Chapitre I. L’usure
p. 70-77
Texte intégral
1Dans L’esprit des lois, Montesquieu n’a « point séparé les lois politiques des lois civiles ». L’ouvrage « ne traite point des lois, mais de l’esprit des lois, et […] cet esprit consiste dans les divers rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses1 ». C’est pourquoi il s’agit moins de « suivre l’ordre naturel des lois, que celui de ces rapports et de ces choses2 ». Mais nous devons, quant à nous, revenir d’abord à l’ordre naturel des lois et considérer séparément les exemples de lois civiles romaines, car nous y trouvons la matière du droit civil des anciens Romains et du droit prétorien telle que Montesquieu la recueille. Le partage entre le ius dévolu à l’activité conservative et inventive des juristes et la lex populi ou publica, produite par les institutions politiques de la république, est une structure fondamentale du droit romain républicain. Cette deuxième source de droit, qui s’apparente au νόμος des cités grecques, n’interfère avec le ius de manière manifeste et décisive qu’au moment de la loi des Douze Tables. Pour le reste de la période républicaine, à de rares exceptions près, la lex populi porte sur les rapports des gouvernants et des gouvernés, le fonctionnement des assemblées, les magistratures, la religion, les municipalités et les provinces, la répartition de la terre, la punition des crimes, tandis que le ius règle les rapports civils constitutifs de l’ordre social3.
2Dans L’esprit des lois, Montesquieu fait un emploi très large du mot « loi » : en matière de droit politique et civil, il l’emploie pour désigner les dispositions du ius autant que le νόμος et la lex populi. Nous avons vu que la nature du gouvernement républicain est mise en avant quand il s’agit d’expliquer la rigueur du premier droit civil des Romains et que cette rigueur est rapportée à la littéralité de la loi issue du gouvernement populaire. De la sorte, le ius est compris à la lumière du concept de νόμος. Il n’y a aucune raison qui puisse faire que Montesquieu s’émancipe d’un héritage interprétatif que lui transmet la tradition juridique dont il est tributaire. Il connaît le droit romain tel qu’il nous a été légué par Justinien, à savoir un droit romain filtré et réordonné sous l’autorité du prince et sous l’influence de la philosophie et du christianisme. Au livre III des Politiques, Aristote compare la royauté absolue, dans laquelle un seul homme est souverain et « gouverne tout selon son bon vouloir4 », et le gouvernement du νόμος, qui est « gouvernement du dieu et de l’esprit seuls5 ». Dans les deux cas, nous avons donc une souveraineté qui commande (ἄρχει), qui gouverne sur le mode du commandement, souveraineté d’un homme désirant ou souveraineté de l’esprit sans désir. Entre ces deux possibilités se situe le gouvernement d’un ou de plusieurs hommes soumis à la loi, autrement dit la subordination du roi ou des magistrats à la souveraineté du dieu et de l’esprit. La figure du princeps legibus solutus6 d’époque impériale, de celui dont le Digeste dit aussi : Quod principi placuit legis habet vigorem7, voit ses contours se superposer aisément à ceux du roi absolu d’Aristote, tandis que le Dieu chrétien n’est pas sans ressemblance avec le dieu et l’esprit dont le commandement est, selon Aristote, constitutif du νόμος. Le prince chrétien est celui dont le bon plaisir fait loi pour ceux qu’il gouverne, mais qui tient sa puissance de Dieu et se soumet à la loi de Dieu. Au-delà de cette conception de la loi, Montesquieu suit toutefois le fil de la jurisprudence jusqu’à son origine républicaine. En croisant la connaissance du Digeste, la pratique du juriste et la lecture des auteurs antiques, il aperçoit, sous le primat impérial, philosophique et chrétien de la loi, la manière romaine de penser le droit, qui ne consiste pas à faire d’emblée le saut jusqu’à l’universel pour descendre ensuite de l’universel vers le particulier, mais à monter du particulier vers l’universel en parcourant la longue série des particularités. Il est remarquable que, malgré la confusion entre ius et νόμος en fonction de laquelle Montesquieu est contraint de lire le droit romain, il tourne cependant son attention vers la spécificité du ius et pense ce qui relie les actions de loi aux actions de bonne foi du droit prétorien, les interprétations des jurisconsultes, le droit médiéval et le droit de la monarchie française.
3Quoique Montesquieu ne veuille pas séparer les lois politiques des lois civiles, il est certain que, sous le rapport des lois politiques, le centre de gravité de L’esprit des lois se trouve aux livres II et III ou dans les livres suivants, avant le livre XIV en tout cas, tandis que, sous le rapport des lois civiles, il se situe plutôt vers les livres XXVI, XXVII et XXVIII. Ce qui nous est dit du droit romain dans ces trois livres est préparé par deux développements antérieurs, l’un aux chapitres 21 et 22 du livre XXII, où il est question du prêt par contrat et de l’usure chez les Romains, l’autre au livre XXIII, dans les chapitres 20 à 23, où Montesquieu traite des lois sur la propagation de l’espèce et sur l’exposition des enfants.
4Au livre XXII, chapitre 21, Montesquieu relève l’existence à Rome d’un prêt par contrat civil. Nous sommes portés à supposer que le ius sera ici nettement séparé de la lex populi. Et, en effet, le début du chapitre 22 nous dit que « les premiers Romains n’eurent point de lois pour régler le taux de l’usure8 ». Montesquieu suggère donc que le contrat civil qui règle le prêt et son taux n’est autre qu’un arrangement entre les parties, fondé sur l’usage et non sur la loi. Sous l’usage affleure l’opposition entre les plébéiens et les patriciens qui éclate au grand jour lors de la sédition du mont Sacré ; et Montesquieu, se référant au récit de Denys d’Halicarnasse, remarque qu’aucune loi n’est alors alléguée, ni par les patriciens, ni par les plébéiens. Mais ceux-là invoquent la foi, ceux-ci la dureté des contrats. On voit que la possibilité d’une rupture créatrice à l’intérieur du droit est déjà en germe dans cette différence. Les patriciens, dont la position de créanciers se voit protégée par le respect du droit, exhortent les plébéiens à respecter leurs engagements. La foi est pour les patriciens, mais aussi pour les plébéiens, ce qui assure le respect du contrat. La foi fonde le droit. Toutefois, les plébéiens ont aussi l’idée que les contrats leur imposent des conditions dont la dureté est insupportable. Quoique la foi et le droit civil les obligent à se soumettre à ces conditions, ils aspirent à un autre droit, moins dur, moins évidemment défavorable à l’une des parties, un droit qui protège également les débiteurs contre les abus du droit civil. Ce sont de telles aspirations qui forceront patriciens et plébéiens à un compromis et engendreront les assouplissements et adaptations imposés par la loi ou les pratiques du droit prétorien. Nous touchons là le principe d’engendrement du droit que le juriste d’Ancien Régime reconnaît aux origines du droit romain et dont il se sait l’héritier : les abus du droit ne peuvent être corrigés que si le droit admet un écart par rapport au droit, une rupture créatrice qui, sans abolir le droit ancien, autorise selon un nouvel ordre de droit ce que le droit ancien exclut. Ainsi, ce qui est juste selon l’ancien droit est injuste selon le nouveau droit, ou bien ce qui est injuste devient juste.
5Nous observons cependant que, dans les chapitres 21 et 22 du livre XXII, Montesquieu n’emploie pas le mot « droit » lorsqu’il décrit les usages des anciens Romains. Il n’oppose donc pas explicitement l’ancien droit civil et le nouveau droit civil fondé dans la loi du peuple et les dispositions du droit prétorien. La distinction qui domine l’ensemble du passage est celle des usages et des lois. La note n, où Montesquieu cite Appien, nous apprend que, sous le mot « usages », il faut entendre l’expression latine mos vetus9. Et Montesquieu sait assurément que « la coutume (consuetudo) est un certain droit (ius) institué par les usages (mores), qui est pris pour loi, quand la loi manque » ou encore que « les usages (mos) sont la coutume approuvée de longue date10 ». Il connaît ce cercle de la consuetudo et du mos, qui définit le droit sans la loi. Les usages instituent le droit comme coutume et inversement une coutume depuis longtemps instituée et approuvée atteste d’anciens usages. Au livre XXVIII, lorsqu’il sera question des lois civiles des Français, nous trouverons cette idée qui veut que la coutume soit le droit là où manque la loi et qu’elle corresponde aux usages non écrits par opposition aux lois qui sont écrites :
Les lois personnelles tombèrent. Les compositions et ce que l’on appelait freda se réglèrent plus par la coutume que par le texte de ces lois. Ainsi, comme dans l’établissement de la monarchie on avait passé des usages des Germains à des lois écrites ; on revint, quelques siècles après, des lois écrites à des usages non écrits11.
6Nous pouvons donc affirmer que Montesquieu voit les usages des anciens Romains comme du droit ou du prédroit comparable aux usages des anciens Germains ou à la coutume des Français. Mais nous comprenons aussi que la réticence de Montesquieu à employer le mot « droit » à propos d’usages qui règlent les rapports civils sans aucune intervention de la loi tient au rôle qu’il fait jouer à la loi dans la constitution du droit. Il n’y a pas au sens strict de droit sans loi. Chez les anciens Romains, il n’y a pas de droit sans loi du peuple. Toutefois la loi seule ne fait pas tout le droit. Il faut la composer avec les usages. L’histoire du droit romain républicain touchant les pratiques du prêt et de l’usure est alors l’histoire des abus de l’usage et de la loi.
7Les usages qui réglaient les prêts par conventions particulières chez les anciens Romains prévoyaient déjà de fortes usures, mais cela faisait système avec deux éléments de la politique romaine : le peuple était « très souvent obligé d’aller sans solde à la guerre » et « les principaux citoyens portaient toutes les charges de l’État12 ». Le bas peuple avait donc souvent besoin d’emprunter, mais, grâce aux victoires et aux butins, il était assez heureux pour pouvoir rembourser ses dettes. Les patriciens étaient portés à pratiquer des taux exorbitants pour financer les dépenses que leur imposait la charge de l’État. Ce qui apparaît donc comme un abus, si l’on juge de manière abstraite en comparant seulement le taux de l’usure au montant du capital, devient une pratique sensée qui a sa raison particulière dans les manières guerrières d’un peuple presque toujours victorieux, dans l’organisation politique et dans des mœurs guidées par « l’amour de la pauvreté, de la frugalité, de la médiocrité13 », en sorte que, sauf exception, la plèbe n’empruntait ni les patriciens ne prêtaient à usure pour nourrir une conduite déréglée, mais seulement pour faire ce que leur commandait l’amour de la patrie.
8Les premières lois n’intervinrent pas pour changer ce système, mais seulement pour l’appuyer, en maintenir l’équilibre lorsqu’il se trouvait menacé par quelque circonstance qui aurait aggravé les maux du peuple :
On faisait donc des lois qui n’influaient que sur la situation actuelle. On ordonnait, par exemple, que ceux qui s’enrôlaient pour la guerre que l’on avait à soutenir, ne seraient point poursuivis par leurs créanciers ; que ceux qui étaient dans les fers seraient délivrés ; que les plus indigents seraient menés dans les colonies : quelquefois on ouvrait le trésor public14.
9Le dérèglement du droit, qui est à la fois dérèglement de la loi et des usages, commence lorsque, la puissance du peuple augmentant, les magistrats, particulièrement les tribuns, cherchent à le flatter et lui font faire des lois qui lui sont agréables et non des lois qui servent l’amour de la patrie. On a alors un peuple débiteur qui est aussi législateur et juge de ses créanciers. Les lois favorables aux débiteurs se succèdent en grand nombre et l’on envisage fréquemment l’abolition des dettes. Les créanciers n’ont plus aucune confiance dans les contrats qui, à tout moment, peuvent être défaits par la loi ; ils renversent les anciens usages et pratiquent des taux toujours plus élevés, afin de gagner le plus possible le plus vite possible :
Cela fit que tous les moyens honnêtes de prêter et d’emprunter furent abolis à Rome, et qu’une usure affreuse, toujours foudroyée et toujours renaissante, s’y établit. Le mal venait de ce que les choses n’avaient pas été ménagées. Les lois extrêmes dans le bien font naître le mal extrême. Il fallut payer pour le prêt de l’argent et pour le danger des peines de la loi15.
10 Une loi extrême semble être ici une loi qui plie le droit à quelque visée unique. Le bien peut se comprendre, en un sens étroit, comme ce qui est utile aux débiteurs, ou, au sens large, comme ce qui est bon pour toute société ou pour toute république : il n’est sans doute jamais bon absolument que les débiteurs soient foison et se trouvent écrasés sous le poids des dettes. Dans les deux cas, légiférer en ne considérant que ce bien que l’on a sous les yeux, son bien propre ou le bien en général, c’est ne tenir aucun compte des choses. Les choses, ce sont les usages tels qu’ils se sont noués en liaison avec une constitution politique particulière, avec des manières et des mœurs particulières. Ménager les choses est ce que fait un droit dans lequel la loi est au service des usages, les confirme et les conforte. Il est une façon de faire la loi par esprit d’abstraction, en ne tenant compte que d’un seul intérêt, qu’il soit particulier ou général : c’est là faire violence aux choses. On aura beau dire, avec raison, qu’il est bon de réduire les dettes ou de les abolir, la loi qui entreprendra de le faire sans tenir compte du montage social particulier sur lequel elle agit, commettra un excès et, en déréglant les usages, engendrera d’autres excès. L’usure, qui ne saurait être un bien pour les débiteurs, ni non plus un bien pris absolument, est cependant un bien relativement à l’organisation sociale des anciens Romains. Dès lors que la loi limite extrêmement les avantages de l’usure pour les créanciers ou cherche à les abolir, ceux-ci s’y attachent comme à leur bien propre. Ils n’ont plus qu’une seule visée : s’enrichir au plus vite par l’usure. Ce qui était un bien relativement à la particularité de la société romaine ancienne devient un mal extrême, parce que les créanciers ne se soucient plus que du profit que la loi menace. Il en résulte un autre mal : les débiteurs sont plus écrasés par l’usure qu’ils ne l’ont jamais été. Ils sont donc plus tentés que jamais de légiférer contre les créanciers et ceux-ci plus portés à ne voir que l’enrichissement immédiat.
11Décrivant plus en détail le processus de destruction de l’ancien droit civil réglant les contrats de prêt, Montesquieu le fait débuter en l’an 398 de Rome, lorsque la loi que font passer les tribuns Duellius et Menenius réduit les intérêts à un pour cent par an :
Il en fut de cette loi comme de toutes celles où le législateur a porté les choses à l’excès : on trouva un moyen de l’éluder. Il en fallu faire beaucoup d’autres pour la corriger, confirmer, tempérer. Tantôt on quitta les lois pour suivre les usages, tantôt on quitta les usages pour suivre les lois ; mais, dans ce cas, l’usage devait aisément prévaloir. Quand un homme emprunte, il trouve un obstacle dans la loi même qui est faite en sa faveur : cette loi a contre elle, et celui qu’elle secourt, et celui qu’elle condamne. Le préteur Sempronius Asellus ayant permis aux débiteurs d’agir en conséquence des lois, fut tué par les créanciers pour avoir voulu rappeler la mémoire d’une rigidité qu’on ne pouvait plus soutenir16.
12Une loi qui décide la suppression d’un usage porte les choses à l’excès, autrement dit suscite des usages qui sortent des bornes du droit. Les créanciers ne se contentent pas de maintenir l’ancien usage sans tenir compte de la nouvelle loi : on modifie l’usage afin d’éluder la loi. Dans un premier temps, toutefois, les usages anciens ne sont pas modifiés en profondeur. Ils s’adjoignent seulement quelque « formalité17 » afin de se conserver : les Latins et les alliés n’étant pas soumis à l’interdiction de l’usure qui ne s’appliquait qu’aux Romains, les contrats se passèrent par l’intermédiaire d’un prête-nom ; et sans doute l’usure intégra-t-elle le prix de cette complication. Mais, en somme, les usages anciens furent maintenus, malgré la loi. C’est pourquoi Montesquieu dit qu’on quitte les lois pour suivre les usages et que, si l’on revient aux lois, l’usage prévaut aisément à la fin. Il y a un poids des usages auquel les lois ne peuvent rien changer, car sous les usages se conserve la nécessité qui presse les emprunteurs et l’avarice qui motive les détenteurs de capitaux. De la sorte, tous sont hostiles à la loi. Et une loi appelle une autre loi pour modifier la modification partielle des usages qui a permis leur maintien quant à l’essentiel. Un autre tribun, Marcus Sempronius, obtint un plébiscite pour interdire les prêts à usure entre un Romain et un Latin ou un allié. On alla chercher un prête-nom chez les gens des provinces qui n’étaient ni Latins ni alliés. Il y eut enfin la loi gabinienne qui étendait l’interdiction aux provinciaux.
13À ce point, les usages ne pouvaient que sortir du droit ou du moins du droit ordinaire, soit que l’on répondît par le crime à qui tentait de faire appliquer la loi, ce qui a lieu avec l’assassinat de Sempronius Asellus, soit qu’un Brutus obtînt par sénatus-consultes de déroger à la loi pour prêter aux Salaminiens, soit que l’on désobéît simplement à la loi en incluant dans l’usure le prix du danger de perdre la dette et que l’on intimidât les magistrats. Le pouvoir despotique des gouverneurs de provinces se mit au service des usages illégaux et l’on vit chaque gouverneur entrant dans sa province mettre « à l’usure le taux qu’il lui plaisait18 ». Il se fit dès lors une sorte de guerre à l’intérieur du droit entre la loi, appuyée par les demandes du peuple favorable à de nouvelles lois contre l’usure, et les sénatus-consultes qui, par nécessité ou par faveur, donnaient à des citoyens romains la permission d’emprunter, ou encore prétendaient remplacer la loi par une autre disposition générale favorable aux usuriers. Dorénavant, loin de régler la querelle des patriciens et des plébéiens à l’avantage de la république, le droit intégrait cette querelle, l’envenimait et lui donnait un tour irrémédiable.
14Une loi extrême qui fait violence aux usages entraîne peu à peu des usages extraordinaires qui sont à la fois illégaux et fort éloignés des anciens usages originairement conformes au droit. Ces excès finissent par gouverner le droit qui les entérine ou bien les renforce en cherchant vainement à les combattre. Ainsi les hommes ne sont pas gouvernés, mais leurs excès gouvernent le droit. À l’opposé de ces pratiques de la république romaine, nous voyons surgir l’idée de modération : « Je le dirai toujours, déclare finalement Montesquieu, c’est la modération qui gouverne les hommes, et non pas les excès19. » Dans la matière des vicissitudes particulières de la république romaine touchant la question de l’usure se trouvent tissées deux vérités générales : les excès ne gouvernent pas les hommes ; la modération gouverne les hommes. Or, l’ancien droit romain sur les prêts, avant qu’une loi extrême n’engendre tant d’excès, nous donne une illustration de ce qu’est la modération telle que Montesquieu l’entend ici : il faut des usages qui accordent les intérêts particuliers des patriciens et des plébéiens pour le bénéfice de toute la république et des lois qui corrigent les inconvénients de ces usages afin de les maintenir, sans jamais chercher à les détruire. Nous avons là une modération républicaine et civile qui définit dans la république l’espace d’un gouvernement des hommes par le droit civil, c’est-à-dire par les usages, qui ne coïncide pas avec le gouvernement des usages par la loi du peuple. Celui-là est un gouvernement véritable, celui-ci ne gouverne rien, mais se trouve bientôt gouverné par les excès, excès des usages sur le droit, excès du droit sur lui-même. Après la fin de la République romaine, un nouveau droit civil devient possible, qui prend acte des excès républicains et les règle par un nouveau principe : « Celui-là paie moins, dit Ulpien, qui paie plus tard20. » L’usure n’est plus combattue ; elle est admise et fondée en droit par le jurisconsulte qui reconnaît que le créancier subit une perte aussi longtemps qu’il ne peut disposer de nouveau du capital qu’il a prêté. Mais, si modération il y a, c’est sans doute une autre sorte de modération qui se construit à présent, car, quoiqu’elle soit toujours civile, elle n’est plus républicaine.
Notes de bas de page
1 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. I, livre I, chap. 3, p. 13.
2 Ibid.
3 A. Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2005, III, IX, 1-2, p. 187-196.
4 Aristote, Les politiques, trad. par P. Pellegrin, Paris, Flammarion (GF), III, 16, 1287a, p. 266.
5 Ibid., p. 267.
6 « Le prince est affranchi du joug des lois », Du digeste ou Des pandectes, op. cit., 1, 3, 31, p. 60.
7 « La volonté du prince a force de loi », ibid., 1, 4, 1, p. 62.
8 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXII, chap. 22, p. 93.
9 Ibid., p. 95.
10 Isidore de Séville, Étymologies, II, X, 1-2. Nous traduisons en nous en tenant au choix de Montesquieu qui veut que mos ou mores soit rendu par « usages ».
11 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. II, livre XXVIII, chap. 11, p. 222.
12 Ibid., livre XXII, chap. 22, p. 94.
13 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit.
14 Ibid.
15 Ibid., livre XXII, chap. 21, p. 93.
16 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., livre XXII, chap. 22, p. 95.
17 Ibid., p. 96.
18 Ibid., p. 97.
19 Ibid., p. 98.
20 Ibid.
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