Chapitre I. La sagesse de l’historien du droit
p. 148-153
Texte intégral
1Parvenu à ce point, que reste-t-il de la différence entre l’historien politique ou le philosophe antique, dont la sagesse, selon Leo Strauss, reste enchaînée à la particularité de la cité, et cet historien que nous croyons reconnaître en Montesquieu, dont la sagesse d’abord délivrée de la politique serait capable d’embrasser le présent universel de l’histoire ? L’historien du droit s’occupant de la jurisprudence française ne présente-t-il pas une sorte de puérilité semblable à la puérilité de l’historien politique ou du philosophe antique ? Sa sagesse est établie ; nous l’avons rencontrée dans l’universalité du point de vue surplombant les puissances qui font l’histoire du droit romain et français. Et nous concevons que, depuis cette éminence, le regard pourrait embrasser d’autres objets. Mais, telle qu’elle se montre dans les derniers livres de L’esprit des lois, cette sagesse paraît se vouer d’abord à l’utilité des juristes français et ne prendre son envol que pour éclairer le jugement des praticiens de la monarchie française dans leurs parlements et leurs tribunaux. Les Français occupés de leur jurisprudence seraient-ils moins enfants que les Athéniens occupés de politique ? Il semblerait que l’historien du droit soit lui aussi prisonnier d’une particularité à laquelle il ne peut échapper et que, s’il tourne son regard vers le lointain, il sera conduit à transporter dans les siècles anciens et dans les contrées étrangères les idées qui lui viennent de son pays et de son temps.
2Il est pourtant une singularité de la jurisprudence, qui empêche qu’elle soit, comme la politique, une pratique enchaînée aux idées particulières des hommes du temps présent : les idées qu’elle applique au présent sont celles du passé. Montesquieu affirme que les décisions prises dans les tribunaux des monarchies doivent être conservées et apprises « pour que l’on y juge aujourd’hui comme l’on y jugea hier1 » ; cela vaut en premier lieu pour les praticiens du droit dans la monarchie française. L’habile praticien ou celui qui suit ses conseils s’efforcent de juger comme l’on a toujours jugé : leurs idées sont celles de la jurisprudence déjà établie, du droit coutumier et du droit romain. Tout ce qui, dans le temps présent, conduit à la formation d’idées nouvelles, qui impliqueraient une autre manière de juger, est reçu par le juriste comme une tentation à laquelle il faut résister. Certes, la jurisprudence dérive continuellement vers la nouveauté et produit sans cesse de nouveaux jugements ; mais cette nouveauté est imposée par le cours des affaires ; elle n’est pas recherchée par les juristes ; au contraire, ceux-ci ont pour tâche de rapporter le jugement nouveau aux idées anciennes, de montrer que la nouveauté peut être intégrée dans l’interprétation des idées anciennes. Le juge et le jurisconsulte contemporains de Montesquieu sont, par leur pratique même, dans un commerce continu avec les habiles praticiens du Moyen Âge rédacteurs de la coutume comme avec Ulpien et les jurisconsultes romains. Quant à l’historien du droit, sa fréquentation des idées anciennes, par toutes les sources textuelles qui sont à sa disposition, le mène au-delà des limites de ce que requiert la pratique juridique, du côté des coutumes non écrites, des lois barbares et des capitulaires, ou bien vers les profondeurs du droit romain impérial et républicain. Et cet accès élargi à l’histoire, à cet ensemble de particularités différentes de la particularité française du xviiie siècle, ne vient pas de ce que l’historien du droit, par sa sagesse, s’élèverait d’abord au-dessus de toutes les particularités et se rendrait ainsi capable de les contempler et de les comparer. C’est parce qu’il s’enferme dans la particularité juridique française et parcourt le fil des idées anciennes qui s’y trouvent impliquées qu’il ne peut transporter dans les siècles anciens les idées du temps présent : son objet le lui interdit. Il est un généalogiste qui découvre sous la coutume écrite, la coutume non écrite, sous celle-ci la territorialisation des lois barbares ou du droit romain, et au-delà, la traduction et la rédaction en latin des anciens usages barbares non écrits ; de même, dans le droit romain, il retrouve les différentes strates de la jurisprudence, chrétiennes, impériales, issues de l’interprétation des jurisconsultes, du droit prétorien, du premier droit républicain. La particularité jurisprudentielle ne saurait donc enfermer l’homme de droit dans l’étroitesse du temps présent, tel un enfant sans passé tout occupé de ses jeux. Elle est au contraire l’unique voie par laquelle les idées du passé se déversent dans le présent. Grâce à elles, Montesquieu est aussi vieux que Rome et il entre nelle antique corti degli antiqui huomini.
3La difficulté ne sera donc pas d’expliquer comment un historien, qui, parvenu à la sagesse, voit de haut l’histoire entière des hommes qui ont vécu, pourrait entrer dans la généalogie des particularités qu’il étudie. Dans ce cas, il s’agirait de transformer une approche extérieure en approche génétique explorant de l’intérieur la croissance des particularités. Pour nous, la difficulté sera plutôt de montrer comment une généalogie de la particularité juridique française, dans laquelle les fils qu’il faut tisser ont pour noms Rome, les barbares et l’Église, pourra s’ouvrir à d’autres particularités jusqu’à devenir une généalogie universelle, une histoire entière des hommes qui ont vécu. Nous n’avons d’autre voie que de comprendre mieux de quoi est faite l’historicité de la particularité française.
4À première vue, la jurisprudence à l’époque de Montesquieu ouvre sur la profondeur du passé de deux manières : par les coutumes écrites et par le droit romain. Entre les deux se tissent les nouveautés de la jurisprudence, selon deux régimes sensiblement différents dans les pays de droit romain et les pays de droit coutumier. Mais les coutumes écrites sont des coutumes que l’autorité royale a forcé à devenir plus générales et qui ont été plusieurs fois réécrites pour les concilier avec la jurisprudence plus récente ou y faire entrer certaines dispositions du droit romain2. En définitive, la seule fenêtre largement et immédiatement ouverte sur le passé, par laquelle des idées très anciennes sont aussi bien des idées pleinement contemporaines, est le Corpus iuris civilis. Par une sorte de court-circuit historique, le juriste du xviiie siècle peut se penser comme celui qui, sans solution de continuité, vient à la suite des jurisconsultes romains et prolonge leur œuvre. Une telle pensée est évidemment illusoire et recouvre un processus historique de constitution du droit français qui commence au contraire par la disparition complète du droit romain républicain et impérial, conservé et modifié par Justinien, au profit du seul Code théodosien et des lois barbares. Mais il nous importe seulement de comprendre comment se forme la conscience historique dans la pratique du juriste français d’Ancien Régime. De ce point de vue, le droit de Justinien est ce qui permet au juriste français d’hériter d’une conscience historique déjà structurée par la jurisprudence romaine.
5C’est à Rome que le droit se montre pour la première fois comme une œuvre jamais achevée et toujours maintenue et continuée par l’opération d’un concours de puissances. La plupart de ces puissances sont ce que Montesquieu nomme des usages : l’histoire du droit romain est en grande partie l’histoire de la composition des différents usages. Nous avons vu que les pères, s’ils avaient une fille et du bien, faisaient généralement en sorte que leur fille puisse hériter. C’est là un usage très général fondé sur les dispositions de l’homme, mais qui se montre plus ou moins selon les circonstances sociales qui déterminent la pratique des héritages. À Rome, cet usage ressort et se manifeste comme un type de conduite sur lequel le législateur n’a pas de prise, parce que la loi voconienne cherche précisément à le contrarier et que l’usage se maintient malgré cela en éludant la loi. Nous pourrions dire que ce genre d’usage est naturel. Viennent ensuite ces usages que, dans son tableau du droit romain, comme dans celui du droit médiéval, Montesquieu nomme les mœurs, sans faire ici intervenir la distinction des manières et des mœurs telle qu’elle est formulée au livre XIX. Les mœurs sont originaires dans l’histoire de la république ; elles le seront aussi dans l’histoire du droit français. Mais « originaire » ne veut pas dire « naturel ». Les mœurs républicaines résultent d’une nature humaine contrariée. Les mœurs pures, pleinement républicaines, non encore corrompues, sont les mœurs d’un citoyen dont toute la conduite est au service de la cité et non au service de ses concitoyens ou au service des hommes : le citoyen aux mœurs pures a pour usage de se soumettre aux lois de la cité, y compris si cela nuit à ses intérêts civils ou à ses intérêts d’homme, ou encore à ceux des autres citoyens. Une troisième sorte d’usage résulte d’un accord ou d’un ensemble d’accords entre des intérêts particuliers, par exemple entre les débiteurs et les créanciers. Quoique ce genre d’usage ne suppose pas d’emblée les formes du droit, il annonce ce que le droit formalisera par le contrat. Il n’est ni naturel, ni originaire, même s’il peut être très ancien. Nous pouvons parler d’usage artificiel et dérivé. Ces trois sortes d’usage sont mis en relation non seulement par le fait que chaque membre de la République a quelque rapport avec les trois, puisque chacun est homme, citoyen et engagé dans des rapports contractuels, mais aussi parce que tous les citoyens sont réunis sous l’autorité des lois. En première approche, la loi ne se montre pas comme une quatrième sorte d’usage, mais comme un commandement adressé à tous les citoyens, une prescription générale qui prétend agir sur les usages, soit les conforter, soit les modifier, soit les empêcher. La loi ne peut toutefois être donnée et produire éventuellement quelque effet sur les usages que s’il existe un peuple souverain dont la loi est le commandement. Or ce peuple souverain est évidemment précédé par les usages de l’homme. Et la question de l’institution du droit politique, qui n’est aucunement l’objet de L’esprit des lois, sinon brièvement et partiellement au livre I, toucherait la manière dont les usages de l’homme engendrent le peuple. Le processus d’engendrement du droit et le développement historique qui en résulte sont amorcés par la fonction législatrice s’exerçant à l’intérieur de la cité en direction des usages : des lois sont posées pour agir sur les usages, mais l’effet obtenu par les lois n’est jamais l’obéissance pure et simple à leurs commandements. Il faut plutôt considérer que ce qui a lieu effectivement est la conséquence d’un équilibre entre les puissances, c’est-à-dire entre les usages de l’homme, les mœurs, les intérêts particuliers et les lois.
6Les éléments d’histoire du droit romain que nous offre les livres XXII, XXIII et XXVII de L’esprit des lois invitent à distinguer trois sortes d’effets auxquels la loi contribue. Une loi qui est extrême, autrement dit une loi qui n’a qu’un seul but et en commande l’actualisation, visera au mieux un bien trop particulier ou un bien trop général : elle sera en accord avec un certain type d’intérêt particulier ou avec une certaine idée du bien public en général. Mais elle n’obtiendra pas l’effet qu’elle recherche, car toutes les choses qu’elle a omis de considérer, la nature des hommes, l’état des mœurs, les intérêts particuliers qui s’opposent à elle ou la regardent avec indifférence, agiront contre elle d’une manière ou d’une autre. Elle renforcera l’usage qu’elle voulait empêcher. La loi qui, à Rome, interdit les prêts à intérêt en est un exemple. Une autre manière possible de poser la loi sera de commander explicitement une conduite tout en cherchant secrètement à en exciter une autre, laquelle sera effectivement engendrée par les usages qui chercheront à éluder la loi. C’est ainsi que la loi voconienne, à première vue éludée par l’institution des fidéicommis, obtiendrait en définitive l’effet qu’elle recherche par le concours de la malhonnêteté ordinaire, c’est-à-dire par le triomphe de l’intérêt particulier sur la fidélité à la parole donnée. Enfin une troisième manière d’obtenir quelque effet par la loi sera de mettre en œuvre une législation, un code de lois, qui agit en même temps sur un grand nombre de conduites pour modeler les usages, non par le commandement et l’obéissance, mais par des récompenses, qui nourrissent les passions dont la loi a besoin pour réaliser ses fins. L’exemple nous en est donné par la loi papienne. On peut certes dire que la loi papienne commande des récompenses : ceux à qui elles sont promises ne négligeront pas de faire ce qu’il faut pour les obtenir, non parce que la loi les oblige, mais parce qu’ils désirent les récompenses.
7Une nouvelle puissance se montre alors en ce point où la loi commande et ne rencontre pas l’obéissance, mais se trouve éludée ou confortée par quelque usage : la jurisprudence émerge avec le droit prétorien, puis occupe un espace toujours plus large grâce aux interprétations des jurisconsultes. Et cette puissance jurisprudentielle construit le droit par la recherche du point d’équilibre entre les usages : nous avons vu que, lorsque les préteurs délaissent les anciennes lois, ils ne jugent plus que par des raisons d’équité, de modération et de bienséance, c’est-à-dire qu’ils cherchent un jugement qui reste égal malgré la variété des cas et des intérêts qui y sont engagés, un jugement qui modère l’usage par l’utilité sociale et l’utilité sociale par l’usage, un jugement qui se soumet à la bienséance définie par les mœurs autant que l’équité et la modération le permettent. Si la tradition de la jurisprudence pouvait se développer en dehors de tout rapport à la loi du peuple ou du prince, elle ne serait rien d’autre que la conscience de l’équilibre des usages, mémoire des équilibres passés, norme des équilibres présents et à venir. Mais la jurisprudence n’existe que sous la condition de la loi, parce que le souverain adresse à tous des commandements généraux que les usages acceptent ou n’acceptent pas, ignorent, éludent ou encore oublient et qu’il faut sans cesse produire et entretenir une autre loi, celle de la jurisprudence, dont la forme plastique épouse l’équilibre des usages.
8Enfin, deux autres puissances viennent interférer dans le jeu de la loi, des usages et de la jurisprudence : ce sont la philosophie et la religion chrétienne. Les sectes de philosophie, dont le succès sous l’Empire a sans doute été préparé par la corruption des mœurs qui efface peu à peu le citoyen pour ne laisser que l’homme, poursuivent une perfection tout à fait détachée de la perfection civile. Le christianisme quant à lui, dans sa version byzantine, voudra bâtir sur la foi une société conforme à l’idéal de la perfection chrétienne. La loi du prince inspiré par la religion introduira dans la tradition romaine une manière abstraite de créer le droit, opposée à l’esprit de la jurisprudence.
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