Chapitre VI
p. 89-99
Texte intégral
1Qu’apprenons-nous sur le beau au sens platonicien de cette incursion dans l’imagerie de son temps, ou de celle plutôt qui la précéda immédiatement ? Le regard sur l’imagerie, disions-nous, devait apporter des éléments pour saisir la teneur « imaginaire » du discours sur le beau. Et que signifie « teneur imaginaire » dans ce contexte ? Chez Ficin, nous avons montré qu’il y avait quelque chose à voir dans l’expression la plus élevée de la beauté, sa circularité, et que Ficin lui-même se référait à une visibilité que nous avons fini par retrouver dans l’art de la peinture de son temps. Mais les vases ne montrent pas le beau dont parle Platon, ce beau dont il nous dit constamment qu’il n’est pas visible. Néanmoins, la situation iconique réalisée dans les peintures à figures noires semble singulièrement pouvoir nourrir notre compréhension du beau dans le sens où il est visé par le texte platonicien. Le détour par Ficin et la peinture de son temps permet de mesurer l’écart historique qui ne saurait se réduire aux différences doxographiques. L’écart observé entre Ficin et Platon, la peinture de la Renaissance et celle des vases à figures noires, nous aide à rester d’autant plus vigilants quant à notre propre compréhension de Platon, fût-elle soutenue par les moyens puissants de la philologie contemporaine. Les idées par lesquelles nous « traduisons » la pensée de Platon sont empreintes de paramètres mouvants et dont il importe de mesurer l’historicité radicale.
2Socrate nous dit que le beau est πρέπον, χρήσιμον, ὠφέλιμον, τέρψις. Nous avons rendu ces termes comme suit :
3Ce tableau permet de faire un certain nombre d’observations systématiques qui nous permettront de mieux saisir ce qui se passe dans l’expérience du beau et de mieux cerner la place qu’y tient l’image, voire toute la situation que celle-ci instaure pour que s’y installe le sujet humain. Le quatrième terme, la τέρψις, montrait une structure biaisée. La τέρψις se produit entre la vue et l’ouïe, sous la double forme de l’image et de la voix. Image et voix sont des corrélats, leur différence installe ce qui semble être le propre de l’expérience du beau, son rapport à une transcendance. Cette différence montre une structure logique particulière, car elle est asymétrique. L’image est apparence sans l’être, c’est-à-dire elle est aussi retrait et refus. Elle installe un seuil et la perspective d’un au-delà. La voix, en revanche, est expression et extase, c’est-à-dire l’impossible présence de ce qui n’est pas là, don et grâce. En ce sens, la différence qu’est le ἡδὺ διὰ τῆς ἀκοῆς καὶ τῆς ὄψεως produit d’une part le πρέπον, que nous avons interprété comme splendeur, d’autre part l’ὠφέλιμον, c’est-à-dire ce qui prête secours avec bienveillance par le don fondamental. Dans ce sens, πρέπον et ὠφέλιμον sont les deux aspects de la différence fondamentale qu’est le ἡδὺ διὰ τῆς ἀκοῆς καὶ τῆς ὄψεως. Or, nous avons jusqu’ici réduit le ἡδύ à la τέρψις dans la mesure où le terme τέρψις semblait préciser comment le ἡδύ apaise l’urgence de la vie dans quelque joie. Mais il vaut la peine de considérer de plus près le rapport entre ἡδονή et τέρψις. Si la τέρψις est double, puisqu’elle passe soit par l’image soit par la voix, la ἡδονή, elle, est simple. C’est pourquoi il convient de la considérer comme la différence elle-même, alors que la τέρψις apparaît plutôt comme déjà différenciée et dédoublée. En effet, la différence est Une, alors qu’image et voix sont deux. Mais que veut dire que le plaisir est différence ?
4Il est vrai que Freud conçoit le plaisir comme ce qui se produit au moment où une tension, c’est-à-dire quelque différence, est ramenée à l’équilibre et à l’unité. Mais ceci n’est pas une description suffisante du plaisir dans son articulation avec la jouissance. Le plaisir humain s’articule avec la jouissance en ce qu’il nous porte à l’extase qui de toute évidence ne coïncide pas avec l’apaisement, c’est-à-dire à l’expérience de la différence fondamentale, celle qui déchire la vie lorsqu’elle se trouve introduite dans le signifiant. Rappelons que le signe est lui-même basé sur une différence, symbolique, rapport qui installe ceux qui utilisent le signe dans la nécessité constante de passer de l’être (le signifiant, ici présent) au non-être (le signifié, ce vers quoi, n’étant pas là, on est pourtant renvoyé), et, dans un autre sens, du non-être (le signifiant encore, en tant que réalité creuse qui ne compte pas pour elle-même, qui, elle-même, compte pour rien) à l’être (encore le signifié, en tant qu’il est la réalité prétendument pleine vers où on est renvoyé). Rappelons encore que par cette différence, symbolique, le signe nous place devant une réalité toute particulière et foncièrement transcendante, celle de l’Autre, et ceci pour la simple raison que le triangle sémiologique comporte, outre les fonctions du « signe » et de l’« objet » (signifiant et signifié), celle de l’« interprétant » (Peirce). Mais l’idée même de l’interprétant du signe est dépourvue de sens sans l’intervention d’une pluralité d’interprétants et, partant, d’une altérité radicale entre ceux qui, utilisant le signe, se trouvent dans la nécessité de l’interpréter afin de pouvoir communiquer. Dans le plaisir, il ne s’agit pas tout simplement pour l’humain de retrouver la neutralité d’un équilibre, mais bien plutôt d’accéder à l’altérité de celle ou de celui au regard de qui le plaisir se prend. Il s’agit d’un accès à l’Autre, à la différence comme extase. Si le signifiant nous renvoie bien à son au-delà, ce renvoi nous place devant un au-delà, d’une tout autre nature, radical, celui de l’Autre que rien ne saurait jamais rendre ici présent immédiatement. Même dans sa présence la plus pressante, l’Autre reste transcendant, et sa présence se produit donc comme la présence d’une transcendance. Le rapport à la transcendance radicale s’appelle l’extase, ἔκ-στασις, das aus sich Herausstehen, se tenir hors de soi. Ce qui s’appelle le ἡδύ dans le texte platonicien se place ainsi à l’articulation entre ce qui s’appelle, chez Lacan, le plaisir et la jouissance1. Le ἡδύ, c’est le plaisir en tant qu’il s’inscrit lui-même dans le rapport à l’Autre d’où jaillit la jouissance. C’est pourquoi le ἡδύ est spécifiquement différence.
5Mais cette différence est asymétrique, nous l’avons dit. Elle est retrait d’Être et pleine présence de ce qui est retiré, image et voix. Son asymétrie provient de son rapport à l’Être (τὸ ὄν). Nous allons tenter d’élucider cette asymétrie en abordant le dernier terme de notre tableau du beau non encore commenté, le χρήσιμον. Mais avant d’y venir, je voudrais reprendre et résumer l’interprétation du ἡδύ dans son rapport à la τέρψις. Ἡδονή et τέρψις sont les deux faces d’une seule médaille. La ἡδονή est la différence elle-même qui se scinde dans les deux moments de la τέρψις, image et voix. La τέρψις apaise, ramène le sujet à soi dans quelque unité ; mais la ἡδονή l’arrache à lui-même et répète ainsi en lui la différence qu’il est. Dans ce sens, le ἡδύ fait plaisir et envie, et ἡδονή est Lust dans le double sens de la Lust-an et de la Lust-auf. Or, la Lust-auf, l’envie ou la « Vorlust » au sens freudien, pose problème dans la mesure où elle est justement un état de tension. Car si le plaisir consiste à sortir d’une tension, celle-ci devrait être accompagnée de déplaisir, Unlust. Et le propre de l’envie (Vorlust, Lust-auf) est précisément d’être une tension qui peut néanmoins être accompagnée d’un certain plaisir (ou d’une jouissance ; ces deux termes s’articulent ici d’une façon étroite)2. Si nous attribuons au plaisir lui-même un aspect extatique, c’est-à-dire porté vers la différence, il s’ensuit que le fait de ramener le vivant à l’homéostase par l’apaisement de la τέρψις signifie en dernière conséquence la reproduction de la différence fondamentale qu’il est – du moment en tout cas, je le répète, où il est introduit dans le langage. Autrement dit, il ne saurait d’aucune façon être ramené à lui-même, pour la simple raison qu’il n’y a pas de Même qui soit Lui. Le sujet n’est pas là.
6Τέρψις et ἡδονή sont les deux faces d’une même médaille, mais ces deux faces n’ont pas la même valeur. Nous disions que la τέρψις est scindée en deux et qu’en elle se présente le signifiant dans sa duplicité structurale. La ἡδονή par contre est ce vers quoi tend et aboutit la τέρψις, son signifié. Le rapport entre τέρψις et ἡδονή pourrait donc se représenter selon le schéma du signe d’après Saussure :
7Étant donné que la τέρψις est scindée en deux et que la voix présente le sens de l’image, on pourrait compliquer ce schéma en y inscrivant l’équation de la τέρψις :
8Nous obtenons dès lors la formulation suivante :
9Cette formulation ne dit ni la structure du plaisir, ni celle de la jouissance, mais elle dit leur articulation ; elle les englobe. Elle montre un certain rapport entre le plaisir du beau et la structure du signe. Il y a un signifiant (T, τέρψις) qui signifie un signifié (H, ἡδονή. Et ce signifiant est lui-même organisé comme un signe, composé à son tour par un signifiant (i, image) et un signifié (v, voix)3. Elle dit la structure selon laquelle l’humain s’introduit dans le langage, et dans le rapport à l’Autre, à celui qui nous fait face, ici, d’une manière bienveillante, grâce à l’expérience du beau entre plaisir et jouissance, c’est-à-dire par un plaisir (H) qui se tient face à cette dimension intrinsèquement signifiante de la τέρψις.
10Une certaine similitude entre ce schéma et le système des quatre définitions du beau ne manque pas ici de se proposer à la méditation. La fonction imaginaire de la τέρψις (« i ») semble tout particulièrement se réaliser sous la forme de ce qui s’appelle le πρέπον, la splendeur, alors que la voix (« v ») appartient à ce qui vient en secours, l’ὠφέλιμον.
11Qu’en est-il du χρήσιμον ? Plus haut, nous avons dit qu’il est le nécessaire, das Not-wendige ; il se réfère donc à la Not, l’urgence de la vie. Où situer cette urgence, si ce n’est du côté de la ἡδονή en ce qu’elle est différence et déchirement ? On serait alors porté à dire que le plaisir est la Not de l’homme (necessitas), l’urgence4.
12Or, ce résultat risque d’être complètement incompréhensible. Il ne sera donc pas inutile peut-être de proposer ici un modèle. Du plaisir nous avons dit, avec Freud, qu’il advient au moment de la décharge d’une tension. Celle-ci, nous pouvons la figurer comme une différence ; différence entre x et y dotée d’une quantité, puisqu’elle peut s’augmenter et diminuer :
13Le plaisir consiste justement à réduire, voire à annuler cette tension ; il restitue dans ce sens l’unité entre x et y dans un point de rencontre que je marquerai ici de la lettre N, initiale du mot néant. Le résultat de la décharge serait donc la coïncidence de x et de y dans le point N.
14•N
15Or, le point N de la décharge, il est évidemment rigoureusement inaccessible au vivant, ce pourquoi il ne faut pas écrire le N à ses côtés, mais il vaut mieux le surcharger du N, qui figure dès lors ce qui en barre l’accès :
16N
17On pourrait, dans un premier temps, se contenter de l’idée que le plaisir n’annule donc pas toute tension, mais la réduit seulement sans jamais atteindre le degré zéro qui serait mortel. Mais ceci n’est pas suffisant. En effet, l’objet du désir, c’est-à-dire le beau (selon la conception platonicienne), montre lui-même une tendance à nous arracher à nous-mêmes, c’est-à-dire à nous pousser hors de nous vers ce que nous avons appelé une extase. Cet arrachement ne se fait pas sans violence, Platon le souligne à plusieurs reprises dans le récit de la caverne. En quoi donc le plaisir nous lancerait-il hors de nous, nous arracherait-il à nous-mêmes ? Pour rester dans les x, y et N, on pourrait dire qu’en effet, le retour au point N est la fin de toute tension et que si le sujet est tension, il est hors de lui lorsqu’il retourne à l’unité, ce pourquoi l’aboutissement du plaisir lui reste rigoureusement barré. Ainsi, x et y ne sauraient jamais coïncider, et le point N se trouve dès lors excentré par rapport à la ligne de tension qui les sépare à la fois et les relie :
18Et comme le point N est toujours barré, nous pouvons écrire aussi :
19Le plaisir consisterait donc dans le fait de ramener y à x sans jamais les faire coïncider complètement. De ce fait, il installerait structuralement un rapport à quelque chose qui est par rapport à lui nécessairement excentré et dont l’accès est barré, le point N. Ce rapport-là est la matrice du rapport signifiant auquel le sujet humain est alors introduit par l’usage de ses plaisirs. Le plaisir comme décharge le renvoie constamment à ce point zéro N, qui pourtant ne cesse d’être un au-delà dont l’accès reste rigoureusment barré. Ainsi s’installe et se maintient la différence symbolique qui, en tant que telle nous met bien en rapport avec le néant, sans pourtant jamais nous y abandonner. Le néant est excentré. Ce rapport entre x, y et le point N excentré du fait que son accès reste structurellement barré constitue donc la matrice d’un rapport à la signifiance et pour cette même raison la matrice aussi de ce qui s’appelle depuis Freud la sublimation. En ce sens, la sublimation ne semble être rien d’autre en dernière conséquence que le rapport à la beauté.
20Le schéma N montre qu’en fin de compte, le sujet ne saurait d’aucune façon se centrer en lui-même, ou, pour le dire autrement, que s’il tourne autour d’un centre, ce centre est un trou absolument inaccessible, un lieu-néant. Par quelque jeu de mots entre le français et le grec, ce double sens du lieu et du néant se réunit dans le mot « trou », qui, si nous l’écrivons tr’οὐ, se réfère à la négation, alors que si nous l’écrivons tr’où, il fait référence au lieu. Il serait tentant à ce sujet de scruter un peu plus loin le rapport entre le lieu et le néant. En effet, le néant (le point N) pourrait s’avérer une structure essentielle de toute topologie et de toute topique. Le refus d’accès au point N apparaît donc comme préfiguration du rapport au vivant qui caractérise la différence symbolique. Autrement dit, la structure du schéma N peut être interprétée comme la matrice de l’accès au signifiant. Or, l’accès au point N est défendu à tout vivant tant qu’il vit. Mais l’interprétation de ce refus comme accès au signifiant est réservée à ceux parmi les vivants qui accèdent aussi à l’expérience de la beauté par le fait de participer du langage. Autrement dit, le schéma N figure la structure du plaisir de la beauté et, partant, de la sublimation dès lors qu’y paraît le refus d’accès au point N du néant comme source de plaisir d’un autre ordre, c’est-à-dire d’une jouissance. Nous entrons ici dans un vaste champ.
21Pour revenir à la topique du plaisir, il apparaît donc que si le plaisir réduit une différence, il en ouvre une autre. Il réduit celle qui prévaut entre x et y, il ouvre celle qui sépare la ligne xy du point N. Les deux différences se trouvent dans un rapport d’orthogonalité, un rapport en T (ou en T renversé, ┴). Et si l’horizontale peut être agrandie et diminuée, la verticale, elle, n’admet aucune forme de réduction ; elle résulte du travail du plaisir, s’y construit d’une façon que l’on pourrait qualifier de performative. La verticale figure la dimension proprement signifiante, le rapport à l’Autre. Or, il n’y a d’accès à la dimension verticale qu’à travers la dimension horizontale. Celle-ci se trouve dès lors pérennisée. La tension elle-même, l’envie et la Vorlust deviennent parties intégrantes de ce qui doit dès lors s’appeler la jouissance. L’accès à la jouissance est une nécessité pour le sujet barré du simple fait que c’est par elle qu’il participe au langage et qu’il se tient devant l’Autre6.
22Reprenons enfin le tableau des définitions du beau selon Socrate, et essayons d’y inscrire les divers rapports et fonctions évoqués ci-dessus. Le couple τέρψις/ἡδύ renferme en lui l’ensemble du système, c’est ici que le schéma prend son exorde.
23Le ἡδύ est la différence que la τέρψις exprime dans la doublure du πρέπον et de l’ὠφέλιμον. Celui-ci renvoie le sujet à lui-même, c’est-à-dire à un autre lieu que celui du départ, étant donné que le soi est le néant hors centre. Face à ce lieu-néant, le beau apparaît littéralement comme nécessité, comme χρήσιμον. Entre le point de départ dans le couple τέρψις/ἡδύ et le point d’arrivée dans le χρήσιμον, il n’y a pas de communication dans la topologie du schéma. Ce qui se passe entre ἡδονή et χρήσιμον, c’est quelque chose qui est de l’ordre de la superposition du N sur le point N, passage d’un rapport topologique à un rapport symbolique. Ce passage est rigoureusement inimaginable, mais il est réel.
24La topologie du beau qui se dessine ici ressemble curieusement à ce qui est décrit au début du livre VII de la République dans la parabole de la caverne. En ressaisissant la description de la caverne et en la comparant avec ce qui est apparu dans le vase peint aux figures noires, nous allons tenter de préciser la situation iconique correspondante et son fonctionnement dans l’expérience du beau telle qu’elle est envisagée par Platon et ses disciples. Les prisonniers sont enfermés dans une demeure sous la terre qui rappelle avec précision la forme des tombeaux minoens et achéens. On les a attachés depuis leur enfance par les jambes, τὰ σκέλη, et le cou, τοῦς αὐχένας. Ces deux mots sont fort suggestifs. Les jambes, ça permet de marcher. Mais la jambe, τὸ σκέλος : (allemand : ) das Bein, c’est aussi le squelette, ὁ σκέλετος : (allemand : ) das Gebein, et dans ce sens les prisonniers sont bien présentés comme des morts, c’est-à-dire comme ceux qui, de la façon la plus radicale, ne sont pas là. Le cou, ὁ αὐχήν, c’est en même temps l’organe de la présomption et de la vaine jactance, ἡ αὐχή, dérivée du verbe αὐχέω, se vanter. La présomption et la vantardise sont basées sur la comparaison et l’arrogance au sens littéral, car il s’agit toujours de s’arroger les mérites et les qualités que l’on a observés chez autrui. L’αὐχή prétend que telle qualité d’un Autre nous appartient à nous aussi, auch, dit-on en allemand, et plus qu’à l’Autre. En effet, qui n’est rien en soi en est bien réduit à briller par ce qui appartient à autrui. L’αὐχή est le procédé par lequel le sujet se construit en s’arrogeant quelque « idéal du moi » qu’il n’est pas. Du moment que l’αὐχή (ν) est ligotée, le moi se révèle comme ce qu’il est en lui-même : un rien qui habite un cadavre. C’est cela la situation des prisonniers dans cette caverne à la forme sépulcrale. Et Platon de préciser que non seulement ces prisonniers sont des riens qui habitent des cadavres, mais qu’en plus, ils l’ignorent.
25D’ailleurs, il est rigoureusement impossible de le savoir, l’accès au point N étant barré. Ces prisonniers-là sont assez misérables ; on pourrait dire qu’ils habitent le lieu même de la Not fondamentale, celui qu’il s’agit de quitter à tout prix ; mais ils ne semblent pas en être conscients, ni même souffrir. Pourquoi ? Ils ne souffrent pas, parce que, en fin de compte, on s’occupe assez bien d’eux. Il y a un feu et plein de gens qui portent différents objets pour jeter des ombres apparemment plutôt divertissantes et plaisantes sur la paroi en face des prisonniers, la seule qu’ils puissent voir. En plus, ces gens parlent. Ça résonne, et nos prisonniers sont donc bien occupés par la vue et par l’ouïe, soit par les deux sens capables de recevoir la beauté. La vue leur apporte les images seulement, des ombres, dit Platon (σκίαι, 515a), ce qui correspond bien à la situation iconique des vases à figures noires. L’ouïe reçoit les voix (φθόγγοι, 515b). Les prisonniers attribuent les voix aux images, cela va de soi, et ils méconnaissent donc le hiatus qu’il y a entre les deux. Mais le hiatus existe ; et c’est lui qui se manifeste violemment dans la libération qui leur est imposée, il semble, de l’extérieur par quelque intrus. Mais il n’y a pas de doute, elle ne vient pas de l’extérieur, elle est incluse d’emblée dans la situation des prisonniers même. Cette violence possible n’est rien de moins que la question philosophique en tant qu’elle appelle la quête philosophique, celle de la vérité. Il suffit d’avoir entrevu le hiatus qu’il y a entre les voix et les images pour ne plus pouvoir se soustraire au désir d’accéder à la « Chose », celle qui apparaît dans l’apologue platonicien sous les traits du soleil « en son propre lieu », ἐν τῇ αὐτοῦ χώρᾳ (516b). Le lieu du départ, là où le sujet se trouve toujours déjà dans la Not et l’urgence fondamentale, il s’agit tout simplement de le quitter, d’en sortir, c’est-à-dire d’accéder à l’ek-stase.
26Mais cette extase est la forme selon laquelle le sujet humain participe du langage.
*
27Je voudrais terminer en citant un pème de Robert Walser7, apparemment hors sujet ou presque, mais où il est question de la paix (Stille) et du confort (Trost), de la grâce (Gunst) et de la mort (Ende), et avec une voix très moderne.
STILLE
Wie wär’ ich froh, wenn irgendwo
nur still ich ruhen könnte ;
Zufriedenheit, als warmes Kleid,
mir innre Stille gönnte.
Wie liebt‘ ich sie, wenn irgendwie
ich darin Trost empfände,
was sicher ist, da aller Zwist
in ihr ein Ende fände.
PAIX
Combien de joie, si quelque part,
si je pouvais repos avoir
et contentement, la douce robe,
qu’elle m’accordât la paix.
Combien l’aimasse, si d’une façon,
que j’y trouvasse confort,
c’est sûr ici, où toute dispute
y trouverait la mort.
Notes de bas de page
1 Le plaisir étant lisible, chez Lacan, comme rapport à soi, et la jouissance comme rapport à l’Autre, l’un et l’autre se trouvant compliqués dans un rapport dialectique.
2 Voir Sigmund Freud, « Drei Abhandlungen zur Sexualität », dans Id., Gesammelte Werke, op. cit., vol. 5, en particulier p. 109-114 et suiv. Voir aussi Id., « Der Witz und seine Beziehung zum Umbewuβten », dans Id., Gesammelte Werke, vol. 13, p. 371-373.
3 Ce rapport très particulier du visible à l’audible place la voix du côté de l’épiphanie, du signifié, comme si c’était la voix en dernière conséquence qui était « parlante » et vraie. Voir l’essai fondamental de Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Puf, 1967.
4 La terminologie de l’urgence gagnerait elle aussi à être chargée davantage par les renvois existant entre les différentes langues qui sont ici rassemblées. Nous avons vu que « die Not » (allemand) se rapporte facilement à la particule de négation en anglais, « not », et qu’elle apparaît ainsi comme un rapport au néant. Mais que faire du mot français par lequel nous avons tant de mal à faire apparaître ce dont il s’agit ? L’« urgence » est dérivée du latin urgere, presser, qui dit aussi l’étreinte. L’étreinte qui nous presse, c’est la contraction maternelle au moment de la naissance, urgence au sens le plus catastrophique possible. Nous y décelons aussi, dès lors, une autre nuance, celle que l’allemand exprime par le préfixe « ur- » qui, sous la forme « or- », dit l’origine, en latin origo.
5 On tentera de « voir » dans ce schéma la disparition du point.
6 Mitsein au sens de Heidegger, c’est l‘être avec les Autres dans le langage. Qui en serait exclu, se verrait exposé à la solitude radicale.
7 Robert Walser, « Stille », dans Die Gedichte, Sämmtliche Werke, vol. 13, éd. par Jochen Greven, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986, p. 17-18.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Foucault, les Pères, le sexe
Autour des Aveux de la chair
Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et al. (dir.)
2021
Le beau et ses traductions
Les quatre définitions du beau dans le Hippias majeur de Platon
Bruno Haas
2021
Des nouveautés très anciennes
De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence
Stéphane Bonnet
2020
Les mondes du voyageur
Une épistémologie de l’exploration (xvie - xviiie siècle)
Simón Gallegos Gabilondo
2018