Chapitre VI. L’homme séparé de dieu et de sa justice
p. 173-181
Texte intégral
1Il pourrait sembler que Dieu et les hommes soient en relation telle une chose et son image en un miroir. L’actualité des lois positives et de la justice en l’homme serait le miroir dans lequel se reflèterait une partie des lois invariables que Dieu a faites et connaît, cette partie qui rend les lois positives et la justice humaine possible ; la connaissance par les hommes de cette possibilité et les actions qui en résultent serait l’image dans le miroir. Et le droit humain se comprendrait comme l’actualisation dans le monde de cette justice possible. Mais cette relation spéculaire est contredite par ce que sont réellement les hommes, êtres particuliers intelligents à la nature bornée et à l’agir inconstant. Nous entrons maintenant dans le « nous » universel à l’intérieur duquel Montesquieu rassemble avec lui tous les hommes, par différence avec les bêtes et les plantes : nous avons des connaissances bornées et faisons des lois positives au gré de notre inconstance. Mais nous sommes aussi ces hommes que Montesquieu invite à contempler les lois positives possibles et la justice possible en Dieu. D’un côté nous sommes des êtres bornés par nature, qui ne connaissent pas ou connaissent mal les lois positives possibles et la justice possible, telles qu’elles dérivent des rapports nécessaires qui sont en Dieu, et dont les actions, les lois positives et la justice seront effectivement entachés d’erreurs et d’inconstance. D’un autre côté, nous sommes des êtres spéculatifs capables de voir en Dieu ces hommes possibles, ces lois positives et cette justice possibles, dérivés des rapports nécessaires qui font la nature de Dieu et qui relient l’univers à la raison primitive. Montesquieu, il est vrai, dans ce contexte, n’emploie le pronom « nous » que s’il est question du point de vue que nous avons sur le monde matériel ou sur le monde intelligent ou encore de notre inscription dans le monde intelligent : « Nous voyons que le monde, formé par le mouvement de la matière, et privé d’intelligence, subsiste toujours » ; dans les plantes, « nous ne remarquons ni connaissance ni sentiment » ; « les bêtes n’ont point les suprêmes avantages que nous avons ; elles en ont que nous n’avons pas19 ». Nous sommes attachés à la matière et au monde des êtres intelligents et bornés. Mais il faut bien dire que nous sommes aussi sous l’hypothèse d’un point de vue spéculatif qui dépasse les bornes de notre nature, laquelle se constitue par liaison et rupture avec l’idéalité des lois positives possibles et de la justice humaine possible, telles qu’elles dérivent des rapports nécessaires qui sont en Dieu.
2 Avant d’en venir au « je » ou au « nous » qui examinera bientôt l’ensemble des rapports formant l’esprit des lois, le « je » du chapitre 3 du livre I, il faut donc reconnaître un homme scindé entre l’idéalité du possible et la réalité de ce que nous sommes. Or cette scission est le motif par lequel la particularité romaine s’introduit dans l’universalité philosophique. À première vue pourtant, l’équité dont nous parle le chapitre 1 n’est pas romaine. Elle est l’autre nom de la justice humaine ou de la justice unissant des êtres intelligents comprise comme une possibilité générale, loin du droit romain et de tout droit particulier. Cette équité n’est ni l’ἐπιείκεια des Grecs, ni l’aequitas des Romains, puisqu’il n’est aucunement question du rapport entre les lois positives et les cas particuliers auxquels elles s’appliquent. Elle est un ensemble de rapports qui règlent a priori certaines propriétés qui valent pour toutes les sociétés d’hommes ou tous les êtres intelligents, de même que l’égalité des rayons est vraie a priori de tous les cercles que l’on pourra tracer. Mais ces rapports d’équité ne sont pas des vérités nécessaires ; ils sont plutôt ce qui serait juste ou ce qui devrait être. Ils intègrent donc déjà le fait que les sociétés d’hommes ou les rapports entre les êtres intelligents réellement existants ne seront pas conformes aux rapports d’équité antérieurs à l’existence des lois positives. Celles-ci établiront des rapports d’équité qui, au gré des erreurs et de l’inconstance des hommes, seront une image déformée de l’équité possible. En fait, contrairement à ce qui a lieu pour le cercle, il arrivera que les lois positives existantes n’aient pas les rayons égaux, que ce qui est juste selon la justice possible a priori ne le soit pas selon les lois positives réelles :
L’homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables. Comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change sans cesse celles qu’il établit lui-même20.
3Si, comme l’affirme Montesquieu contre Hobbes et Spinoza, « dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les loi positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé le cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux21 », cela n’implique cependant pas que la justice ait le même statut que les vérités mathématiques22. Les mathématiques rendent compte des lois invariables des corps et sont le modèle qu’il faut suivre pour comprendre comment sont gouvernés les êtres physiques, y compris l’homme, en tant qu’il appartient au monde matériel. Les lois du monde matériel sont parfaitement nécessaires et découlent des lois invariables qui sont antérieurement en Dieu. Mais la justice suit un autre modèle : nous pourrions l’appeler le modèle prétorien. Dans l’histoire du droit romain, nous avons en effet découvert l’aequitas des préteurs comme une manière de produire le droit par rupture avec la rigidité du droit civil antérieur. Montesquieu fait en sorte que cette forme d’engendrement du droit vienne s’inscrire dans une conception de l’homme qui, dès le fondement, suppose la loi invariable établie par Dieu et la violatio legis inséparable de l’intelligence humaine. Les lois établies par Dieu pour les êtres particuliers intelligents n’ordonnent ni ne défendent rien en elles-mêmes : elles sont une suite de rapports nécessaires. Elles sont toutefois établies, en sorte que, de ce point de vue, l’analogie avec les lois d’institution humaine est envisageable. L’ancien droit civil des Romains, dont les formules doivent être respectées à la lettre et ne laissent aucune latitude à l’arbitre, rapproche la loi-commandement de la loi-nécessité : les individus et les cas se coulent dans la forme immuable du droit ou bien restent hors du droit, car les formules de l’ancien droit civil ne sauraient quant à elles se modifier pour s’adapter aux individus et aux cas. On peut choisir de ne pas recourir au droit ; mais, si l’on recourt au droit, on ne peut échapper à la nécessité de ses formules. C’est précisément ce à quoi déroge le droit prétorien, lequel, écart après écart, constitue peu à peu une tradition des écarts, un système toujours plus riche et toujours plus fécond qui conserve et nourrit les contradictions du droit. On trouve chez Aristote l’idée selon laquelle, à l’intérieur de l’ordre naturel, l’homme est cet être qui est par nature politique, et à qui cependant il arrive d’être par nature hors cité, autrement dit de ne pas rester à sa place dans l’ordre naturel, et qui donc ne sera droitement orienté vers l’actualisation de sa nature que s’il est pris dans l’ordre institué de la πόλις. Et dans la mesure où, parmi les différentes constitutions politiques possibles, toutes ne se valent pas, il sera question d’identifier la constitution qui sera la plus apte à conduire l’homme vers la pleine actualisation de sa nature. Mais l’idée de Montesquieu, qui nous semble d’inspiration romaine, n’implique pas seulement un écart possible dont la constitution de la communauté politique supposerait qu’il soit mis hors cité, en sorte que la cité apparaîtrait comme ce qui écarte un écart. Montesquieu envisage plutôt une sorte de dérive qui fait de l’homme l’être qui s’écarte de la nécessité divine, puis qui s’écarte de l’écart en instituant des lois humaines, puis s’écarte encore des lois qu’il a instituées et ainsi de suite.
4Montesquieu conçoit en somme cette tendance à s’écarter indéfiniment de ce dont on ne peut s’écarter comme un attribut fondamental de l’homme. Or, dès lors que les hommes, comme êtres intelligents, violent sans cesse les lois invariables de Dieu, la nécessité de ces lois se trouve modifiée. Elle devient paradoxalement une nécessité qui ne s’actualise pas, une nécessité impuissante, autrement dit un ordre ou une défense, auxquels les hommes obéiront ou n’obéiront pas, selon qu’ils y sont ou non disposés. La justice est devenue seulement possible au lieu d’être nécessaire. Nous rencontrons là l’archétype de ce que sera le droit des hommes. Les sociétés humaines sont instituées en violation des rapports de justice antérieurs à la loi positive. Puis les lois que l’homme établit relèvent à leur tour d’une nécessité prescriptive, par rapport à laquelle les différentes opérations qui travaillent la réalité juridique sont autant de ruptures créatrices, que nous avons déjà mises en lumière à Rome ou dans la France médiévale : création de nouvelles lois par le souverain, production de lois par l’activité jurisprudentielle, modification des usages qui rendent les lois caduques. Le droit des hommes semble condamné à inventer sans cesse des rapports qui ne seront jamais conformes aux rapports de justice tels qu’ils sont définis en Dieu. En premier lieu, selon la nécessité divine et la justice possible qui en découle, « supposé qu’il y eût des sociétés d’hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois23 », mais il arrive que les hommes ne se conforment pas aux lois politiques et civiles de la société à laquelle ils appartiennent et il se trouve qu’ils finissent toujours par les changer. L’homme séparé de Dieu, borné par sa nature et qui se conduit lui-même, paraît emporté dans une dérive qui l’éloignera indéfiniment de la justice possible : son intelligence finie qui le rend sujet à l’ignorance et à l’erreur se trouve encore brouillée par les passions, qui lui font perdre le peu de connaissances qu’il a et le condamnent à passer d’une violation de la justice possible à une autre violation de la justice possible.
5En même temps, « il faut […] avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit24 », en sorte que, si la justice réelle instituée par les hommes n’est pas la justice possible, l’établissement des lois positives par les hommes n’est pas sans aucun rapport avec cette justice possible : l’équité, au sens où il faut l’entendre ici, est cette image de la justice possible que l’on découvre comme antérieure aux lois positives, quoique pourtant cette équité soit établie par les lois positives. Les lois positives s’écartent donc de la justice possible ; mais par là, elles n’établissent pas seulement l’injustice, puisqu’elles rendent aussi possible cette relation à l’équité, qui est antérieure aux lois positives et reconnue cependant à partir de l’institution des lois positives. Sans doute peut-on maintenant articuler l’équité ainsi conçue avec l’ἐπιείκεια ou l’équité romaine ; car on supposera que c’est dans l’application des lois positives, qui absolument ne sont pas justes, que l’on pourra peu à peu, touche par touche, discerner la précession de l’équité, laquelle se montre a posteriori comme un a priori. La manière dont les lois d’équité sont énoncées par Montesquieu ne nous dit rien quant aux voies que peut emprunter chez les hommes la connaissance de l’équité. Sous l’hypothèse de l’existence des sociétés d’hommes, de la possibilité pour des êtres intelligents de recevoir un bienfait d’un autre être intelligent, de la création d’un être intelligent par un autre être intelligent ou du mal qu’un être intelligent ferait à un être intelligent, il s’ensuivra certaines conséquences nécessaires qui constituent proprement les lois d’équité : qu’il serait juste de se conformer aux lois des sociétés existantes, que le bienfait devrait entraîner la reconnaissance, que le créé devrait rester dans la dépendance du créateur, que celui qui a fait du mal mérite de recevoir le même mal. Mais qui connaît cela ? Et comment le connaît-on ? C’est ce que Montesquieu ne dit pas. L’équité est associée aux lois positives et appelée par elle, mais elle apparaît comme ce qui déroge aux lois positives, ce qui déroge à cette justice humaine, seulement humaine, qui s’écarte de la justice possible. Les lois faites par les hommes font exception à la justice telle qu’elle résulterait nécessairement de Dieu ; l’équité fait exception à l’exception et reconduit les hommes à la vraie justice ou permet du moins que le lien des lois positives à la justice possible ne soit pas rompu. L’équité est là parmi les hommes, mais les modalités de sa présence relèvent d’une nouvelle sorte d’écart, qui est donné dans le monde et non porté par tel ou tel sujet précisément identifié. Les hommes s’écartent de la justice par leurs lois positives et ils s’écartent aussi de l’injustice qu’ils ont instituée par ces lois, renouant avec la justice par l’équité.
6Ces considérations sur l’équité doivent être associées à la sorte de renversement miraculeux qui conclut le chapitre 1 du livre I :
Un tel être pouvait, à tous les instants, oublier son créateur ; Dieu l’a rappelé à lui par les lois de la religion. Un tel être pouvait à tous les instants s’oublier lui-même ; les philosophes l’ont averti par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles25.
7Parmi les lois selon lesquelles les hommes vivent, il en est un grand nombre qui sont conformes à l’équité possible telle qu’elle est en Dieu, dans laquelle Montesquieu a fait figurer précédemment les principes du devoir envers le créateur et envers les autres êtres intelligents, indissociables sans doute du devoir envers soi. La difficulté saute aux yeux : comment un être sujet à l’ignorance, à l’erreur et aux passions, qui se conduit lui-même en sorte que son inconstance viole sans cesse les lois que Dieu a établies, pourrait-il enfin rencontrer des lois qui le rappellent à Dieu, à la morale et à ses devoirs envers les autres ? Les lois de la religion ne sont pas ici l’élément qui nous étonnera le plus, si nous acceptons l’idée d’une sorte de deus ex machina qui apporte à l’homme les lois de la religion. Encore faudrait-il comprendre comment ce Dieu-ci s’accorde avec le Dieu fait de rapports nécessaires dont nous avons parlé précédemment. De la même manière, les philosophes pourraient aussi être conçus comme des exceptions, dont la clairvoyance déroge à la condition ordinaire de l’intelligence humaine. Cela ne veut pas dire que les hommes suivront effectivement le rappel que la religion leur adresse ou les avertissements des philosophes. Mais il en est autrement des lois politiques et civiles, qui nomment l’ensemble des lois positives telles qu’elles existent dans chaque société particulière. En vertu de quelle opération les législateurs pourraient-ils rendre les hommes à leurs devoirs par le moyen des lois politiques et civiles, puisque ces lois sont toutes celles que les hommes établissent eux-mêmes, transgressent et modifient continuellement, en violant aussi les lois que Dieu a établies ? Il faudrait que les mêmes lois éloignent les hommes de leurs devoirs et les y reconduisent.
8 Les rapports nécessaires qui définissent la nature humaine se trouvent maintenant encadrés par deux impossibilités : il n’est pas possible qu’ils suivent des rapports nécessaires qui sont en Dieu ; il est plutôt nécessaire qu’une césure s’introduise entre l’homme et Dieu. Mais il n’est pas non plus possible que les rapports nécessaires qui font la nature de l’homme engendrent l’œuvre d’un législateur dont l’idéal serait la justice possible telle que nous la voyons en Dieu. De l’esprit des lois se déploie entièrement à l’intérieur de l’intervalle que délimitent ces deux impossibilités : une nature humaine largement aveugle, conduite par ses sentiments et ses connaissances imparfaites, agissant par elle-même, crée les sociétés et le droit d’une manière dont on ne voit pas clairement ce qu’elle doit à Dieu ou à un législateur éclairé. Montesquieu maintient toutefois l’idée d’une justice possible en Dieu et d’un dépassement de la nature humaine qui ramène les hommes vers cette justice idéale par l’intermédiaire de la religion, de la morale et par l’œuvre des législateurs. Ce maintien empêche que l’on remplace tout bonnement la justice idéale par la justice des hommes, que la question de la justice se joue seulement sur le terrain de la nature humaine ou sur celui de l’artifice construit par la raison humaine. Dans ces deux cas, un certain type d’ordre social ou politique, à savoir, chez Aristote, la cité grecque ou, chez les philosophes contractualistes, la monarchie absolue, sont les particularités qui tiennent lieu de modèle universel et par rapport auxquelles toutes les autres possibilités sont évaluées, y compris lorsque l’enjeu est de délégitimer la monarchie absolue ; celle-ci apparaît alors comme un risque universel contre lequel il faut se prémunir. Montesquieu, lui aussi, a en tête une particularité éminente. Mais si l’on admet qu’elle se présente d’abord comme une particularité pour l’historien du droit et non comme un paradigme pour le philosophe, cela signifie qu’elle reste une particularité parmi d’autres, marquée par la contingence : notre jurisprudence française et non le modèle du droit universel. Cela signifie aussi qu’elle se trouve coordonnée à d’autres particularités : Rome, les cités grecques, les Germains, qui, à leur tour, ne s’imposent à nous que par la contingence des rapports que l’histoire a construits. D’emblée, la vraie justice n’a aucune place en ce monde. Ici, il n’y a que des justices humaines diverses et variées. Mais sous peine de tomber dans cette sorte d’histoire qui ne serait que contemplation des particularités bariolées, il nous faut maintenir l’idée qu’un universel se réalise à travers la diversité des sociétés et des droits institués par les hommes : chaque législation particulière est insuffisamment juste, mais elle le sera plus ou moins selon qu’elle s’éloigne ou se rapproche de la justice possible. Nous cherchons ce qui fait l’unité de toutes les institutions humaines en nous donnant comme horizon la justice possible telle qu’elle est en Dieu. Nous le cherchons, mais il ne faut pas nous hâter de le trouver avant d’avoir exploré la manière dont cette diversité est engendrée, car nous risquerions de prendre telle ou telle particularité pour une image de la vraie justice.
9L’état de nature, comme Montesquieu le décrit au chapitre 2 du livre I, permet de penser l’engendrement de la nature sociale par la nature humaine en concevant d’abord l’homme séparé de la nécessité universelle, séparé de Dieu, et séparé de la nécessité des lois positives, séparé du droit : l’homme de l’état de nature est en ce sens un homme sans Dieu et sans le droit. C’est donc un homme qui n’est pas encore enserré entre les deux impossibilités dont nous parlions précédemment. Il est séparé de Dieu, mais il n’est pas encore effectivement séparé de la justice possible par la justice réelle qui institue les lois positives. Il est séparé de la nécessité universelle et dérive, plus que les bêtes, parce qu’il n’est pas seulement un être qui sent, mais encore un être qui connaît et agit par soi-même : l’effet de cet écart et de cette dérive est l’existence des sociétés humaines. Et il faudra ensuite supposer un second écart pour accéder aux sociétés telles qu’elles sont, c’est-à-dire aux sociétés gouvernées par des lois positives, par le droit.
10L’homme de l’état de nature est sans Dieu et sans le droit, dans la mesure où il n’est pas pris dans une nécessité qui, sans aucune solution de continuité, engendrerait à partir de Dieu, l’état de nature et les lois positives. L’état de nature n’est pas une pure conséquence nécessaire de la nature de Dieu ; et, d’autre part, l’état politique et le droit d’institution humaine ne sont pas une pure conséquence nécessaire de l’état de nature. Le rapport que l’homme de l’état de nature entretient avec Dieu est fondé dans la nature de l’homme seul. Les lois naturelles « dérivent uniquement de la constitution de notre être26 ». Certes, la première loi naturelle imprime « dans nous-mêmes l’idée d’un créateur ». Encore cette idée de Dieu qui nous est naturelle n’apparaît-elle pas comme première dans la chronologie de l’état de nature, car il est évident que nos « premières idées ne seraient point des idées spéculatives27 ». Nous avons donc naturellement la puissance de former une idée de Dieu, car nous avons la puissance de connaître, mais cette idée ne s’actualisera que lorsque le progrès des connaissances humaines nous aura rendu capables de penser effectivement des idées spéculatives. Et ce progrès se poursuivant bien au-delà de l’état de nature, il faudra sans doute que l’idée de Dieu se précise et se modifie au fur et à mesure que se modifie le système des connaissances. L’état de nature de l’homme n’est donc pas l’image d’une justice possible s’ensuivant de la nécessité divine ; il est plutôt un état dans lequel l’homme séparé de Dieu a sa nécessité propre et ne maintient son lien avec Dieu que parce qu’il a en lui la puissance de concevoir peu à peu une image de Dieu et parce que, bien entendu, la nécessité divine elle-même prévoit cet être qui se sépare de Dieu. Par ailleurs, l’homme de l’état de nature est sans le droit, parce que les lois de la nature qui dérivent de la constitution de son être l’emportent dans un devenir naturel qui le conduit d’une vie paisible et solitaire à une vie sociale et guerrière qui rend le droit nécessaire, et cependant ne rend pas nécessaire la manière dont le droit est établi ni ce que le droit sera effectivement une fois établi dans chaque nation particulière et entre les nations. Nous retrouvons donc dans le passage de l’état de nature à l’état juridique un rapport fait de liaison et de rupture semblable à celui que nous avons déjà rencontré entre la nécessité qui est en Dieu et l’état de nature de l’homme. En un sens, l’état de nature ne cesse jamais puisqu’il est ce qui nous porte à vivre en société par l’altération naturelle de notre nature et que nous ne cessons jamais de vivre en société. Pourtant, cette nécessité naturelle à laquelle nous ne saurions déroger supporte la possibilité que nous vivions en société d’une manière qui n’est plus naturelle, puisque la société seulement naturelle crée les conditions de la guerre généralisée, tandis que la société modifiée par le droit nous reconduit à la paix par des moyens qui ne relèvent plus de la seule nécessité naturelle. L’état de nature va jusqu’à rendre nécessaire l’établissement du droit et donc la rupture avec le pur état de nature. Au-delà, touchant l’opération du législateur et l’institution des législations particulières, nous entrons dans une nécessité séparée de l’état de nature et qui ne nous reconduira vers la justice possible telle qu’elle est en Dieu que par un très long détour, mieux par un détour qui n’en finira jamais de s’essayer à produire une image de la justice idéale et qui, sur sa route, connaîtra bien des dévoiements, engendrera bien des justices réelles, qui seront autant d’images plus ou moins déformées de la justice idéale. L’homme, qui n’est entièrement défini que par l’articulation de l’état de nature et du droit, se trouvera ainsi enfermé entre l’impossibilité de réaliser immédiatement la justice possible dans l’état social et l’impossibilité de retourner immédiatement à cette justice possible par l’institution du droit.
Notes de bas de page
19 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit.
20 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., p. 9.
21 Ibid.
22 La comparaison du droit et des mathématiques est un τόπος de la littérature juridique depuis Grotius. Dans Le droit de la guerre et de la paix, Grotius, ne voulant s’occuper que de droit, s’abstient « de toucher aux questions qui appartiennent à un autre sujet, telles celles qui enseignent ce qu’il peut être avantageux de faire ». Du côté de l’avantageux se trouve ce que Grotius nomme la politique aux prises avec la résistance des faits, les faveurs de l’occasion et le souci de l’utile. Du côté du droit se rencontre une abstraction semblable aux abstractions des mathématiciens : « J’affirme, en effet, nous dit Grotius, qu’ainsi que les mathématiciens considèrent les figures, abstraction faite des corps, de même, en traitant du droit, j’ai détourné ma pensée de tout fait particulier. » Le droit est donc séparé de la réalité des faits historiques, séparé de cette réalité qui, pour Bodin, faisait le tissu même du droit en acte. Il n’est donc plus question de penser le droit comme partie prenante de la réalité historique, mais bien comme ce qui ne peut être compris qu’après avoir écarté tous les faits particuliers et leurs connexions et en avoir extrait les questions proprement juridiques. S’il y a une nécessité du droit, elle est a priori. Voir H. Grotius, « Prolégomènes », dans Le droit de la guerre et de la paix, trad. par P.-L.-E. Pradié-Fodéré, Paris, PUF, 1999, p. 28. Il y a quelque paradoxe à voir Montesquieu reprendre à son compte ce τόπος au moment où il s’apprête à délaisser la justice possible telle qu’elle est en Dieu pour ne considérer que la justice d’institution humaine telle qu’elle paraît et varie dans les faits.
23 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. I, livre I, chap. 1, p. 8.
24 Ibid.
25 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. I, livre I, chap. 1, p. 9.
26 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. I, livre I, chap. 2, p. 10.
27 Ibid.
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