Chapitre IV. Le moi fort : l’environnement comme objet vs occasion
p. 121-139
Texte intégral
1 Comme on l’a vu, le moi fort est d’abord le moi qui se ressaisit en s’arrachant à un certain engluement à l’environnement et qui renverse le rapport en faisant de ce dernier un objet. Il s’éprouve alors comme pleinement sujet, moi se supposant auteur de ses états internes - idées, désirs, volontés - et imposant ceux-ci à l’objet extérieur qu’il modèle et transforme. Ce faisant, il tire de cette situation un sentiment d’existence supérieure qui compense sa déréliction première, sa conscience de lui-même s’élevant à mesure qu’il abaisse l’objet. Pourtant, il est loin alors d’être un absolu et subit au fond la loi de la relation qu’il pense dominer. Une véritable et entière maîtrise étant impossible et son illusion supposant des conditions culturelles et idéologiques déterminées, le moi expérimente sourdement au sein de cette relation la déception d’un devenir d’aliénation à l’objet et au social conduisant à l’appauvrissement de soi. Le discours - tel celui de Jacques à son maître - peut alors dénoncer et défaire cette illusion pour ouvrir une autre perspective : celle d’un moi fort paradoxal tirant une certaine maîtrise de la reconnaissance de sa non-maîtrise, maîtrise d’un rapport de jeu ou d’occasion à l’environnement, maîtrise qui est aussi celle d’une parole à la fois prolixe, lucide et ludique.
LE MOI DOMINATEUR ET PROPRIÉTAIRE (LOCKE, BUFFON, DANIEL DEFOE)
2Nous avons déjà relevé comment chez Locke le moi empirique pouvait compenser la déréliction de son être par l’emprise de son avoir qui, plus encore qu’une extension, apparaît pour lui comme une prise de consistance, voire d’existence (ainsi que la véritable porte d’entrée de la citoyenneté). Pour un moi désubstantialisé et foncièrement fragile, c’est en effet par et dans la prise d’occupation de la réalité extérieure que son improbable entité peut espérer acquérir une certaine objectivité et réalité. La logique de la propriété chez Locke s’avère ainsi reposer sur une ontologie du sujet. Il importe de bien comprendre ici le lien rigoureux qui unit sa conception du moi et cette logique de la propriété. Cette dernière est en effet avant tout propriété de soi, droit d’entière disposition de mon être qui m’appartient de façon essentielle. Dès lors que je travaille une chose extérieure, j’y mets de mon être en la transformant et ce qu’elle est devenue est donc en quelque sorte saturée de mon moi. La chose, une fois œuvre, n’est plus la même que dans son état initial et elle est par conséquent devenue dans la même mesure (mesure dont on peut certes dire qu’elle ne concerne précisément que la part transformée de l’objet) une partie de moi sur laquelle je dispose du même droit que celui que je possède sur moi-même. Ce fil logique est bien ainsi également ontologique et le droit d’avoir chez Locke n’est si fort que parce qu’il est une extension du droit d’être. Mais, s’il en est ainsi, c’est grâce à la médiation essentielle du travail, la propriété supposant l’appropriation. Or, si, jusque-là, la notion de travail dans le monde chrétien était valorisée, c’était en raison d’abord de deux motifs : sa signification de sanction et sa valeur de rachat, toutes deux liées au péché originel. À ces deux motifs s’ajoutait un troisième, spécialement dans les pays protestants : la fonction de mise en ordre du monde qui donne au travail la dignité d’un prolongement ou d’un complément de la création divine. Désormais - quatrième motif -, c’est tout autant sa capacité de mise en ordre du sujet lui-même qui est portée en avant. Le moi est ainsi condamné à se faire en faisant, à agir sur lui-même en agissant sur le monde. On comprend que le travail soit source de valeur chez Locke. Transformant la réalité, il donne la possibilité de se réaliser comme moi véritable, d’objectiver son individualité, de réaliser comme on le verra sa vocation et d’accéder à la distinction sociale et à la citoyenneté.
3Chez Locke cependant, ce droit de propriété ne va pas sans limites. La première est fondée sur le droit de propriété également chez autrui. C’est une règle de non-exclusion qui, en principe, s’oppose à l’extension indéfinie de ma propriété si elle doit se faire au préjudice d’autrui puisque lui aussi est titulaire d’un droit naturel d’appropriation. La seconde limite tient à la nature forcément bornée du travail : mon droit sur les choses est en effet directement proportionné à ma capacité à les transformer et il est évident que, en tant que moi isolé, cette capacité ne peut s’étendre bien loin. Cette double limitation s’accompagne de plus d’une détermination théologique essentielle chez Locke, quoique pas toujours aperçue : celle de la vocation. Dieu appelle chacun à œuvrer le monde et il importe donc de ne priver quiconque du pouvoir de répondre à cet appel. C’est là un ressort supplémentaire d’inquiétude en même temps qu’un contrepoids de sens et de gratification. Or, pourtant, le paysage socio-économique que nous offrent les sociétés modernes est loin de satisfaire ces réquisits. C’est qu’en effet nous ne sommes plus à l’aube du monde, dans une pure géographie, mais au terme d’une longue histoire sur un sol pré-occupé par des générations et des siècles de travail humain : le monde étant fini, toutes les terres exploitables semblent exploitées depuis longtemps et les individus surnuméraires ne disposent plus de la possibilité du premier occupant. Locke cependant, contrairement à Rousseau (très explicite à ce sujet dans l’épisode du jardiner Robert dans l’Émile), est rétif à reconnaître cette finitude du monde : celle-ci lui apparaît en effet compensée d’une part par l’existence de l’Amérique toujours, à ses yeux, dans l’état initial de nature1, ce qui s’étend à toutes les nouvelles contrées sauvages à coloniser, et d’autre part par l’augmentation de la productivité du travail qui permet de tirer davantage de production à partir de surfaces de moindre étendue. Du coup, les surnuméraires n’ont en quelque sorte plus d’excuse. Mais, les choses devenant toutefois de plus en plus difficiles du fait de la réduction objective des possibilités au fur et à mesure de l’histoire humaine, certains - sans doute selon Locke moins capables, moins décidés ou moins courageux que d’autres… - font le choix de louer leur force de travail à ceux qui sont propriétaires Par là, le droit au travail - d’abord naturel - perd son caractère absolu et admet de se fonder non plus sur un rapport direct à la nature mais sur un rapport interhumain, celui du salariat. Dès lors, la capacité des salariés augmente celle des propriétaires et étend de fait le droit de propriété et d’accumulation de ceux-ci de façon désormais illimitée. La richesse des uns s’accroît alors à proportion de la pauvreté des autres. Or, il faut bien mesurer la déchéance quasi ontologique qu’entraîne l’état de pauvre car, selon la logique de la propriété que nous avons vue à l’œuvre, la pauvreté est une perte non seulement d’avoir mais d’être. Ne répondant pas de plus à sa vocation, le pauvre est à tous points de vue un manque incarné.
4Il n’en demeure pas moins que ces dispositions de la loi naturelle chez Locke - même si l’on peut estimer qu’elles restent au fond très formelles comme le dénonce Macpherson2 - constituent a minima des freins de principe à ce processus d’accumulation de la propriété. Or, ce n’est plus le cas de Buffon chez qui tous ces scrupules - souvent fondés, au moins partiellement, sur un credo religieux - tombent du fait de la laïcisation plus ou moins déclarée de sa pensée. Dès lors, la logique d’appropriation ne repose plus que sur un droit humain, c’est-à-dire celui que l’homme estime très libéralement être le sien, à discrétion.
5Cette logique s’exprime en outre selon des modalités différentes chez les deux auteurs : chez Locke, le devenir du moi passe par la médiation obligée du travail pour se concentrer dans la propriété individuelle et se prolonger dans l’administration coloniale des peuples indigènes par ceux européens (c’est là le Locke impliqué dans les intérêts des colons et dans la rédaction des constitutions de la Caroline) ; chez Buffon, le rapport à la nature semble bien plus direct : celui d’un droit immédiat de propriété et d’administration, indépendamment du travail et de son rôle de relais incontournable par lequel, chez Locke, le moi en quelque sorte devait acheter son droit. Alors que, selon ce dernier, seul le travail donne droit à la propriété, celle-ci étant donc le résultat d’une appropriation active avec la domination comme effet ultérieur, le moi chez Buffon apparaît d’emblée en terrain conquis partout où il se trouve. Semblant s’estimer propriétaire de droit sur les choses et les animaux, simplement par supériorité ontologique3, au titre seulement d’humain, l’homme se pose comme seul apte à conférer un ordre légitime d’existence aux êtres de nature en les mettant sous sa puissance. L’inquiétude lockienne cède ainsi la place à une remarquable quiétude et confiance en soi de l’homme selon Buffon4. C’est en particulier sous le rapport à l’animal que se marque exemplairement cette domination humaine. Ce droit est ramené à celui de l’esprit sur la brute car l’homme « pense, et dès lors il est maître des êtres qui ne pensent point5 ». Par conséquent, « l’empire de l’homme sur les animaux est un empire légitime qu’aucune révolution ne peut détruire [… ]6 ». Cette attitude renoue singulièrement avec une tâche dévolue jusqu’alors à l’homme chrétien - Dieu dans la Genèse ayant confié à Adam et Ève la Création et les créatures en leur enjoignant de les administrer - mais en la fondant désormais sur une base purement naturelle. Enveloppé de quelques allusions rhétoriques aux Écritures (en particulier depuis les démêlés avec la censure théologique qui avait frappé la sortie des trois premiers volumes de l’Histoire naturelle), ce fondement chez Buffon est tout à fait anthropologique, voire anthropocentrique, l’homme, « le grand et dernier œuvre de la création7 », étant seul appelé à assister et à parfaire la nature en lui conférant toute son excellence :
Enfin la face entière de la Terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme, laquelle, quoique subordonnée à celle de la Nature, souvent a fait plus qu’elle, ou du moins l’a si merveilleusement secondée, que c’est à l’aide de nos mains qu’elle s’est développée dans toute son étendue, et qu’elle est arrivée par degrés au point de perfection et de magnificence où nous la voyons aujourd’hui8.
6L’être humain, par son activité de transformation, apporte donc une forme de complément d’être à la nature, parachève en quelque manière la potentialité qui est en elle pour lui donner sens et justification, tel une sorte d’intendant délégué prenant en charge une nature convertie tout entière en jardin du roi. Cette tâche collective est aussi tout à fait individuelle, comme le signifie très fermement cette phrase prêtant remarquablement la parole au moi, même si, certes, c’est là une personnification de l’homme dans le cadre d’un discours sur ce dernier : « La Nature brute est hideuse et mourante ; c’est Moi, Moi seul qui peux la rendre agréable et vivante [… ]9. » Dès lors, très logiquement, les cultures non visiblement transformatrices de la nature apparaissent en retrait de cette mission humaine de civilisation de la nature et donc en droit inférieures et inutiles :
Vous jugerez aisément du peu de valeur de ces hommes [d’Amérique et d’Afrique] par le peu d’impressions que leurs mains ont faites sur leur sol : soit stupidité, soit paresse, ces hommes à demi-brutes, ces nations non policées, grandes ou petites, ne font que peser sur le globe sans soulager la Terre, l’affamer sans la féconder, détruire sans édifier, tout user sans rien renouveler10.
7Buffon participe ainsi - et au premier plan - de ce point de vue globalisant qui, opposant sommairement sociétés européennes et sociétés exotiques, prépare la justification prochaine de la colonisation de ces dernières par l’argument - qui sera celui du xixe siècle - de la mission civilisatrice. À la nuance près - majeure il est vrai - qu’il affirme constamment l’unité fondamentale de l’espèce humaine, la hiérarchisation interne au genre humain évoque celle externe qui vaut entre homme et animal et qui lui sert peu ou prou de modèle comme en témoigne par exemple l’expression « animaux à face humaine11 » pour désigner les vagues successives de barbares ayant envahi l’Europe. Ainsi, du fait de leur manque de développement, les peuples exotiques sont décrits par Buffon en termes seulement génériques, comme si ne pouvait être reconnu de véritable moi que celui européen, écho affaibli du geste par lequel le savant ne prête d’âme aux animaux que par espèces : « Les animaux, au contraire, qui n’ont point d’âme, n’ont point le moi qui est le principe de la différence, la cause qui constitue la personne12. »
8Il est pourtant un personnage qui semble pouvoir réaliser un trait d’union entre Locke et Buffon : celui du Robinson Crusoé de Daniel Defoe13. On a souvent dit que ce personnage était l’incarnation romanesque des théories lockiennes. Isolé sur son île dans une nature sauvage et inhospitalière, sans perspective solide d’en être sauvé, entouré par les voisins redoutables qui peuplent les îles proches, Robinson n’a d’autre idée que de se mettre au travail afin de maîtriser cette nature et littéralement de se l’approprier pour la faire ressembler autant que possible à une Nouvelle-Angleterre. On reconnaît là la logique individualiste du moi lockien, mobilisé par son inquiétude au jour le jour, mettant son salut (tant mental que matériel) dans le travail et dépensant une énergie sans compter pour parvenir à ses fins. On retrouve également l’élément religieux de la vocation toujours présent en arrière-plan chez Locke. Cependant, le rapport à une nature sauvage et exotique dont il s’agit de maîtriser la foisonnante diversité et de l’ordonner sur les besoins humains (principe que l’Histoire naturelle choisit explicitement pour sérier l’examen des espèces) évoque à l’avance Buffon. En outre, on voit que l’activité de Robinson s’oriente directement sur l’administration de la nature : le vrai adversaire du personnage de Defoe, contrairement à celui que met en avant la reprise contemporaine du roman par Michel Tournier14, est plus la nature que la solitude ; c’est en en réduisant l’altérité que le moi forgera son identité, c’est en transformant la nature en environnement humain - si solitaire qu’il soit - qu’il s’humanisera. Cette administration porte sur une altérité également humaine : l’autre homme - Vendredi, ombre de son maître - ne prendra réellement existence comme homme que quand il aura intériorisé l’identité européenne. De plus, l’individualisme lockien - relativement modeste et toujours soucieux des limites de la capacité de travail - cède la place à une véritable égologie, voire à une certaine mégalomanie, de Robinson. Celui-ci, ne se donnant aucune limite, va même jusqu’à fantasmer sur un titre de roi de son île15, rappelant par là la phrase déjà citée de Buffon prenant à partie la nature tout entière : « c’est moi, moi seul qui peux la rendre agréable et vivante ». Cette dimension « mégalomaniaque » de l’histoire de Robinson comme self made self superlatif est ce qui en fait proprement une utopie (même si elle est d’un genre atypique et nouveau : celui des utopies individuelles propres à la modernité) et finalement fait de Robinson un héros autant buffonien que seulement lockien16.
9On vérifie encore au passage qu’il ne faut pas - sans pour autant tomber dans les stéréotypes parfois rencontrés en la matière - oublier la détermination ethnocentrique du moi dont il s’agit chez ces auteurs : le moi en question est globalement celui de l’homme blanc, adulte, masculin, etc.17, et c’est à ce titre d’ailleurs qu’il est considéré comme constituant vraiment un moi et non pas le simple exemplaire d’une série. Pour prendre le cas de la théorie des climats, si elle institue une détermination générique forte des ensembles humains (les Indiens, les Lapons sont estimés être tous les mêmes à cause du climat, du sol, etc.), on a vu en même temps que ce déterminisme se relâche précisément pour les climats tempérés, ce qui libère l’individualité, par exemple chez Dubos, Montesquieu ou Buffon. Certes, le recours critique - puisé dans les récits de voyages - à des contre-modèles mettant en scène des hommes des cultures exotiques est fréquent : la figure de l’Indien, du Polynésien, de l’Africain est invoquée comme un contrepoint accusateur des travers et des aliénations de l’homme occidental. Mais c’est de façon précisément encore catégorielle, comme autant de formes très impersonnelles et idéalisées à l’excès, et l’on voit bien que l’individualité réelle est du côté du critique lui-même. Ou bien, s’il s’agit d’une véritable individualité, c’est celle acquise au terme d’un processus d’assimilation de la personnalité occidentale par lequel le sujet en question a dépassé l’origine exotique à laquelle il déclare ensuite revenir pour en témoigner18.
MOI DOMINATEUR (WOLMAR) ET MOI CONCILIATEUR (JULIE, JACQUES, ÉMILE)
10Tout autre sera l’approche de Rousseau, toujours soucieux des individualités. Si, pour lui, le moi sensible est bien celui humain en général, il n’empêche que cette sensibilité est particulièrement accusée chez certains qui, dès lors, ne parviennent pas à en endiguer la puissance et se caractérisent comme moi fragile ou comme moi saturé. Cette dimension d’individualité se retrouve également pour le moi fort, bien présent chez notre auteur. Deux personnages centraux de La Nouvelle Héloïse se rattachent à ce dernier : Wolmar et Julie-Mme de Wolmar. Mais c’est de façon toute différente. Wolmar est exemplairement un moi fort : maître de ses émotions, éminemment rationnel, calculateur, intelligent et perspicace, observateur objectif, propriétaire gestionnaire et politique avisé de son domaine de Clarens19. Toutefois, il l’est à un tel point et sa maîtrise va si loin que paradoxalement, son moi lui-même s’en trouve compromis : il avoue en effet que son fantasme est de devenir un pur regard sans sujet. C’est que sa force tient en effet à la faiblesse de sa sensibilité : Wolmar a l’âme froide. Or, la sensibilité étant le fondement de l’amour de soi, Wolmar en arrive à un point de détachement tel qu’il semble devenir quasi indifférent à lui-même. L’on assiste à un renversement : la force même de Wolmar devient principe d’une faiblesse foncière, d’un manque de capacité à vivre qui le rend ennuyeux à l’extrême. En outre, cette indigence touche même sa capacité de compréhension en l’affectant de la plus grande des difficultés à se mettre à la place d’autrui et à parvenir à partager des émotions qu’il ignore (c’est d’ailleurs pour cela que, parfois et contre toute attente, il calcule mal les réactions d’émotifs comme Saint-Preux ou même Julie). Ce sera, semble-t-il, la souffrance qui le rachètera en lui redonnant la capacité d’émotion qui lui manque, et singulièrement la mort de son épouse qui finalement le rendra peut-être d’une certaine manière à la vie.
11On voit en tout cas que Wolmar est loin d’être si méritant. Comme le remarque Rousseau, il est bien aisé aux âmes froides d’être vertueuses (et Wolmar est-il d’ailleurs toujours si vertueux, lui qui épouse une jeune femme contre son gré ?).
12Il en va tout autrement de Julie, âme brûlante s’il en est. On le voit fort bien dans toute la première partie où, comme amante de Saint-Preux, c’est elle qui prend l’initiative du baiser dans le bosquet et qui dirige le jeu amoureux en général. Elle se caractérise alors plutôt comme moi saturé. Si, pourtant, elle deviendra ensuite au plus haut point un moi fort, ce sera au prix d’une métamorphose radicale par laquelle elle se sera amputée d’une partie de son être (qu’elle projettera dans son jardin intime, l’Élysée) : celle qui la rattache à Saint-Preux et à sa propre capacité d’émotion de moi saturé. Cette métamorphose s’opérera par son mariage avec Wolmar et sa conversion religieuse vécue simultanément pendant la cérémonie dans l’Église. C’est la transformation de Julie en Mme de Wolmar20, de façon si singulière qu’elle prête au sacrement du mariage une portée quasi mystique évocatrice du sacre des rois. Partageant avec son mari l’administration du domaine de Clarens (mais humainement bien plus proche que lui des employés grâce à sa capacité de sympathie émotionnelle), directrice de travaux, voire architecte paysagiste (notamment pour le réseau hydrographique entourant et tapissant l’Élysée), elle assume pleinement ses responsabilités (contrairement à Saint-Preux, toujours en fuite ou en exil). Or, à la différence de son époux, elle en porte totalement le mérite : c’est bien elle qui s’est construit cette force qui est la sienne car en tant qu’« âme sensible » au plus haut point, elle ne l’a pas reçue de la nature.
13Mais la différence entre les époux Wolmar tient aussi à ce qu’ils n’exercent pas du tout le même type de force. Même si c’est de façon attentive et bienveillante, donc finalement très humaine, le nordique Wolmar se rattache au type du despote éclairé (à l’instar de Frédéric II, Catherine de Russie, etc.) : incarnant la loi et sa rigidité, il est clairement dominateur, à l’écart et en surplomb, à la fois à l’égard des hommes et de la nature. Mme de Wolmar pour sa part situe son domaine dans la proximité et le lien : sa sensibilité est non pas supprimée mais intégrée dans sa force même, l’animant et l’éclairant à la fois pour l’intelligence et pour l’action. Accessible et compréhensive à l’égard de ses employés, elle respecte les données naturelles des terrains humains ou physiques sur lesquels elle agit. Aussi n’imprime-t-elle pas simplement, à l’exemple de Wolmar, sa volonté sur les êtres ou les choses comme s’il s’agissait d’une cire passive, mais exprime-t-elle sa sensibilité en respectant la leur propre et en n’agissant sur eux qu’avec eux. Cette qualité d’attention se manifeste particulièrement dans l’exemple de l’Élysée qu’elle a fait construire « sous [sa] direction21 » : il s’agit d’un jardin à la fois éminemment artificiel et éminemment naturel, épousant la nature tout en l’ayant en même temps totalement reconstruite. La différence entre ce type de force (ou encore puissance) et celui de la domination s’exprime très nettement à l’occasion du rapport à l’animal - terrain privilégié et habituel d’une facile supériorité humaine - par une réplique de Julie à une remarque de Saint-Preux : « Ainsi, lui dis-je, de peur que vos oiseaux ne soient vos esclaves vous vous êtes rendus les leurs. Voila bien, reprit-elle, le propos d’un tyran, qui ne croit jouïr de sa liberté qu’autant qu’il trouble celle des autres22. »
14De manière plus générale, cette intelligence relationnelle qui est la sienne - lui conférant une maîtrise appuyée sur la nature des choses ou des êtres plutôt qu’imposée à partir d’une volonté arbitraire - lui donne une compétence particulière pour tout ce qui concerne les environnements. Ici cependant, Julie ne fait - comme ailleurs - qu’incarner exemplairement la condition et le rôle de la femme en général. Il faut en effet rappeler la responsabilité dont Rousseau charge cette dernière à l’égard de l’homme masculin et de la famille dont on a vu23 qu’elle gère le cadre d’existence comme un véritable « agent environnemental ». Dans son Élysée en revanche, l’environnement a un tout autre objet : non plus la famille (les enfants en sont même physiquement exclus même s’ils trouvent peut-être dans les oiseaux des substituts symboliques) mais le moi lui-même. Julie en effet s’y environnementalise en quelque sorte elle-même par elle-même car elle y retrouve le milieu de son intimité - de ses propres émotions, sentiments et même souvenirs secrets (le jardin faisant écho au souvenir refoulé du bosquet du premier baiser avec Saint-Preux) - sous la forme objective d’un lieu. Cela lui permet de compenser ses propres frustrations par le jeu d’une certaine illusion à laquelle elle peut s’abandonner, appliquant ainsi sans le savoir le principe de la morale sensitive ou matérialisme du sage.
15Pourtant, respectueuse de la nature des êtres et des choses, Julie ne semble pas l’être assez pour elle-même. Certes, elle a fait construire l’Élysée où elle peut régulièrement se retremper dans sa nature sensible et dans la nature en général qui y est reconstituée. Mais ce jardin a un double aspect : d’un côté, ce site préservé et protégé célèbre la joie de la présence de la nature et des éléments (l’eau notamment dont la circulation est omniprésente) mais, d’un autre côté, il n’est pas la nature elle-même et sa clôture signifie aussi retranchement et isolement. Cette dualité se redouble dans le rapport de l’Élysée à Julie elle-même : d’une part, certes, ce jardin lui permet d’être à nouveau elle-même mais, d’autre part, ne constituant qu’un vaste mémorandum de ses premières amours, il en attise également le sourd regret et affaiblit chez elle sa force présente - si durement acquise - par la tendresse subsistante de ses attachements passés et la tristesse de sa condition actuelle. Ces deux aspects se trouvent symbolisés au fond même de l’Élysée par les deux groupes d’animaux qui y résident à demeure : en hauteur, les oiseaux qui l’animent de leur chant et de leur liberté (rappelons en effet qu’aucun barreau ne les retient), et, en dessous, les poissons qui, en revanche, sont prisonniers d’une vasque (eau dormante donc et non circulante et vivante comme le réseau hydrographique qui tapisse le sol de l’Élysée). En outre, loin d’être arrivés là librement comme les oiseaux, ces prisonniers sont des condamnés à mort sauvés in extremis de la cuisine par une domestique compatissante. Cet échange de la liberté contre la vie - condition inique de l’esclave et parodie de contrat que dénonce explicitement le Contrat social - est bien le lot de Julie elle-même qui, au lieu de mourir de la perte de son amour, a choisi de vivre en épousant Wolmar et en acceptant ainsi la loi qui est faite à la femme, mais au prix de s’amputer d’une part essentielle d’elle-même. Le bassin des poissons représente ainsi le miroir inversé (notons que c’est le seul reflet possible de soi dans le jardin) où Julie peut mirer son vrai visage, en dessous de la gaieté aérienne des oiseaux dont on a vu qu’ils sont peut-être le symbole de ses enfants. D’ailleurs, le besoin même que Julie a de l’Élysée - signe que son passé, même recouvert, ne peut être enterré mais exige d’être commémoré - montre qu’elle ne représente peut-être pas tant un moi fort qu’un moi cadré, ou qui ne peut être fort que s’il est par ailleurs cadré (même si, il est vrai, c’est bien elle qui a décidé d’accepter ce cadre), parce que moi partiel et non total. Dès lors, ainsi mutilée en profondeur, Julie ne pouvait de toute façon survivre et sa mort, si accidentelle semble-t-elle24, sera bien dans l’ordre des choses comme elle en fera, expirante, l’aveu à Saint-Preux : « Après tant de sacrifices, je compte pour peu celui qui me reste à faire : ce n’est que mourir une fois de plus25 »- en même temps qu’elle lui confie explicitement la persistance de son amour pour lui26. En ce cas, son moi n’aurait été si fort que parce qu’il se serait oublié lui-même en se donnant tout entier aux autres et à ses devoirs. Le destin de cette femme, si exceptionnelle soit-elle, montrerait alors que l’on ne peut acheter impunément sa force au détriment de sa nature et sa fin tragique en aura été la mortelle démonstration.
16Mais on peut suggérer aussi une tout autre hypothèse : celle selon laquelle Julie, cherchant à se tromper elle-même, ne serait devenue un parangon de moralité aux yeux des autres que pour mieux s’en persuader elle-même et avoir ainsi puissance sur son cercle d’admirateurs. En effet, la vertu de Julie n’apparaît-elle pas souvent un peu trop « forcée » pour ne pas être plus faible qu’elle ne le semble ? Sous cette lumière, le drame de la vertu, portée parfois presque jusqu’à l’hystérie, se révélerait n’être simplement qu’une comédie de moi fort27. Cependant, quand bien même le personnage de Julie présenterait une part de surenchère, peut-être cela, en définitive, ne prêterait-il pas autant à conséquence qu’on pourrait le craindre si cette part se trouve intégrée de façon constitutive dans sa personnalité. Et cela d’autant plus s’il est vrai que le moi, au fond, est largement œuvre fantasmée de soi-même toujours se théâtralisant narcissiquement à ses propres yeux et à ceux des autres - même si c’est sur la base aussi de données et de contextes objectifs. Le tissu de réalité du moi pourrait bien ainsi être fait de cet imaginaire quasi romanesque qui, en quelque sorte, se confirme et s’objectivise dans le jeu de miroir avec les autres et avec nous-mêmes. Le moi devenant alors toujours plus ou moins un personnage, il ne faudrait pas s’empresser de l’accuser de la part d’imaginaire, voire parfois de théâtralisation, qu’on pourrait y déceler, sauf à ne rien comprendre à son ontologie propre. Certes, mais ces considérations ne peuvent toutefois exonérer de ce que l’on appelle la mauvaise foi et qui consiste, comme l’a si bien montré Sartre, à prétendre s’identifier définitivement et « coller » à la définition que l’on propose unilatéralement de soi-même (ce qui fait qu’il y a plusieurs types de théâtralisation, celle ludique de Jacques - que nous verrons bientôt - n’étant pas la même que celle « sérieuse » de Julie…). Quoi qu’il en soit, on voit que Julie est loin d’être un moi unifié et qu’elle porte en elle un mélange complexe et sans doute contradictoire de moi fort - aspect mis en avant - et de moi fragile ou plutôt cadré (enserré dans des cadres emboîtés de façon concentrique depuis celui général du domaine de Clarens sous la coupe de son mari à celui intime de l’Élysée) - aspect en retrait, voire dénié par elle.
17Cette dimension comédienne du moi est bien sûr encore plus explicite chez Diderot chez qui l’on trouve aussi cette figure du moi fort, et sur la base également d’une théorie de la sensibilité. Loin du neveu de Rameau - figure du moi fragile (à la fois moralement et socialement pour son parasitisme devenu règle de vie et de relation) malgré les nuances déjà indiquées -, le moi fort tient sa force de sa maîtrise de la sensibilité, c’est-à-dire des émotions. De même précisément que, selon Le paradoxe du comédien, le bon acteur tient à distance ses états d’âme pour pouvoir mieux en contrôler la représentation, de même le grand homme pour Diderot est celui qui parvient également à les tenir à distance et à être ainsi maître de sa conduite et de ses paroles. Mais du fait de cette distance, inévitablement, la force du moi participe toujours plus ou moins d’une ruse de comédien avec non seulement les autres mais aussi soi-même en imprimant la torsion requise à ses propres émotions afin de s’en renvoyer une représentation plus appropriée à cette volonté de maîtrise. Cette force, si effective soit-elle, possède donc également une dimension de jeu avec soi. Ce qui est tout l’inverse de Diderot lui-même qui déclare (se rapprochant par là considérablement de Rousseau) être débordé par les situations et les rencontres et ne trouver jamais la bonne réponse qu’en bas de l’escalier (donnant ainsi naissance à l’expression « l’esprit de l’escalier »). Physiologiquement, cette capacité de maîtrise se règle sur le rapport entre le réseau nerveux et l’« origine du réseau », c’est-à-dire le cerveau. La maîtrise ressortit donc toujours à la fois, d’une part, à ces bases physiologiques qui l’ancrent dans une structure déterminée de la sensibilité et de son soubassement physiologique et, d’autre part, à un « entraînement » analogue à celui du comédien apte à tenir la distance entre l’émotion et l’expression dont il a brisé l’immédiateté du lien naturel.
18Toujours est-il, malgré ce dernier exemple, que l’importance de cet élément de distance et de jeu chez Diderot relativise foncièrement, voire affaiblit, l’idée de moi fort. Rétrospectivement, il est vrai que la conception du moi fort apparaît en général prêter à ce dernier un caractère entier et d’un seul tenant quelque peu complaisant. À l’exception peut-être de Locke chez qui le moi fragile toujours sur le qui-vive et en alerte semble encore habiter et inquiéter le moi fort qu’il est pourtant extérieurement devenu par le processus difficile du travail et de la propriété. Devant les forteresses de convictions qui structurent et verrouillent le moi fort dans sa version « traditionnelle », il est légitime de se demander si ce moi dominateur n’est pas au fond un moi cadré ayant réussi à se hisser au sommet des rapports de force ambiants et si, à ce titre, il n’est pas davantage faible que fort. Une alternative, cependant, serait d’admettre la possibilité d’un autre type de moi fort, fondé non sur la négation des faiblesses ou des limites peut-être indépassables du moi - comme c’était le cas finalement encore de Julie-Mme de Wolmar - mais au contraire sur leur reconnaissance. C’est précisément ce que nous semble proposer Diderot encore à travers un personnage comme celui de Jacques dans Jacques le Fataliste, offrant de surcroît l’intérêt d’être apparié au premier type de moi fort représenté ici par son maître, tout comme Julie faisait contrepoint à son époux.
19Le maître de Jacques semble en effet prisonnier du premier modèle de moi fort : installé par statut social dans la position de la domination, exerçant le pouvoir de l’argent et le droit de sanction physique (menaçant régulièrement Jacques de ses coups), ayant la prééminence du langage et le pouvoir en principe d’imposer silence à son valet, tout le détermine en ce sens. Cependant, le lien d’amitié, l’intérêt des propos de Jacques et le « suspens » créé par le report permanent du récit de ses amours, tiennent en quelque sorte la dragée haute au maître et laissent très largement place libre à la parole de Jacques qui, dès lors, peut imposer ses vues « philosophiques » pour tourner en dérision ce premier modèle de moi fort, voire en suggérer un modèle « alternatif ».
20Cette interprétation de Jacques comme exemple, voire modèle, de moi fort peut certes sembler paradoxale car, précisément, Jacques ne prétend pas maîtriser quoi que ce soit, qu’il s’agisse des choses ou des hommes. En outre, à première vue, ce moi fort ne semble pas impliquer spécialement de rapport à l’environnement. La « sagesse » de Jacques ressemble plus à une sagesse de l’événement que de l’environnement. Plus précisément, cette sagesse consiste dans le fait de comprendre que, si nécessaires que puissent être les événements, ils adviennent toujours de façon imprévisible. Loin qu’il y ait contradiction, c’est comme si la fatalité - si vraiment fatalité il y a, ce qui est indémontrable - jouait avec les situations et les individus. Cependant, la sagesse sera d’entrer aussi dans ce jeu et d’en comprendre la légèreté. Les tours, les détours et les retours innombrables dans l’espace qui accompagnent leurs équivalents dans le temps de la narration (qui a pour motif initial le récit, toujours reporté et jamais atteint, des amours de Jacques) peuvent apparaître comme l’écho d’un tel jeu. Dès lors, la séparation événement/ environnement se brouille et se convertit en une sorte de « potentialisation événementielle » de l’environnement, celui-ci devenant la marge de proximité imprévisible du possible, l’intervalle ténu et indéterminable qui nous sépare de l’imminent. Ce qui se manifeste par exemple par la soudaineté du départ du cheval de Jacques et son arrêt non moins inattendu à l’emplacement d’un gibet (du fait qu’il appartenait antérieurement à un bourreau) - rappel de la mort toujours possible - dont rien ne pouvait faire savoir qu’il était présent dans l’environnement immédiat.
21Avec Jacques ainsi, le rapport au déterminisme universel induit un jeu avec l’environnement, l’espace et les autres sujets, jeu par lequel le moi s’acquiert une force certaine mais tout en acceptant ses limites, à savoir - paradoxalement et à rebours de l’idée ordinaire du fatalisme - essentiellement l’élément indépassable de l’aléatoire (le fatalisme de Jacques méritant par là d’être appelé un fatalisme de l’aléatoire autant que de la nécessité28). Cette sagesse est donc une sagesse de l’acceptation et elle se fonde sur une double idée qui, paradoxalement, n’en fait qu’une : la nécessité peut bien être supposée (supposition que nous interpréterions volontiers comme une manière détournée de décider l’acceptation de l’événement), mais elle est aléatoire et imprévisible, l’aléatoire en permanence constaté pouvant rétroactivement être supposé cependant nécessaire. Cette acceptation est aussi pour le moi celle de sa propre fragilité constitutive et indépassable : loin de reposer sur une négation de celle-ci, il s’agit au contraire d’une sorte de synthèse qui permet à la force de ne plus être une sorte de masque de dissimulation de sa vulnérabilité et de rapport faussé à soi et aux autres. Sagesse de la déprise plutôt que de l’emprise (fantasme jamais satisfait du moi dominateur), cet art qui renonce apparemment à toute maîtrise suppose tout de même une certaine maîtrise, celle cependant de la finitude et non de la conquête, et celle aussi du discours et non plus de l’action. Dans cette nouvelle perspective, le rôle de l’environnement est non plus d’être objet d’une illusoire domination mais de donner occasion au moi d’exercer une force sur lui-même et d’ouvrir une forme de liberté dans le rapport au « destin ».
22Dès lors, la sagesse de Jacques non seulement disqualifie définitivement le modèle du moi dominateur, si certain de lui-même et de sa maîtrise, mais, rétrospectivement, elle jette aussi un jour critique sur une autre sagesse : le projet rousseauiste du matérialisme du sage sur lequel il nous faut à nouveau revenir pour ensuite retrouver Émile. Ce matérialisme du sage suppose en effet une clôture puisque, comme on l’a vu, il est impossible d’envisager une reconstruction de la nature entière. Il faut donc réduire la nature à la nature proche, celle environnant le moi. La sagesse du matérialisme du sage ne peut donc nécessairement être qu’une sagesse environnementaliste. Un environnement recomposé peut ainsi devenir une sphère d’habitabilité au sein du vaste monde. Cette nécessité de la clôture pour délimiter un environnement avant et afin de pouvoir le maîtriser - même si ce n’est que relativement - correspond à une tendance profonde de Rousseau que celui-ci reconnaît explicitement. C’est à ce titre qu’il déclare tant apprécier les îles, autant d’environnements naturellement délimités et isolés, ce qui constitue aussi très vraisemblablement la raison du choix de Bernardin de Saint-Pierre de situer son roman Paul et Virginie dans le cadre de l’île de France. Or, Jacques nous montre qu’une telle insularisation de l’environnement est toujours une illusion : la porosité de tout environnement lui interdit d’être jamais véritablement séparé et isolé. La prédictibilité de l’événement que permettrait une telle clôture environnementale est donc elle aussi une illusion, l’événement imprévu refaisant toujours irruption en « trouant » en quelque sorte cette clôture. C’est que l’environnement possède toujours lui-même un environnement, comme le reconnaît d’ailleurs Rousseau pour la situation d’Émile (dont l’environnement d’ailleurs est plutôt circonscrit par un filtre que par une clôture véritable, le précepteur sans cesse emmenant Émile dans le monde extérieur). Une telle sagesse du moi n’est donc au fond qu’un fantasme de plus pour celui-ci et qui l’enferme à nouveau dans la logique d’un moi cadré qui ne se fie pas suffisamment à ses propres ressources (comme c’est bien le cas de Julie-Mme de Wolmar dont on a entrevu toutes les ambiguïtés et zones d’ombre, à mi-chemin entre moi fort et moi cadré). Le moi ne parviendra jamais à réduire son environnement à n’être qu’une annexe de lui-même car tout environnement, quel qu’il soit, conserve sa part d’altérité et d’ouverture. La proximité n’est pas identité et l’environnement - même celui de l’Élysée - ne peut jamais être parfaitement « égoïsé ». Et ce n’est donc pas là non plus que la maîtrise de soi trouvera sa solution définitive. À la fois l’environnementalisation du moi et l’« égoïsation » de l’environnement trouvent ici leurs limites. Peut-être alors faut-il finalement concevoir le matérialisme du sage de Rousseau plutôt comme une fenêtre que celui-ci ouvre sur un paysage imaginaire - celui d’un monde enfin totalement en accord avec les aspirations du moi - que comme un véritable projet, et c’est peut-être le sentiment d’une impasse qui explique pourquoi il n’a jamais donné suite à son idée d’en composer tout un ouvrage. En ce cas, il est possible que le monde idéal qui inaugure les Dialogues - sous le signe précisément du rêve et de l’imaginaire - représente l’ultime avatar de ce matérialisme du sage. Toujours est-il que Rousseau dans ses derniers ouvrages - Les confessions, les Dialogues, Les rêveries - n’évoque-t-il plus guère l’idée du matérialisme du sage, comme si la voie qu’il s’était décidé finalement à choisir était celle de la diffusion de son moi et de ses émotions dans la proximité naturelle plutôt que celle de l’impossible délimitation de l’environnement. C’est en quelque sorte la revanche du paysage sur le jardin, quoiqu’ils ne soient pas bien entendu exclusifs l’un de l’autre. D’un point de vue éthique toutefois, et comme il est certes toujours préférable de prévenir ses passions plutôt que de tenter de les guérir une fois advenues, il demeure une autre possibilité - à la fois plus réaliste et plus appropriée à l’idée de moi fort - pour le matérialisme du sage : celle, que l’on a déjà suggérée, de définir ce projet comme art de vivre, c’est-à-dire comme sagesse de la relation avec l’environnement. Cette sagesse relationnelle (et donc relative) consisterait alors à exercer sans cesse son jugement, à juste distance, en sélectionnant et en saisissant dans l’environnement - un peu sur un mode spinoziste - ce qui peut se composer avec sa structure propre (« bains d’air », etc.) et en s’écartant de ce qui tend à la décomposer et à l’aliéner. Et c’est précisément ce que fait Jacques qui nous suggère une sagesse ouverte et aventureuse, en composition mouvante et évolutive - voire ludique - avec l’environnement et son devenir toujours aléatoire, et non plus figée dans une posture d’opposition/domination ou de repli/enfermement au sein d’enclaves finalement tout à fait artificielles derrière leur apparence de naturalité. Ce qui - du côté de Rousseau cette fois - rapproche fortement, nous semble-t-il, Émile de Jacques, plus précisément Émile après l’Émile, quand, devenu jeune adulte, celui-ci mène désormais sa vie « hors cadre », sans précepteur, existence décrite dans Émile et Sophie ou les Solitaires, en particulier une fois devenu moi nomade. Là, bien que traversant des drames qui attestent qu’il ne contrôle pas un environnement mouvant et toujours inattendu (non naturel cette fois certes), il y trouve occasion à manifester une capacité d’adaptation, de jugement, de décision et d’action qui le range indubitablement du côté d’un authentique moi fort, moi non dominateur cependant, moi de la conciliation, même parfois avec les ennemis qu’il a courageusement combattus. Et sur cette base, à la différence de Jacques qui y semble indifférent, il aura même capacité à devenir citoyen (réunissant ainsi les deux idéaux de l’homme naturel et de l’homme civil présentés au début de l’Émile) si les circonstances s’y prêtent (ce qu’il vérifie dans une certaine mesure en prenant la tête d’une révolte d’esclaves à Alger), c’est-à-dire si une opportunité historique se fait jour de sortir du cadre de la société de l’époque où « ces deux mots, patrie et citoyen, doivent être effacés des langues modernes29 ». Quoi qu’il en soit, c’est là, semble-t-il, le chemin d’une véritable force du moi, un moi dont la force ne lui ferait rien perdre de sa richesse émotionnelle - tout au contraire - et qui consisterait à ajuster toujours son équilibre avec un environnement ouvert et imprévisible. Cette force, en effet, ne peut certes résider dans un rapport de propriété/domination mais ni non plus se loger dans un rapport séparé protégeant un moi défini par là plutôt comme un moi cadré que comme un moi fort. Certainement, chez Rousseau comme chez Diderot, la réflexion sur le stoïcisme a-t-elle pris une part, le plus souvent implicite, à tout ce cheminement.
Notes de bas de page
1 On peut ainsi regarder la pensée de Locke comme étant largement une justification de la colonisation anglaise de l’Amérique. C’est l’objet du livre de Matthieu Renault, L’Amérique de John Locke. L’expansion coloniale de la philosophie européenne, Paris, Éditions Amsterdam, 2014.
2 C. B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif, op. cit.
3 « C’est par supériorité de Nature que l’homme règne et commande […] », Buffon, « Les animaux domestiques » [1753], dans Histoire naturelle, op. cit., t. 4, p. 170.
4 Cette assurance de Buffon ne l’empêche pas de ponctuer son texte de considérations secondaires mais contraires qui interrogent la légitimité de la domination humaine ou expriment de la compassion à l’égard des animaux soumis à sa « tyrannie », etc. Certes, on peut estimer que Buffon n’est pas à une contradiction près comme le soulignait déjà Condillac en son temps et que ses apparentes incohérences peuvent aussi correspondre à un souci de complaire à des lectorats différents, voire opposés (voir Jeff Loveland, Rhetoric and Natural History. Buffon in Polemical and Literary Context, Oxford, Voltaire Foundation, 2001). Une autre hypothèse cependant est de considérer qu’elles expriment de véritables hésitations dans sa pensée, voire, selon Jacques Roger, une contradiction essentielle : « la contradiction n’est pas accidentelle […] elle est au cœur de la pensée de Buffon sur l’homme, toujours partagée entre l’absolue supériorité de la raison et l’exigence philosophico-scientifique d’expliquer cette supériorité par des causes Naturelles » (Buffon, un philosophe au jardin du roi, Paris, Fayard, 1989, p. 344). Pour une perspective interrogeant la cohérence d’ensemble du système, voir Thierry Hoquet, Buffon. Histoire naturelle et philosophie, Paris, Champion, 2005. Nous nous attachons ici pour notre part à dégager la tendance dominante et, en tout cas, la plus affichée, de l’Histoire naturelle.
5 Buffon, Histoire naturelle, op. cit., t. 4, p. 170.
6 Ibid.
7 Buffon, « Des époques de la Nature » [1778], Cinquième époque, suppléments, Histoire naturelle, op. cit., t. 5, p. 187.
8 Ibid., Septième époque, p. 237.
9 Id., « Première vue » [1764], ibid., t. 12, p. xiij.
10 Id., « Des époques de la Nature », Septième époque, ibid., suppléments, t. 5, p. 237.
11 Ibid.
12 Id., « Discours sur la nature des animaux » [1753], ibid., t. 2, p. 356.
13 La valeur médiatrice de Robinson Crusoé est pointée par Thierry Ménissier mais pour penser le lien entre cette fois Locke et Rousseau : « Nature humaine et auto-institution de l’existence : le dialogue entre Locke et Rousseau par l’intermédiaire du mythe de Robinson », dans le dossier « Sensibilité et nature humaine chez Locke et Rousseau », Annales Jean-Jacques Rousseau, 50, J.-L. Guichet, T. Ménissier (dir.), 2012, p. 135-162.
14 Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1967.
15 « Il me vint et je fis souvent l’agréable réflexion, que je ressemblais à un roi. Premièrement, tout le pays était ma propriété absolue, de sorte que j’avais un droit indubitable de domination ; secondement […] », Daniel Defoe, Vie et aventures de Robinson Crusoé [The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoe, of York, Mariner, Londres, 1719], trad. par Petrus Borel [1835], Paris, Flammarion, 1989, p. 290.
16 Signalons que, si nous avons choisi de centrer l’analyse du personnage de Robinson sur son aspect central de moi fort, cet aspect s’inscrit cependant dans un devenir global qui voit se succéder toutes les figures fondamentales du moi que nous avons dégagées. Nous en devons la remarque à Ourida Mostefai : Robinson est d’abord ce pauvre petit moi fragile et précaire jeté par un naufrage sur une île déserte où il commence par quasiment retourner à l’état de nature, puis renaît comme moi cadré grâce à la Bible, développe ensuite sa mentalité et son activité de moi fort dominateur de l’île pour enfin, dans une dernière phase, engager une existence de moi saturé avec le développement des passions liées à la rencontre de l’autre, Vendredi.
17 Les travaux d’Elsa Dorlin montrent de façon très précise comment cet européocentrisme s’est construit à partir d’une féminisation des Indigènes (spécialement des Indiens d’Amérique) et d’une pathologisation du corps féminin : Elsa Dorlin, La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2006.
18 Tel est exemplairement le cas d’un ancien esclave - Olaudah Equiano (connu de son vivant sous le nom de Gustavus Vassa) - capturé enfant en Afrique pour être transporté en Amérique et, après bien des tribulations, être affranchi et finir écrivain anglais, auteur d’un livre relatant son extraordinaire vie : The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano, 1789 (trad. fr. Ma véridique histoire, Paris, Mercure de France, 2008).
19 « Avec quelque soin que j’aye pu l’observer, je n’ai sû lui trouver de passion d’aucune espece que celle qu’il a pour moi. Encore cette passion est-elle si égale et si tempérée, qu’on diroit qu’il n’aime qu’autant qu’il veut aimer et qu’il ne le veut qu’autant que la raison le permet. Il est réellement ce que Milord Edouard croit être ; en quoi je le trouve bien supérieur à tous nous autres gens à sentiment qui nous admirons tant nous-mêmes ; car le cœur nous trompe en mille manieres et n’agit que par un principe toujours suspect ; mais la raison n’a d’autre fin que ce qui est bien ; ses règles sont sûres, claires, faciles dans la conduite de la vie, et jamais elle ne s’égare que dans d’inutiles spéculations qui ne sont pas faites pour elle », Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., 3e partie, lettre XX de Julie à Saint-Preux, p. 370, nous soulignons.
20 Transformation qui sera cependant loin d’effacer la première dans la seconde - et ce sera bien tout le problème du personnage et le ressort tragique amenant à l’issue finale.
21 « Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n’y a rien là que je n’aie ordonné », Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., 4e partie, lettre XI de Saint-Preux à Milord Edouard, p. 472.
22 Ibid., p. 478.
23 Voir C. Lebreton, « Environnement féminin et morale masculine », art. cité, p. 165-179.
24 Remarquons que la mort de Julie des suites de sa chute dans le lac prolonge et confirme son lien symbolique avec les poissons de l’Élysée prisonniers de leur bassin et, en fait, en sursis. Sur ce lien de Julie et du poisson, voir Jacques Berchtold, « Julie et l’âme des poissons du Léman dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau », dans J.-L. Guichet (dir.), De l’animal-machine à l’âme des machines, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 93-116.
25 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., 6e partie, lettre XII de Julie à Saint-Preux, t. 2, p. 741.
26 Ce seront même ses tout derniers mots : « […] trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois ! », ibid., p. 743.
27 C’est là l’interprétation très sceptique que suggère Paule-Monique Vernes, « La dramaturgie de la vertu », dans J.-L. Guichet (dir.), La question sexuelle, op. cit., p. 181-191.
28 Ce qui évoque l’idée de matérialisme aléatoire, ou de la rencontre, formulée par Althusser.
29 Rousseau, Émile, op. cit., livre I, p. 250.
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