Introduction
p. 7-17
Texte intégral
LE TOUR D’ESPRIT DE MONTAIGNE
1Une lettre longtemps attribuée à Helvétius1 veut que Montesquieu ait « le genre d’esprit de Montaigne ». Cela ferait donc de lui, sous ce rapport, un homme du xvie siècle en plein xviiie. Althusser reprend cette remarque à son compte et ajoute que le tour d’esprit commun à Montaigne et à Montesquieu est celui de l’historien2. Montesquieu ne serait de la sorte ni un homme du xviiie siècle, ni un philosophe. N’est-il pas alors un penseur solitaire parmi les philosophes des Lumières3 ?
2Observons toutefois qu’Althusser n’a pas pleinement reconnu la solitude de Montesquieu, bien qu’il en énonçât le principe, tandis qu’il a su dire la solitude de Machiavel. Nous avons là un indice de ce qui fait la singularité du seigneur de La Brède : sa solitude se laisse moins facilement apercevoir que celle de Machiavel.
3Selon Althusser, l’origine du projet machiavélien ne tient pas à l’émergence d’une réalité nouvelle dont Machiavel serait le chroniqueur, mais plutôt à la position insolite de Machiavel lui-même : parce qu’il rompt à la fois avec la tradition philosophique, c’est-à-dire avec Platon, Aristote, Cicéron et les stoïciens, et avec la tradition chrétienne, Machiavel se délivre des habitudes consolidées de la pensée politique et s’installe dans la solitude du penseur. De là, il envisage les conditions requises pour que l’Italie reçoive un État. Sa solitude est d’abord celle d’un penseur de la pratique politique par opposition aux purs théoriciens de la politique. Quand viendra ensuite le temps des philosophes du droit naturel, sa solitude se maintiendra comme celle d’un penseur de l’État dont les raisons ne sont plus comprises, parce qu’un autre discours sur l’origine de l’État, un discours de légitimation ou de délégitimation du fait accompli, sera venu recouvrir le discours machiavélien touchant la genèse de l’État. Mais entre la tradition issue de la philosophie antique et du christianisme et la nouvelle tradition de la philosophie politique jusnaturaliste, une occasion est apparue dont Machiavel, seul, a su se saisir pour penser la pratique politique hors du cadre de la philosophie politique, du christianisme et du droit4.
4La solitude de Montesquieu est au premier abord moins visible : si Montesquieu a le tour d’esprit de Montaigne, l’auteur de L’esprit des lois est en bonne compagnie. Et Althusser précise de quel tour il s’agit : « Comme Montaigne et tous ses disciples, ramasseurs d’exemples et de faits quêtés dans tous les lieux et tous les temps, il se donnait pour objet l’histoire entière de tous les hommes qui ont vécu5. » Cette remarque comporte une double signification historique, puisqu’elle fait de Montesquieu un homme dont l’esprit appartient au temps de Montaigne et que son tour d’esprit n’est autre qu’une certaine conception de l’histoire. C’est ici que se laisse entrevoir ce que pourrait être la solitude de Montesquieu, celle d’un historien de la Renaissance au siècle de la philosophie des Lumières.
5Pour Althusser, toutefois, la particularité de Montesquieu est ailleurs : elle tient à sa façon d’être simultanément et contradictoirement novateur dans l’ordre de la science et réactionnaire en politique. Dans cette perspective, Montesquieu n’est pas le fondateur de la science politique au sens où une telle science n’aurait pas d’existence avant lui. Il est au contraire le continuateur d’une tradition qui remonte à Platon et que le xvie et le xviie siècles ont commencé à rénover, en prenant modèle sur la nouvelle physique, pour en faire une science selon l’acception moderne. Le progrès est déjà en marche et Montesquieu en est l’héritier. Montesquieu est en revanche vraiment novateur, parce qu’il fait se rencontrer cette science politique rénovée et l’objet historique qu’il tient de Montaigne. Il en résulte une révolution dans la méthode : pour rendre compte des sociétés particulières existant historiquement et non de la société en général, la science politique de Montesquieu prend modèle sur la physique expérimentale de Newton et cherche à dégager les lois des faits sociaux et non à déployer une connaissance a priori portant sur les essences des faits sociaux. Montesquieu appartient à l’époque de la science moderne et en étend les bénéfices à l’étude historique des sociétés6. Le tour d’esprit de Montaigne n’est donc pas un élément de rétrogradation, mais plutôt le ferment d’un nouveau progrès de la science.
6Cependant Althusser repère aussi ce qui empêche Montesquieu de s’avancer plus loin en direction d’une science historique fondée dans l’économie politique. Et cet empêchement relève à la fois d’une impuissance et d’un choix. Principe du gouvernement et mœurs sont des concepts vagues qui créent une équivoque : faut-il rapporter l’histoire des États aux exigences de la forme politique ? C’est ce que suggère souvent l’usage qui est fait de la notion de principe. Ou bien faut-il la rapporter aux conditions réelles d’existence de la société ? Ce qui est dit des mœurs nous oriente de ce côté. Sans une théorie de l’économie politique, Montesquieu ne peut explorer plus profondément la réalité morale dont il cherche l’unité. C’est pourquoi il donne souvent l’impression d’en revenir à une unité seulement politique. Or Montesquieu s’accommode fort bien de cette équivoque qui, de la nécessité du climat, des mœurs et de la religion nous renvoie à la forme du gouvernement, car il est aussi l’homme d’un parti et veut qu’il y ait trois espèces de gouvernements pour y faire son choix7. Il choisit la monarchie, dont les lois fondamentales supposent une noblesse et un clergé sans lesquels la monarchie n’est que despotisme. Montesquieu est donc, comme Fénelon ou Saint-Simon, un de ces nobles nostalgiques de l’ordre féodal et il fait grief à la monarchie absolue d’avoir affaibli les grands et de préparer ainsi des révolutions populaires8.
7Envisagé de la sorte, le tour d’esprit de Montaigne se trouve d’emblée ressaisi dans une lecture qui annule pour ainsi dire la solitude de Montesquieu, puisque l’auteur de L’esprit des lois apparaît maintenant pleinement comme un homme du xviiie siècle, par sa participation au progrès de la science politique et par son engagement dans le parti de la réaction nobiliaire. La lecture althussérienne s’inscrit de la sorte dans une tradition consolidée selon laquelle le Montesquieu de L’esprit des lois a souvent été reçu et commenté. Cette tradition admet bien des nuances, mais se structure cependant autour d’un ensemble de présupposés communs : sous l’influence composée de Durkheim9, de Leo Strauss et de ses disciples, la question de la place de Montesquieu parmi les Modernes ou de sa relation aux Anciens est devenue, au cours du xxe siècle, la question à laquelle les commentateurs de L’esprit des lois ne peuvent éviter de répondre10. À quoi il faut ajouter que l’histoire de la science politique et de la science sociale, comprise comme refondation de la science politique classique, offre bien des raisons d’accueillir Montesquieu dans le mouvement général de la science moderne, comme un des refondateurs de la science politique ; d’où une double interrogation touchant d’une part le rapport de Montesquieu à la méthode scientifique, baconienne, cartésienne ou newtonienne, et d’autre part le rôle structurant de l’intention politique dans la construction de L’esprit des lois.
UNE HISTOIRE SANS ÉPOQUES
8Nous nous proposons, quant à nous, de méditer ce qui fait la solitude de Montesquieu et de délaisser, dans un premier temps du moins, un genre d’approche qui nous conduirait à faire sortir Montesquieu de sa solitude, avant d’avoir mesuré ce dont elle est faite.
9Montesquieu embrasse le passé et le présent, l’Orient et l’Occident, et, recueillant les différences, cherche à travers elles l’unité de tous les faits humains ; ainsi ne connaît-il d’autre temps que le présent universel où toutes les particularités, « les lois, les coutumes et les divers usages de tous les peuples de la terre11 », ont égale dignité. Si nous nous en tenons à cet élément, la nouveauté de L’esprit des lois ne consiste pas d’abord dans la promotion d’une science politique newtonienne, mais dans la rupture avec la conception de l’histoire héritée du christianisme. Bernard Groethuysen a pointé cette rupture ; et il accordait au génie de Montesquieu le privilège d’avoir aperçu quel ordre pouvait structurer ce monde qui, délaissé par la providence divine, semblait devoir retourner au chaos12. Mais Montesquieu n’abandonne pas seulement l’idée d’une histoire providentielle. Dans L’esprit des lois, il est question d’aller jusqu’au bout de ce que peut signifier une déchristianisation de l’histoire universelle : ainsi Montesquieu abandonne-t-il l’idée d’une histoire par époques. Grâce à ce premier geste, il pourra ensuite penser la structure de l’histoire universelle d’une manière radicalement nouvelle.
10À propos de la conception chrétienne de l’histoire, il nous sera utile ici d’entendre ce que dit Franz Rosenzweig dans L’étoile de la rédemption : l’idée d’une histoire divisée en époques n’a de sens que depuis l’invention du christianisme. Pour ceux qui ont accueilli le Christ comme le Messie, il y a dorénavant trois époques : avant la venue du Christ, le passé révolu des sibylles et des prophètes ; depuis la venue du Christ et jusqu’à son retour, le présent du chrétien qui passe ses jours à égale distance du commencement et de la fin, dans l’écoulement d’une temporalité dont chaque instant est toujours le milieu entre l’éternité d’où l’on vient et l’éternité où l’on va ; et puis l’avenir, le Jugement dernier, qui est sûr, mais dont on ne sait quand il arrivera13. Lorsque, comme le fait Bossuet, l’historien chrétien reconnaît plus de trois époques dans l’histoire universelle, c’est qu’il divise l’époque préchrétienne en fonction du récit biblique ou bien de certains événements survenus dans la vie des peuples antiques ou encore qu’il prend en compte, dans l’époque chrétienne, les étapes de la diffusion du christianisme dans l’Empire romain14. On pourra aussi, comme le fait saint Augustin, se fonder sur le seul récit biblique dans une perspective strictement eschatologique et diviser l’histoire du monde en sept âges15. Il est aisé de retrouver sous ces divisions le schéma ternaire dont parle Rosenzweig : un passé préchrétien, un présent chrétien, un avenir apocalyptique.
11Montesquieu, quant à lui, repousse les limites du présent jusqu’à y inclure tous les hommes. Du présent chrétien constitué en époque, il retient l’idée que le centre est partout et la circonférence nulle part : l’homme, non le chrétien, est là en chaque particularité ; et la profusion des particularités innombrables ne change rien à cette centralité de l’homme, partout et toujours reprise dans la particularité. L’histoire, pour Montesquieu, est sans époques, au sens où il n’y a pas d’époques de l’histoire universelle. Cela n’interdit pas qu’il y ait des époques dans l’histoire particulière de tel ou tel peuple, par exemple des époques de l’histoire de France. Mais l’ensemble des peuples et leurs histoires particulières sont d’abord donnés dans le présent universel ou, si l’on veut, dans l’écoulement homogène d’un temps qui est partout le même. Si tout est présent, si les Grecs, les Romains et les Hébreux sont nos contemporains, autant que les Turcs, les Chinois et les Japonais, et si le Christ n’est plus remémoré ni pronostiqué, l’histoire telle que la pense Montesquieu relève moins d’un dépassement du christianisme que d’un retour à la temporalité antique, celle d’un présent où chaque peuple voit s’écouler son temps entre passé mythique et avenir oraculaire ou prophétique. Or, venir du christianisme et chercher à renouer avec la manière de sentir et de penser des Anciens, autrement dit être un chrétien qui se repent de n’être plus païen ou hébreu, c’est là une démarche qui n’est pas nouvelle : Montesquieu rompt avec le christianisme d’une façon que l’on a déjà vue à la Renaissance. Lorsque nous serons tentés de lire L’esprit des lois en y accentuant la différence du passé et du présent, de l’Ancien et du Moderne, nous devrons nous souvenir que l’inspiration la plus fondamentale de Montesquieu est que toutes les particularités humaines appartiennent à un unique présent universel et qu’une telle inspiration n’est pas nouvelle.
12Il importe de bien mesurer ce qu’implique cette historicité dont nous formons le concept en écartant l’idée chrétienne d’une histoire universelle accueillant un partage des époques, sans pour autant renoncer à l’idée d’une histoire universelle, d’une histoire de tous les hommes. Cela signifie que l’abandon de l’histoire par époques ne nous fait pas basculer immédiatement vers l’anacyclose polybienne16, vers une histoire politique qui envisagerait chaque État selon le cycle indéfiniment recommencé qu’engendre la corruption des gouvernements et leur succession et, sur ce fondement, la façon dont les États échappent au cycle par des institutions mixtes semblables à celles de Sparte ou de Rome17. De l’esprit des lois accordera une large place aux révolutions des États, mais ces révolutions ne tiendront pas leur forme de l’anacyclose. Elles verront plutôt leur forme en partie modelée par la structure de l’histoire universelle. Nous n’avons pour le moment aucune idée de cette structure ; l’histoire universelle, comprise comme ce qu’il reste de l’histoire chrétienne une fois que l’on a renoncé au partage des époques, met à première vue tous les faits sur un pied d’égalité dans l’écoulement d’un temps homogène. Seul un long détour par le droit romain et le droit français nous donnera la pierre de touche grâce à laquelle nous mettrons en évidence les différences et les hiérarchies qui ordonnent concrètement l’ensemble des faits humains. Cependant, aussi longtemps que nous ne serons pas entrés dans la compréhension de cette structure, l’histoire universelle nous apparaîtra comme une pluralité de faits qu’aucun principe ne permet de lier en une totalité. Il n’y aura que l’élément du temps qui reliera entre elles les histoires des différentes nations.
13Pour l’heure, nous proposons donc de méditer séparément ce qu’implique la rétrogradation vers un type de connaissance historique qui est conforme à un certain esprit de la Renaissance, non à l’esprit de l’histoire chrétienne, ni à celui de l’histoire politique polybienne. Mais à l’évidence, nous devons aussi considérer ce qui, dès les premières lignes de l’ouvrage, vient apparemment contredire l’idée d’une histoire universelle sans époques : dans l’avertissement posthume de 1757, Montesquieu invite son lecteur à lire De l’esprit des lois comme un texte qui contient des idées nouvelles. Cela vaut d’abord pour ce qui touche la vertu, dans les quatre premiers livres de l’ouvrage18. Cependant l’invitation est formulée de manière tout à fait générale et semble bien valoir pour l’ensemble du traité : « J’ai eu des idées nouvelles ; il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions19. » Ne s’agit-il pas alors d’inaugurer une nouvelle époque ?
14Il faut donc que nous tenions ensemble l’idée de l’histoire comme présent universel, sans époques, et l’idée de nouveauté, autrement dit l’idée d’une différence entre ce qui surgit dans le présent et ce qui a eu lieu dans le passé. Le présent n’est pas seulement le maintien de ce qui a été. L’écoulement temporel fait venir au jour de nouvelles particularités. Observons cependant que la différence du passé et du présent n’implique pas nécessairement un changement radical du rapport que le sujet entretient avec le temps. La nouveauté pourrait ne pas consister dans le fait qu’un événement fondateur, semblable à la venue du Christ, à la fois origine et promesse, nous installerait dans l’attente de ce qui est promis, faisant de ce temps de l’attente l’époque présente. Bien des lecteurs de L’esprit des lois sont chrétiens et nullement repentis, ou encore convertis à la modernité d’une façon qui n’a rien à voir avec l’esprit de la Renaissance, tel que nous le rencontrons ici, en sorte qu’ils conservent l’essentiel du rapport au temps que le christianisme nous a légué. Il se peut que le partage entre l’époque passée et l’époque présente ne coïncide pas avec la venue du Christ, mais avec l’invention de la science moderne ou bien avec la Révolution, ou tout autre événement ; il se peut aussi que l’avenir attendu soit la fin de l’histoire humaine orientant la flèche du progrès plutôt que le Jugement dernier ; dans tous les cas, celui qui s’avance vers Montesquieu avec de tels présupposés reste trop chrétien pour se mettre d’emblée dans l’attitude d’un homme de la Renaissance. Ce lecteur cherchera comment identifier dans L’esprit des lois le partage entre l’époque passée et l’époque présente de l’histoire universelle et quel avenir nous est ainsi promis, à moins qu’il ne projette sur le texte de Montesquieu une conception du temps déjà acquise et qui, assurément, supposera un partage des époques. La lecture de L’esprit des lois ne le décevra pas entièrement, car il y trouvera en quelque façon ce qu’il cherche : des républiques antiques telles qu’on n’en voit plus, une monarchie moderne qui hésite entre le despotisme et la modération et nous annonce un avenir qui choisira entre ces deux possibilités, ou encore des éléments qui préfigurent la science sociale moderne et qu’il faut opposer à l’archaïsme de la philosophie. On peut lire De l’esprit des lois en y cherchant les signes de l’avancée des Temps modernes, car il y a, dans le texte même, suffisamment de traits saillants auxquels une telle lecture peut s’accrocher. Mais il nous semble qu’on s’éloigne alors de l’inspiration originaire de Montesquieu et qu’on l’abandonne à sa solitude.
« Ô ATHÉNIENS ! VOUS N’ÊTES QUE DES ENFANTS »
15Nous proposons d’écarter toute présupposition quant aux époques de l’histoire et de lire d’abord Montesquieu moins comme l’inventeur de l’histoire moderne que comme l’esprit anachronique qui, en un siècle où les Lumières viennent prendre rang dans la succession des époques, recommence l’étude de l’homme, en présupposant de manière radicale que rien de ce qui est humain ne lui est étranger et que, par conséquent, toutes les particularités humaines lui sont prochaines et contemporaines. La difficulté majeure sera pour nous de comprendre alors comment les éléments, qui, dans L’esprit des lois, prêtent force à une lecture selon le partage des époques, peuvent trouver leur place dans le cadre d’une enquête qui commence par écarter l’idée d’un tel partage.
16Toutefois, avant d’en venir à cette difficulté qui réside dans l’œuvre même de Montesquieu et qui nous imposera la tâche d’éclairer la différence entre la modernité des Lumières et ce qui la précède à partir d’un point de vue prémoderne, il nous faudra envisager une autre difficulté liée à ce que nous devons délaisser pour pouvoir lire Montesquieu comme nous nous proposons de le lire. Car il reste que, pour nous, un événement semblable à la venue du Christ, un événement qui est à la fois origine et promesse, a eu lieu : notre sens commun historique pense le présent comme une époque qui s’ouvre avec la Révolution. À cela vient s’ajouter la propension très générale qui vaut pour tout esprit aux prises avec la temporalité et qui nous conduit à projeter le présent sur le passé : nous voyons alors les Lumières, et Montesquieu dans les Lumières, comme une préfiguration de notre époque, quelle que soit la valeur que nous attribuons par ailleurs à notre époque.
17Nous retrouverons la nouveauté telle que la conçoit Montesquieu et pourrons la comprendre à la condition de creuser d’abord la distance entre son temps et le nôtre. Il ne s’agit pas de situer Montesquieu dans une autre époque, au lieu de le penser comme appartenant à notre époque, à l’époque moderne. Il est cependant question de mesurer les différences accumulées par le passage du temps, entre Montesquieu et nous, et sédimentées dans notre présent, afin de ne pas les confondre avec les différences constitutives de ce temps qui a vu naître De l’esprit des lois.
18Reprenant les paroles d’un des prêtres de Neith dans le Timée20, Montesquieu nous met en garde contre la trompeuse ingénuité de ceux qui pensent le passé en y projetant toutes les idées du présent :
Transporter dans les siècles reculés toutes les idées du siècle où l’on vit, c’est des sources de l’erreur celle qui est la plus féconde. À ces gens qui veulent rendre modernes tous les siècles anciens, je dirais ce que les prêtres d’Égypte dirent à Solon : « ÔAthéniens ! Vous n’êtes que des enfants21 ».
19Or, si nous commençons notre lecture de Montesquieu en tenant compte de cette mise en garde et en nous efforçant de ne pas être comme ces enfants que furent les Athéniens, De l’esprit des lois n’apparaîtra pas d’emblée comme une œuvre essentiellement politique.
20Deux raisons bien distinctes concourront à cela. La première tient au contenu de ce temps intermédiaire entre Montesquieu et nous, dont notre présent est lesté et dont nous ferons maintenant abstraction. Lire Montesquieu à la lumière de la Révolution et de ses prolongements, comme nous serions tentés de le faire, conduit en effet à surévaluer la question du régime politique et à faire des deux premières parties de L’esprit des lois la clef de l’ensemble de l’ouvrage. La seconde raison est en rapport avec le type de puérilité dont sont affectés les Athéniens, selon le prêtre égyptien du Timée. Pourra nous servir de guide ce que, à ce propos, Leo Strauss dit touchant la rencontre paradoxale entre l’esprit de la πόλις et la sagesse. Pour être un historien politique, il faut être ἄπολις, s’élever au-dessus de la condition du citoyen et de l’homme d’État jusqu’à devenir un sage capable d’embrasser du regard tous les lieux et tous les temps. Au contraire, l’esprit de la πόλις suppose l’intérêt pour le présent où se déploie la vie active, qui est indissociablement l’intérêt pour un lieu particulier, l’intérêt pour la Grèce, et en chaque citoyen, l’intérêt pour sa propre cité. C’est pourquoi, affirme Leo Strauss, « les sages auront toujours tendance à voir dans la vie politique quelque chose de puéril22 ». Or l’historien politique est un sage. Il faudra qu’il soit à la fois sage et puéril : « La sagesse qui prend sérieusement en compte la politique doit donc être la sagesse d’hommes qui sont ou qui sont restés des enfants23. »
21Muni de ces remarques faites par Leo Strauss autour de Thucydide et du Timée, revenons maintenant vers Montesquieu : cette propension à transporter dans le passé les idées du présent appartient à l’historien politique. Si Montesquieu prend ses distances avec la puérilité des Athéniens, s’il ne veut pas faire comme eux, cela signifie qu’il ne veut pas être un historien politique, que son intérêt pour l’histoire n’est pas commandé par l’intérêt pour la politique. Montesquieu est un historien et un sage, mais il se pourrait qu’il considère la politique comme un jeu d’enfant et s’en tienne éloigné. La portée de cette remarque peut être élargie à la considération du rapport que Montesquieu entretient avec la philosophie antique. Leo Strauss souligne que Platon et Aristote ne sont pas des historiens politiques, mais sont bien des sages qui croient à l’importance de l’activité politique24. Il y a donc, dans la philosophie antique aussi, quelque chose d’enfantin, qui conduit le philosophe à juger de tout à partir des idées qui surgissent du terreau de la cité grecque. Montesquieu qui ne veut pas imiter la puérilité des Athéniens ne serait donc pas plus philosophe à la manière de Platon et d’Aristote qu’il n’est historien politique. Montesquieu chercherait une sagesse qui ne soit pas d’emblée politique, autrement dit qui ne soit pas d’emblée déterminée par la particularité politique dont il est issu. Puisqu’il s’occupe pourtant de politique et, en particulier, de la monarchie, il faudra bien comprendre comment le sage en vient à la considération de ces enfantillages. Notre lecture implique donc de retarder le moment où nous rencontrerons l’histoire politique et la philosophie pour définir d’abord la sagesse de Montesquieu comme n’étant point celle de l’historien politique ou du philosophe antique.
22Si, en plein xviiie siècle, Montesquieu n’est pas avant tout un homme des Lumières, ni un annonciateur de l’époque qui débute avec la Révolution française, s’il n’est pas d’emblée un penseur politique, ni un philosophe, du moins pas un philosophe à l’antique, mais d’abord un historien pourvu d’une conception de l’histoire qui, selon l’esprit de la Renaissance, rompt avec le christianisme, alors nous apercevons les raisons pour lesquelles il faut dire que Montesquieu est seul. Il est aussi celui qui commence De l’esprit des lois en nous avertissant qu’il a eu des idées nouvelles. Il nous faudra donc comprendre comment ces idées nouvelles, qui en fin de compte touchent la politique, la philosophie et les Lumières, se montrent possibles selon une manière d’aborder l’histoire qui inscrit toutes les particularités produites par l’écoulement temporel dans une sorte d’éternité historique, dans un présent universel offert au regard du sage. Il nous faudra reconnaître ce que la nouveauté des Lumières doit à la solitude de Montesquieu.
Notes de bas de page
1 La remarque se trouve dans la fausse lettre d’Helvétius à Saurin publiée pour la première fois en 1789. Voir Lettres d’Helvétius au Président de Montesquieu et à Monsieur Saurin relatives à l’aristocratie de la noblesse, (s. i.), 1789. Voir aussi R. Koebner, « The Authenticity of the Letters on the Esprit des lois attributed to Helvétius », Bulletin of Institute of Historical Research, 24, 1951, p. 19-43.
2 L. Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, PUF, 2008, chap. I, p. 13.
3 Jean Goldzink a publié en 2011 un ouvrage intitulé La solitude de Montesquieu. Le chef-d’œuvre introuvable du libéralisme (Paris, Fayard, 2011).
4 L. Althusser, « Solitude de Machiavel », dans Solitude de Machiavel, Paris, PUF, 1998, p. 311- 323.
5 Id., Montesquieu, la politique et l’histoire, op. cit., chap. I, p. 13.
6 Ibid., chapitre I, II, III.
7 Ibid., chap. III, p. 62-64.
8 Ibid., chap. IV, p. 70-97.
9 É. Durkheim, La contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale, dans
Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1966.
10 Guillaume Barrera présente de manière concise et complète les termes de cette querelle des Anciens et des Modernes appliquée à Montesquieu. Voir G. Barrera, Les lois du monde, enquête sur le dessein politique de Montesquieu, Paris, Gallimard, 2009, deuxième partie, chap. 5 et 6, p. 113-168.
11 Montesquieu, Défense de l’esprit des lois, dans L’esprit des lois, t. II, Paris, Classiques Garnier,
2011, p. 429.
12 B. Groethuysen, Montesquieu, dans Philosophie de la Révolution française précédé de
Montesquieu, Paris, Gallimard (Tel), 1982, p. 21-22.
13 F. Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, Paris, Seuil, 2003, troisième partie, deuxième livre, p. 469-474.
14 J.-B. Bossuet, Discours sur l’histoire universelle [1681], Paris, Lecoffre, 1874.
15 Augustin d’Hippone, La cité de Dieu, XXII, 30, 5.
16 Et il est encore moins question d’une anacyclèse cosmique telle que l’envisage Platon. Voir Platon, Le politique, 269c-270b.
17 Polybe, Histoires, VI, 3-10.
18 Montesquieu, De l’esprit des lois, dans L’esprit des lois, t. I, op. cit., Avertissement de l’auteur, p. 5.
19 Ibid.
20 Platon, Timée, 22b.
21 Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit, t. II, livre XXX, chap. 14, p. 318.
22 L. Strauss, La renaissance du rationalisme politique classique, Paris, Gallimard, 1993, deuxième partie, chap. 6, p. 162.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 163.
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