Chapitre IV. Le point d’honneur
p. 115-119
Texte intégral
1La révolution procédurale commande des conséquences qui touchent les mœurs et l’orientation générale de la jurisprudence.
2Le chapitre 17 du livre XXVIII nous a conduit à reconnaître que les procédures prévues par les lois barbares, avant la généralisation du combat judiciaire, relevaient moins d’une raison soucieuse d’établir la réalité des faits que d’une raison morale cherchant l’accord entre les lois et un certain type de mœurs :
Je dis donc que, dans les circonstances des temps où la preuve par le combat et la preuve par le fer chaud et l’eau bouillante furent en usage, il y eut un tel accord de ces lois avec les mœurs, que ces lois produisirent moins d’injustices qu’elles ne furent injustes ; que les effets furent plus innocents que les causes ; qu’elles choquèrent plus l’équité qu’elles n’en violèrent les droits ; qu’elles furent plus déraisonnables que tyranniques37.
3Ces lois sont injustes et coupables ; elles choquent l’équité et sont finalement déraisonnables. Elles ne le sont pas absolument, mais se montrent telles si nous les évaluons relativement à la différence entre le temps de Montesquieu et les temps barbares dont nous parlons. Pour les Français du xviiie siècle, qui n’ont plus les mêmes mœurs que les anciens Germains, ou du moins pour un certain type de lecteur rationaliste auquel Montesquieu paraît s’adresser, ces lois sont injustes parce qu’on y verra une sorte d’indifférence devant la culpabilité et l’innocence : il semble qu’en vertu de causes qui sont sans lien avec le crime, les coupables pourront être acquittés et les innocents condamnés, ou inversement. La conception de la justice que Montesquieu suppose chez ses contemporains implique que, dans un premier temps du moins, on ne cherche pas à porter un jugement sur l’individu particulier qui est en cause, mais seulement à établir s’il a ou non commis le crime dont on l’accuse. Bien qu’il soit en définitive question de décider s’il faut condamner ou acquitter un homme, ce qui appelle un raisonnement pratique dans un contexte moral, on suspendra d’abord tout engagement pratique pour se concentrer sur une enquête dont le but est seulement théorique : montrer que l’accusé a commis le crime ou bien montrer qu’il n’a pas pu le commettre. Une condamnation juste sera une condamnation qui sanctionne ce que le condamné a réellement fait. Ainsi des lois justes, des lois qui n’entraînent aucune faute en matière de droit, sont des lois qui organisent des procédures d’enquête dont l’idéal est l’établissement des faits selon le modèle de la vérité objective et qui font en sorte que soit obtenue, autant que possible, une description exacte de ce qui a eu lieu. Une autre manière de procéder serait coupable. Dans cette perspective, l’équité consiste avant tout dans l’application égale, pour tous les cas, de ce genre de procédure. La recherche de l’équité renforce ici l’exigence d’abstraction déjà impliquée par le point de vue théorique : l’enquête comme démarche théorique visant seulement la description des faits doit être appliquée de la même manière à tous, sans tenir compte de la diversité des situations ou plutôt en tenant compte de chaque situation pour en extraire à chaque fois une description exacte du rapport entre l’accusé et le crime. La conception de la raison qui commande ce genre de justice passe par la séparation entre raison théorique et raison pratique et par la subordination de la raison pratique à la raison théorique. Si l’on connaît ce qui est vrai, on saura faire ce qui est bien.
4Les lois des anciens Germains sont, de ce point de vue, injustes, coupables de négliger l’enquête sur les faits et, en conséquence, inéquitables et déraisonnables. Mais Montesquieu prend aussi en considération l’accord des lois et des mœurs : des lois justes selon l’idéal théorique de la vérité objective ne restent justes dans leur application que si les individus ont des mœurs qui les rendent moralement égaux, interchangeables, en sorte que l’on puisse, sans commettre une erreur pratique, leur appliquer la même procédure. Les mœurs des temps médiévaux organisent les inégalités entre guerriers et travailleurs, entre poltrons et hommes d’honneur, entre paresseux et laborieux, entre dames et chevaliers. Les lois les plus justes sont alors celles qui s’accordent avec de telles mœurs. Selon une raison pratique subordonnée à la raison théorique et à l’établissement des faits, elles sont injustes ; mais, rapportées à la moralité particulière du Moyen Âge, elles n’entraînent guère d’injustices, ni ne sont coupables de négliger la vérité, qui est maintenant la vérité des hommes véridiques ; elles permettent une forme d’équité adaptée aux différents états, tempéraments et conditions, et elles présentent enfin l’avantage de ne pas tyranniser les mœurs.
5Au centre de ce système des mœurs médiévales, nous trouvons l’honneur comme ce qui conduit les guerriers et les destine, leur vie durant, à exercer leur adresse, leur force et leur courage pour obtenir l’estime de tous ou du moins des meilleurs. La poltronnerie se mesure par l’insensibilité à l’honneur dont les signes sont le manque d’adresse, de force et de courage et le fait de ne pas craindre le mépris. À partir du moment où le combat judiciaire devient, pour ainsi dire, la procédure universelle, le rôle de l’honneur s’en trouve renforcé et cesse de ne concerner que les guerriers : un travailleur, un marchand ou une femme se voient sommés par la coutume de défendre leur honneur ou de le faire défendre par un champion. Un juge, un prévôt, si l’on désobéit à leur arrêt ou néglige leur mandement, en demandent raison par le duel38. Montesquieu voit le point d’honneur des anciens Germains devenir ce qu’il appelle « notre point d’honneur », celui de la France monarchique. La généralisation du point d’honneur, dont le droit coutumier impose maintenant la norme à tous, produit, sous cet aspect, une sorte d’aristocratisation de toute la société : le point d’honneur auquel, selon les mœurs anciennes, seuls les guerriers devraient être sensibles doit, selon le droit, être maintenant ce que chacun défend par le combat, en cas de litige. Il faut alors que la différence d’état se réintroduise d’une autre manière : par le choix des armes. Les nobles et tous ceux qui se donnent la noblesse pour modèle combattent avec les armes ; les vilains avec le bâton. C’est pourquoi le bâton devient « l’instrument des outrages39 » ; et parce que les vilains combattent à visage découvert, le soufflet est une injure : celui qui le reçoit a été traité comme un vilain.
6Autour du juge se mettent en place les articles particuliers qui seront ceux du point d’honneur de la France monarchique. La procédure du combat judiciaire n’invente point le sens de l’honneur. Au contraire, c’est parce que les peuples germains sont fort sensibles au point d’honneur40 que la généralisation du combat judiciaire est envisageable. Mais les règles de l’honneur se trouvent fixées pour longtemps par la procédure nouvelle. L’institution du combat judiciaire va donc avoir des effets profonds et durables sur les usages en mettant la définition de l’honneur sous des règles qui en fixent la forme pour des siècles et délivrent dorénavant le sens commun de la charge de décider en ces matières. Autour des articles qui, avant de devenir ceux de « notre point d’honneur41 », forment le cœur du droit médiéval dans les temps où triomphe le combat judiciaire, se déploie tout un corps de jurisprudence, dont la singularité tient au fait qu’il n’a d’autre fonction que d’adapter le combat judiciaire à toutes les circonstances. Montesquieu voit là une sorte de fusion du raisonnable et du monstrueux. L’usage du combat judiciaire est monstrueux parce qu’il réduit tous les cas à une seule procédure dans laquelle il n’est tenu par principe aucun compte de l’innocence et de la culpabilité, ni non plus des différences d’état et de condition ou des témoignages, mais seulement des hasards du combat, sans que d’autres preuves puissent balancer le jugement de Dieu ainsi obtenu. Nous avons vu que, à l’intérieur du système des mœurs germaniques, il pouvait y avoir un certain type de rationalité morale dans l’agencement des différentes sortes de preuves. Mais l’hégémonie du combat judiciaire détruit ce genre de rationalité. Au-delà, cette sorte de bon sens abstrait, qui est le bon sens particulier des Modernes, pour lequel il ne s’agit que d’enquêter sur le lien entre l’accusé et le crime, est lui aussi à l’opposé des principes qui commandent le combat judiciaire. L’usage du combat judiciaire maintenant établi ignore la réalité des faits et la réalité des mœurs. Il se trouve ainsi deux fois insensible à la vérité. Tout se passe comme si la raison trouvait pourtant toujours les moyens de s’affirmer et de faire entendre sa voix, y compris au cœur de la singularité la plus monstrueuse, la plus contraire à la raison :
Les hommes, dans le fond raisonnables, mettent sous des règles leurs préjugés mêmes. Rien n’était plus contraire au bon sens que le combat judiciaire ; mais ce point une fois posé, l’exécution s’en fit avec une certaine prudence42.
7Le combat suffit à décider de tout et il suffit d’organiser les combats selon des règles fixes pour avoir une procédure universelle. Selon ces principes, la complexité des différentes situations n’est aucunement envisagée. Cependant il faudra bien que l’on tienne compte de la réalité lorsqu’on organisera effectivement chaque combat. De cette manière se construira peu à peu une vraie jurisprudence, un droit fondé sur la prudence, c’est-à-dire sur l’examen par la raison pratique, en chaque situation, des moyens les plus adaptés à la réalisation de la fin poursuivie, laquelle consiste ici à trancher tout différend par le combat judiciaire. Quoique la fin soit déraisonnable, la jurisprudence sera aussi raisonnable qu’il se peut.
8Sur ce fondement, une autre révolution des lois civiles se prépare, celle de Saint Louis. Montesquieu souligne que la jurisprudence du combat judiciaire, dont nous savons qu’elle est coutumière, ne nous est bien connue que par les règlements de Saint Louis et des écrivains contemporains de ce prince ou plus tardifs. De même que nous savons ce que furent les lois des Germains par leurs transcriptions en langue latine, le retour au droit écrit au temps de Saint Louis nous a permis de garder la trace de la jurisprudence du combat judiciaire. L’écriture du droit germain fut essentiellement une traduction ; mais sous Saint Louis, l’écriture du droit a d’abord une fonction de correction : des abus de la jurisprudence du combat judiciaire naît la nécessité de nouveaux établissements qui n’abolissent pas entièrement le combat judiciaire, mais réorientent le droit médiéval dans une nouvelle direction. Nous suivrons l’indication de méthode que Montesquieu nous donne à la fin du chapitre 23 du livre XVIII et nous chercherons « l’ancienne pratique dans les corrections qu’on en a faites43 » ; nous chercherons surtout ce que ces corrections entraînent touchant l’avenir du droit médiéval.
Notes de bas de page
37 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXVIII, chap. 17, p. 230.
38 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXVIII, chap. 19, p. 236.
39 Ibid., chap. 20, p. 237.
40 Ibid., p. 238.
41 Ibid., p. 237.
42 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXVIII, chap. 23, p. 240.
43 Ibid., p. 241.
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