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Chapitre V

p. 75-88


Texte intégral

1 Nous avons commencé dans la présente étude à discuter la traduction d’un certain nombre de termes utilisés dans le Hippias majeur pour définir le beau. Nous avons essayé de montrer que l’on pouvait et devait les traduire autrement que d’habitude et que le sens du dialogue change alors du tout au tout. Nous avons discuté du rapport entre philologie et philosophie dans ce champ difficile tout en laissant son rôle à chacune. Nous avons tenté de faire apparaître la problématique de la traduction dans sa dimension essentielle pour la pensée humaine, c’est-à-dire comme une tâche fondamentale. Toute traduction, toute formulation d’une pensée, nous est apparue comme excentrée par rapport à ce qu’elle tente de dire, et cette position, nous avons essayé néanmoins de lui reconnaître la possibilité d’apporter une précision sémantique autrement inaccessible. Car nous ne voulons pas dire que la position excentrique du discours par rapport à son sens le rendrait imprécis. Afin de préciser le sens d’une traduction, nous avons proposé un autre chemin. Nous nous sommes intéressés à ce que nous avons appelé la teneur imaginaire d’un texte. Cette teneur imaginaire, on pourrait ne pas la prendre au sérieux en la reléguant au registre de la représentation ; mais ce serait donner dans une préconception excessivement naïve de l’image. Nous ne savons pas ce que c’est qu’une image ; nous le savons si peu que nous n’avons même pas encore d’idée précise sur ce que pourrait être une histoire structurale de l’image, j’entends de l’image elle-même, et non point seulement de ses usages1. Sans quelque progrès substantiel dans ce domaine, je ne vois pas comment nous pourrions espérer avancer dans l’effort de comprendre quoi que ce soit à l’articulation entre le registre symbolique et le registre imaginaire. Il est assez probable que ces deux registres entretiennent des relations structurales sans lesquelles ni l’un ni l’autre ne seraient seulement pensables. Et l’on peut pour cette raison se méfier de toute approche qui réduirait l’ensemble de la production de sens à l’un d’eux, celui du symbole, réduction que depuis le prétendu iconic turn, il est de bon ton de récuser, mais qui de fait ne s’esquive pas si facilement2. Avant de dessiner brièvement une théorie de l’articulation entre les registres symbolique et imaginaire, et partant une théorie de la fonction déictique, je voudrais retourner à Platon et à la « teneur imaginaire » du champ sémantique qui se déploie dans le Hippias majeur.

2Nos connaissances de l’art antique sont évidemment très lacunaires par rapport à ce que nous pouvons savoir de l’art de la Renaissance, et il est notamment presque impossible d’étudier l’art antique dans des conditions de présentation adéquates. Il me semble possible néanmoins d’établir un certain nombre de règles générales qui permettent d’indiquer dans quelle direction une connaissance de cet imaginaire pourrait se construire. Pour ce faire, il me sera nécessaire de me référer à la parabole de la caverne, qui me semble décrire d’une façon extrêmement précise la situation iconique réalisée dans un certain type de peinture, la peinture à figures noires de la fin de l’époque dite archaïque.

3Socrate invite donc Glaucon à imaginer des hommes ἐν καταγείῳ οἰκήσει σπήλαιώδει (514a, 3), dans une demeure sous la terre en forme de caverne. Rien que cette caractérisation permet d’y reconnaître un tombeau, car les demeures sous la terre servent aux morts. La description de la demeure reflète fidèlement l’architecture tombale archaïque. Il y a une pièce et un chemin qui mène vers le haut, ἐπάνω ὁδόν (514b, 4). Les tombeaux minoens et achéens déjà montrent bien cette structure : la cella tombale se trouve sous la terre ; on creuse un accès qui aboutit à quelque porte, εἴσοδον μακρὰν παρὰ πᾶν τὸ σπήλαιον, une grande entrée ouverte sur la caverne tout entière. Comment il faut entendre cette ouverture, qui ne peut tout de même pas être très vaste, voilà qui n’est pas clair, tant l’auteur souligne plus loin l’obscurité qui règne dans la caverne. Et la situation se complique du fait qu’il y installe quelque muraille (τειχίον, 514b, 6) servant de parapet à des prestidigitateurs qui y passent en portant maints objets, statues et autres devant un feu qui jette des ombres sur le mur opposé seul visible à nos hommes, dont Socrate précise qu’ils sont ligotés au point de ne pas pouvoir tourner la tête. Visiblement, Socrate mélange deux dispositifs en un seul, et la chose paraît fort étrange à Glaucon, ἄτοπον (515a, 4). Ces deux dispositifs, nous pouvons néanmoins les reconnaître aisément malgré leur confusion : d’une part, il y a un tombeau archaïque, avec une cella et un chemin d’accès qui descend d’en haut vers le bas, et arrive à une ouverture par laquelle la lumière pénètre dans la cella ; d’autre part, il y a un muret servant de rideau pour des faiseurs de spectacles de marionnettes ou d’ombres. Ces deux dispositifs sont ici fondus en un seul, et Socrate choisit même de dédoubler la source de lumière nécessaire pour faire apparaître les ombres des figurines sur le mur d’en face. Il aurait été possible de donner cette fonction à la lumière du soleil directement.

4Pour l’instant, nous allons simplifier le dispositif global en isolant ses deux composantes et en décrivant chacune d’elles séparément. Il y a d’abord la caverne-tombeau. Ce dispositif me semble de façon exquise illustrer la situation iconique obtenue dans la peinture des vases à figures noires. Elle se réalise aussi dans les maisons des vivants dans la mesure où la source de lumière y coïncide normalement avec la porte donnant sur quelque cour, la fenêtre étant plutôt l’exception et en tout cas un luxe. Lorsqu’on s’installe dans une pièce de ce genre, la seule paroi à recevoir quelque lumière est celle située en face de l’entrée. Il suffit donc de se placer le dos contre le mur d’entrée pour se trouver dans la situation des hommes dans la cave, surtout si nous imaginons ensuite quelque ombre portée sur le mur d’en face. Ces ombres dessineront des figures noires sur fond plus clair. Or, si ce fond plus clair est rouge dans la peinture des vases, c’est que la terre utilisée l’est, et le contraste entre rouge et noir constitue pour cette raison le contraste fondamental de toute la peinture. Je dis : de toute la peinture sans connaître, bien entendu, la peinture monumentale grecque disparue depuis longtemps (mais nous pouvons nous référer éventuellement aux quelques restes de peinture minoenne dans le musée d’Héraklion). Toujours est-il qu’à partir des renseignements de Pline l’Ancien, nous pouvons reconstruire dans les grandes lignes les principes du chromatisme à l’âge classique dont les vases permettent de se faire une idée un tant soit peu appuyée sur l’observation réelle. Dans le livre XXXV de l’Histoire naturelle, Pline nous apprend en effet que les Anciens peignaient avec quatre couleurs seulement : le blanc, le jaune, le rouge et le noir3. Ces couleurs, nous les retrouvons dans les vases à figures noires, par exemple dans une amphore du peintre de Lysippidès4. Le système chromatique qui régit ce genre de peinture montre une structure constante. À la base, on oppose tout simplement le rouge de la terre cuite au noir de la peinture. Mais ce jeu à deux couleurs est enrichi par le blanc d’abord, réservé au corps féminin. Nous allons nous pencher plus loin sur le fonctionnement de ce blanc dans la peinture à figures noires. La seconde couleur que l’on peut ajouter, c’est un rouge plus vif et qui naît du même pigment que le noir, mais appliqué plus légèrement. Dès lors que ce rouge apparaît, le fond change son caractère chromatique. Par contraste avec le nouveau rouge, il apparaît plus jaunâtre, et le fond « rouge » de la peinture prend alors un caractère jaune. Ce jaune résulte donc de sa relation au rouge nouvellement ajouté et qui est normalement réservé à quelques ornements, vêtements et ustensiles seulement. Cette couleur fonctionne de façon différentielle. Elle est particulièrement dépendante du contexte. Grâce à elle, la couleur du fond apparaît à son tour comme couleur différentielle. À vrai dire, la couleur de fond est particulièrement apte à participer de ce jeu différentiel, étant donné qu’elle figure plus qu’aucune autre comme couleur neutre et par conséquent est interprétable de différentes façons, tantôt comme rouge, tantôt comme jaune. Cette polyvalence du ton du fond est relativement indépendante d’ailleurs de la couleur réelle de l’argile utilisée. Le jeu entre rouge et jaune permet de préciser la nature de ces deux couleurs. Le rouge semble être la teinte fondamentale, le jaune est dérivé. Pour que le rouge se fasse jaune, il suffit qu’un autre rouge, plus intense, soit ajouté. Le premier se transforme alors en jaune : r → fl5.

5Le blanc et le second rouge jouent un rôle fort important, quoique au fond accidentel dans cette peinture, accidentel aussi dans le sens où leur intervention n’est pas absolument nécessaire pour construire l’image. Aussi connaissons-nous de nombreux exemples de vases à figures noires qui ne contiennent aucun blanc ni aucun second rouge et à plus forte raison pas non plus de jaune. Si donc le noir et le premier rouge constituent la différence chromatique fondamentale, les deux couleurs « accidentelles », le blanc et le second rouge/ jaune, s’y ajoutent par ordre d’importance, le blanc étant couleur de peau, alors que le second rouge ne peut remplir que des endroits d’importance subordonnée. Si l’on voulait donner une représentation schématique de ce système chromatique, on pourrait proposer le diagramme qui suit, où nous indiquons le passage du premier rouge vers le jaune grâce à l’intervention du second rouge plus intense :

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6Ce système chromatique semble d’emblée donner à la femme une position à part et cimenter ainsi quelque forme de discrimination dans la technique picturale même. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Car le blanc de la peau met la femme dans une position d’exception qui souligne sa beauté par rapport aux protagonistes masculins. On pourrait donc dire que si le rouge et le noir constituent la différence chromatique fondamentale, le blanc y ajoute un sommet suréminent, position par laquelle la fonction de la couleur blanche est nettement distinguée de la couleur jaune, par essence accidentelle. Pour représenter cette différence de statut, je propose le diagramme qui suit :

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7Au fond, il faut voir le système chromatique tel qu’il fonctionne dans la peinture des vases à fond noir comme la synthèse de deux diagrammes et conceptions, la position du blanc étant ambiguë. Cette ambiguïté permet d’ailleurs une variété étonnante d’effets picturaux, dont les peintres des vases savent profiter avec une virtuosité extraordinaire. Nous allons y revenir sous peu. Pour l’instant, je voudrais attirer l’attention sur le fonctionnement du contraste entre rouge et noir. Comme on sait, ce type de peinture disparaîtra autour de 500 av. J.-C., pour donner lieu à une peinture à figures rouges sur fond noir. Du temps de Platon, ce nouveau procédé était solidement installé et il n’y a que pour les amphores-trophées des Jeux olympiques que l’on pratiquait encore le vieux style. Mais la théorie de l’art de Platon est résolument rétrograde (et critique) par rapport à la production artistique de son temps, et il est pour cette raison possible, voire sans doute nécessaire, de chercher les fondements de ses jugements dans une pratique à son époque révolue.

8Dans nos musées, les vases anciens sont toujours et sans exception exposés dans des conditions qui ne permettent pas d’apprécier leur chromatisme et de découvrir les effets picturaux recherchés par leurs artisans. On les expose dans des vitrines et sous un éclairage électrique individuel sous lequel apparaît un noir sur rouge assez plat, mise en scène qui aura dominé l’appréciation de la peinture grecque ancienne depuis le xixe siècle. La comparaison avec des copies et falsifications de vases antiques du xixe siècle fournit un matériau abondant pour le vérifier. Or comment et dans quelles conditions un vase peint ancien doit-il s’observer ? En attendant de mener des recherches systématiques sur le sujet, il est possible de poser quelques règles de base qui m’auront servi dans l’étude de certains vases (dont celui du maître de Lysippidès) et m’ont permis d’arriver à des résultats tout à fait prometteurs. Tout d’abord, la situation d’éclairage dans une maison, palais ou sanctuaire ancien en pleine journée est dominée par la porte et non par la fenêtre, invention relativement tardive et accidentelle, et en tout cas non nécessaire au bon fonctionnement d’une demeure. C’est d’ailleurs la situation d’éclairage qui résulte de la description de Platon, abstraction faite du dispositif « étrange » du muret et du feu. Mais si l’on expose un vase dans ces conditions, il se trouvera dans un espace marqué par de forts contrastes entre le clair et l’obscur et par une lumière fortement dirigée et non point diffuse. J’ai pu étudier au Louvre des vases à figures noires dans des conditions similaires, les éclairages électriques étaient éteints, et selon la position dans les vitrines il m’a été possible de les étudier en pleine lumière naturelle, puis dans la pénombre, et même à contre-jour. Dans le dépôt du musée de Dresde, j’ai pu faire des expérimentations avec un certain nombre de vases sortis de leurs vitrines, avec des résultats encore plus frappants6. Ce qui frappe d’abord, c’est la grande variété d’effets proprement spatiaux qui se montrent. Or, évidemment, la chose se présente très différemment selon l’angle sous lequel la lumière frappe la peinture, mais entre pleine lumière, pénombre et contre-jour, on observe facilement une constante, à savoir que dans toutes ces conditions d’éclairage, le contraste entre rouge et noir apparaît extrêmement « spatial » et la scène, partant, bien plus vivante et mouvementée que dans les conditions d’éclairage habituelles.

9Dans ce qui suit, je tenterai une description de la situation iconique que ce type de peinture installe. Cette description nous aidera à mieux saisir le sens de la parabole de la caverne, ce qui nous permettra enfin de préciser la teneur « imaginaire » du discours sur le beau dans le Hippias majeur, afin de marquer la grande distance entre ficin et Platon, dont nous soulignerons pourtant qu’elle est moindre que celle qui nous sépare de Platon aujourd’hui.

10Observées dans les conditions indiquées, les figures noires fonctionnent véritablement comme des ombres. Mais lorsqu’on est en présence d’une ombre, on est aussi en présence de la figure qui la jette. D’une certaine façon, la peinture nous met donc en présence réelle des figures qu’elle représente, même si c’est une présence biaisée et indirecte. Les figures elles-mêmes sont derrière nous. Or, il est évidemment impossible de les voir réellement et directement ; inutile de tourner la tête. Dans son apologue, Platon attache la nuque de ses hommes pour les empêcher de regarder dans leur dos ; les images des vases n’ont pas besoin de ce dispositif : il est rigoureusement impossible de voir les dieux et les héros eux-mêmes. Cette impossibilité appartient à la structure d’une image peinte. S’il s’agissait d’une image dans le miroir ou d’une véritable ombre, ce serait possible. En fait, la possibilité ou l’impossibilité d’accéder à l’original pour qui en regarde l’image détermine précisément la différence entre image peinte et image reflétée (miroir ou ombre). Substituer une ombre par une peinture produit à peu près le même effet qu’attacher la nuque du regardant dans sa caverne. C’est dire que même si la peinture refuse la vue de l’original, ce refus en est une partie intégrante, puisque la possibilité en est tout de même suggérée.

11Le rapprochement que nous faisons ici entre image peinte et ombre est tellement monnaie courante dans les écrits de Platon et de ses successeurs qu’il ne semble pas nécessaire d’insister davantage7. L’image est une ombre de la chose, parce que l’ombre en est une image et que ce qui distingue l’image peinte de l’ombre, c’est qu’elle refuse la vue de l’original même à celui qui par hasard se retournerait. Toujours est-il que dans la présence des peintures à figures noires, le paradigme de l’ombre est convoqué et que, par conséquent, on peut avoir l’impression qu’en nous tournant, les figures reflétées apparaîtraient elles-mêmes. Ceci confère à Dionysos et ses compagnons, sur le vase ici cité, une présence très saisissante. Certes, celle-ci s’évanouirait dès lors qu’on se retournerait vraiment, un peu comme l’ombre d’Eurydice fuit Orphée dans le mythe, au moment où celui-ci se retourne vers elle8. Mais est-on jamais sûr que l’original n’y soit pas ? Justement, tout le sel de cette peinture à figures noires semble se concentrer dans l’impression que, d’une certaine façon, les choses mêmes (les figures des héros) y sont, réellement, tant du moins que nous ne nous retournons pas pour le vérifier.

12Le regardant est donc pris ici dans une situation où son dos est autant engagé que sa face. Mais si les figures jettent des ombres, lui-même n’en jette jamais ; et c’est le cas aussi des hommes dans la caverne de Platon. C’est ainsi qu’il faut lire, me semble-t-il, le passage du début de la page 515 que voici : « τοὺς γὰρ τοιούτους πρῶτον μὲν ἑαυτῶν τε καὶ ἀλλήλων οἴει ἄν τι ἑωρακέναι ἄλλω πλὴν τὰς σκιὰς τὰς ὑπὸ τοῦ πυρὸς εἰς τὸ καταντικρὺ αὐτῶν τοῦ σπηλαίου προσπιπτούσας ; » Ces hommes-là (attachés dans la caverne), nous demande Platon dans cette phrase, qu’auront-ils vu d’eux-mêmes et les uns des autres à part les ombres qui sont jetées par le feu sur la paroi d’en face de la caverne ? Or, les ombres que le feu jette sur cette paroi, ce sont bien les ombres des choses et des figures en bois et en pierre qu’auront portées les hommes derrière le muret dont il est question immédiatement avant. Des prisonniers eux-mêmes, il n’y a aucune trace, aucune ombre portée nulle part, tout comme aucun spectateur, bien entendu, ne saurait jamais par son ombre entrer dans une peinture à figures noires9. Mais celui qui n’a pas d’ombre n’est pas vivant. La situation iconique des vases peints implique donc d’une certaine manière la mort du regardant. Nous avons déjà souligné que la caverne de Platon ressemble fort à une sépulture archaïque ; il n’est d’ailleurs que trop connu que Platon use d’une métaphorique de la mort pour décrire la position de l’âme ici-bas et pour introduire sa doctrine de l’immortalité de l’âme et donc d’une vie au-delà de la mort « physique ». Mais nous pouvons nous poser la question de savoir ce que cette métaphorique signifie au juste ; et quel peut être son rapport au phénomène d’image tel qu’il s’élabore à partir de la peinture archaïque tardive.

13Disons tout d’abord que le regardant devant la peinture à figures noires se pose entre ombres et figures « réelles », que les figures « réelles » restent pourtant fuyantes et que les regardants eux-mêmes ne jettent pas d’ombres et se trouvent de ce fait dans une position de mort. La position de mort est toujours une position au-delà d’une limite, au-delà de la limite fondamentale. Cette limite se figure dans l’architecture comme un seuil. La caverne de Platon est grande ouverte, comme le sont les tombeaux archaïques avant qu’on ne ferme l’entrée par une pierre. Ce seuil est une structure de la situation iconique. Il définit la place du regardant.

14Or, une fois que le seuil d’image est franchi, l’image s’anime. Ceci est sans doute l’effet le plus étonnant produit par les peintures à figures noires, l’animation, voire la suggestion du mouvement des ombres. Ce mouvement est dansant10 ; mais au lieu de le décrire directement, je voudrais proposer ici une description indirecte et déictico-fonctionnelle11. Celle-ci s’appuie sur la découverte d’un paramètre apparemment essentiel dans la composition de ces peintures, la métrique des pieds. La mise en place des figures dans notre vase suit un schéma courant : en principe, chaque figure prend la place de deux pieds vus de profil. Ces pieds sont placés l’un devant l’autre. C’est le cas des deux satyres à gauche (S1 et S2). D’autres personnages placent leurs pieds autrement ; ainsi, le pied gauche de Dionysos apparaît en partie derrière son pied droit, ce qui fait qu’il repose sur l’espace d’un pied et demi seulement. La même chose est vraie de celle que l’on identifie normalement comme Ariane. Le dernier satyre, porteur d’un tuyau à vin, repose sur l’espace de deux pieds et demi, puisqu’il y a l’espace d’un demi-pied environ entre ses deux pieds. Le « pied » (ποῦς) est le terme par lequel on mesure le mètre dans la poésie grecque12. Ce terme est dérivé de la danse dont la prosodie reproduit les rythmes. Il semble dès lors possible de décrire le rythme des mouvements des ombres sur notre vase en utilisant la terminologie de la métrique poétique. Et nous l’indiquerons donc en marquant le pied entier par le signe « – » et le demi-pied par le signe « ᴗ ». Voici le rythme de notre exemple :

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15Ce rythme, nous pouvons le préciser en introduisant encore des césures, assez remarquables d’ailleurs, grâce à la façon dont le peintre établit des groupes entre ses personnages. Nous obtenons le rythme suivant :

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16Si nous voulons interpréter ce rythme avec la terminologie de la métrique ancienne, on pourrait dire qu’il s’agit d’abord de deux spondées, ensuite d’un trochée, suivi d’un ïambe, pour finir avec un péon. Mais cette description ne rend pas encore bien compte de ce qui se passe, au niveau du rythme, dans l’image que nous commentons ici. Il est, en effet, bien visible que le rythme de la seconde partie correspond nettement à ce qu’on appelle un choriambe. Le choriambe est une anaclase, c’est-à-dire la brisure d’un autre rythme. Interprété comme choriambe, le rythme en question apparaît comme la modification d’un rythme plus simple constitué de deux ïambes : ᴗ – ᴗ –. Dans l’anaclase, on estime que le premier ïambe se « retourne ». La métrique grecque est très compliquée. Évidemment, l’identification d’une anaclase présuppose un acte d’interprétation qui doit forcément écarter d’autres possibilités. Interpréter une figure métrique comme anaclase et choriambe nécessite une argumentation. Dans notre cas, cette argumentation ne semble pas poser de problème insurmontable. Nous voyons bien que, par sa position, « Ariane » rompt la progression des trois premiers personnages et que le rythme qui en résulte peut donc très bien s’interpréter comme « brisure » et anaclase. Le choriambe est d’ailleurs l’une des anaclases les plus courantes ; et c’est quelque chose de ce genre que l’on attendra dans le contexte de la peinture, où les rythmes devront être plus simples que dans la poésie, étant donné que tout doit s’exprimer dans une seule ligne alors qu’une poésie et une danse englobent facilement des dizaines de lignes et de strophes. Je dis : plus simple en parlant du seul rythme des pieds. Car il y a tout un art de rythmer les autres parties du corps ; et dans ce domaine, la peinture connaît des finesses et complications absentes de la prosodie chantée. Mais nous allons pour l’instant nous limiter à la seule observation du rythme des pieds.

17Je disais plus haut qu’observée dans des conditions d’éclairage un tant soit peu adaptées, la peinture à figures noires s’anime. J’ai introduit le paradigme de l’ombre et interprété la situation iconique en conséquence. Ensuite, j’ai évité la description directe du caractère rythmé de la peinture pour éviter, je l’avoue, l’écueil dans lequel je vois tomber Maldiney lorsqu’il parle de rythme. Il me semble qu’il a bien raison, mais que son discours reste trop général, qu’il n’arrive pas à montrer ce qu’il dit et qu’il finit par éclipser l’expérience d’image qui seule serait capable de remplir son discours intuitif13. Au lieu de décrire le caractère rythmé de la peinture à figures noires tout en général, j’ai tenté de montrer la spécificité d’un rythme concret. Il suffit de l’avoir remarqué pour que la scène dionysiaque s’anime et nous rende accessible l’expérience d’une situation iconique depuis longtemps révolue.

18L’analyse qui précède répond déjà aux exigences d’une déixis fonctionnelle14, même si elle reste encore très rudimentaire. Il est probable qu’elle produit des conséquences sur l’interprétation de la scène où la femme verse du vin dans le cratère que lui tend le dieu Dionysos. Mais il est trop tôt pour tenter chose pareille, et ceci non parce que les éléments relevés seraient trop incertains, mais parce qu’il y a trop d’autres éléments à relever. Pour le montrer, je voudrais ajouter quelques remarques sur l’articulation des corps. Si l’on veut sous-diviser les corps debout selon les articulations qui s’imposent le plus, il est assez facile de remarquer dans les hommes nus qu’il y a trois zones à distinguer, celle de la tête, celle du tronc et celle des jambes. Les sous-divisions, on les inscrira donc au niveau de la nuque et au niveau de la taille. En effet, les fesses forment tellement une unité avec les cuisses que l’on ne saurait placer la division plus bas. Cette sous-division reflète assez fidèlement la structure des corps telle qu’elle apparaît dans la statuaire archaïque, et déjà dans l’art égyptien. Le haut du corps des hommes y est régulièrement formé d’un triangle posé sur sa pointe, alors que les fesses forment une unité avec les cuisses. Cette structuration amène à donner aux hommes une taille particulièrement fine. On voit aisément que cette sous-division ne correspond pas au canon atteint à la Renaissance, où l’on pose toujours une division essentielle à la hauteur du sexe et donc nettement plus bas que chez les Anciens. Mais la sous-division dont nous venons de faire état ne se réfère qu’aux hommes nus debout. Or, Dionysos est habillé comme Ariane, qui de surcroît est une femme. Ici, la sous-division horizontale fonctionne autrement. Pour ce qui est de la figure de Dionysos, la césure inférieure se place plus haut que chez les satyres nus, à la hauteur de l’avant-bras droit environ ; et la césure supérieure n’a guère de poids. Il n’y plus qu’une seule césure principale. Pour ce qui est de la femme, on portera la césure principale encore plus haut, immédiatement au-dessus de ses seins pour saisir tout son corps comme une unité métrique, éventuellement avec des sous-divisions secondaires. Dionysos et Ariane s’inscrivent pourtant dans une articulation de l’espace debout qui est dominé par les trois satyres. C’est ce qui régit l’expressivité des mouvements des bras. Car si les deux premiers satyres maintiennent leurs bras dans la zone définie entre les deux césures principales (nuque et taille), la main du troisième satyre passe du niveau médian au niveau inférieur, ce qui constitue l’un des événements principaux de la scène. Je dis bien « événement » ; et le caractère événementiel, voire soudain du geste est parfaitement exprimé par son insertion dans le rythme des pieds que nous avons décrit plus haut. Le pas du troisième satyre correspond comme nous l’avons dit au péon, dont le caractère semble bien exprimer le mouvement titubant du personnage ivre sur la droite. Ces remarques suffisent sans doute pour nous mettre en garde contre une « application » trop hâtive de notre analyse fonctionnelle tout en indiquant une direction dans laquelle le « sens » et la signification de la scène pourront se préciser.

19Il est clair pourtant que le personnage féminin, quoique n’appartenant pas au même ordre que le dieu en face d’elle, se trouve au centre de l’événement et qu’elle l’accomplit par l’acte de verser le vin dans le cratère que lui tend Dionysos. Cette femme est peinte en blanc selon la convention. Or voici comment fonctionne le blanc dans le présent contexte. Fondamentalement, la peinture est basée sur le contraste entre rouge et noir, et les figures noires fonctionnent comme des ombres sur un champ clair. Mais le blanc se détache et du noir et du champ clair pour se donner une présence toute positive. L’image n’est pas ici une ombre, mais elle figure la chose même, elle donne réalité à l’imaginaire. C’est d’ailleurs pour compléter la spatialité toute positive de la femme que le second rouge (r’) vient s’ajouter comme quatrième terme distinguant le fond « neutre » jaune (r’ → fl) de la figure noire (n) qui, assortie de quelque accent rouge, rejoint ainsi le statut de forme positive au même titre que la femme : et la situation iconique se renverse. Ce qui, frappé d’absence, paraissait comme une ombre, devient figure positive. Ce type de renversement est un moment propre à l’imagerie ancienne. Il semble fondé par la situation iconique elle-même. Car si l’image montre et retient la figure des dieux et des héros et nous met donc en présence de ce qui se trouve au-delà du seuil fondamental qu’est la mort, elle est le seul moyen de franchir ce seuil pour qui continue à vivre sur cette terre, même si, pour y accéder, il faut entrer dans une situation iconique où, d’une certaine façon, on se place toujours déjà au-delà du seuil fondamental. Car, nous l’avons vu, c’est le regardant lui-même qui y fonctionne comme spectre sans ombre. Ce jeu fait partie intégrante de la situation iconique.

20Pour le montrer d’une façon plus intense encore, l’on pourrait se tourner du côté de la situation iconique telle qu’elle s’élabore dans l’imagerie religieuse, et donc du côté des statues installées dans des temples. Qu’il suffise ici de rappeler le rapport essentiel que toute statue divine entretient, dans la façon dont elle est placée et mise en situation, avec quelque porte. Ceci est vrai même pour les statues monumentales placées en plein air, comme l’Athéna de l’Acropole d’Athènes installée parfaitement en face des Propylées. Il n’y a pas d’image sans seuil.

Notes de bas de page

1 L’idée d’une telle histoire est au départ du travail de Hans Belting, voir surtout Bild und Kult : eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Munich, Beck, 1990, puis de la théorie du Bildakt, image act, c’est-à-dire de l’image comme acte de Hans Bredekamp (Image Acts, Berlin, De Gruyter, 2018). Cette théorie ne donne pas dans un mysticisme animiste qui attribuerait les qualités du vivant à l’image, comme l’a soupçonné une critique mal avisée. L’idée maîtresse est que le sujet se forme et se constitue en face de et en réponse à l’image et qu’il est donc très problématique de réserver au sujet humain toute initiative à son égard, comme l’a proposé le phénoménologue Lambert Wiesing (Sehen lassen : die Praxis des Zeigens, Berlin, Suhrkamp, 2013, avec une longue note critique sur la nouvelle « mythologie de l’image », p. 78-105, critique reprise par Daniel Hornuff, Bildwissenschaft im Widerstreit. Belting, Boehm, Bredekamp, Munich, fink, 2012). On pourrait déconstruire le différend en y décelant les intérêts disciplinaires sous-jacents. Si l’image fonctionne comme une donnée irréductible dans la subjectivation, et ceci jusque dans notre rapport au corps propre, force est d’admettre qu’il puisse y avoir une histoire structurale de l’image. Les formes qu’aura prises le phénomène d’image se trouvent dans un rapport étroit à la typologie de subjectivations qui se seront réalisées face à lui.

2 À ce sujet, voir Gottfried Boehm, « Die Wiederkehr der Bilder », dans Id., Was ist ein Bild ?, Munich, fink, 1994, p. 11-38, et en particulier les développements sur le tournant iconique p. 13- 17. William J. Thomas Mitchell, « The Pictorial Turn », Art Forum, 3, 1992, p. 89. Si l’iconic turn a encouragé de nombreux travaux visant à établir un statut irréductible à l’image dans le concert des fonctions signitives (cette expression se trouve chez Husserl dans les Idées), les progrès dans l’élaboration d’un vocabulaire et d’un outillage techniques d’analyse des images ne semblent pas encore avoir dépassé un stade préliminaire. Nous observons d’une part des avancées dans le sillon du traité du signe plastique du groupe µ (Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg, Philippe Minguet, Traité du signe visuel, Paris, Seuil, 1992) qui atteignent un degré élevé de technicité sous peine toutefois d’exclure de son analyse à peu près toute espèce d’image un tant soit peu complexe, d’autre part des théorisations qui se heurtent régulièrement contre la limite du dicible et semblent d’une certaine façon s’en féliciter au nom d’une réserve contre l’univocité, notamment dans les travaux de l’école de Gottfried Boehm (voir, par exemple, Gottfried Boehm, « Jenseits der Sprache ? Anmerkungen zur Logik der Bilder », dans Christa Maar, Hubert Burda [dir.], Iconic Turn. Die neue Macht der Bilder, Cologne, Dumont, 2004, p. 28-43), attitude qui suscite la critique rationnaliste (voir supra, note 1, p. 76). Les tentatives de Louis Marin ainsi que de quelques-uns de ses élèves semblent constituer aujourd’hui les contributions les plus avancées dans ce champ.

3 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 50.

4 Louvre, 515-510 av. J.-C.

5 Pour indiquer les couleurs, j’utilise une nomenclature formalisée en latin : r = ruber, rouge ; n = niger, noir ; al = albus, blanc ; fl = flavus, jaune. L’apostrophe indique qu’une couleur est seconde par rapport à une autre du même nom.

6 Je remercie Mme Knoll, alors directrice de la collection, de m’avoir facilité ces expérimentations et des discussions très encourageantes que j’ai eues avec elle à ce sujet.

7 Le rapprochement, chez les Anciens, entre l’image et l’ombre joue un rôle important dans l’anthropologie de l’image de Hans Belting (Bild-Anthropologie. Entwürfe für eine Bildwissenschaft, Munich, fink, 2001, p. 170 et suiv.), qui reprend ici un développement de Vernant. Nous nous gardons pour l’instant de conclusions anthropologiques massives pour ne pas trop vite décider du sens des phénomènes que nous allons tenter de décrire. Le champ est particulièrement miné à cause des lieux communs invétérés au sujet de la « critique » platonicienne des images.

8 Gérard Simon, dans son étude classique, a bien montré comment l’image se pense pour les Anciens à partir du miroir où elle ne se dessine que devant le regard de celui qui la regarde et qu’elle disparaît dès lors qu’il s’en détourne. Gérard Simon, Le regard, l’être et l’apparence dans l’optique de l’Antiquité, Paris, Seuil, 1988.

9 Évidemment, le texte de Platon pourrait être entendu d’une autre façon. On pourrait comprendre que les prisonniers aussi jettent des ombres et qu’ils finissent par s’y identifier, lecture qui, somme toute, semble plus facile. Il ne me semble pas nécessaire ici de trancher. Toutefois, la lectio difficilior propose une perspective particulièrement prometteuse pour une interprétation de la situation iconique prévalente dans la peinture à figures noires (et qui pourrait sans doute s’appuyer sur les principes du théâtre d’ombres, où les spectateurs ne participent pas non plus). Et il est certain qu’un progrès dans la compréhension du fonctionnement de ce type d’image présente un intérêt majeur pour une approche philosophique et philologique de la philosophie de Platon. La lectio facilior, d’ailleurs, pourrait dans le sillon de ce questionnement se révéler en accord avec quelque changement structurel survenu dans la peinture à figures rouges. Hypothèse qui nécessiterait une investigation bien plus importante.

10 Au sujet du rythme, rappelons que ce terme joue un rôle majeur dans la pensée de deux savants particulièrement portés vers une compréhension intuitive de l’art, Henri Maldiney (« L’esthétique du rythme », dans Id., Regard, parole, espace. Œuvres philosophiques, éd. par C. Chaput et P. Grosos, Paris, Cerf, 2013) et Henri Meschonnic (Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982).

11 La déixis fonctionnelle est une technique d’analyse et d’interprétation de l’image basée sur une discipline de l’observation assortie d’un certain type de formalisation. Pour plus d’informations, on se reportera à Bruno Haas, « Über deiktisch-funktionale Werkanalyse : Hegel – Duchamp – van Gogh » [Sur l’analyse déictico-fonctionnelle : Hegel – Duchamp – van Gogh], dans C. Bussmann, F. Uehlein (éd.), Wendepunkte. Interdisziplinäre Arbeiten zur Kulturgeschichte, Pommersfeldener Beiträge, vol. 11, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2004, p. 139-172 ; Id., Die freie Kunst. Beiträge zu Hegels Wissenschaft der Logik, der Kunst und des Religiösen, Berlin, Duncker und Humblot, 2005, p. 213-255 ; Id., Die ikonischen Situationen, op. cit., p. 31-36.

12 Je me réfère ici et dans ce qui suit au Traité de métrique grecque de A. Dain, Paris, Klincksieck, 1965.

13 Dans son « Esthétique du rythme » (voir supra, note 10, p. 84), Maldiney arrive à une formulation riche en conséquences pour qui sait lire en définissant le rythme comme « acte du style » (p. 229). L’analyse fonctionnelle arrive à donner un sens précis et technique à cette formule, qui sans cela risque de rester lettre morte. Pourquoi le rythme est-il un « acte du style » ? – Parce qu’il régit la façon dont se forment les unités fonctionnelles dans le temps que nous venons de pointer, le « style » (cette impression diffuse et pourtant très particulière qui permet au spécialiste de dater à vue d’œil un objet d’art avec grande précision) n’étant rien d’autre que la façon dont une fonctionnalité déictique se présente dans un esprit qui sait y répondre (c’est-à-dire jusqu’à un certain point dans l’esprit de tout le monde).

14 Voir supra, note 11, p. 84.

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