Chapitre IX. Le nouveau et l’ancien
p. 204-210
Texte intégral
1Nous arrivons maintenant au moment où l’approche philosophique de l’histoire universelle, permettant de comprendre l’engendrement de toutes les institutions, peut rencontrer la structure de la temporalité telle que Montesquieu la pense en tant qu’historien du droit. Si l’histoire universelle n’est pas d’emblée ordonnée par le partage des époques, elle accueille d’autres partages, en particulier celui du droit romain et du droit français, qui implique une succession des temps faite de ruptures, de révolutions et de reprises du passé. Le temps romain d’un côté et le temps français de l’autre avancent d’une façon qui combine les révolutions et le retour de choses anciennes. Le temps français intègre aussi deux révolutions qui font époque : la législation de Saint Louis et la rédaction des coutumes. Mais il est une autre rupture dont le statut est singulier : les usages des Barbares qui ont conquis l’Empire d’Occident ont été traduits en latin. Cela marque la sortie du temps romain et l’entrée dans le temps médiéval. Et cela indique aussi le maintien d’un élément romain : le latin n’est pas seulement la langue de l’Église ; il reste la langue du droit. Cette rupture qui est également conservation, autrement dit cette transformation du latin qui devient la langue du droit barbare après avoir été la langue du droit romain, fournit à Montesquieu un modèle auquel il se réfère évidemment, lorsqu’il nous dit, au début de son ouvrage, dans l’avertissement posthume de 1757, qu’il a lui-même utilisé des mots anciens dans de nouvelles acceptions ou bien des mots nouveaux. Il nous faut examiner ce modèle :
Lorsque les Barbares sortirent de leur pays, ils voulurent rédiger par écrit leurs usages ; mais comme on trouva de la difficulté à écrire des mots germains avec des lettres romaines, on donna ces lois en latin.
Dans la confusion de la conquête et de ses progrès, la plupart des choses changèrent de nature ; il fallut, pour les exprimer, se servir des anciens mots latins qui avaient le plus de rapport aux nouveaux usages. Ainsi, ce qui pouvait réveiller l’idée de l’ancien cens des Romains, on le nomma census, tributum ; et, quand les choses n’y eurent aucun rapport quelconque, on exprima, comme on put, les mots germains avec des lettres romaines : ainsi on forma le mot fredum [… ]62.
2L’affirmation selon laquelle il faut bien utiliser des mots anciens pour exprimer ce qui est nouveau est donc reprise par Montesquieu, dès le premier paragraphe de L’esprit des lois. Notre auteur y envisage aussi qu’on puisse faire usage de mots nouveaux : nous savons maintenant, par l’exemple du fredum, qu’un mot nouveau est un mot mixte, un mot où se mélangent deux langues, en l’occurrence un mot germain latinisé. Montesquieu, pour sa part, n’emploie guère de mots nouveaux dans L’esprit des lois. Il faut donc que la dénomination des idées nouvelles s’y fasse toujours par des mots anciens qui changent d’acception. La vertu, telle que Montesquieu la désigne dès le premier paragraphe de L’esprit des lois, et toutes les idées nouvelles qu’il devra nommer sont donc comme le census ou le tributum des Barbares : l’idée nouvelle renvoie à une chose qui réveille l’idée d’une chose ancienne ; ainsi la vertu politique réveille l’idée des vertus morales et chrétiennes, sans pourtant se confondre avec elles.
3La traduction en latin des usages barbares demande que violence soit faite à la langue latine. Les anciens usages barbares ou les nouveautés issues de la conquête sont dans les deux cas des nouveautés pour la langue latine ; celle-ci ne peut les exprimer qu’en acceptant des mots nouveaux ou en modifiant la signification de certains mots latins : traduire veut dire ici tordre la langue de traduction pour la rapprocher de l’idiome étranger qu’il faut traduire, afin de rendre les idées nouvelles dont il est porteur. Or Montesquieu nous suggère qu’il lui faut tordre la langue française de la même manière, pour lui faire dire ce qu’elle n’est pas d’emblée capable de dire ; mais il ne s’agit plus de traduire ce qui se dit d’abord dans une autre langue, mais plutôt de faire venir au jour des idées nouvelles à l’intérieur de la langue que l’on emploie. Ce rapport d’une langue à elle-même, qui est semblable à la traduction d’une langue à l’autre, nous l’appellerons traductio afin de ne pas le confondre avec la traduction proprement dite. Il faut alors que la nouveauté passe par les mots anciens et en déforme la signification. Mais lorsque nous tenons compte du rapport au passé que l’historien du droit reçoit de la pratique jurisprudentielle, à savoir cette manière de penser dans le présent avec des idées du passé que nous avons découverte dans le droit français, l’opération de la traductio, qui dit les idées nouvelles avec des mots anciens, doit alors être mise en relation avec ce retour du passé dans le présent selon le modèle de la jurisprudence. D’un côté, les mots anciens, qui bientôt recevront une autre signification, imposent l’héritage d’un passé manifeste que le présent reçoit. D’un autre côté, le jurisconsulte et historien du droit sait comment réactiver un passé plus ancien ou différent, un passé appartenant à une autre ligne généalogique. Ainsi la présence de cet autre passé est d’abord recouverte par des idées qui viennent du christianisme ou de la philosophie antique et moderne ; mais si la première nouveauté de L’esprit des lois tient dans un retour à la pure jurisprudence, alors il y aura des mots anciens, issus d’une pensée mêlée de philosophie et de christianisme, qui signifieront des idées nouvelles correspondant à des choses de la jurisprudence que la philosophie et le christianisme ont recouvertes et qui cependant ont quelque ressemblance avec des choses philosophiques ou chrétiennes. On peut ainsi repérer dans l’ensemble du traité les signes d’un effort de traductio qui cherche du côté d’une jurisprudence débarrassée du poids de la philosophie et de la théologie des idées nouvelles, en fait des idées anciennes qui reviennent, que l’on ne pourra nommer qu’avec des mots encore chargés de leur valeur philosophique et théologique. Les mots qui ne changent pas nous font traverser le fossé entre l’ancien et le nouveau, mais la nouveauté est maintenant ce qui est plus ancien ou autrement ancien que l’ancienneté des mots que nous employons : il faut tordre les mots pour que le passé occulté redevienne présent, pour que la philosophie et la théologie laissent de nouveau parler la jurisprudence. Au chapitre 4 du livre XXVIII, à propos de la thèse qu’il vient d’avancer touchant l’origine de la distinction entre les pays de droit coutumier et les pays de droit romain, Montesquieu a recours à cette formule : « Je sais bien que je dis ici des choses nouvelles ; mais si elles sont vraies, elles sont très anciennes63. » Il semble que nous puissions extraire cette remarque du contexte particulier où nous la trouvons et lui donner une valeur générale. La nouveauté, telle que la pense Montesquieu, consiste dans le dévoilement de choses anciennes que des mots anciens nous cachent. Le passé manifestement reçu en héritage voile un autre passé : la nouveauté, c’est l’autre passé dévoilé.
4Nous avons là des raisons d’accorder à l’écriture en latin des usages barbares au début de la période médiévale une fonction qui, dans l’économie de L’esprit des lois, n’est pas seulement celle d’un événement qui sépare, différencie et relie à la fois, le droit romain et le droit médiéval. Considéré sous ce seul aspect, il s’agit déjà d’un événement majeur, puisque nous y trouvons le prototype de l’écriture des usages, laquelle, par-delà les révolutions du droit français, reviendra sous la forme d’une rédaction définitive des coutumes de France et fera époque au point de fixer les traits fondamentaux du droit d’Ancien Régime, au-delà du règne de Charles VII. Mais l’événement de la rédaction des usages en latin revient aussi d’une autre manière : l’opération qui consiste à utiliser « de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions » et qui définit, de manière générale, le statut des idées nouvelles à l’intérieur de L’esprit des lois, est la reprise de l’opération de traduction des usages barbares en latin au début du Moyen Âge.
5 Évidemment, reprise ne veut pas dire répétition à l’identique, non seulement parce qu’un élément revient, tandis que le système des faits auquel il appartenait ne revient pas, mais aussi parce que l’élément qui revient est lui-même altéré : la traduction des usages barbares en latin, qui donne à des mots latins une signification nouvelle ou bien latinise des mots barbares, revient sous la forme d’un changement de signification de certains mots français. Au cœur de cette reprise qui est à la fois retour et altération, il y a cependant un noyau qui reste véritablement le même, qui revient à l’identique : il faut nommer avec des mots anciens des idées nouvelles, en sorte que la nouveauté ne peut être tout à fait détachée de l’ancienne signification qu’elle remplace. Penser la nouveauté, c’est d’abord la penser par contraste avec ce dont elle prend la place, par rapport au passé qu’elle ne continue pas, plus que par rapport à l’avenir qu’elle annonce. La nouveauté change le rapport que le présent entretient avec son passé. Or, en second lieu, ce changement implique aussi que la nouveauté soit en définitive un passé retrouvé. La rédaction des usages barbares en latin suppose que les mots latins reçoivent de nouvelles acceptions ou que de nouveaux mots latins, des mots barbares latinisés, apparaissent. L’esprit latin se trouve affecté par la nouveauté, mais celle-ci correspond à l’irruption dans le monde romain, sous l’effet de la conquête, de certains usages barbares qui sont très anciens et semblent préhistoriques si on les rapporte à l’histoire du droit romain. Et certes, dans les nouvelles conditions créées par la destruction de l’Empire d’Occident, ces usages vont se modifier ou s’inscrire dans des systèmes de faits largement recomposés ; cependant leur esprit va se conserver et il restera, par-delà les révolutions du droit médiéval, un élément constitutif du droit français. La nouveauté, telle que Montesquieu la conçoit généralement, suppose ce rapport du passé au passé, qui définit donc une nouveauté paradoxale : sans disparaître tout à fait, le passé sur lequel s’appuyait jusqu’alors le présent laisse venir au jour un autre passé. Lorsque l’avertissement de L’esprit des lois évoque l’opération qui consiste à donner de nouvelles acceptions à des mots anciens, il y a quelque apparence que ces nouveautés soient anciennes, mais appartiennent à une lignée qui n’est pas celle des mots anciens dont elles modifient la signification.
6Ce jeu du nouveau et de l’ancien tel que nous le découvrons à présent, dans sa portée très générale, se montre finalement à nous sous deux aspects : le premier est celui de « notre jurisprudence française » construite sur la rédaction des coutumes selon une opération qui reprend ce que fut la rédaction des usages barbares en latin ; le second est celui de la jurisprudence universelle dont L’esprit des lois expose la méthode. La particularité française transmet à la science du droit une certaine manière de nouer le nouveau et l’ancien. Ainsi se dessine la structure de la temporalité qui va venir ordonner les faits de l’histoire universelle. Le passé s’y présente comme ce qui, persistant dans le présent, dans la signification des mots usuels anciennement reçus, occulte un autre passé qui sera nouveauté dans le présent lorsque les mots anciens reçus en héritage verront leur signification se tordre pour nommer cet autre héritage qui peut être encore plus ancien. Il n’est donc nullement question d’une histoire cyclique qui toujours, au-delà du passé manifeste que le présent reçoit, reprendrait en totalité un passé plus ancien pour qu’il devienne le nouveau présent. Il y a dans le leg du passé qui constitue notre présent des idées que nous employons et qui supposent que notre présent soit orienté vers certaines tâches, quand nous trouvons aussi, dans un autre passé d’abord inaperçu, d’autres idées qui pourraient nous rendre capables d’infléchir notre action dans le présent, non point d’abandonner entièrement les idées que nous avions jusqu’à maintenant et les tâches qui leur étaient associées, mais plutôt de les garder en mémoire, tandis que nous verrions s’ouvrir devant nous, par le retour d’idées très anciennes, de nouvelles possibilités d’action.
7Ce savoir qui nous permet de considérer la nouveauté comme un jeu du passé avec le passé est lui-même une nouveauté qui nous revient du passé et remplace une autre façon de penser la nouveauté, laquelle suppose dans l’histoire l’existence de commencements absolus. L’idée de la traductio qui ordonne le jeu du passé par rapport au passé est produite par le jeu du passé par rapport au passé. Montesquieu nous signifie ainsi qu’il n’est pas un nomothète de la langue qui donnerait aux mots des significations absolument nouvelles. Il faut plutôt dire que par lui se trouvent redistribuées des significations qui circulent déjà dans le passé de la langue.
8Au contraire, un nomothète qui introduirait dans la langue des significations en rupture avec le passé ne pourrait le faire qu’en allant les chercher hors du processus historique, dans une nature des choses anhistorique distincte du passé stratifié et pluriel qui constitue le sujet et la langue qu’il parle. Ce nomothète serait en somme le législateur dialecticien du Cratyle, qui règle chaque dénomination sur une intemporelle forme du nom64. Il y a donc une certaine manière de penser la nouveauté selon une idée ancienne qui nous vient de la tradition philosophique : la nouveauté se trouve alors comprise comme un commencement absolu et suppose un nomothète de type platonicien. Sous l’hypothèse d’un tel nomothète, l’histoire apparaît comme actualisation dans le temps d’une vérité intemporelle, transcendante. Le développement historique prendra des formes variées selon les différentes manières dont on déterminera cette transcendance. Mais, dans tous les cas, la nouveauté pourra surgir dans le temps humain comme ce qui n’a pas d’équivalent dans le passé ou comme ce qui n’est pas justifié par le passé et rompt avec lui. Rien n’interdit qu’une même nouveauté revienne plusieurs fois dans le temps, qu’elle soit réactivée ou retrouvée : le nomothète peut-être un refondateur, qui retourne à la première forme du vrai partiellement ou totalement oubliée. Pourtant, ce qu’il introduit ou réintroduit dans l’histoire n’est pas légitimé par l’histoire, par le fait que le nouveau serait le retour de l’ancien. Ici, la nouveauté, dans sa première apparition ou bien comme retour de ce qui a été oublié, résulte toujours d’une opération du nomothète qui se règle sur la transcendance pour instituer de nouvelles significations.
9C’est précisément cette idée que la nouveauté pensée selon l’opération de la traductio écarte et réveille à la fois. Montesquieu est un législateur de la langue, à la manière des anciens Barbares apprenant le latin, un législateur en un sens nouveau, non platonicien ; car la nature des choses dont il s’occupe est historique, et c’est le travail sur lui-même du réel historiquement construit, le travail du passé sur le passé, qui engendre le législateur et sa nouveauté. Cela n’entraîne pas que le législateur de type platonicien soit inconcevable, mais plutôt qu’il soit d’abord ce législateur dont l’idée nous est léguée par la tradition philosophique et que, si nous venions à oublier cette idée, elle puisse elle aussi réapparaître comme une nouveauté qui nous revient du passé, selon l’opération de la traductio.
10Il faut donc séparer et articuler deux façons d’instituer dans la langue des significations nouvelles, l’une en partant de l’Idée intemporelle du nom, l’autre par la traductio. Dans le premier cas, la nouveauté suppose un effort pour s’approcher le plus possible de la dénomination parfaite, de la perfection du nom en soi, et pour introduire dans une langue particulière historiquement constituée des significations qui ont quelque rapport à l’éternité. Dans le second cas, il ne s’agit que de retrouver ce qui a été, de voir ressurgir des significations anciennes. On conçoit que ce qui touche ici l’institution des mots vaut aussi bien comme synecdoque pour toutes les sortes d’institutions : grâce à ce que nous venons de dire du législateur de la langue, nous pouvons comprendre ce qu’est un législateur en général. Ainsi, le livre VI de La République affirme qu’il ne peut y avoir de bonheur dans la cité que si celle-ci est peinte d’après un paradigme divin65. Et si nous nous tournons maintenant vers la tradition monothéiste, il va de soi que, dans la perspective qui est ici la nôtre, les figures de Moïse, du Christ ou de Mahomet ressemblent au nomothète platonicien, parce que la transcendance de Dieu est, comme la transcendance de l’Idée, principe d’éternité hors de l’histoire qui légitime la nouveauté introduite par le législateur dans l’histoire. Mais l’on peut s’attendre à ce que Montesquieu conçoive l’opération de la législation dans l’ordre politique ou civil d’une autre manière, à savoir selon ce rapport à l’histoire que nous avons rencontré dans la traductio. Tout peuple porte avec lui son passé et, quand un peuple est neuf, ceux qui le composent ne sont pas pour autant sans passé. Il faut donc toujours se demander si une nouveauté apparue dans une législation ne peut être comprise comme retour d’un passé occulté. Lorsqu’elles ne nous viennent pas de la transcendance, les nouveautés sont anciennes.
11L’une des contradictions majeures par lesquelles la machine de L’esprit des lois se trouve mise en mouvement consiste en ce que l’histoire est à la fois fuite vers l’avenir et processus de réactivation du passé. Les hommes s’éloignent des lois qui sont en Dieu, ce qui les conduit à l’institution des lois humaines, puis à la violation des lois qu’ils ont instituées, de sorte que la nouveauté se montre ordinairement comme rupture par rapport au passé ; mais, à partir de l’éminence où l’historien du droit se voit établi, tout présent apparaît aussi comme lesté par un passé stratifié, complexe, de telle façon que, de ce point de vue, ce qui est nouveau ne l’est jamais absolument et relève plutôt d’une réorganisation du passé, d’un retour du passé occulté en lutte contre le passé manifeste. S’il est une différence entre les Anciens et nous, elle tient au fait que, pour nous, la nouveauté au sens plein est si rare qu’elle tend à n’être plus, tandis que pour eux le passé évidemment incomplet demandait encore au présent d’inventer de nouvelles formes. Ainsi, être moderne, c’est redonner force à ce qui fut nouveau et que l’on a oublié, c’est modifier le présent en jouant le passé contre le passé.
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