Chapitre II. Premières révolutions chez les Francs
p. 102-106
Texte intégral
1On peut comprendre à partir de là comment, dans ce qui deviendra ensuite la France, s’établit très tôt la distinction entre pays coutumiers et pays de droit écrit. Le territoire est partagé entre le domaine des Francs, celui des Bourguignons et celui des Wisigoths. Les Romains y sont d’abord partout gouvernés par le Code théodosien ou, chez les Wisigoths, par la compilation du Code théodosien ordonnée par Alaric. Mais, chez les Francs, « tout le monde fut porté à quitter le droit romain pour vivre sous la loi salique8 », parce qu’il y avait pour quiconque, Romain, Franc ou autre barbare, des avantages à vivre sous la loi des Francs, la loi des vainqueurs. Ainsi le droit romain disparut du domaine des Francs, hormis pour les ecclésiastiques, auxquels un ensemble de privilèges offrait des compensations aussi favorables que celles données aux Francs. De cette manière, dans le domaine des Francs, des lois d’abord personnelles tendaient à devenir territoriales, parce que tous, sur ce territoire, voulaient vivre sous la loi des Francs. Chez les Bourguignons et les Goths, la loi salique n’étant pas établie, les Romains n’eurent aucune raison de vouloir changer de loi. Chez les Bourguignons, elle n’était pas établie du temps d’Agobard, qui écrivit une lettre à Louis le Débonnaire pour en demander l’établissement. Chez les Goths, elle ne fut jamais établie. L’unification progressive de ces territoires sous le pouvoir des rois francs n’effaça donc pas cette différence des régimes juridiques. Dans les pays du domaine des Bourguignons et des Goths, le droit romain, c’est-à-dire le Code théodosien, se maintint et s’étendit, devenant bientôt « une loi réelle et territoriale9 ». L’édit de Charles le Chauve, fait à Pistes, permet ainsi de repérer, dès le ixe siècle, un partage entre les pays de droit romain, qui deviendront ceux de la France régie par le droit écrit, et les autres pays qui deviendront ceux de la France coutumière.
2La première révolution des lois civiles, fondatrice d’un aspect essentiel du droit français, tient dans ce retour à un droit romain réel et territorial partout où les premiers conquérants barbares n’étaient pas des Francs et à la territorialisation du droit barbare là où la domination des Francs rendait désavantageux le droit romain. Mais, sous le partage en voie de constitution entre pays de droit écrit et pays coutumier, Montesquieu repère un élément d’unité du droit français, élément le plus ancien et le plus commun, qui touche les modalités de son institution originaire : ce qui va devenir un droit territorial, qui relie la personne aux res par l’intermédiaire du pays que l’on habite, a d’abord été un droit personnel choisi. Montesquieu met sous nos yeux le moment où vient d’avoir lieu le basculement, lorsque, dans les pays qui ne seront pas de droit romain, presque tous ont choisi de vivre sous les lois barbares, tandis que, dans les pays qui seront de droit romain, presque tous ont choisi de vivre sous la loi romaine. Nous avons là un unique principe d’institution du droit : chacun choisit sa loi. Mais l’application de ce principe ne produit pas un droit uniforme, le même pour tous, parce que les individus qui choisissent ne sont pas des individus abstraits, mais des individus déjà aux prises avec certains usages juridiques établis. De la sorte, ils instituent ou refusent d’instituer pour eux-mêmes ce qui, par ailleurs, est déjà constitué. Étant soumis au droit romain, ils choisissent de ne plus l’être et d’adopter la loi des barbares, ou bien de le rester. Ce qui détermine l’institution du droit, c’est l’articulation de la volonté individuelle et de l’usage antérieurement donné. La volonté de l’individu conserve ou modifie le rapport de l’individu au droit tel qu’il est établi par l’usage. Il y a là un mode d’institution du droit fort différent de celui que Montesquieu associe aux républiques antiques : non pas un droit fondé dans la volonté du souverain, qui peut faire abstraction des usages établis et ordonner par sa loi de nouveaux usages sur tout le territoire qu’il gouverne, mais un droit fondé dans la variation des volontés individuelles à l’intérieur des usages établis. Plus il y a d’individus qui choisissent d’adopter un certain type d’usage, plus celui-ci est conforté, tandis que les autres usages tendent à disparaître. Peu importe, de ce point de vue, que ces usages soient coutumiers ou bien codifiés sur ordre du pouvoir politique.
3Dans un deuxième temps, une autre révolution des lois civiles consista dans l’effacement presque complet des lois barbares et du droit romain. Plusieurs phénomènes mêlés tissèrent la trame des causes qui produisirent cette seconde révolution.
4Il faut d’abord prendre en compte la mise en place de l’ordre féodal. Il s’agit d’un phénomène qui, indépendamment du partage entre les pays de droit romain et les pays de droit barbare, touche les classes dirigeantes et par conséquent les lois saliques, ripuaires, bourguignonnes et wisigothes qui, dans tous les cas, y compris dans les pays de droit romain, régissaient originairement le seul droit des seigneurs, c’est-à-dire le droit des anciens conquérants. Le système des fiefs devient héréditaire et prend une telle extension que la France se trouve « divisée en une infinité de petites seigneuries10 ». Les anciennes lois barbares ne peuvent convenir à une situation pour laquelle elles n’ont pas été conçues ; bien des usages nouveaux, liés aux relations des suzerains et des vassaux, ont besoin d’être réglés et ne peuvent l’être par les anciennes lois barbares. Les seigneurs conservent l’esprit de la loi ancienne « qui était de régler la plupart des affaires par des amendes11 », mais quant à la valeur des amendes, c’est maintenant chaque seigneur qui se charge de l’établir par quelque charte particulière à sa juridiction. Les anciennes lois barbares sont peu à peu remplacées par d’autres, non par l’intervention d’un pouvoir politique promulguant de nouvelles lois, mais par la constitution de l’ordre féodal, qui vient doubler l’ordre politique et en défaire la puissance. C’est, de fait, la dépendance féodale qui produit le nouveau droit et libère les seigneurs de la dépendance politique. Les rois n’ont plus la puissance d’imposer une loi commune. Il n’y a plus que des lois particulières, qui sont les lois des seigneurs en leurs seigneuries.
5Un autre phénomène est celui de l’apparition des capitulaires, sous la première et la deuxième race, et de leur disparition sous la troisième race. Les capitulaires étaient des lois faites par les assemblées de la nation, c’est-à-dire les assemblées des seigneurs et des évêques. Leur objet principal fut d’organiser le clergé en voie de formation. Mais très vite la mise en place de l’ordre féodal jusque dans le gouvernement des biens du clergé, la séparation des ecclésiastiques du reste de la société, enfin la réception des canons établis par les conciles et des décrétales des papes rendirent les capitulaires inutiles, les rois étant devenus incapables de faire observer leurs lois. Plusieurs capitulaires, ajoutés à la loi des Lombards, à la loi salique ou à la loi des Bavarois, portaient sur le gouvernement civil et venaient modifier ou expliquer les lois personnelles d’une nation particulière. La plus grande partie des capitulaires avait rapport au gouvernement ecclésiastique, une moindre part au gouvernement politique ou économique, moins encore au gouvernement civil. Ce furent pourtant ces dispositions civiles ajoutées aux lois personnelles de telle ou telle nation qui furent retenues, tandis que l’on négligeait le corps même des capitulaires. Les capitulaires apparaissent donc comme un phénomène juridique éphémère, dont les siècles suivants ne connaissent qu’une trace déformée. Mais, quant à la réalité du droit, les capitulaires régissant les affaires civiles comme les lois personnelles des nations barbares sont en fait remplacés par le droit féodal décidé par les seigneurs, partout où le droit romain ne l’emporte pas. Ce que Montesquieu nous dit des capitulaires a surtout pour fonction de souligner le rôle déterminant de la féodalité dans cette révolution qui produit l’effacement des lois barbares et du droit romain. Les capitulaires, édictés sous l’autorité des rois, n’ont guère d’effets durables. Les rapports de féodalité sont, pour l’essentiel, la source du droit médiéval.
6Un troisième phénomène consiste dans la disparition des lois au profit des coutumes. Après Charlemagne, l’usage de l’écriture régressa partout en Occident ; moins en Italie où la présence des papes, des empereurs grecs et des républiques marchandes conserva l’écriture et, avec elle, le droit romain. Mais, en France et en Allemagne, les lois barbares écrites, le droit romain et les capitulaires disparurent par les progrès que fit l’ignorance de l’écriture. Les lois des Wisigoths subirent le même sort en Espagne. À la place des lois se formèrent des coutumes. Selon les contrées, cette révolution qui entraîne le remplacement de la loi par la coutume correspond à des situations particulières fort différentes. Toutefois, ce qui est commun, c’est le retour à une définition du droit par les « usages non écrits12 ». Au lieu que ces usages soient antérieurs à toute loi et donc radicalement distincts du droit tel qu’il s’est d’abord constitué à Rome et dans les cités grecques, il s’agit maintenant d’usages qui viennent après la loi et qui sont en somme des lois dégradées en usage non écrits.
7La thèse de Montesquieu est donc que la coutume médiévale est d’abord issue des lois écrites des peuples barbares, perdues en tant que lois écrites par l’abandon de l’écriture et conservées sous forme de coutume, là où elles avaient pu se transformer en lois territoriales. Dans des lieux habités généralement par des Francs saliens, la loi salique devint territoriale, tout en restant personnelle pour les Francs saliens qui habitaient ailleurs. Or cette loi territoriale devenue coutume, ou en voie de le devenir, acquit sans doute une plasticité que n’avait pas la loi écrite et fut capable d’intégrer de nouveaux usages : si, sur le territoire de cette coutume, certaines sortes d’affaires concernent régulièrement des Bourguignons, des Allemands ou des Romains et sont jugées par les lois de ces peuples, alors on conçoit que la coutume puisse intégrer de nouveaux usages empruntés aux lois personnelles de ces peuples. À cette plasticité de la coutume s’ajoute sa force d’attraction. Là où la loi salique est devenue territoriale et donc coutumière, elle peut offrir des solutions juridiques pour compléter telle ou telle loi personnelle, lorsque se présente un cas qui n’est pas prévu par cette loi. Se met donc en place un droit territorial, dont la source est la loi barbare écrite, mais qui fonctionne à présent comme coutume capable d’assimiler des éléments venus des autres droits barbares ou du droit romain et de pallier les insuffisances des lois personnelles. Les lois barbares écrites ne disparaissent pas d’un coup. Toutefois, lorsque le roi Pépin ordonne que, partout où il n’y a point de loi, on suive la coutume, cela signifie, selon Montesquieu, que la loi barbare écrite et personnelle, qui certes existe encore, se trouve de plus en plus négligée au profit des coutumes.
8Dans les pays où prédomine le droit romain, parce que nul n’obtiendrait un avantage sensible s’il choisissait la loi barbare, la loi romaine devient très tôt « la loi personnelle générale13 ». La proximité de l’Italie peut aussi avoir fait « que le droit romain se conserva mieux dans les contrées de la Gaule autrefois soumises aux Goths et aux Bourguignons14 ». Nous avons donc là une loi romaine personnelle qui devient bientôt territoriale, le nombre étant du côté de ceux qui vivent sous la loi romaine. Et la loi des Goths se fait « loi personnelle particulière15 ». Montesquieu suppose toutefois que le processus de destruction de la loi et d’instauration de la coutume se produit aussi dans les pays de droit romain. On assiste donc à la disparition du Code théodosien remplacé par « quelques dispositions du droit romain retenues pour lors dans la mémoire des hommes16 » et constituées en usages non écrits. À cela s’ajoute « le nom de pays de droit romain ou de droit écrit17 », qui est conservé, quoiqu’il ne corresponde plus dans les faits à la réalité du droit devenu coutumier. Enfin se maintient sans doute l’amour des peuples pour leur loi, perçue comme un privilège, puisque partout ailleurs les Romains ont dû choisir la loi barbare. Montesquieu suppose ainsi des pays de droit romain où le droit romain a disparu au profit de la coutume, mais où il reste le souvenir d’une préférence attachée au droit romain. Cela suffira pour que, lorsque l’on redécouvrira la compilation de Justinien, celle-ci soit reçue comme « loi écrite » dans les pays du domaine des Goths ou des Bourguignons, tandis qu’elle sera seulement « raison écrite » dans les pays du domaine des Francs18.
9Cette seconde révolution des lois civiles des Français voit donc les lois écrites partout remplacées par la coutume et l’instauration d’un droit civil coutumier dorénavant réglé par les rapports de féodalité.
Notes de bas de page
8 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXVIII, chap. 4, p. 213.
9 Ibid., p. 215.
10 Ibid., chap. 9, p. 219.
11 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit.
12 Ibid., livre XXVIII, chap. 11, p. 222.
13 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXVIII, chap. 12, p. 224.
14 Ibid., chap. 11, p. 222.
15 Ibid., chap. 12, p. 224.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
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