1.
16 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXII, chap. 22, p. 94.
17 Ibid., t. I, livre V, chap. 3, p. 49.
18 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXII, chap. 22, p. 94.
19 Ibid., t. I, livre V, chap. 3, p. 50.
20 Ibid., chap. 8, p. 59.
21 Ibid.
22 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit.
23 Ibid., p. 61.
24 Ibid., p. 62.
25 Ibid., chap. 4, p. 50.
26 Ibid., chap. 8, p. 59.
27 Ibid., p. 61.
28 Ibid., p. 62.
29 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., livre XI, chap. 6, p. 179.
30 Ibid.
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