Chapitre I. Situation de la question du moi dans le rapport à l’environnement au xviiie siècle
p. 27-43
Texte intégral
« Depuis ce temps, la révolution des mentalités est faite, nous avons chacun notre “moi” […] »,
Marcel Mauss (parlant du xviiie siècle)1.
1La question du moi au xviiie siècle dépend d’un certain nombre de rapports fondamentaux qui, sur l’échiquier de la pensée et de la culture, se déplacent et se transforment depuis le siècle précédent. Ces pièces majeures sont au nombre de six : le rapport à la connaissance, le rapport à Dieu, le rapport à la nature, le rapport au vivant, le rapport au sociopolitique et enfin - sixième rapport - celui de la culture européenne à elle-même par le biais de l’expérience des sociétés exotiques auxquelles elle est confrontée depuis la Renaissance et qui alimente la littérature des récits de voyages que nous avons déjà évoquée, toujours davantage abondante et crédible (car prenant de plus en plus une allure déjà « scientifique »). Enfin, il ne faut pas non plus négliger l’autonomie propre de cette question par ailleurs, la conception du moi se réfléchissant et évoluant également d’elle-même.
2Prenons rapidement une première vue sur l’ensemble de ces rapports dont l’analyse plus détaillée fera la matière de notre étude, en prenant comme fil conducteur le rapport à l’environnement, celui-ci jouant comme une variable essentielle dans le jeu de ces rapports et du moi.
3Le rapport à la connaissance est philosophiquement le plus net et sans doute le plus déterminant. Du moins produit-il un effet largement initiateur ou d’entraînement à l’égard des autres rapports. Le rôle du sujet dans l’acte de connaissance a été considérablement accru par Descartes, ce dernier à la fois lui prêtant une activité plus marquée que dans les conceptions antérieures d’origine aristotélicienne (qui admettaient une sorte de coopération entre le sujet et l’« objet »), et aussi en l’intériorisant et en l’autonomisant grâce aux idées innées qu’il lui attribue. Cette nouvelle caractérisation cependant « se paie » par une certaine prise de distance - sur les plans métaphysique de la distinction des substances et épistémologique des idées innées -par rapport à l’environnement en dépit - comme on l’a déjà relevé - de la thématique de l’union de l’âme et du corps qui, d’un autre côté, réaffirme ce rapport dans le registre de la conscience vécue. Le retour de l’empirisme sous la forme moderne que lui donnera Locke remettra en avant beaucoup plus nettement le rôle de l’environnement en refusant les idées innées et en privilégiant la sensibilité. Par le truchement des sensations, l’environnement devient la source même de la connaissance tandis que l’activité du sujet se centre sur la liaison des sensations entre elles pour composer l’expérience. Locke, cependant, maintient une activité subjective autonome qui est celle de la réflexion. La part tend même à être grosso modo égale entre la source sensible extérieure et l’activité de réflexion puisque cette dernière ne dérive pas de la première mais, selon Locke, est constitutive de l’esprit. La réflexion en effet prend pour objet les idées simples qui résultent et de la sensation et des opérations mêmes de l’esprit. Or, par cette activité subjective interne et autonome, l’environnement est pour une part à nouveau mis entre parenthèses. Toutefois, avec les « héritiers » de Locke et en particulier Condillac, l’empirisme se radicalise et restitue un rôle croissant à cet environnement. Condillac en effet entend refonder la théorie empiriste sur une seule base - celle de la sensation -, estimant que la dualité de fondement qu’admettait Locke fragilisait la cohérence et la clarté de la théorie. Dans cette conception moniste, celle d’un empirisme désormais radicalisé en sensationnisme, la réflexion devient une propriété même de la sensibilité. Dès lors, la réflexion opère non plus partiellement ou indirectement mais totalement et directement à partir des données de la sensation, entrant ainsi dans un rapport exclusif à la source sensible et environnementale. Une certaine autonomie est préservée cependant : dans une première phase, Condillac pense d’abord que cette autonomie passe par le langage qui permet une distance avec la sensation et dont il souligne le rôle formateur d’une manière inédite par rapport à Locke, puis, dans une seconde phase, notre sensationniste met en avant le toucher, ayant estimé avoir finalement trop « donné aux signes2 ». Or, le toucher chez l’homme possède une capacité de retour sur soi, par le « touché-touchant » de la main sur elle-même ou sur le corps, ce qui permet l’activation de la réflexion. Celle-ci, d’abord ainsi corporellement engagée, acquiert ensuite de plus en plus de capacité d’intellectualisation et d’abstraction, et donc de plus en plus d’autonomie. Il n’en demeure pas moins que par là, avec Condillac, le rapport mutuel de l’esprit, du corps et de l’environnement devient le sol unique de la connaissance, l’unification des principes de la connaissance scellant ainsi l’union de cet esprit avec la nature proche. Cette radicalisation de l’empirisme se trouve renforcée par ailleurs par la progression des théories matérialistes qui enracinent encore plus résolument s’il est possible la connaissance dans les sources corporelles et environnementales.
4Le rapport à Dieu représente également un élément majeur dans ces processus de reconfiguration du moi. Depuis le xviie siècle, la relation à Dieu, en effet, semble connaître un mouvement fondamental d’intériorisation. On peut ici se référer au travail classique - que l’on a déjà signalé en introduction - de Georges Gusdorf qui, dans sa série Les sciences humaines et la pensée occidentale, estime même que c’est ce facteur religieux qui a le plus contribué à ce mouvement d’intériorisation du moi3, emboîtant le pas à Marcel Mauss qui déjà y insistait fortement. Dans la tradition catholique et davantage encore dans les confessions anglicane, puritaine, protestante et calviniste, plus spécialement encore dans les mouvements quiétiste en France et piétiste dans les pays de langue allemande, la foi tend à se retirer de l’espace public et à se recueillir dans le rapport privé. Gusdorf s’appuie essentiellement sur le développement - en particulier dans les pays de langue anglaise et allemande - de la littérature autobiographique où la personne relate sa vie selon la foi, l’expérience de la conversion ou de l’itinéraire spirituel. Selon Gusdorf en effet, « l’histoire de la littérature du moi demeure incompréhensible en dehors de la nouvelle orientation de la conscience religieuse, affirmée dès le xviie siècle, et dont les chefs-d’œuvre littéraires postérieurs apparaissent comme des fruits tardifs4 ». Certes, c’est bien Dieu qui constitue irréductiblement le pôle externe de ce rapport d’intériorisation mais il n’en demeure pas moins que l’effet naturel de ce mouvement est de renforcer le moi comme lieu d’expériences majeures, incommensurables avec l’ordinaire de la réalité objective extérieure, et donc, paradoxalement, de renforcer ainsi également son autonomie.
5On pourrait estimer en revanche qu’un tel processus d’intériorisation et d’autonomisation est préjudiciable à la prise en compte de l’environnement. Mais ce serait oublier un autre facteur qui, toujours dans ce domaine du rapport à Dieu, tend aussi à prendre de plus en plus de place : celui désigné par l’expression « théologie naturelle » qui regroupe un vaste ensemble d’auteurs s’autorisant à systématiquement rechercher dans la nature les preuves de la providence divine. Ce courant connaît également un développement spectaculaire, spécialement au tournant des xviie et xviiie siècles, particulièrement dans les pays protestants mais également en France (avec même des best-sellers comme Le spectacle de la nature, publié à partir de 1732 par l’abbé Pluche). Certes, les liens n’apparaissent pas d’emblée évidents avec l’intériorisation précédemment décrite de la foi et il pourrait même sembler au contraire qu’il s’agit là de deux mouvements opposés - l’intériorisation d’un côté, une forte ouverture et extériorisation vers la nature de l’autre - mais une nette convergence entre les deux peut être établie sur les deux points qui nous occupent, le moi et l’environnement. Pour le premier point, c’est la possibilité accrue d’un rapport personnel au divin et donc par là encore le renforcement global du moi. Pour le second, il est clair que, dans le cadre de la théologie naturelle, l’environnement - sur la base d’une sensibilité personnelle plus vive et attentive aux signes du divin - acquiert une sorte de « valeur ajoutée » et devient un pôle d’intérêt fondamental du moi croyant. Il ne faut pas pour autant penser que ce soit au détriment de la connaissance rationnelle puisque, tout au contraire, le croyant est en l’occurrence souvent un savant (tels, pour les plus connus, Linné, Réaumur, Bonnet entre autres) qui - malgré son postulat providentialiste et finaliste ou plutôt, au contraire, dans une certaine mesure, grâce à lui - développe une compréhension scientifique de la nature, ou la vulgarise.
6Le rapport à la nature, plus généralement, est considérablement affecté par de fortes évolutions au sein des sensibilités et des valeurs culturelles. Outre les remaniements dans les théories scientifiques et philosophiques du monde physique et organique qui jouent bien entendu un rôle essentiel dans les mutations de ce rapport à elle, cette nature semble d’abord le lieu d’un nouvel investissement anthropologique à partir du début du xviiie siècle du fait de la mise en avant de la sensibilité. Cela à tel point que, comme le relève Jean Ehrard dans son ouvrage classique L’idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle5, toute l’époque apparaît sous le signe de l’idée de nature. Déjà, au tout début du xxe siècle, Daniel Mornet6 et d’autres auteurs à la suite avaient décrit l’essor du « sentiment de la nature »- expression entrée dans le vocabulaire du discours sur le xviiie siècle - tout le long de la période. Il faut insister sur le fait que les mutations dans les représentations ne concernent pas simplement la nature en général et en elle-même mais également, et même surtout, la nature environnante, c’est-à-dire le rapport à la nature : comme nous l’avons déjà relevé, celle-ci en effet n’est plus thématisée avant tout comme un cosmos, une totalité ou un système mais bien aussi, et de façon croissante, comme un milieu d’existence. C’est là un processus en quelque sorte d’environnementalisation de la nature qui tend de plus en plus à incorporer le rapport à cette nature au sein même du rapport du moi à lui-même, comme matrice fondamentale de sa sensibilité et de son affectivité. Le bonheur se définit même largement en vis-à-vis avec cette nature comme le montrent à l’envi les scènes champêtres des tableaux de Boucher et de beaucoup d’autres qui tendent à réduire la part dominante au siècle précédent de la peinture d’histoire ou mythologique et avec elle les valeurs héroïques de la grandeur et de la gloire. Ce sentiment de la nature proche prend une expression littéraire, depuis le retour des modèles de Virgile, le développement de l’églogue, par exemple avec Fontenelle, et du poème pastoral avec la vogue de S. Gessner et le renouveau de la poésie descriptive (avec en particulier Les saisons de Saint-Lambert publiées en 1769 et Les jardins de Delille en 1782) jusqu’aux romans du dernier tiers du siècle. Ces évolutions nous semblent témoigner du fait que la nature apparaît de façon croissante comme un « chez-soi » humain : après des siècles peu ou prou d’animosité et d’angoisse sous le signe de la privation ou de la menace, l’homme se confie à nouveau à la nature, lui prêtant un visage globalement bien davantage accueillant et paisible- même s’il faut certes ajouter maintes nuances à tous ces tableaux7. Les évolutions climatiques expliquent en partie cette nouvelle tendance de la sensibilité : des travaux récents8 ont précisé année par année le réchauffement général du climat au xviiie siècle et confirmé que, contrastant avec le « siècle de fer » (pour reprendre l’expression par laquelle les historiens désignent le xviie siècle), ses rudes hivers et ses famines chroniques, ce siècle apparaît comme un véritable printemps (également sur le plan politique avec la Régence succédant à l’austérité, la répression religieuse et la succession des guerres marquant le règne finissant de Louis XIV). Les Bergeries et divers Trianons ne sont pas que des passades de reines et de Grands mais expriment un état général de la sensibilité devenu tout à fait autre par rapport aux périodes précédentes. La dépréciation religieuse de la nature - expression d’un durcissement idéologique du christianisme ayant trouvé son aboutissement au siècle précédent - marque le pas avec le recul de la foi, facteur sans aucun doute majeur. En même temps, le regain de providentialisme porté par la théologie naturelle dispose le sentiment religieux, toujours cependant très présent, à accueillir avec gratitude la nature comme l’habitat que la bienveillance divine a destiné à l’homme. De plus en plus ainsi, la nature apparaît comme environnement humain et, en quelque sorte, est à la dernière mode. Et cette reconnaissance diffuse de la nature est le fait par ailleurs d’un homme qui, au xviiie siècle, accepte également davantage sa propre naturalité et corporéité ainsi que ses besoins et désirs supposés naturels. Parmi ceux-ci se dégage particulièrement la sexualité dont la thématique déborde l’étroite littérature libertine comme le montrent nombre d’écrits de philosophes (surtout, mais pas seulement, les matérialistes), de naturalistes (Buffon par exemple écrivant un véritable plaidoyer pour la reconnaissance du besoin sexuel9), de physiologistes et de médecins, de romanciers (dont Rousseau lui-même dans La Nouvelle Héloïse accusée d’être un roman licencieux du fait de certains passages « brûlants » comme le fameux baiser de Julie et Saint-Preux dans le bosquet) ainsi que de voyageurs (tel le célèbre Bougainville sur lequel Diderot ne se privera pas de renchérir dans son Supplément au voyage de Bougainville). Certes, cette valorisation de la nature est loin de concerner tous les aspects que nous offre celle-ci comme le montrent déjà et en détail les ouvrages de Daniel Mornet et de Paul Van Tieghem10 jusqu’à ceux plus récemment de l’historien de la sensibilité Alain Corbin. Ainsi, c’est bien plutôt la campagne - la nature aménagée et historicisée donc - qui recueille les suffrages de cette nouvelle affection, perpétuant par là (même si c’est en la renouvelant) une tradition remontant à l’Antiquité et illustrée par Virgile et déjà Hésiode avec ses Travaux et les jours. La montagne, pour sa part, commence timidement à trouver place dans la sensibilité poétique et littéraire grâce en particulier à Haller11 en attendant Rousseau et le succès de La Nouvelle Héloïse et de ses scènes alpestres. La forêt également, en particulier dans les cultures d’origine saxonne (germanique et anglaise). La mer de son côté demeure toujours - et pour longtemps encore : il faudra attendre surtout le romantisme pour que cela change - cette vaste étendue hostile et stérile qu’elle était déjà dans les écrits d’Homère. Mais il nous semble cependant que la raison profonde de cette promotion générale du sentiment de la nature est que l’environnement - comme nous l’avons suggéré en introduction - tend à devenir le champ d’expression du moi, voire son espace d’existence privilégié, comme on le verra particulièrement avec Rousseau.
7En lien avec cette thématique de la nature, les sciences du vivant ont également leur part dans cette reconfiguration du moi et de ses rapports à l’environnement en proposant des modèles d’unité de plus en plus clairement irréductibles à des agrégats ou à des machines. Après être passée d’un modèle aristotélicien admettant une âme comme moteur de la vie organique - modèle animiste encore plus ou moins porté par Stahl au xviiie siècle - au modèle mécaniciste cartésien, l’unité biologique est désormais de plus en plus prise en charge par un fort courant vitaliste s’imposant à partir du milieu du siècle et trouvant son expression dans des métaphores comme celle de l’essaim d’abeilles de Bordeu, image reprise, comme on sait, par Diderot dans Le rêve de d’Alembert. La sensibilité est retenue comme étant le facteur permettant d’assurer la liaison organique aux yeux de ce dernier et d’une grande part des auteurs de l’École de Montpellier (contestant l’irritabilité de Haller réduisant la part de cette sensibilité). L’unité du moi sera pensée sur ce modèle organique de la sensibilité par le philosophe, ce qui promeut un rapport fondamentalement ouvert à l’environnement. Un tel modèle organique intéresse particulièrement pour sa capacité à compenser la faiblesse du moi composite résultant du ballet des sensations, moi que proposent pour leur part les théories empiristes. Il fournit l’idée d’une force - certes mystérieuse - à la base de la cohésion du moi comme du vivant en général. Cette idée de force demeure essentielle chez Diderot et semble fonder une certaine confiance chez lui dans la capacité spontanée d’unification, d’organisation et d’intégration du moi - capacité appuyée par cette analogie avec le fonctionnement de l’organisme. Cette confiance compte certainement dans le crédit qu’il donne à la théorie épigénétique même si elle le pousse également à adhérer à la croyance en la génération spontanée (étayée alors, il est vrai, par des travaux de facture scientifique comme ceux de Needham). La théorie épigénétique suppose en effet la capacité du vivant à se former à partir de l’environnement (un environnement certes interne au corps de la mère), donc dans un rapport à celui-ci non seulement ouvert mais constitutif. Cela à la différence des systèmes de la préformation ou de la préexistence qui admettent que l’embryon est à l’avance replié sous forme d’un germe, déjà pré-adapté à l’environnement qui sera le sien à la naissance mais sans rien devoir à ce dernier.
8Le cinquième rapport, celui au sociopolitique, semble en décalage par rapport à ces notions de moi et d’environnement, étant centré sur des affaires à la fois collectives et apparemment extérieures à la nature. Cependant, les effets indirects des fortes évolutions qui affectent la réflexion sur la politique, l’histoire et la culture, et l’évolution des concepts qui leur sont propres comprennent des incidences non négligeables sur les questions qui nous occupent. Évoquons d’abord ce qu’il en est pour celle de l’environnement. La notion d’état de nature qui s’est considérablement développée et structurée au xviie siècle a lié la philosophie politique à la réflexion non seulement sur la nature originaire de l’homme mais aussi sur ses conditions d’existence dans un environnement purement naturel. Cette attention aux données naturelles a été parallèlement alimentée par l’interrogation croissante devant l’extrême variété des formes culturelles et des contextes environnementaux des sociétés, dans un horizon géographique qui n’a cessé de s’élargir depuis les grandes explorations de la Renaissance. Portée en particulier par Montesquieu, mais également - dans des mesures diverses - par de nombreux auteurs, la théorie des climats doit largement son succès (même si elle suscite nombre de critiques) au fait qu’elle propose un principe d’intelligibilité clair de cette diversité d’environnements et de formes culturelles et politiques, en les disposant en séries en étroite corrélation. Mais même les auteurs qui expriment leur désaccord avec un déterminisme climatique qu’ils jugent par trop systématique, excessif ou unilatéral, se montrent soucieux du rôle sur les rapports sociopolitiques qu’exercent les conditions objectives et observables de relief, de végétation, de nature des sols, de composition de l’air, de régime des vents, etc. Ainsi, Volney tout à la fois critique énergiquement les conceptions de Montesquieu et remarque en même temps l’importance politique de l’omniprésence de la plaine en Égypte qu’il estime avoir un effet bien moins mystérieux que celui d’un prétendu déterminisme climatique, tout simplement en rendant très aisé pour le pouvoir en place de mater les révoltes populaires12. Les données naturelles sont donc à ses yeux bien loin de n’avoir aucune pertinence sur le plan politique, sans impliquer pour autant de supposer un quelconque déterminisme hypothétique et difficilement vérifiable. Par ailleurs et de manière générale, l’approche des phénomènes politiques se fait moins théorique et plus globale, ce qui se marque aussi dans les écrits normatifs. Ainsi, Rousseau dans le Projet de constitution pour la Corse et les Considérations sur le Gouvernement de Pologne prend-il prioritairement en compte l’importance de la montagne pour le premier et de la plaine pour les secondes. L’importance qu’il accorde à ces variables naturelles est telle qu’elle contribue à alimenter chez lui un relativisme fort éloigné du formalisme du Contrat social en lui faisant considérer que tout régime politique n’est pas bon pour tout pays, faisant ainsi sienne la leçon de Montesquieu. Mais le Contrat social prévoit en fait déjà cette prise en compte nécessaire dont les projets de Constitutions seront l’application13. Rousseau y pousse même très loin ce principe en déclarant rejoindre le climatisme de Montesquieu sur la question - qui pourrait pourtant paraître non négociable - de la liberté au chapitre 8 du livre III intitulé « Que toute forme de Gouvernement n’est pas propre à tout pays » : « La liberté n’étant pas un fruit de tous les Climats n’est pas à la portée de tous les peuples. Plus on médite ce principe établi par Montesquieu, plus on en sent la vérité. Plus on le conteste, plus on donne occasion de l’établir par de nouvelles preuves14. » Une telle affirmation peut sans aucun doute troubler, mais son sens change foncièrement si l’on prend garde au fait que la position de Rousseau est de tenir le climat non pas comme Montesquieu pour une cause directe (même si elle transite par la « fibre ») du caractère des hommes (et indirectement de leurs régimes politiques) mais pour une cause seulement indirecte, affectant simplement leurs conditions objectives d’existence et plus précisément la base de leur activité économique et les données démographiques. C’est ce que montre clairement la suite du même chapitre 8 :
Les lieux où le travail des hommes ne rend exactement que le nécessaire doivent être habités par des peuples barbares, toute politie y seroit impossible : les lieux où l’excès du produit sur le travail est médiocre conviennent aux peuples libres ; ceux où le terroir abondant et fertile donne beaucoup de produit pour peu de travail veulent être gouvernés monarchiquement, pour consumer par le luxe du Prince l’excès du superflu des sujets […] Il y a des exceptions, je le sais ; mais ces exceptions-mêmes confirment la regle, en ce qu’elles produisent tôt ou tard des révolutions qui ramenent les choses dans l’ordre de la nature15.
9En conséquence, la proximité serait en fait plus grande de Volney à Rousseau que de celui-ci à Montesquieu. Quoi qu’il en soit, il semble qu’aux yeux du second, le maintien d’un rapport étroit à la nature chez un peuple et les types d’activité qui y sont associés (agriculture et élevage) favorisent un ethos politique vigoureux, et en général une capacité forte de résistance et d’insurrection, ce qui peut avoir décisivement compté dans les raisons de son choix d’accepter la rédaction de projets pour la Corse et la Pologne.
10Outre celle d’environnement, la notion de moi est également affectée par les questions politiques. Certes, cette figure représente d’une certaine manière la limite négative - ou inférieure - de la politique : le moi peut être aperçu comme le point de contradiction toujours possible du politique, tendanciellement dissident avec la cohésion fondamentale qui soude les volontés au sein de l’État. En politique aussi, le moi peut sembler haïssable pour reprendre la formule de Pascal qui, du point de vue chrétien, en dénonçait la tendance « contre l’ordre » à rapporter le tout à lui-même au lieu de se rapporter lui-même au tout. À rebours de cette tendance spontanée, le citoyen chez Rousseau est supposé avoir la capacité - en son for intérieur - de convertir et d’universaliser sa volonté propre en volonté générale, ce que notre auteur estime tout à fait nécessaire mais en même temps tout à fait contre la nature, gouvernée d’abord par l’amour de soi qui précisément ne peut disparaître16. Mais, d’une part, la conscience politique du citoyen ne trouve son véritable foyer que dans son cœur et doit donc s’enraciner dans une personnalité forte, ancrée dans des valeurs et une faculté de lucidité et de réflexion rendant apte à discerner le bon chemin en toutes circonstances. Loin ainsi que le moi se dissolve dans le citoyen, la capacité de jugement personnel et critique (permettant de véritablement délibérer et aussi de s’opposer aux usurpations, aux invasions, aux perversions et, par là, de compenser la « pente du gouvernement à dégénérer17 ») du second trouve dans le premier une source essentielle. D’autre part, la figure du grand homme (législateur, grand général, chef d’insurrection…) dont on trouve régulièrement l’exemple et l’analyse psychologique chez Diderot - insistant sur sa capacité à maîtriser l’émotion - renvoie à un type de moi - le moi fort - dont nous reparlerons. Et si le citoyen ne semble guère associable au moi qui est un terme trop particularisant (« sujet » conviendrait mieux, n’était l’acception particulière du terme dans le vocabulaire politique qui le renvoie à l’idée d’assujettissement), celui-ci semble en revanche plus pertinent pour le grand homme (quoique ce dernier soit une figure ambiguë oscillant entre mégalomanie et sacrifice de soi comme le montre bien Hegel). Par ailleurs, il faut se garder dans ce domaine politique de réduire et d’enfermer la réflexion sur le moi dans la seule figure du citoyen, ce qui serait sous-estimer le fait que le statut le plus partagé alors est celui de sujet d’un pouvoir royal. Rappelons en effet cette banalité : la conception dominante du rapport politique au xviiie siècle n’est pas sous le signe d’une union du singulier et de l’universel (ou, du moins, du général) - ce qui définit le citoyen - mais de liens d’appartenance attachant les sujets à des groupes sociaux particuliers - non seulement les ordres mais toute la mosaïque socioprofessionnelle, corporative et provinciale extrêmement diverse propre à l’Ancien Régime en France - et les insérant dans un système complexe et toujours également particulier d’obligations et de libertés. Le rapport au pouvoir de l’État n’est donc pas direct mais médié par tous ces groupes et échelons intermédiaires. C’est ainsi un mélange tout à fait singulier de logiques individualistes et particularisantes, où le positionnement sur l’échiquier sociopolitique dans l’espace collectif est le facteur déterminant. Dans cet univers pluriel où les zones d’indétermination, les lignes de faille et interstices divers sont innombrables, le moi - et pas seulement celui des Grands mais aussi celui des gens du « peuple » ou d’individualités plus ou moins déclassées - peut avoir une certaine place qui n’est certes pas centrale mais pas non plus du tout insignifiante comme le montrent les textes de Restif de La Bretonne, Mercier ou Rivarol. C’est d’ailleurs là la condition de possibilité sociopolitique même de l’essor du moi dans la culture philosophique et littéraire du xviiie siècle.
11Le sixième rapport est celui aux cultures exotiques rencontrées par les voyageurs européens. Certes, le voyageur est une figure qui remonte à bien plus loin en arrière dans l’histoire et de multiples Annales rapportent depuis la plus haute Antiquité nombre d’expéditions fabuleuses. Cependant, depuis le temps des grandes explorations, le caractère relativement massif du phénomène est nouveau. L’expérience du voyage et du dépaysement, brisant le cadre étroit de l’identité culturelle européenne, amène à un nouveau type de moi, placé sous le signe d’un détachement porteur d’autonomisation et d’universalisation. Type de moi certes très marginal - puisque la plupart des voyageurs et colons occidentaux, polarisés par leurs intérêts propres, ne tirent guère d’inquiétude existentielle de leur expérience de dépaysement - mais significatif par sa nouveauté. Ce moi européen « détaché » est en même temps celui qui rapporte de l’altérité à sa propre culture, moisson dont les philosophes - en particulier Diderot et Rousseau - font leur butin en retournant cette charge polémique sur la civilisation occidentale et sur le type cette fois jugé négatif d’individualité - le moi estimé artificiel et scindé - qui s’y développe. Dès lors se fait jour un moi tout à fait singulier et critique, pensant - et quelquefois vivant - à la charnière des mondes, et qui va parfois jusqu’à revendiquer et opposer sa marginalité aux normes de la culture européenne. Ainsi en est-il de façon paradigmatique du baron de Lahontan qui soutient la supériorité des sociétés indiennes sur celles européennes18.
12Par ailleurs, ces récits de voyages élargissent et élèvent de manière générale la vision de l’environnement en faisant entrevoir des écrins de nature préservés, voire quasi paradisiaques qui vont d’une part nourrir l’imaginaire de la nature en redonnant vie au fantasme d’un environnement idéal, havre de plénitude du moi, et d’autre part en partie alimenter l’art des jardins et singulièrement le courant du « jardin naturel » très vite dominant.
13Enfin, il ne faut pas sous-estimer les évolutions internes à la conception du moi lui-même. Ces évolutions sont, comme on l’a vu, largement initiées par l’érosion du statut métaphysique ou théologique de ce moi. Après le moi-âme de la religion, Descartes avait en quelque sorte pris le relais - même si c’était bien sûr à partir de tout autres bases - en substantialisant cette âme. Cette substantialisation se payait toutefois d’une intellectualisation radicale puisque Descartes réduisait l’âme à la pensée, se démarquant par là nettement de la tradition chrétienne qui en faisait le principe - en accord en cela avec les sources antiques, notamment celle d’Aristote - non seulement de la pensée mais aussi de la vie. Cette rationalisation de l’âme, en déchargeant cette dernière de l’animation du corps vivant, aurait dû alors logiquement éloigner le moi du monde sensible si, comme on l’a vu, l’affirmation de l’union substantielle de l’âme et du corps n’avait par ailleurs réintroduit ce lien dans l’intimité même de l’être. Cependant, même si ce moi cartésien n’est pas réductible au seul sujet pensant en tant que l’union de l’âme et du corps entre dans sa constitution, il n’en repose pas moins toujours sur un fondement substantiel, sans aucun doute bien plus ferme encore que celui des chrétiens qui y voyaient le risque de rendre l’âme trop autonome par rapport à Dieu. Or, c’est ce socle qui vacille sous les attaques conjointes des empiristes, des matérialistes et même précisément de chrétiens comme Pascal, exposant par là le moi à une condition beaucoup plus précaire. Cette désubstantialisation du moi véritablement relance la réflexion : pour nombre de penseurs, il s’agit désormais de construire ce qui semblait être donné, de comprendre comment peut se nouer de l’hétérogène jusqu’à forger ce noyau d’unité intime dont chaque individu fait l’expérience propre en son cœur. En ce sens, il nous semble fondé de dire avec Étienne Balibar19 que c’est plutôt non pas Descartes mais Locke qui a initié le problème de la conscience et du moi ou, tout aussi bien, saisi la conscience et le moi désormais comme problème, même si les conditions d’un tel problème se trouvaient auparavant chez Descartes20. Chez ce dernier certes, l’union de l’âme et du corps fait obstacle à l’exigence de la pensée claire mais elle ne constitue pas pour autant un problème. Tout au contraire même puisqu’elle est conçue comme un mystère et qu’un mystère véritable ne saurait être traduit dans les termes purement intellectuels d’un problème. Le moi cartésien donné à lui-même semble placé comme à cheval entre le sujet de la pensée claire et l’obscurité de l’union qui est en même temps ancrage dans le monde, entre le Cogito et la corporéité et participant des deux à la fois. Uni plutôt qu’écartelé, gagnant en quelque sorte sur tous les tableaux, il est bénéficiaire d’une situation d’existence tout à fait habitable et même enviable, de façon bien différente du moi inquiet de Locke. La désubstantialisation en revanche qu’opère décisivement ce dernier engage le moi sur le chemin fort difficile de la recherche de lui-même, à la quête de la clé problématique de sa composition et avec elle tout ensemble de son unité, de sa souveraineté et de sa transparence à lui-même, plus rien de tout cela ne pouvant désormais lui être garanti.
14Si, maintenant, l’on examine les choses de façon plus synthétique, on s’aperçoit qu’opèrent au sein du moi et autour de lui plusieurs mouvements dont les intersections, les recoupements, les convergences ou divergences dessinent un visage toujours mouvant et en recomposition. Parmi tous ces mouvements, il faut ajouter aux mouvements d’intériorisation et d’autonomisation que nous avons déjà mentionnés, ceux également d’englobement, d’intégration et d’atomisation.
15L’intériorisation et l’autonomisation représentent ce qui retient en général le plus l’attention. Toutes deux sont ressenties comme assez évidentes et estimées fortement nécessaires du fait que - outre leur explicitation par des grands textes dont d’abord ceux de Descartes - elles semblent résulter tout à fait logiquement de la dislocation des vastes cadres enserrant et structurant jusque-là la condition humaine : celui cosmologique d’un univers hiérarchisé et finalisé depuis l’Antiquité, celui théologique d’un christianisme dont l’unité sera mise à mal par la Réforme, celui enfin sociopolitique de la société médiévale et de la société d’Ancien Régime qui lui a succédé. Outre ces facteurs négatifs, une exigence accrue de personnalisation du rapport à Dieu comme on l’a vu, une confiance croissante de l’esprit humain en ses propres forces du fait des avancées majeures des sciences et aussi des développements techniques et économiques depuis la Renaissance se conjuguent pour pousser en cette direction. Dès lors, ce qui était éprouvé auparavant comme extérieur, voire comme surplombant le moi - valeurs, idées, qualités sensibles des choses, etc. - est intériorisé par lui, posé comme résultant de son activité et participe dès lors de la construction de son autonomie.
16Le mouvement d’englobement - qui tire dans un autre sens - n’est est cependant pas moins fondamental. L’homme apparaît de moins en moins comme « un empire dans un empire » pour reprendre la formule de Spinoza21. De plus en plus, il se reconnaît fondamentalement déterminé par ses environnements : climats, régimes alimentaires, influences diverses… Il se noue autour de ces thèmes tout un courant de reconnaissance de la finitude qui s’enracine dans la pensée médicale et astrologique de l’Antiquité pour, depuis la Renaissance, traverser le xviie siècle et aboutir au xviiie siècle, lequel est bien loin de ne proposer qu’un « moi abstrait » et désengagé pour reprendre une expression parfois employée.
17Ces deux tendances - la première à l’intériorisation et à l’autonomie qui amènent précisément à l’abstraction et la seconde favorisant un englobement replongeant dans le monde naturel - sont puissantes toutes deux et tendent à se superposer en se faisant équilibre au xviiie siècle. La seconde tendance, qui semblait minorée au xviie siècle, y puise un second souffle grâce à la fois au développement des sciences de la nature et à des évolutions de la sensibilité que fixent les arts et la littérature.
18Cependant, tiraillé entre ces mouvements contraires d’intériorisation et d’autonomisation d’une part et d’englobement d’autre part, le moi ne peut espérer parvenir à une certaine synthèse que s’il est doté d’un très fort pouvoir d’intégration. Or, à cette exigence d’intégration s’opposent des forces de division qui tendent au contraire à atomiser le moi en éléments indépendants et qu’expriment particulièrement les approches empiristes et matérialistes, celles de la dispersion du sensible et de la multiplicité organique de la corporéité. L’unité du moi sera ainsi le problème majeur - pas toujours clairement reconnu comme tel par les auteurs, ce que dénoncent des penseurs critiques tel Rousseau22 - de ces théories empiristes et matérialistes de l’individualité.
19Le résultat global de ces différents mouvements, loin de faire émerger un moi homogène et monolithique, sera tout à l’inverse de décliner des figures variées incarnant les tendances différentes, voire contradictoires, liées à ces mouvements, figures que nous avons mentionnées en introduction - le moi fragile, le moi cadré, le moi fort, le moi saturé. Or, ces figures se déterminent toutes fondamentalement par un certain rapport à l’environnement : le moi fragile se définit par la pression et la dispersion qu’exerce sur lui le sensible immédiat ; le moi cadré par les structures extérieures et englobantes qui régulent son rapport permanent et vécu à une nature ordonnée ; le moi fort par la tension d’un rapport soutenu de domination sur une nature exploitée et administrée, sur le plan aussi bien théorique que pratique (quoiqu’il connaisse aussi une autre forme - non dominatrice - que nous préciserons) ; le moi saturé par l’expérience d’abord de la puissance de son contenu émotionnel et passionnel puis par la projection sur la nature environnante de cet excès sensible de lui-même qu’il ne peut contenir et qui annonce déjà le moi romantique. Ces figures sont incarnées, elles enferment des typologies plus fines que nous essayerons de dégager. Elles sont portées par des auteurs déterminés à travers lesquels, comme on l’a précisé plus haut, elles se composent souvent entre elles, même si elles présentent aussi fréquemment une grande netteté. Ce sont ces figures que nous allons maintenant examiner.
Notes de bas de page
1 Marcel Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de “moi” » [1938], Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1978 [1950], p. 361.
2 C’est l’aveu de Condillac à Maupertuis : « Je souhaiterais que vous eussiez fait voir comment les progrès de l’esprit dépendent du langage. Je l’ai tenté dans mon Essai sur l’Origine des connaissances humaines, mais je me suis trompé et j’ai trop donné aux signes », lettre du 25 juin 1752, dans Œuvres philosophiques, éd. par Georges Le Roy, Paris, PUF (Corpus général des philosophes français), 1948, vol. 2, p. 536, nous soulignons.
3 G. Gusdorf, Les sciences humaines et la pensée occidentale, t. 7, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, op. cit., p. 342-354.
4 Ibid., p. 342-343.
5 Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1994 [Paris, Sevpen, 1963].
6 Daniel Mornet, Le sentiment de la nature en France. De Jean-Jacques Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, Genève/Paris, Slatkine, 1980 [Paris, Hachette, 1907].
7 Le tremblement de terre de Lisbonne - objet d’une fameuse passe d’armes entre Rousseau et Voltaire - est par exemple l’occasion d’une révision de cette confiance, voire d’une véritable mise en procès. Certes, l’enjeu semble plus de théodicée que de physiodicée mais, les deux étant liées, ce sont à la fois la nature et Dieu qui sont mis en cause. Quoi qu’il en soit, ce moment de doute - lié aussi à un événement extrême - témoigne précisément en même temps de la confiance d’arrière-plan qui s’est diffusée.
8 Emmanuel Le Roy Ladurie, Daniel Rousseau, Anouchka Vasak, Les fluctuations du climat. De l’an mil à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2011. Signalons également Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Berchtold, Jean-Paul Sermain (dir.), L’événement climatique et ses représentations (xviie-xixe siècle), Paris, Desjonquères, 2007.
9 Il s’agit de l’addition en 1777 à l’article de la puberté (Buffon, Histoire naturelle générale et particulière, Suppléments, op. cit., t. 4, p. 385-391) du mémoire édifiant d’un homme relatant les effets dévastateurs de l’abstinence sur sa propre vie, long texte cherchant à valoir comme une démonstration de la nécessité estimée quasi vitale de la satisfaction sexuelle.
10 Paul Van Tieghem, Le sentiment de la nature dans le préromantisme européen, Paris, Nizet, 1960. Cet ouvrage, très érudit, complète celui de Daniel Mornet - Le sentiment de la nature en France, op. cit. - en étendant l’étude du sentiment de la nature à l’échelle européenne.
11 Son célèbre poème à la gloire des Alpes - Die Alpen - date de 1729.
12 « Aussi, s’il était un principe général à établir, nul ne serait plus vrai que celui-ci : que les pays de plaine sont le siége de l’indolence et de l’esclavage ; et les montagnes, la patrie de l’énergie et de la liberté », Volney, Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783, 1784 et 1785 [1787], t. 1, État politique de l’Égypte, chap. 7, § II, dans Œuvres, t. 2, Paris, Parmantier et Froment, 1825, p. 159.
13 « Mais ces objets généraux de toute bonne institution doivent être modifiés en chaque pays par les rapports qui naissent, tant de la situation locale, que du caractere des habitans, et c’est sur ces rapports qu’il faut assigner à chaque peuple un sistême particulier d’institution, qui soit le meilleur, non peut-être en lui-même, mais pour l’État auquel il est destiné », Du contrat social, livre II, chap. 11, op. cit., 1964, t. 3, p. 392.
14 Ibid., livre III, chap. 8, p. 414.
15 Ibid., p. 415-416.
16 Loin de s’aveugler sur cette contrariété de la politique et de la nature, Rousseau affiche son souci de réalisme dès les premières phrases du livre I du Contrat social en faisant alterner dans une régulière symétrie les principes politiques et les ancrages anthropologiques, le possible et le réel, la justice et l’intérêt : « En prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être : je tâcherai d’allier toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées », ibid., p. 351, nous soulignons. C’est ce pourquoi Rousseau prend bien garde de ménager des motifs personnels d’adhésion à la volonté générale tels l’amour de la gloire par les récompenses publiques et les honneurs, le droit de propriété (dernier chapitre du livre I), la sanction légale (« quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps », ibid., chap. 7, p. 364), les mécanismes idéologiques et imaginaires d’identification de l’amour de soi à l’amour de l’État et à l’intérêt général, l’éducation et enfin la puissance de ces dispositions éthiques collectives que sont les mœurs, clé secrète de la politique, « la plus importante de toutes […]. Je parle des mœurs, des coutumes, […] partie dont le grand Législateur s’occupe en secret, tandis qu’il paroit se borner à des réglemens particuliers qui ne sont que le ceintre de la voûte, dont les mœurs, plus lentes à naitre, forment enfin l’inébranlable Clef », ibid., fin du livre II, p. 394. La « dénaturation » du citoyen spartiate est donc un réaménagement de ces données anthropologiques et nullement leur effacement.
17 Titre du chap. 10, livre III, du Contrat social : « De l’abus du Gouvernement, et de sa pente à dégénérer ».
18 Voir Lahontan, Dialogues de M. le baron de Lahontan et d’un Sauvage dans l’Amérique [1703], éd. par H. Coulet, Paris, Desjonquères, 1999.
19 Voir É. Balibar, « Le traité lockien de l’identité », art. cité.
20 Voir V. Carraud, L’invention du moi, op. cit. Il nous semble indubitable que Descartes représente bien l’origine première du mouvement de pensée qui a conduit à ce problème du moi puisque ce sont les débats à propos de la conception cartésienne - et particulièrement sur la question de l’union de l’âme et du corps - qui y ont amené.
21 Voir la très ferme mise au point de Catherine Larrère et Raphaël Larrère, « La modernité n’est pas anthropocentrique », dans Du bon usage de la nature, Paris, Flammarion, 2009 [1997], p. 83.
22 « Mais s’il est vrai que toute matiére sente, où concevrai-je l’unité sensitive ou le moi individuel ? Sera-ce dans chaque molécule de matiére, ou dans des corps aggrégatifs ? Placerai-je également cette unité dans les fluides et dans les solides, dans les mixtes et dans les élémens ? Il n’y a, dit-on, que des individus dans la nature, mais quels sont ces individus ? Cette pierre est-elle un individu ou une aggrégation d’individus ? est-elle un seul être sensitif, ou en contient-elle autant que de grains de sable ? si chaque atome élémentaire est un être sensitif, comment concevrai-je cette intime communication par laquelle l’un se sent dans l’autre, en sorte que les deux moi se confondent en un ? […] Les parties sensibles sont étendües mais l’être sensitif est indivisible et un ; il ne se partage pas, il est tout entier ou nul : l’être sensitif n’est donc pas un corps. Je ne sais comment l’entendent nos matérialistes, mais il me semble que les mêmes difficultés qui leur ont fait rejetter la pensée leur devroient faire aussi rejetter le sentiment, et je ne vois pas pourquoi ayant fait le prémier pas, ils ne feroient pas aussi l’autre ; que leur en coûteroit-il de plus, et puisqu’ils sont surs qu’ils ne pensent pas, comment osent-ils affirmer qu’ils sentent ? », Rousseau, Émile, op. cit., livre IV, 1969, t. 4, p. 584-585, note. Rousseau semble ici viser particulièrement Helvétius dont il a lu le De l’esprit paru en 1758 et en a laissé des notes de lecture, mais sans doute aussi Diderot dont on retrouve ici l’hésitation à attribuer la sensibilité à la molécule ou à l’organisme.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Foucault, les Pères, le sexe
Autour des Aveux de la chair
Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et al. (dir.)
2021
Le beau et ses traductions
Les quatre définitions du beau dans le Hippias majeur de Platon
Bruno Haas
2021
Des nouveautés très anciennes
De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence
Stéphane Bonnet
2020
Les mondes du voyageur
Une épistémologie de l’exploration (xvie - xviiie siècle)
Simón Gallegos Gabilondo
2018