Conclusion
p. 181-183
Texte intégral
1Ainsi, c’est bien à un remarquable mouvement de renversement que nous assistons du début à la fin du xviiie siècle. Sur la base presque poignante au départ d’une réalité ontologiquement pauvre, déterminée de toutes parts par un environnement sensible surpuissant, ce moi démuni (qui évoque déjà ce que Freud bien plus tard appellera le « pauvre moi ») se développe au fil du siècle et prend l’avantage au point d’instituer à terme un véritable monde du moi (dont le romantisme sera le plein déploiement). Ce monde du moi nous semble définir encore grosso modo le monde contemporain lui-même (cette expression « monde du moi » nous semblant plus rendre la tendance narcissique de ce monde que « monde de l’individu ») - même s’il faut bien entendu relativiser cette affirmation en prenant en compte la dimension politique, l’objectivité scientifique, etc. qui peuvent dans une certaine mesure faire contrepoids dans ce monde contemporain. Par là, les catégories du moi fragile, du moi cadré, du moi fort et du moi saturé nous apparaissent également conserver toujours une certaine pertinence. Au xviiie siècle, des jeux du moi avec l’espace et le regard par la circulation et l’effraction, de l’identification de la sensibilité à la vie même et de celle-ci à la nature entière (« Nous sommes l’univers entier1 », phrase révélatrice de Diderot) jusqu’à la saturation des paysages par la projection des états subjectifs (ce qui atteindra son paroxysme au xixe siècle2), tout converge vers une sorte d’ubiquité fantasmatique du moi comme point d’aboutissement de toutes ces lignes. Ainsi, après avoir d’abord subi en quelque sorte la loi de l’environnement, après en avoir ensuite fait d’une certaine manière un précieux répondant et un allié, le moi tend au bout du compte à s’annexer celui-ci de façon quasi impérialiste pour en faire peu ou prou son « chez-soi ».
2Dans cette nouvelle situation cependant, le moi se retrouvera au seuil du xixe siècle dans une contradiction des plus aiguës : s’apercevant en effet qu’il est susceptible - entraîné sur sa pente émotionnelle - de se diluer dans l’environnement naturel qu’il a subjectivement investi, il sera en même temps travaillé par une volonté de puissance allant croissant avec les progrès de la maîtrise de la nature. Aussi le moi fort tendra-t-il à l’inverse à se resserrer et à s’opposer à cet environnement pour se définir comme moi de la maîtrise et de la domination, perdant par là pour sa part la capacité d’émotion qui faisait la puissance expressive du moi saturé en se coupant d’un environnement qu’il tend au contraire désormais à détruire. En outre, le contraste de cette action destructrice avec la force de l’investissement subjectif de la nature que l’on a vu croître depuis les années 1760 amènera à terme à la « conscience écologique » contemporaine. La naissance de l’écologie scientifique à la fin du xixe siècle - suscitée par les impacts des révolutions industrielles - constituera le relais fournissant un socle objectif à cette « écologie subjective », comme on pourrait l’appeler (en mettant d’indispensables guillemets tant il ne s’agit pas de projeter une copie conforme de notre écologie contemporaine) qui nous apparaît historiquement avoir été la condition préalable, le terrain de sensibilité nécessaire à l’éclosion de cette écologie scientifique puis politique. « Écologie subjective » qui aura été fomentée et développée par le sentiment de la nature dans la seconde moitié du xviiie siècle (en particulier, comme on l’a vu, avec Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre mais du fait également d’un grand nombre d’auteurs de second plan) et les romantiques du siècle suivant (en particulier Victor Hugo, George Sand et Jules Michelet).
3Déchiré ainsi entre un désir de positionnement affirmé de soi et une ouverture à l’environnement dont il pressent désormais toute la valeur et la richesse, le moi au xixe siècle, voire au-delà, sera désormais noyauté par ce conflit intime qu’il ne parviendra pas à dépasser. D’un côté, il donnera le moi « sur-saturé » du héros romantique ouvert à tous les vents et tempêtes3 et balançant en quelque sorte entre culte narcissique de soi et mysticisme de la nature, et, de l’autre, le moi fort - mais dans une version tout à fait claire de domination - avec le « moi bourgeois » resserré sur lui-même et son monde décrit par Jan Goldstein dans son ouvrage4 et, selon elle, essentiellement porté par Victor Cousin. Sans doute ces deux impasses du moi sont-elles encore loin aujourd’hui d’avoir trouvé l’issue d’une nouvelle synthèse, horizon de recomposition des formes du moi que les développements à venir de la crise environnementale contraindront peut-être à sérieusement envisager.
4 Quoi qu’il en soit, cette reconfiguration fondamentale opérée au xviiie siècle, nouant le destin du moi à son environnement en impliquant subjectivement le rapport à soi dans le rapport à son environnement naturel, contribue aussi peut-être à expliquer pourquoi l’« écologie », après s’être constituée dans des formes esthétique, scientifique, puis politique, peut en venir au xxie siècle à se présenter à nous également comme un horizon éthique, irréductible à une simple nécessité extérieure et fonctionnelle.
Notes de bas de page
1 Diderot, Lettres à Falconet, lettre du 29 décembre 1766, dans Correspondance VI, op. cit., p. 376.
2 Comme l’illustre entre autres cette fameuse phrase d’Amiel dans son Journal intime (rédigé de 1839 à 1881) montrant à quel point les deux termes se sont rejoints au xixe siècle : « Chaque paysage est un état d’âme » (en allemand : « jedes Landschaftsbild ist ein Seelenzustand »).
3 Voir E. Le Roy Ladurie, J. Berchtold, J.-P. Sermain (dir.), L’événement climatique et ses représentations (xviie-xixe siècle), op. cit. Le lien entre le moi romantique et les états convulsifs de la nature tels orages, tempêtes, etc., est constant au xixe siècle.
4 J. Goldstein, The Post-Revolutionary Self, op. cit.
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