Chapitre I. Impartialité et partialité
p. 98-101
Texte intégral
1Lorsque les peuples germains s’installent dans les territoires de l’Empire d’Occident, les lois civiles de la République romaine ont déjà été abolies par la corruption des mœurs, l’institution de la monarchie et le triomphe du christianisme. Montesquieu considère donc d’abord l’origine des lois civiles françaises comme relevant d’une source qui ne doit rien à l’héritage du droit romain républicain. Et il faudra comprendre comment l’histoire du droit civil français pourra rencontrer le droit romain républicain et l’incorporer. N’étant pas non plus soumis à l’Empire, ni convertis au christianisme, les Germains ont, à l’origine, des lois qui leur sont propres. Cependant tous vont entrer en relation avec l’élément romain et utiliser la langue latine pour écrire leurs lois. Mais tandis que les Wisigoths, les Bourguignons ou les Lombards abandonnent leurs usages au profit de ceux des vaincus et adoptent ainsi la langue latine en même temps que de nouvelles lois, les Francs saliens et ripuaires, comme les Allemands, les Bavarois, les Thuringiens et les Frisons, conservent leurs lois. Les Francs saliens les premiers, avant Clovis, puis les Ripuaires, les Allemands, les Bavarois et les Thuringiens, sous Théodoric, roi d’Austrasie, voient leurs lois mises par écrit, c’est-à-dire écrites en latin1. La langue latine et ses concepts durent ainsi s’adapter aux lois des Germains : car il fallut dire avec des mots latins les idées des barbares.
2Les Wisigoths étant le peuple germain qui, sous l’influence du christianisme, s’avance le plus loin dans l’abandon de ses propres lois, c’est surtout par contraste avec les lois des Wisigoths que Montesquieu fait ressortir le fond germanique et non chrétien des lois saliques et ripuaires :
Les évêques eurent une autorité immense à la cour des rois wisigoths ; les affaires les plus importantes étaient décidées dans les conciles. Nous devons au code des Wisigoths toutes les maximes, tous les principes et toutes les vues de l’inquisition d’aujourd’hui ; et les moines n’ont fait que copier contre les juifs, des lois faites autrefois par les évêques2.
3Les lois des Wisigoths nous donnent l’exemple de lois faites par des rois soumis au clergé. Les Wisigoths comme les Bourguignons, parce qu’ils en eurent besoin pour assurer leur domination, « cherchèrent à se concilier les anciens habitants, et à leur donner des lois civiles les plus impartiales3 ». Mais les Bourguignons firent des lois plutôt judicieuses, sur lesquelles Montesquieu ne donne aucune précision. Nous apprenons seulement qu’elles visaient l’impartialité comme celles des Wisigoths. Le chapitre 3 du livre XXVIII nous fait comprendre que l’impartialité consiste ici à ne pas faire de différence, selon la loi, entre les vainqueurs et les vaincus, entre les Germains et les Romains. Quant aux peuples germains qui adoptèrent de nouvelles lois et en dehors des Wisigoths, le chapitre 1 fait seulement allusion aux Lombards, qui eurent pourtant les lois les plus judicieuses, et il ne dit guère plus des Bourguignons, si ce n’est pour mentionner cet effort d’impartialité. Mais Montesquieu s’arrête sur les Wisigoths, car ce qui l’intéresse, c’est ce que sont des lois visant l’impartialité lorsqu’elles sont inspirées par des évêques. Il semble que leur caractère le plus remarquable soit dans la nature des peines qu’elles infligent : ces lois d’inspiration chrétienne qui visent l’impartialité ont recours aux peines corporelles. Dans ce que le code des Wisigoths prévoit pour ceux qui sont soumis à son autorité, Montesquieu reconnaît l’origine des maximes et principes que, de son temps, l’Inquisition applique aux juifs. Des lois faites par des évêques pour gouverner toute la société s’appliquent ensuite aisément au gouvernement des juifs par l’Église. Or ce sont des lois « puériles, gauches, idiotes ». Montesquieu précise ce qu’il faut entendre par là : « Elles n’atteignent point le but » ; impuissance digne des enfants dont les moyens ne sont pas à la hauteur de ce qu’ils désirent. Le but serait l’impartialité. Au lieu de s’en donner les moyens, elles sont gauches comme le sont les idiots, qui prennent de grands airs pour s’intéresser à des petits riens ; elles sont « pleines de rhétorique et vides de sens, frivoles dans le fond et gigantesques dans le style4 ». Ne faut-il pas comprendre que l’impartialité ne peut être atteinte si on la poursuit en voulant appliquer à tous une même loi au nom d’un idéal de vertu, celui du christianisme, qui ne tient aucun compte des usages divers de ceux à qui la loi est destinée ? Cette sorte de loi manque son but et toute sa signification se concentre en définitive dans des lois pénales qui expriment une rage impuissante et ne veulent que la destruction de ceux qui désobéissent. Au chapitre 12 du livre XXV, après une allusion aux persécutions du Japon et juste avant le chapitre 13 qui nous présente la « Très humble remontrance aux inquisiteurs d’Espagne et de Portugal », Montesquieu formule un jugement qui porte avant tout sur les lois japonaises et les maximes et principes de l’Inquisition, lesquels ont en commun l’impuissance à changer les usages alliée à la cruauté : « […] l’histoire nous apprend assez, dit Montesquieu, que les lois pénales n’ont jamais eu d’effet que comme destruction5 ».
4Au contraire de celles des Wisigoths, les lois saliques et ripuaires gardent tout le fond des lois barbares et n’abandonnent que ce qui est absolument incompatible avec le christianisme. Leur esprit n’est pas chrétien, mais germanique : elles préfèrent donc les peines pécuniaires aux peines corporelles. L’esprit des lois franques est de concevoir la peine comme une réparation offerte à la famille, un paiement en compensation du crime commis. Ce qui est tout à fait étranger à une telle législation, c’est l’idée de la vengeance : ni les individus, ni la société n’ont à se venger du criminel en lui infligeant le mal pour le mal. La loi ne vise pas à remplacer la vengeance déréglée des individus par une vengeance réglée et orchestrée par la société. Les peuples germains se distinguent de la sorte de la plupart des autres peuples.
5Une autre particularité des lois barbares est leur caractère personnel et non territorial. Bien que, par peur des Romains, les peuples germains aient commencé à se réunir avant la conquête de l’Empire, ils n’eurent pas de loi commune. Plusieurs nations rassemblées sur un même territoire conservaient chacune leurs propres usages et coutumes. À propos de ce droit des barbares qui n’a pas encore été mis par écrit grâce à la langue latine, Montesquieu montre quelque réticence à utiliser le mot « loi ». Nous retrouvons dans les usages et les coutumes des anciens barbares un espace juridique ou préjuridique qui s’apparente à ce que furent certains usages des anciens Romains, non encore saisis par la loi. Dans cet espace, les individus sont jugés selon les usages et la coutume de leur nation, en sorte que chacun est personnellement rattaché à un ordre juridique, indépendamment du territoire où il vit, selon la lignée à laquelle il appartient. L’esprit des lois personnelles, déjà constitué avant la rédaction des lois en latin, sera conservé dans les premiers codes de lois barbares, les décrets des rois de la première race et les capitulaires de la seconde. L’usage est de suivre la loi de ses pères. Cependant deux exceptions introduisent une variation de l’usage : les femmes suivent la loi du mari et retournent à la loi des pères lorsqu’elles sont veuves ; chacun peut prendre la loi qu’il veut. Le cas des femmes ne modifie pas fondamentalement le principe de soumission à la loi des pères. La femme passe de l’autorité du père à celle du mari et inversement, lorsque le mari est mort. Elle ne transmet rien, mais elle est donnée ou reprise et change ainsi de lignée. Que l’on puisse choisir sa loi fait en revanche apparaître l’esprit des lois personnelles sous un nouveau jour : l’individu est juridiquement déterminé par le jeu de la tradition et de la volonté. Il vient d’une tradition juridique. Et, dans le cadre des traditions qui se trouvent en concurrence à l’intérieur de la société à laquelle il appartient, il se fait l’instituteur de sa propre loi, puisqu’il peut la choisir par un acte de sa volonté6.
6Il y a donc trois caractères dont la mise en relation permet d’expliquer la première révolution des lois civiles chez les Francs : le fait que ces lois soient personnelles, le fait que les individus puissent choisir leur loi, le fait qu’elles soient partiales.
7Contrairement à la loi des Wisigoths ou des Bourguignons, la loi des Francs, particulièrement la loi salique, est partiale, au sens où elle incorpore au système des lois personnelles des différences de pénalités, qui manifestent l’inégalité des sujets de droit. Selon le groupe social auquel il appartient, l’individu voit sa vie, sa sûreté ou ses biens changer de valeur devant la loi : la différence majeure est celle des Francs et des Romains, des vainqueurs et des vaincus ; toutes choses étant égales par ailleurs, le meurtre d’un Franc, l’assaut contre sa maison, la contrainte exercée sur sa personne ou le vol de ses biens appellent le paiement d’une composition bien supérieure à celle prévue pour un Romain. Deux autres inégalités viennent s’ajouter à l’inégalité fondamentale des vainqueurs et des vaincus et en modifier sensiblement les effets, sans la renverser cependant : l’inégalité des richesses et l’inégalité politique. Un Romain possesseur vaut plus qu’un tributaire ; un Romain convive du roi vaut plus qu’un Romain qui n’est pas distingué par le souverain, même s’il vaut deux fois moins qu’un Franc vassal du roi7.
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