Chapitre III. Le jurisconsulte et le philosophe
p. 38-41
Texte intégral
1Avant d’en venir à l’examen des éléments qui rattachent De l’esprit des lois à la tradition de la jurisprudence et au droit romain, nous voudrions accentuer les traits qui font la solitude du juriste s’avançant parmi les philosophes. Considérant les reproches que les jansénistes, les jésuites, la Sorbonne et la Congrégation de l’index adressent à l’auteur de L’esprit des lois, nous serions tentés de voir en Montesquieu ce tuteur des Lumières, dont parlera Kant, conduisant son public hors de la minorité par opposition à ces tuteurs qui maintiennent dans la minorité ceux qui les suivent. Et la jurisprudence serait alors la science qui, la première, donne au public un savant capable de le conduire vers les Lumières.
2Ne nous laissons pas guider par cette idée jusqu’à demander trop vite à la jurisprudence d’illustrer ce que doit être l’usage public de la raison, libre de toute soumission à une autorité supérieure. Car le juriste est tenu à distance d’un libre usage de la raison par deux contraintes dont il ne saurait s’affranchir : dans le temps et le lieu où il se trouve, il a pour fonction d’appliquer certaines lois, qui ne sont pas des commandements de la raison universelle, mais des lois particulières et variables, telles qu’il en existe « chez tous les peuples du monde » ; et pour appliquer ces lois, il faut, sans les oublier, qu’il s’en écarte de manière à les ajuster aux cas qui sont soumis à son jugement. Ces deux contraintes ont une même origine : c’est que la science du droit est une science pratique, autrement dit un art, et non une science théorique, en sorte qu’on y juge pour décider et produire des effets dans le monde et non simplement pour connaître. Le monde impose à celui qui veut faire œuvre pratique les règles et les particularités qui le constituent. On devra certes distinguer le jugement du juge en son tribunal qui est immédiatement performatif et celui du jurisconsulte, qui est un conseil et reste sans conséquence pratique si un juge, un prince ou un législateur ne choisissent de s’y conformer. Le conseil jurisprudentiel est en ce sens semblable aux jugements de la science théorique. Toutefois sa forme reste pratique : il se soumet aux contraintes du monde et recommande une décision et un acte qui en résulte.
3À reconnaître ce que le projet de Montesquieu doit à la tradition juridique, nous risquons fort de ne pas comprendre comment peut s’y faire jour la différence moderne entre un passé révolu et un présent libre de construire son avenir. Car le jurisconsulte est d’abord le gardien d’une tradition : il doit connaître et appliquer les lois d’un peuple. Et s’il travaille comme Montesquieu à une jurisprudence universelle, il se fait en somme gardien de toutes les traditions. Le seul type de nouveauté que le jurisconsulte semble devoir affronter tient à la particularité et à la variabilité des cas que la généralité de la loi ne peut prévoir. Le conseil du jurisconsulte porte alors sur la manière dont il faut transgresser la loi pour l’appliquer et, si quelque nouvelle régularité se montre dans le tissu des particularités, le conseil portera sur quelque nouvelle loi ou modification d’une loi ancienne que le législateur prudent devrait promulguer. Cette sorte de nouveauté n’est à première vue faite que de petites variations qui se succèdent sans cesse et ne font pas un monde nouveau, mais un monde ancien à la dérive, dans lequel l’homme reste toujours le même, quoiqu’il ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve.
4Il faut toutefois marquer la différence entre l’application du droit par le juge ou le jurisconsulte, dans le cadre d’une législation particulière, et la jurisprudence universelle comprise comme divinarum atque humanarum notitia, telle que nous la rencontrons dans L’esprit des lois. Tandis que le juge rendant un arrêt ou le jurisconsulte conseillant un souverain ou un législateur particulier restent sur le plan de la stricte utilité pratique, enfermés dans un système particulier de lois positives et sollicités par l’urgence de quelque décision, dès lors que la jurisprudence se donne comme système universel du droit, elle ne s’adresse plus à tel ou tel qui, dans des circonstances déterminées, pourrait agir selon son conseil. Elle s’adresse plutôt à quiconque est en mesure de l’entendre, autrement dit à un public universel. La conséquence en est que la fonction pratique du conseil est comme retardée, renvoyée à plus tard, au moment où quelqu’un pourra s’en servir. Dans l’attente de ce moment, la jurisprudence se soumet à l’appréciation du public universel comme une science purement théorique.
5Il faut alors que nous prenions à la lettre la façon dont Montesquieu invoque le Corrège à la fin de sa préface38. Le jurisconsulte n’est pas seulement comme un peintre ; il est un peintre et la jurisprudence de L’esprit des lois est un art mimétique. La métaphore picturale fait coïncider la science jurisprudentielle et la contemplation des particularités. La μίμησις est le caractère d’un art qui agit dans une direction où l’action se résout en connaissance : l’art mimétique met certes en œuvre une ποίησις au service de la πρᾶξις, mais la πρᾶξις est ici celle du μανθάνειν39, de l’étude, qui permet au contemplateur de raisonner droitement sur les cas particuliers. Par les images qu’il produit, l’art mimétique nous fait connaître les choses. Et la jurisprudence de Montesquieu, par L’esprit des lois, nous fait connaître les lois, les coutumes et les usages de tous les peuples, en peignant les nuances des choses morales. Cela ne signifie pas que toute référence à l’utilité pratique, envisagée du point de vue du juge ou du législateur, disparaisse de l’ouvrage. Les couleurs qu’emploie Montesquieu sont les lois politiques et civiles ou les conseils de la jurisprudence, dont la forme reste juridiquement pratique. Mais l’œuvre vise une fin plus haute, qui est de connaître l’homme dans l’épaisseur de ses manifestations particulières et variables.
6Soulignons la valeur négative de la métaphore picturale. Si la jurisprudence se fait peinture, cela signifie qu’elle n’est pas poésie. Or la poésie est cet art mimétique dont Aristote nous dit qu’il est plus philosophique et plus noble que l’ἱστoρία, dont l’œuvre d’Hérodote est l’archétype40. Il nous faut marquer une nouvelle fois la distance entre la science de Montesquieu et la philosophie antique. La jurisprudence de L’esprit des lois est du côté de la peinture et de l’ἱστoρία, tandis que la philosophie est du côté de la poésie. Le poète dit ce qui est possible selon le vraisemblable ou selon le nécessaire41. Il prend le particulier à revers : venant de l’universel, il passe par le possible pour parvenir à la μίμησις du particulier. La peinture ou les histoires prennent le particulier de front et le représentent. La poésie est plus philosophique que les histoires parce qu’elle vient de l’universel et va vers le particulier, au lieu de s’en tenir à la contemplation des particularités. La jurisprudence de L’esprit des lois commence par la contemplation des particularités ; et, en ce sens, elle n’est guère philosophique. Puisqu’elle se donne l’universel comme horizon, cela n’interdit pas qu’elle nous propose une nouvelle façon de philosopher. Nous voyons qu’il ne faut pas toutefois faire trop vite de Montesquieu un philosophe moderne. Avant de situer précisément sa manière de philosopher, nous devrons accomplir un long détour par l’histoire sans époques, le droit romain et la jurisprudence de la monarchie française, et comprendre aussi comment la nouveauté vient prendre place dans l’histoire sans époques par la médiation de la science du droit. Nous rencontrerons souvent la philosophie et la politique, mais nous les considérerons longtemps encore à partir d’un point de vue qui leur est étranger.
7 Notre propension à lire De l’esprit des lois comme l’œuvre d’un historien ou d’un peintre et non comme celle d’un poète résulte évidemment de la tournure que prend notre enquête dès lors que nous nous écartons d’abord de la philosophie et de la politique comme de l’idée d’une histoire universelle par époques. C’est seulement à cette condition que se montre en pleine lumière le fond historico-juridique et le primat des faits, dont Montesquieu se veut tributaire42.
Notes de bas de page
38 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., t. I, préface, p. 6.
39 « […] si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant [θεωρoϋντας] on apprend à connaître [μανθάνειν] et on conclut [συλλογίζεσθαι] ce qu’est chaque chose […] », Aristote, La poétique, trad. par R. Dupond-Roc, J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, chap. 4, 48b, p. 43.
40 Aristote, La poétique, op. cit.
41 Ibid.
42 Guillaume Barrera, qui inscrit sa lecture dans la dichotomie de l’Ancien et du Moderne et voit en Montesquieu un politique plutôt qu’un philosophe au sens traditionnel, affirme au contraire que Montesquieu est plus poète qu’historien. G. Barrera, Les lois du monde, op. cit., introduction, p. 14.
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