Chapitre II. Une histoire non cyclique
p. 154-157
Texte intégral
1Le titre du livre XXVII et celui du livre XXVIII font intervenir le concept de révolution. Au chapitre 29 du livre XXVIII, Montesquieu affirme que l’introduction par Saint Louis de l’usage de fausser sans combattre constitua « une espèce de révolution ». Le chapitre 24 du livre XXXI évoquera aussi « une espèce de révolution dans les lois féodales3 » résultant de la distribution des biens de l’Église aux soldats, faite par Charles Martel : pour la première fois les hommes libres, et non seulement les nobles d’ascendance germanique, peuvent recevoir des fiefs. L’exemple se trouve à la croisée du droit civil et du droit politique, puisque la répartition des biens est aussi répartition des prérogatives de gouvernement liées au statut seigneurial. Le titre du livre XXXI nomme « les révolutions » de la monarchie des Francs. Mais, dans ce dernier cas, il faut manifestement donner au mot un sens politique. Et nous voudrions pour le moment en rester au complexe du droit civil, des procédures et des institutions judiciaires compris comme le fil conducteur qui unit le droit romain au droit français.
2Il y a donc une sorte de temporalité portée par des changements qui sont des révolutions et elle se montre en premier lieu dans l’histoire des lois de succession romaines ; mais Montesquieu la retrouve dans l’histoire des lois civiles françaises. Les révolutions des lois romaines sont la conséquence du jeu des puissances multiples qui sont à l’œuvre dans l’engendrement du droit romain. Et nous trouverons des puissances semblables dans l’histoire des Francs et des Français. Toutefois, Montesquieu ne définit pas ce qu’est une « révolution des lois ». Il ne repère pas non plus précisément les moments historiques qui méritent un tel nom dans les transformations du droit civil, si ce n’est une fois, dans le droit français : la suppression du combat dans l’appel de faux jugement est une espèce de révolution et elle touche les lois non écrites qui règlent la procédure. Quoique la temporalité par révolutions apparaisse d’abord chez les Romains, il nous faut donc faire le détour par Saint Louis pour en construire le concept à partir de l’exemple que nous donne Montesquieu.
3Jean Erhard et Catherine Volpilhac-Auger ont étudié les occurrences du mot « révolution » chez Montesquieu et ils observent que, dans un siècle où le discours historique utilise abondamment le mot pour désigner toute sorte d’événement plus ou moins décisif, Montesquieu quant à lui n’en fait pas un si grand emploi4. Dans le domaine politique, c’est principalement à propos du despotisme et de la monarchie des Francs que Montesquieu accorde pertinence à la notion : le despotisme est sujet à des révolutions inopinées qui reconduisent le despotisme ; la monarchie des Francs nous donne avec l’exécution de Brunehaut, la révolution de Clothaire II, qui transforme les maires du roi en maires du royaume élus par la nation, ou la révolution de Charles Martel, que nous avons déjà évoquée, des exemples de révolutions ouvertes sur la nouveauté et non encloses dans la perpétuité d’un ordre politique immuable. Si nous voulons distinguer révolutions générales et révolutions particulières, nous dirons que le despotisme nous montre des révolutions particulières qui sont les étapes d’une révolution générale, qui toujours reconduit le même au même, comme la terre dans sa révolution autour du soleil parcourt toujours la même orbite. Mais dans la monarchie des Francs, il n’y a que des révolutions particulières sans révolution générale. Or, Montesquieu repère déjà ce type de révolution particulière dans les changements des lois civiles des Romains, des Francs et des Français et non seulement dans l’ordre politique de la monarchie des Francs.
4Il est vrai que, dans la suite des changements qui bouleversent les lois de succession des Romains ou encore les lois civiles des Français, Montesquieu n’isole ni ne désigne chacun des événements qui pourrait recevoir le nom de révolution : en première approche, ces révolutions « ne valent pas comme un phénomène isolé, mais parce qu’elles témoignent d’un dynamisme5 ». Les révolutions nomment l’ensemble du processus produit par les puissances génératrices du droit. Toutefois, si nous prenons l’espèce de révolution des procédures judiciaires faite par Saint Louis comme mesure de ce que peut être une révolution des lois, il nous faut dire qu’il s’agira de la disparition pure et simple de certaines dispositions de droit au profit de dispositions toutes contraires : l’appel de faux jugement par combat est remplacé par un appel de faux jugement sans combat. Dans ce cas d’espèce, la révolution a, sinon pour seule cause, du moins pour cause première, une décision du monarque ; mais on conçoit que des renversements du même genre pourront avoir lieu en vertu d’autres causes : ce seront d’autres espèces de révolution, dont l’opération se fera éventuellement sur un temps plus long. C’est pourquoi nous avons reconnu trois révolutions des lois de succession chez les Romains : la première voit les lois anciennes, qui étaient conçues pour maintenir le partage égal des terres, contredites par des lois qui organisent l’inégalité des richesses ; la deuxième rend la plupart des lois caduques et laisse place à la jurisprudence des préteurs fondée dans des raisons d’équité, de modération et de bienséance ; la troisième est celle de Justinien qui, sur la question des successions, légifère pour l’homme tel que l’entend le christianisme et non plus pour le citoyen.
5Ce qui caractérise de telles révolutions, c’est qu’elles ne partagent pas le temps entre un avant entièrement révolu et un après où tout sera nouveau : la loi voconienne constitue un retour partiel aux dispositions des premières lois républicaines, qui ne connaissent pas la liberté de tester. Le triomphe tardif du droit prétorien résulte d’une extension de pratiques très anciennes et n’empêche pas le retour en force de la loi souveraine sous les empereurs chrétiens. La loi du prince chrétien n’annule pas l’héritage de la jurisprudence, puisque Justinien est à la fois l’exemple même du monarque législateur conduit par l’esprit chrétien et celui qui, à travers le filtre impérial et chrétien, recueille au moins partiellement l’héritage de la jurisprudence. De la sorte, il est autant celui qui détruit pour une part l’ancienne jurisprudence que celui qui en rend possible le retour, en Italie, puis en France. L’histoire entière du droit romain se montre ainsi comme un processus révolutionnaire, fait de renversements, qui sont les révolutions proprement dites, et de retour partiel de ce qui a été une fois renversé. Mais l’ensemble ne peut être compris comme une révolution générale qui ferait coïncider le terme avec l’origine : l’histoire du droit romain n’est pas enfermée dans un cycle.
6À première vue, l’histoire des lois civiles chez les Français présente des caractéristiques semblables : une première révolution correspond à la transformation des lois personnelles du premier droit barbare en lois réelles et territoriales ; une seconde révolution voit les lois écrites du droit barbare latinisé laisser la place aux coutumes féodales non écrites ; une troisième révolution touche les procédures des tribunaux et consacre la généralisation du combat judiciaire ; une quatrième révolution est celle de Saint Louis qui crée l’appel de faux jugement sans combat et amorce le renversement qui conduira à l’abolition du combat judiciaire ; une dernière révolution consiste dans le passage de la coutume non écrite à la coutume écrite. Là encore, les révolutions n’excluent pas le retour au moins partiel d’éléments anciens. Certaines de ces révolutions sont elles-mêmes constituées par ce genre de retour : ainsi l’instauration des coutumes non écrites ramène un droit qui, sur ce point, est semblable aux usages non écrits des barbares avant l’invasion de l’Empire romain. L’abolition du combat judiciaire au profit des procédures par témoins peut être comprise comme un retour aux lois des Francs saliens. L’écriture de la coutume est un retour au modèle du droit romain et se double d’une reprise du droit romain comme droit écrit ou raison écrite. L’ensemble du processus historique est fait de renversements et de retours partiels de ce qui a été renversé, de telle sorte que le terme, à savoir le droit de la monarchie française, ne saurait coïncider avec l’origine marquée par le droit barbare traduit en latin.
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